États-Unis d’Amérique c. Shulman, [2001] 1 R.C.S. 616, 2001 CSC 21
Howard Shulman Appelant
c.
États-Unis d’Amérique Intimé
Répertorié : États-Unis d’Amérique c. Shulman
Référence neutre : 2001 CSC 21.
No du greffe : 26912.
2000 : 24 mars; 2001 : 5 avril.
Présents : Le juge en chef McLachlin et les juges Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie et Arbour.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (1998), 128 C.C.C. (3d) 475, [1998] O.J. No. 3340 (QL), qui a rejeté l’appel de l’appelant contre l’ordonnance d’incarcération en vue de son extradition délivrée par la Cour de l’Ontario (Division générale), [1995] O.J. No. 4497 (QL). Pourvoi accueilli.
Chris N. Buhr et Shayne G. Kert, pour l’appelant.
David Littlefield et Kevin Wilson, pour l’intimé.
Version française du jugement de la Cour rendu par
Le juge Arbour —
I. Introduction
1 Le présent pourvoi a été entendu conjointement avec trois autres pourvois dans lesquels nous rendons simultanément nos décisions : États-Unis d’Amérique c. Kwok, [2001] 1 R.C.S. 532, 2001 CSC 18, États-Unis d’Amérique c. Cobb, [2001] 1 R.C.S. 587, 2001 CSC 19, et États-Unis d’Amérique c. Tsioubris, [2001] 1 R.C.S. 613, 2001 CSC 20. L’appelant, un citoyen canadien accusé de complot en vue de commettre une fraude, s’oppose à son extradition aux États-Unis. Plusieurs questions soulevées en l’espèce l’ont également été dans les autres pourvois, notamment celle de savoir si les art. 6 et 7 de la Charte canadienne des droits et libertés s’appliquent au stade de l’incarcération et quelles exigences de communication de la preuve s’imposent à ce stade. Les questions spécifiques au présent pourvoi sont de savoir si la Cour d’appel de l’Ontario aurait dû admettre la nouvelle preuve produite en appel de la décision d’incarcérer l’appelant et si la preuve fournie par de présumés complices aurait dû être écartée.
2 Pour les motifs qui suivent ainsi que ceux de l’arrêt connexe Kwok, je suis d’avis qu’il n’a pas été porté atteinte à l’art. 6 de la Charte dans les circonstances en l’espèce. De la même façon, l’audience d’extradition de l’appelant a été équitable. Cependant, comme l’établit l’arrêt connexe Cobb, l’art. 7 de la Charte et la règle de l’abus de procédures en common law exigent tous deux que l’étape judiciaire du processus d’extradition soit menée en conformité avec l’équité procédurale, qui compte parmi les principes de justice fondamentale. Compte tenu de cela, j’estime que la Cour d’appel aurait dû admettre la preuve nouvelle produite par l’appelant et, au terme de son examen, ordonner l’arrêt des procédures.
II. Les faits
3 J’ai déjà énoncé certains faits relatifs au présent pourvoi dans l’affaire connexe Cobb. Dans un acte d’accusation de Pennsylvanie, établi en juillet 1994, le nom de l’appelant, Howard Shulman, figure avec celui de plusieurs individus accusés de fraude postale et téléphonique. Son extradition relativement à ces chefs d’accusation était demandée dans la même note diplomatique que celle qui demandait l’extradition de Cobb, Grossman et Tsioubris. Cependant, les procédures d’extradition contre Shulman ont été plus rapides que celles contre Cobb, Grossman et Tsioubris, ce qui a donné lieu à des questions différentes dans le présent pourvoi.
4 Une large part des documents réunis durant l’enquête de la GRC sur les circonstances qui ont mené aux accusations portées par les États-Unis contre l’appelant et d’autres individus ont été fournis aux autorités américaines, et certains documents ont été utilisés dans les procédures d’extradition engagées par les États-Unis contre l’appelant. Toute la preuve par affidavit portant directement sur les activités illégales reprochées à Shulman provenait de présumés complices ayant eux-mêmes plaidé coupable aux États-Unis sur certains ou tous les chefs d’accusation mais dont la peine n’avait pas encore été déterminée au moment de la préparation sous serment de leurs affidavits.
5 Au cours de l’audience d’extradition tenue les 13, 14, 15 et 18 septembre 1995, l’appelant a cherché à obtenir des communications additionnelles sur deux questions : (i) l’état des procédures intentées aux États-Unis contre les présumés complices, y compris toute « négociation de plaidoyer » qui aurait été entreprise et (ii) toute discussion intervenue entre les autorités policières canadiennes et les procureurs américains au terme de laquelle la décision a été prise de n’entreprendre aucune poursuite contre l’appelant au Canada, pour permettre aux autorités américaines de procéder avec leur poursuite. L’appelant soutient que cette information est pertinente quant à son argumentation selon laquelle les procédures d’extradition ont porté atteinte à son droit de demeurer au Canada, garanti par l’art. 6 de la Charte, parce qu’une poursuite judiciaire au Canada constituait une option envisageable. Il fait valoir en outre que le recours « en vrac » à la preuve fournie par les complices présumés contrevient aux principes fondamentaux de justice et constitue un abus des procédures devant les tribunaux canadiens. L’appelant affirme plus particulièrement que leurs dépositions sous serment sont viciées parce qu’elles ont été faites avant que leur peine soit déterminée. En plus de la communication de la preuve, l’appelant demande l’arrêt des procédures d’extradition ou, subsidiairement, l’exclusion de la preuve par affidavit aux termes du par. 24(2) de la Charte. Les demandes de l’appelant ont été rejetées et le juge d’extradition a ordonné l’incarcération de l’appelant en vue de son extradition vers les États-Unis.
