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26/01/2001 | CANADA | N°2001_CSC_2

Canada | R. c. Sharpe, 2001 CSC 2 (26 janvier 2001)


R. c. Sharpe, [2001] 1 R.C.S. 45, 2001 CSC 2

Sa Majesté la Reine Appelante

c.

John Robin Sharpe Intimé

et

Le procureur général du Canada,

le procureur général de l’Ontario,

le procureur général du Québec,

le procureur général de la Nouvelle‑Écosse,

le procureur général du Nouveau‑Brunswick,

le procureur général du Manitoba,

le procureur général de l’Alberta,

l’Association canadienne des policiers (ACP),

l’Association canadienne des chefs de police (ACCP),

les Canadien

s contre la violence (CAVEAT),

la Criminal Lawyers’ Association, l’Alliance

évangélique du Canada, la Focus on the

Family (Canada) Association, la British

Co...

R. c. Sharpe, [2001] 1 R.C.S. 45, 2001 CSC 2

Sa Majesté la Reine Appelante

c.

John Robin Sharpe Intimé