6 L’appelant a interjeté appel de la décision de l’incarcérer et le ministre de la Justice a reporté sa décision relative à l’extradition pour attendre l’issue de cet appel. Avant l’audition de l’appel de Shulman contre son incarcération, l’audience relative à l’incarcération de Cobb, Grossman et Tsioubris a débuté. Le 28 octobre 1997, le juge d’extradition ordonne l’arrêt des procédures contre ces derniers en raison de déclarations faites par le juge américain et par le procureur chargé de la poursuite aux États-Unis. Le 22 mai 1995, soit avant l’audience relative à l’incarcération de l’appelant, le juge américain saisi de l’affaire, le juge William Caldwell, s’était exprimé en ces termes alors qu’il procédait à la détermination de la peine de l’un des coaccusés :
[traduction] Je veux que vous sachiez qu’en ce qui me concerne, si nous réussissons à les extrader et s’ils sont déclarés coupables, les individus qui ne se rendent pas et qui ne collaborent pas recevront la peine d’emprisonnement la plus sévère que la loi m’habilite à infliger.
7 Pour sa part, le poursuivant, Gordon A. D. Zubrod, procureur fédéral adjoint du District central de la Pennsylvanie et principal déposant de l’État requérant, a fait les commentaires suivants dans une entrevue avec Linden MacIntyre, du programme télévisé canadien The Fifth Estate, dans un reportage sur la présente affaire (« The Maple Leaf Swindle ») diffusé par le réseau CBC le 30 septembre 1997 :
[traduction] MacIntyre : [. . .] En ce qui concerne les accusés qui ont choisi de s’opposer à l’extradition, Gordon Zubrod les met en garde qu’ils ne font, à long terme, qu’aggraver leur cas.
Zubrod : Voici ce que j’ai dit à certains de ces individus : « Écoutez, vous pouvez vous rendre et mettre toute cette affaire derrière vous en purgeant votre peine d’emprisonnement et en dédommageant les victimes, ou vous pouvez vous exposer à une peine beaucoup plus longue dans des conditions beaucoup plus dures ». Je leur ai ensuite décrit ces conditions.
MacIntyre : Comment décririez-vous ces conditions?
Zubrod : Vous deviendrez le petit ami d’un homme très méchant si vous attendez votre extradition.
MacIntyre : Est-ce que cela a influencé ces individus?
Zubrod : Bien, sur les 89 individus que nous avons formellement accusés jusqu’à maintenant, environ 55 ont décidé de se rendre.
8 En appel de son incarcération, l’appelant a cherché à produire comme preuve nouvelle les commentaires faits publiquement par le juge et le procureur américains, ainsi que des éléments de sciences sociales décrivant l’étendue des pouvoirs et de la latitude que les Federal Sentencing Guidelines donnent à un procureur fédéral aux États-Unis. Cette preuve avait servi de fondement à la décision du juge Hawkins d’ordonner l’arrêt des procédures contre Cobb, Grossman et Tsioubris. La Cour d’appel a rejeté tant la nouvelle preuve que l’appel de l’incarcération. Deux jours avant que notre Cour ne donne l’autorisation d’appel contre cette décision, le ministre a pris un arrêté d’extradition. La demande de contrôle judiciaire de cet arrêté a été rejetée par la Cour d’appel de l’Ontario le 1er juin 2000 ((2000), O.J. 146 C.C.C. (3d) 182). Le présent pourvoi vise uniquement l’incarcération.
III. Les dispositions pertinentes
9 Charte canadienne des droits et libertés
6. (1) Tout citoyen canadien a le droit de demeurer au Canada, d’y entrer ou d’en sortir.
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.
Loi sur l’extradition, L.R.C. 1985, ch. E-23, modifiée par L.C. 1992, ch. 13
9. . . .
(3) Dans le cadre de la Loi constitutionnelle de 1982, un juge de cour supérieure ou de cour de comté conserve les compétences qu’il a en cette qualité, dans l’exercice des fonctions qu’il est tenu d’accomplir en appliquant la présente loi.
Loi sur l’extradition, L.C. 1999, ch. 18
25. Dans le cadre de la Loi constitutionnelle de 1982, le juge dispose, dans l’exécution de ses fonctions d’application de la présente loi, des compétences d’un juge de la cour supérieure.
84. La Loi sur l’extradition continue de s’appliquer — comme si elle n’avait pas été abrogée par l’article 129 — à toute question en matière d’extradition dans le cas où l’audition de la demande d’extradition est en cours devant le juge à la date d’entrée en vigueur de la présente loi [17 juin 1999].
IV. Procédures et décisions antérieures
A. Cour de l’Ontario (Division générale), [1995] O.J. No. 4497 (QL)
10 Le 13 septembre 1995, le juge Lyon déboute l’appelant dans sa demande de communication de la preuve, sa demande d’arrêt des procédures et sa demande d’exclusion de la preuve par affidavit sur le fondement du par. 24(2) de la Charte.
11 Le juge Lyon décide [traduction] « qu’il n’est pas nécessaire de communiquer les documents s’ils sont sans pertinence [. . .] quant aux questions examinées à l’audience d’extradition » (par. 17). Le juge d’extradition conclut que l’état des procédures intentées aux États-Unis contre les complices est sans pertinence relativement aux questions dont il est saisi. Les renseignements demandés peuvent avoir une incidence sur la force probante des affidavits, mais ne changent en rien leur admissibilité. Il n’appartient pas au juge d’extradition de soupeser la preuve ou d’évaluer la crédibilité : États-Unis d’Amérique c. Shephard, [1977] 2 R.C.S. 1067. Le juge Lyon estime que sa conclusion est étayée par l’absence du droit de contre-interroger sur ces affidavits.
12 Le juge Lyon rejette également la demande de communication de la preuve relative aux discussions qui ont eu lieu entre les autorités policières canadiennes et les procureurs américains et à la suite desquelles les autorités canadiennes ont décidé de ne pas entamer de poursuites au Canada et de laisser les choses progresser aux États-Unis. Le juge Lyon statue que la question de la communication de la preuve est prématurée et, par conséquent, non pertinente parce que le ministre n’a pas encore fait connaître sa décision sur la remise du fugitif. Il cite la décision du juge Blair dans United States of America c. Houslander (1993), 13 O.R. (3d) 44 (Div. gén.), p. 51, selon laquelle l’audience d’extradition vise à déterminer de façon sommaire et expéditive s’il existe une preuve suffisante pour incarcérer le fugitif en vue de son extradition et ne peut pas servir à élaborer une argumentation à une autre fin. Le juge Lyon ne voit aucune possibilité qu’une violation des droits garantis à l’art. 6 se soit produite, indépendamment de l’issue de la demande de l’appelant relative à la communication de la preuve.
13 De plus, le juge Lyon rejette la demande de communication de l’appelant fondée sur l’argument que les autorités canadiennes étaient motivées à tort par l’existence de peines plus sévères aux États-Unis pour préférer l’extradition de l’appelant (au par. 42) :
[traduction] Bien que l’existence de motifs indus donne ouverture au contrôle judiciaire du pouvoir discrétionnaire de la poursuite, il faut que ces allégations aient une apparence de vraisemblance avant que le tribunal en examine le bien-fondé. À mon avis, il n’y a aucune apparence de vraisemblance dans l’argument de l’appelant selon lequel une allégation d’abus de procédures devant le tribunal d’extradition pourrait justifier une ordonnance de communication de la preuve.
14 Le 18 septembre 1995, le juge Lyon ordonne l’incarcération de l’appelant en vue de son extradition. Il est convaincu qu’il y a une preuve prima facie suffisante pour démontrer que Shulman a tenté de mettre à exécution son plan frauduleux de vendre des pierres précieuses, de sorte qu’il pourrait être cité à procès au Canada sous le chef d’accusation de complot de commettre l’acte criminel de faux-semblant et de fraude, selon l’al. 465(1)c) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, crime punissable d’une peine de plus d’un an. Cependant, faute de preuve prima facie, le juge Lyon acquitte l’appelant des 51chefs d’accusation liés à des infractions précises, savoir des actes de transmission ou de communication par voie postale et téléphonique en vue de réaliser les objectifs du complot allégué.
B. Cour d’appel de l’Ontario (1998), 128 C.C.C. (3d) 475
15 Tel qu’indiqué précédemment, l’appelant a demandé par requête le dépôt en appel d’une nouvelle preuve résultant de l’audience relative à l’incarcération de Cobb, Grossman et Tsioubris en octobre 1997.
16 Le 19 août 1998, la Cour d’appel de l’Ontario rejette la requête de l’appelant visant l’admission de la nouvelle preuve parce qu’elle se rapporte à des questions relevant du ministre de la Justice, dont la décision est susceptible de contrôle judiciaire.
17 La cour confirme également la décision du juge Lyon quant à la question de la communication de la preuve additionnelle en raison des fonctions limitées de l’audience d’extradition et des décisions rendues antérieurement dans United States of America c. Kwok (1998), 127 C.C.C. (3d) 353, et Pacificador c. Philippines (Republic of) (1993), 83 C.C.C. (3d) 210. La liberté de circulation et d’établissement n’entre pas en jeu au stade de l’incarcération dans le processus d’extradition. En outre, la cour statue que, même si le juge d’extradition était habilité à accorder les réparations sollicitées, le fait que les déposants aient été déclarés coupables mais n’avaient pas encore reçu leur peine ne justifie ni l’arrêt des procédures, ni l’exclusion de la preuve.
18 La cour rejette l’appel incident de l’intimé, confirmant la décision du juge Lyon d’acquitter Shulman des 51 chefs d’accusation de fraude postale et téléphonique.
V. Questions en litige
19 Le présent pourvoi soulève plusieurs questions identiques à celles des affaires connexes Kwok et Cobb, précitées. Comme dans celles-ci, il s’agit principalement de déterminer si les art. 6 et 7 de la Charte entrent en jeu au stade de l’incarcération dans le cadre des procédures d’extradition. Cette question soulève à son tour celle de savoir si la Cour d’appel aurait dû admettre la preuve nouvelle. Enfin, l’appelant saisit aussi notre Cour du reste des questions relatives à la communication de la preuve, de même que de la question de l’utilisation des affidavits des présumés complices à l’audience d’incarcération.
VI. Analyse
A. Les articles 6 et 7 de la Charte et l’audience d’incarcération
20 L’appelant soutient que le par. 9(3) de la Loi sur l’extradition confère pleine compétence au juge d’extradition quant aux questions touchant l’application de la Charte relativement aux fonctions qu’il exerce dans le cadre d’une audience d’extradition. L’intimé prétend que le par. 9(3) n’a pas élargi la portée de la Charte à cette étape du processus et que le juge d’extradition possède, relativement à la Charte, la même compétence limitée que celle dont bénéficiait le juge de l’habeas corpus. Je me reporterai tout au long de mes motifs à la Loi sur l’extradition, L.R.C. 1985, ch. E-23, modifiée par la Loi modifiant la Loi sur l’extradition, L.C. 1992, ch. 13.
21 Je conclus dans l’arrêt Kwok que la compétence du juge d’incarcération relativement à la Charte doit être évaluée par rapport aux fonctions limitées qu’il exerce en vertu de la Loi. Sa fonction est de déterminer si l’autorité étrangère a présenté suffisamment d’éléments de preuve admissibles pour établir prima facie une cause d’action contre le fugitif. De même, dans un autre arrêt connexe, Cobb, je conclus que le juge d’extradition est habilité à accorder des réparations fondées sur la Charte — y compris l’arrêt des procédures — pour une atteinte à la Charte, mais seulement dans la mesure où cette atteinte est directement liée aux questions circonscrites auxquelles se limite l’étape initiale du processus d’extradition, l’étape de l’incarcération.
22 Je conclus dans l’arrêt Kwok que la question du droit d’un fugitif de demeurer au Canada, en vertu de l’art. 6 de la Charte, n’entre pas en jeu au stade de l’incarcération et qu’elle ne se pose qu’à l’étape de l’exercice par le ministre d’un pouvoir de l’exécutif dans ce processus, soit la décision d’extrader ou non, et dans le cadre du contrôle judiciaire de cette décision. En l’espèce, le ministre avait décidé de reporter sa décision sur l’extradition pour attendre l’issue de l’appel formé contre l’incarcération. Même si, dans l’arrêt Kwok, je reconnais au juge d’extradition un certain pouvoir discrétionnaire résiduel d’admettre, par souci de commodité et de rapidité, des éléments de preuve se rapportant à ces questions, le juge d’extradition en l’espèce n’a pas fait erreur lorsqu’il a refusé d’admettre des preuves qui pourraient subséquemment être pertinentes relativement au par. 6(1). Il n’a pas été porté atteinte aux droits garantis à l’appelant par l’art. 6.
23 Le contexte de l’analyse de l’art. 7 se distingue de celui de l’art. 6. Je statue dans l’arrêt connexe Cobb, que l’art. 7 de la Charte influe sur le processus d’extradition tout entier et entre en jeu, quoiqu’à des fins différentes, tant au stade de l’incarcération qu’à celui de la remise du fugitif. En outre, je conclus dans cet arrêt que les déclarations faites par le juge du procès et le procureur américains pouvaient raisonnablement être interprétées, comme cela est fait par le juge d’extradition, comme étant des menaces visant à décourager les fugitifs de pleinement se prévaloir du processus d’extradition applicable au Canada. Bien que l’audience relative à l’incarcération ne constitue pas un procès, elle doit être conforme aux principes d’équité procédurale qui régissent l’ensemble des procédures judiciaires au Canada. Compte tenu des menaces et des pressions dont ils ont été l’objet, j’estime qu’il était loisible au juge d’extradition de conclure, comme il l’a fait, que Cobb et Grossman ne bénéficieraient pas d’une audience d’extradition équitable et d’ordonner, en conséquence, l’arrêt des procédures. Je suis parvenue à la même conclusion dans l’arrêt connexe Tsioubris.
24 L’audience d’extradition de l’appelant a eu lieu bien avant celle de Cobb, Grossman et Tsioubris. Au cours de cette audience, l’appelant n’a pas soulevé la question des commentaires du juge Caldwell, et les commentaires du procureur Zubrod n’avaient pas encore été diffusés. Shulman a contesté son extradition, comme il lui était permis de le faire, en se fondant sur des motifs qui se sont avérés infructueux. L’appelant a par la suite invoqué les déclarations contestées dans le cadre de l’appel de son incarcération, pour demander le dépôt de nouveaux éléments de preuve devant la Cour d’appel. Il ressort donc clairement de cela que l’appelant n’avait pas subi de pression excessive de la part des autorités américaines avant ou pendant l’audience relative à son incarcération, comme cela avait été le cas pour les autres fugitifs dans les affaires connexes. D’une part, le procureur américain n’avait pas encore proféré les menaces qui vicieraient les autres procédures. D’autre part, quant aux commentaires du juge Caldwell, rien ne permet de penser que l’appelant en avait eu connaissance ou que le juge d’extradition en avait été informé. En conséquence, les commentaires ne pouvaient en aucune manière avoir eu une incidence sur le caractère équitable de l’audience relative à l’incarcération.
25 Je conclus donc que l’appelant a bénéficié d’une audience d’incarcération équitable et que le juge d’extradition a eu raison de rejeter la demande d’arrêt des procédures. S’il est approprié de soulever ces questions devant le juge d’extradition lorsqu’elles peuvent avoir une incidence dans l’audience relative à l’incarcération, ce n’était pas le cas en l’espèce.
26 J’aborde à présent le rôle des cours d’appel dans le contexte des procédures d’extradition au Canada, en vue de traiter de la règle de l’abus de procédures et de l’admissibilité des nouveaux éléments de preuve produits devant la Cour d’appel dans ce contexte.
B. Le rôle des cours d’appel dans les procédures d’extradition et l’abus de procédures
27 L’étape judiciaire du processus d’extradition au Canada prévoit un droit d’appel devant la cour d’appel provinciale et, sur autorisation, devant notre Cour. À cela peut s’ajouter le contrôle judiciaire de la décision prise par le ministre d’extrader ou non mais, comme c’est le cas en l’espèce, le ministre peut reporter sa décision et attendre l’issue de l’appel de l’ordonnance d’incarcération. Ce processus d’appel est prévu aux art. 19.2, 19.3,19.4(2), 19.9, 25.1 et 25.2 de la Loi sur l’extradition (art. 41, 49, 50, 51(2), 56 et 57 de la version actuelle) et fait partie intégrante du système par lequel le législateur a choisi de s’acquitter de ses obligations découlant du droit international et du traité applicable. Je décris ce système plus en détail dans l’arrêt connexe Kwok, par. 38, 39 et 78. Il va de soi que le fugitif peut ne pas exercer son droit d’appel contre l’incarcération, ou se désister d’un appel déjà entamé, et s’adresser directement à l’échelon exécutif en demandant une décision ministérielle sur l’extradition.
28 Même si la décision finale de livrer un fugitif à un État requérant est une décision de l’exécutif, prise par le ministre de la Justice, cette décision ne peut être prise avant qu’un juge ait conclu que l’État requérant a présenté devant un tribunal canadien une preuve prima facie suffisante pour incarcérer le fugitif en vue de son extradition et, le cas échéant, avant l’issue de l’appel de cette conclusion. Comme je le dis plus haut, cette étape judiciaire n’implique pas la tenue d’une instruction complète et ne constitue pas qu’une simple formalité. À moins que le fugitif accepte d’être incarcéré en renonçant à son droit d’être entendu par un tribunal, l’État requérant doit établir une cause d’action devant un tribunal. En se prévalant du processus judiciaire canadien, l’État requérant, au même titre que n’importe quelle partie qui se pourvoit devant nos tribunaux, et à plus forte raison lorsque la liberté d’une personne est en jeu, est assujetti à la règle de l’abus de procédures.
29 En outre, les personnes visées par des procédures d’extradition — tant à l’étape judiciaire qu’à l’étape de la décision de l’exécutif — ont droit à la protection de la Charte, et différents droits protégés par la Charte sont mis en cause à différentes étapes du processus. L’article 7, qui pour les fins qui nous occupent recoupe largement la règle de l’abus de procédures, garantit la tenue d’une audience équitable menée conformément aux principes de justice fondamentale applicables à une audience de cette nature. L’article 7 s’applique, quoique différemment, aux deux étapes du processus.
30 Depuis 1992, les cours d’appel provinciales assument un rôle plus central et plus important en matière d’extradition. Comme je l’explique dans l’arrêt connexe Kwok, les procédures d’extradition, avant 1992, étaient fragmentées et les cours d’appel provinciales étaient saisies d’appels interjetés de décisions d’incarcération, qui pouvaient déjà avoir fait l’objet d’un contrôle judiciaire par voie d’habeas corpus. Par ailleurs, la décision du ministre d’extrader ou non le fugitif était sujette à contrôle judiciaire par la Section de première instance de la Cour fédérale, avec possibilité d’appel devant la Cour d’appel fédérale. En définitive, les décisions émanant des deux juridictions d’appel pouvaient faire l’objet d’une demande d’autorisation de pourvoi auprès de notre Cour.
31 Les modifications de 1992 ont simplifié ce processus par l’abolition du recours à l’habeas corpus et par l’attribution aux cours d’appel provinciales de la compétence à la fois sur l’appel de la décision relative à l’incarcération et sur le contrôle judiciaire de la décision du ministre quant à la remise du fugitif. Les modifications ont permis l’audition conjointe des deux questions.
32 Comme certaines fonctions qu’exerçait le juge de l’habeas corpus relèvent aujourd’hui de la compétence du juge de cour supérieure qui préside l’audience relative à l’incarcération, le rôle de la cour d’appel s’est aussi élargi de façon importante, particulièrement en ce qui a trait aux allégations d’atteintes aux droits constitutionnels. La cour d’appel est maintenant le premier niveau d’instance judiciaire pour les questions touchant la Charte soulevées à l’étape ministérielle, comme les questions relatives à l’art. 6 sur la liberté de circulation et d’établissement. Cela mène inévitablement à l’élargissement du rôle des cours d’appel, notamment quant à l’examen des éléments de preuve concernant les contestations relatives à la Charte que ni le juge d’extradition ni le ministre n’ont l’obligation d’examiner.
33 La cour d’appel a non seulement compétence de première instance pour les fins de la Charte en vertu de la Loi sur l’extradition, en raison des modifications de 1992, mais elle a également, comme toutes les cours, compétence implicite sinon inhérente sur ses propres procédures, y compris l’application de la règle de l’abus de procédures reconnue en common law.
34 Quoique dans un contexte différent, la Cour d’appel de l’Ontario a invoqué cette doctrine pour sanctionner la conduite d’une partie à un litige dans le cadre d’un processus d’appel. Dans l’affaire Ontario (Attorney General) c. Paul Magder Furs Ltd. (1991), 6 O.R. (3d) 188 (autorisation de pourvoi devant la Cour suprême du Canada refusée, [1992] 2 R.C.S. ix), une société avait été enjointe par ordonnance judiciaire de fermer ses magasins de détail les dimanches et les jours fériés. Défiant l’ordonnance, la société a gardé ses magasins ouverts et a été déclarée coupable d’outrage au tribunal. La société a fait appel de l’ordonnance relative à l’outrage au tribunal et le procureur général a demandé l’annulation de l’appel ou l’ajournement des procédures jusqu’à ce que la société fasse amende honorable et s’engage à se conformer à l’ordonnance de la cour. La Cour d’appel a donné raison au procureur général et a jugé qu’il y avait abus de procédures à revendiquer un recours judiciaire tout en refusant d’obéir à une ordonnance judiciaire n’ayant pas fait l’objet d’un sursis en bonne et due forme. La Cour a ajourné l’instance, du fait que la désobéissance de la société faisait obstacle au cours de la justice et entravait la capacité de la cour à faire exécuter ses ordonnances.
35 En l’espèce, l’appelant voulait déposer des nouveaux éléments de preuve devant la Cour d’appel en vue d’obtenir un arrêt des procédures en vertu de la Charte, en invoquant des moyens semblables à l’abus de procédures. Je passe maintenant à l’examen de ces éléments de preuve, de leur admissibilité et de leur effet.
C. Les déclarations faites aux États-Unis comme preuve nouvelle
36 Dans l’arrêt connexe Cobb, j’examine les déclarations faites par le juge et par le procureur américains, déclarations que le juge d’extradition a estimé constituer, dans cette affaire, un abus de procédures justifiant l’arrêt des procédures. Je conclus que le juge d’extradition était en droit de décider ainsi et d’ordonner l’arrêt des procédures. Les mêmes déclarations sont en cause en l’espèce, mais avec quelques distinctions quant à leur impact potentiel. J’examinerai chacune d’elles tour à tour.
37 Comme je l’indique dans l’arrêt Cobb, la déclaration faite par le juge Caldwell, alors qu’il déterminait la peine applicable à un fugitif coopératif présumé être un complice de l’appelant, peut se prêter à différentes interprétations. J’en reproduis le point saillant :
[traduction] Je veux que vous sachiez qu’en ce qui me concerne, si nous réussissons à les extrader et s’ils sont déclarés coupables, les individus qui ne se rendent pas et qui ne collaborent pas recevront la peine d’emprisonnement la plus sévère que la loi m’habilite à infliger.
38 Le juge d’extradition dans l’affaire Cobb a interprété ces commentaires comme une menace de pénaliser les fugitifs qui exercent leurs droits en vertu du droit canadien afin de s’opposer à leur extradition. Cette interprétation est raisonnable, bien qu’à mon avis les commentaires du juge Caldwell auraient pu être motivés par une intention différente. Pour reprendre le passage pertinent des motifs que j’ai rédigés dans cet arrêt, au par. 17 :
Je suis d’accord que, prises à la lettre, les remarques du juge de la détermination de la peine dans une affaire connexe peuvent raisonnablement être interprétées comme le juge d’extradition l’a fait en l’espèce. Je tiens à souligner cependant qu’on peut également leur donner un sens légèrement différent, qui me causerait beaucoup moins d’inquiétude. Le juge Caldwell imposait la peine d’une personne qui avait collaboré. Il était en droit de reconnaître cette collaboration en déterminant la peine. C’est dans ce contexte qu’il a dit, à propos des personnes qui n’avaient pas collaboré : [traduction] « . . . en ce qui me concerne, si nous réussissons à les extrader et s’ils sont déclarés coupables, les individus qui ne se rendent pas et qui ne collaborent pas recevront la peine d’emprisonnement la plus sévère que la loi m’habilite à infliger » (je souligne). Il est fort possible que le juge ait voulu dire non pas qu’il imposerait la peine maximale peu importe tout autre facteur pertinent mais tout simplement qu’il tiendrait compte de tout autre facteur légalement pertinent pour réduire la peine maximale et qu’en l’absence de collaboration, il n’accorderait aucune autre réduction. Il s’agit là, à mon avis, de tout ce que la loi permet.
39 Le juge américain a fait cette déclaration ambiguë quelques mois avant l’audience d’extradition de l’appelant et celui-ci n’a pas semblé en avoir eu connaissance jusqu’à ce que d’autres la mentionnent dans le cadre de procédures connexes.
40 Les commentaires de M. Zubrod sont de nature différente. Sur une chaîne télévisée canadienne, il a déclaré sans équivoque que ceux qui résistent à leur extradition pour faire face à des accusations aux États-Unis seront soumis à des conditions d’emprisonnement plus dures s’ils sont déclarés coupables, y compris à la violence sexuelle en prison.
41 Je suis d’avis que cette déclaration a été caractérisée à juste titre par le juge d’extradition dans l’arrêt Cobb comme étant le recours scandaleux à des menaces, par un représentant de l’État américain, pour tenter d’inciter des citoyens canadiens à renoncer à l’exercice de leur droit, prévu par la loi, de se faire entendre devant des tribunaux canadiens pour s’opposer à une demande d’extradition provenant des États-Unis. La déclaration a été faite près de deux ans après l’ordonnance d’incarcération de l’appelant en l’espèce en vue de son extradition, mais avant l’audition de l’appel interjeté par l’appelant devant la Cour d’appel. La déclaration émanait du procureur qui était chargé du dossier aux États-Unis et qui était le déposant du principal affidavit étayant la demande d’extradition. Par conséquent, on peut à bon droit attribuer la déclaration à l’État requérant, qui était également l’intimé devant la Cour d’appel. La menace proférée par le procureur n’a jamais été expliquée ni retirée, et nous devons supposer qu’elle subsiste à ce jour.
42 Il faut donc déterminer si la Cour d’appel aurait dû admettre la preuve produite par l’appelant à titre de preuve nouvelle et, dans l’affirmative, si elle aurait dû en conséquence ordonner l’arrêt des procédures contre l’appelant.
43 Je fais remarquer d’entrée de jeu que la preuve produite à titre de « preuve nouvelle » devant la Cour d’appel n’est pas une preuve nouvelle au sens de l’arrêt de principe Palmer c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 759. L’alinéa 683(1)d) du Code criminel confère à une cour d’appel le pouvoir discrétionnaire d’admettre de nouveaux éléments de preuve lorsqu’elle juge qu’il y va de l’intérêt de la justice. Appliquant cette disposition, notre Cour a établi dans l’arrêt Palmer un critère en quatre étapes qui a été confirmé notamment dans R. c. McAnespie, [1993] 4 R.C.S. 501, et, plus récemment, dans R. c. Lévesque, [2000] 2 R.C.S. 487, 2000 CSC 47, le juge Gonthier au nom de la Cour (j’ai rédigé des motifs dissidents sur un autre point), afin de guider l’exercice du pouvoir discrétionnaire quant à l’admission des nouveaux éléments de preuve en appel.
(1) On ne devrait généralement pas admettre une preuve qui, avec diligence raisonnable, aurait pu être produite au procès. Ce principe est appliqué avec plus de souplesse en matière criminelle, de sorte qu’une preuve nouvelle convaincante qui ne satisfait pas à l’exigence de diligence raisonnable doit être évaluée non pas séparément mais en fonction du poids des autres facteurs et de l’intérêt de la justice : R. c. Morin, [1988] 2 R.C.S. 345; R. c. Warsing, [1998] 3 R.C.S. 579.
(2) La preuve doit être pertinente, en ce sens qu’elle a une incidence sur une question décisive ou potentiellement décisive quant au procès. Si les éléments de preuve qu’on cherche à faire admettre remettent en question la validité même du procès, ils devraient être admis indépendamment des critères : R. c. W. (W.) (1995), 100 C.C.C. (3d) 225 (C.A. Ont.).
(3) La preuve doit être plausible, en ce sens qu’on puisse raisonnablement y ajouter foi.
(4) La preuve doit être telle que si l’on y ajoute foi, on puisse raisonnablement penser qu’avec les autres éléments de preuve produits au procès, elle aurait influé sur le résultat.
44 Le critère de l’arrêt Palmer s’applique aux matières quasi pénales, telles les procédures d’extradition. Cependant, il faut garder à l’esprit le contexte et l’objet de la production de la preuve. L’interprétation correcte est que la preuve en l’espèce a été produite en cour d’appel pour invoquer la compétence de cette cour pour contrôler ses propres procédures, plutôt que pour lui demander de contrôler les procédures devant la juridiction inférieure. De même, l’application du critère de l’arrêt Palmer est limitée lorsque la preuve est nécessaire pour étayer une revendication fondée sur la Charte qui ne peut être soulevée pour la première fois qu’en cour d’appel, comme ce serait le cas pour les questions qui ne se posent que dans le cadre du contrôle judiciaire, par la cour d’appel, de la décision du ministre d’extrader ou non.
45 Dans de tels cas, la preuve ne vise pas à fonder la demande de contrôle de la décision faisant l’objet de l’appel, mais vise à étayer une demande de réparation dans le cadre de l’instance d’appel. En conséquence, dans ces circonstances, la preuve doit être pertinente quant à la réparation sollicitée auprès de la cour d’appel. Elle doit être plausible et, si elle n’est pas contestée, suffisamment probante pour justifier que la cour délivre l’ordonnance. L’intimé a fait valoir devant notre Cour que la Cour d’appel avait eu raison de refuser d’admettre comme preuve nouvelle les commentaires du juge et du procureur américains parce que cette preuve était sans pertinence dans le contrôle en appel de la décision du juge d’extradition. Ce type de preuve ne pourrait être pertinente qu’à l’étape de l’exercice du pouvoir exécutif, puisque c’est le ministre qui est chargé d’examiner les questions touchant l’art. 7 dans le cadre de sa décision relative à la remise du fugitif (sous réserve du contrôle judiciaire des cours d’appel provinciales).
46 À mon avis, cet argument fausse l’objet de la soi-disant preuve nouvelle. L’argument fondé sur l’art. 7 de la Charte que l’appelant a présenté devant la Cour d’appel est une allégation d’abus de procédures judiciaires en cours. Les procédures visées dans cette allégation sont l’étape judiciaire du processus d’extradition, qui comprend le contrôle en appel de l’incarcération. J’estime que la preuve était pertinente quant à la prétention de l’appelant selon laquelle l’État requérant, en tant que partie à l’instance, s’était lui-même privé du droit à l’assistance des tribunaux canadiens en l’espèce en permettant que ses représentants se comportent comme ils l’ont fait.
47 La preuve était en outre digne de foi. Non seulement les commentaires contestés n’ont-ils jamais été contredits ou expliqués, mais de plus l’intimé n’a pris aucune mesure pour s’en dissocier. En fait, dans les affaires connexes Cobb et Tsioubris, la preuve constituait le fondement de la réparation accordée qui est précisément celle que sollicitait l’appelant auprès de la Cour d’appel. En ce sens, la preuve a servi à contester la validité fondamentale de l’audience d’incarcération, et a donc joué un rôle décisif dans l’analyse de ces pourvois. Elle aurait joué un rôle similaire dans l’appel contre l’ordonnance d’incarcération en l’espèce.
48 À mon avis, la Cour d’appel aurait dû admettre la preuve produite par l’appelant et examiner si elle révélait un abus des procédures qui pourrait avoir vicié, sinon l’audience d’incarcération, le processus légitime d’appel de l’incarcération. Il vaut toujours mieux que ce soit le tribunal dans lequel l’abus s’est produit qui traite de la question de l’abus de procédures : R. c. Jewitt, [1985] 2 R.C.S. 128.
49 Normalement, à la suite d’une telle conclusion, je renverrais le dossier devant la Cour d’appel pour qu’elle examine la preuve et se prononce sur l’intention et l’incidence des commentaires faits par les autorités américaines. Dans les circonstances inusitées de l’espèce, cependant, il est inutile de renvoyer le dossier à la Cour d’appel.
50 J’ai déjà exprimé mon point de vue sur le bien-fondé de l’arrêt des procédures intentées contre les fugitifs dans l’arrêt Cobb. Même si je conclus dans cet arrêt que le juge d’extradition n’a pas commis d’erreur en ordonnant l’arrêt des procédures tant en raison des commentaires du juge Caldwell en 1995 que de ceux du procureur Zubrod en 1997, j’adopte un point de vue légèrement différent en l’espèce. Je ne tiendrais pas compte des commentaires du juge Caldwell. Comme je l’ai souligné dans l’arrêt connexe Cobb, l’interprétation donnée par le juge Hawkins des observations du juge Caldwell n’était pas déraisonnable et je n’ai vu aucune raison d’intervenir à leur sujet dans ce pourvoi. En revanche, je dois prendre en considération cette preuve nouvelle en l’espèce sans bénéficier de l’appréciation de cette preuve par le juge d’extradition ou de la cour d’appel. Je dois donc parvenir à ma propre conclusion quant à l’importance des commentaires du juge Caldwell. Pour les motifs que j’ai exposés précédemment, ces commentaires qui ont été faits pendant une audience de détermination de la peine ne doivent pas nécessairement être interprétés comme une menace de représailles judiciaires contre ceux qui choisissent de se prévaloir du système judiciaire canadien afin de s’opposer à une demande d’extradition, comme ils sont en droit de le faire. Pris isolément, et dans leur contexte, ces commentaires ne suffisent pas à mon avis à étayer l’argument fondé sur l’abus de procédures.
51 En revanche, j’estime que les menaces proférées par le procureur de la poursuite américain sont sans équivoque et choquantes. Elles visaient génériquement, pour ainsi dire, tous ceux qui s’opposaient à leur extradition dans la poursuite dont M. Zubrod était chargé. Comme il l’a lui-même expliqué quand on lui a demandé si ses menaces avaient eu quelque incidence : « Bien, sur les 89 individus que nous avons formellement accusés jusqu’à maintenant, environ 55 ont décidé de se rendre ».
52 Prises séparément, les déclarations du procureur constituent un motif suffisant pour retirer à l’État requérant le droit de poursuivre ses démarches devant les tribunaux canadiens. La menace n’a pas disparu alors que les États-Unis comparaissent à titre d’intimé devant notre Cour. Par conséquent, nous sommes aussi bien placés que la Cour d’appel pour intervenir afin de protéger l’intégrité de l’étape judiciaire des procédures d’extradition intentées contre l’appelant, notamment des procédures d’appel dans cette étape.
53 Pour les motifs exposés dans l’arrêt connexe Cobb, même si le ministre peut toujours envisager et mettre en œuvre d’autres réparations au stade de la remise du fugitif, par exemple le refus d’extrader ou une décision d’extrader assortie de conditions préalables, je suis d’avis qu’il n’est ni prématuré ni inapproprié pour des cours d’appel de préserver leur propre intégrité en déboutant les parties qui ont recours à des moyens abusifs pour faire avancer leur cause devant les tribunaux. En définitive, c’est ce qui s’est produit en l’espèce.
D. Les questions relatives à la communication de la preuve et le recours aux affidavits des présumés complices
54 Compte tenu de ce qui précède, il n’est pas nécessaire de traiter des autres questions du pourvoi. Cependant, comme elles ont été plaidées en détail devant nous, j’en traiterai brièvement. Premièrement, pour les motifs exposés dans les arrêts connexes Kwok et Cobb, j’estime que les arguments de l’appelant sur la question de la communication de la preuve sont dénués de fondement.
55 Deuxièmement, l’appelant a fait valoir devant le juge d’extradition que le recours aux affidavits des présumés complices, qui avaient plaidé coupable aux États-Unis mais dont la peine n’avait pas encore été fixée quand ils ont déposé sous serment, contrevenait à ses droits, garantis par l’art. 7 de la Charte. Il a soutenu que les affidavits étaient une invitation au parjure, en ce sens que les complices pouvaient modifier leur déposition en faveur de la poursuite dans l’espoir de recevoir une peine moins sévère. Il a plaidé que cette preuve aurait dû être exclue des procédures d’extradition aux termes du par. 24(2) de la Charte. L’intimé a affirmé qu’il n’y avait aucun fondement en droit canadien, et plus particulièrement en ce qui concerne l’art. 7 de la Charte, pour l’exclusion de tels éléments de preuve.
56 Le juge d’extradition est habilité à exclure des éléments de preuve en vertu du par. 24(2) de la Charte en réparation à l’atteinte aux droits constitutionnels d’un fugitif. La Charte ne s’applique qu’à l’intérieur des frontières et n’a pas d’application extraterritoriale, sauf pour les autorités canadiennes : R. c. Cook, [1998] 2 R.C.S. 597. Cependant, dans un cas approprié, le juge d’extradition pourrait exclure des éléments de preuve recueillis de manière si abusive par des autorités étrangères que leur admission serait en soi inéquitable au sens de l’art. 7 de la Charte : États-Unis d’Amérique c. Dynar, [1997] 2 R.C.S. 462; R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562.
57 La preuve contestée en l’espèce n’est pas inadmissible en droit canadien. L’appelant a cité l’arrêt R. c. Pipe (1966), 51 Cr. App. R. 17 (C.A.), dans lequel le lord juge en chef Parker indique, aux p. 20-21 :
[traduction] Il se peut fort bien, et cela est en fait admis qu’en droit strict Swan soit un témoin compétent, mais la pratique courante depuis des années veut que la poursuite ne puisse citer comme témoin, sauf dans des circonstances exceptionnelles, le complice qui a été inculpé conjointement ou non par mise en accusation avec son coaccusé, ou inculpé autrement que par mise en accusation.
58 Cependant, cette règle britannique va plus loin que la pratique au Canada. En fait, de nombreuses décisions ont adopté l’interprétation plus large qu’a formulée le juge McIntyre dans l’arrêt R. c. Williams (1974), 21 C.C.C. (2d) 1 (C.A.C.M.), p. 11 (demande d’autorisation de pourvoi devant la Cour suprême du Canada rejetée, [1974] R.C.S. xii), interprétation que le juge Ritchie, au nom d’une majorité de notre Cour, a approuvée dans l’arrêt Shephard, précité, p. 1086 :
Quoiqu’on doive désapprouver et même condamner la pratique de citer comme témoin un complice contre qui des poursuites judiciaires sont en cours, parce qu’elle comporte de graves dangers en ce qu’elle peut fournir au témoin une raison sérieuse de déformer la vérité ou de donner un faux témoignage, je ne peux pas dire qu’un tel témoignage est irrecevable ni que son admission entraînerait la nullité du verdict de culpabilité. Les décisions canadiennes indiquent qu’une telle mesure peut affecter la valeur du témoignage donné de cette façon, mais pas son admissibilité.
Voir également R. c. Donaldson, [1988] O.J. No. 1232 (QL) (C. dist.), le juge Wright, et United States of America c. Cheung, [1998] A.Q. no 3393 (QL) (C.S.), le juge Hesler.
59 Le fait que les déposants attendaient de recevoir leur peine au moment de leur déposition est pertinent quant à la force probante, et non quant à l’admissibilité. La pondération de la preuve et l’évaluation de la crédibilité ne relèvent pas de la compétence du juge d’extradition, comme notre Cour l’a indiqué dans l’arrêt Shephard, précité, et il ne lui est pas loisible de se prononcer sur la conduite des représentants étrangers dans la préparation des éléments de preuve, ou de supposer que les tribunaux étrangers n’accorderont pas au fugitif un procès équitable ou ne sont pas en mesure d’apprécier correctement la preuve : Argentine c. Mellino, [1987] 1 R.C.S. 536. Le juge d’extradition et la Cour d’appel ont eu raison de refuser d’exclure ces éléments de preuve.
VII. Conclusions et dispositif
60 La Cour d’appel a commis une erreur en refusant d’admettre la preuve nouvelle. Même si le gouvernement des États-Unis n’a pas appuyé leur point de vue, en permettant à ses représentants d’exercer une pression excessive sur un citoyen canadien pour qu’il renonce à l’application régulière du processus judiciaire au Canada, l’État requérant a perdu son droit de poursuivre ses démarches d’extradition devant les tribunaux. Cette intimidation a entaché toute l’étape judiciaire du processus d’extradition, et a mis en jeu le droit de l’appelant à la justice fondamentale en vertu de l’art. 7 de la Charte et de la règle de l’abus de procédures.
61 Notre Cour, tout comme la Cour d’appel, a la compétence requise pour contrôler l’intégrité de ses procédures et pour accorder réparation, tant en common law qu’en vertu de la Charte, en matière d’abus de procédures. Étant donné que, dans les présentes procédures, l’État requérant, représenté par le procureur général du Canada, n’a pas répudié les déclarations faites par un de ses représentants selon lesquelles l’appelant aurait à payer un prix inique pour avoir voulu exercer ses droits en vertu du droit canadien, il s’agit clairement d’un cas où poursuivre l’audience d’extradition équivaudrait à violer « les principes de justice fondamentaux qui sous‑tendent le sens du franc‑jeu et de la décence qu’a la société » (R. c. Keyowski, [1988] 1 R.C.S. 657, p. 659).
62 Je suis par conséquent d’avis d’accueillir le pourvoi et d’ordonner l’arrêt des procédures d’extradition intentées contre l’appelant.
Pourvoi accueilli.
Procureurs de l’appelant : Buhr & Kert, Toronto.
Procureur de l’intimé : Le ministère de la Justice, Toronto.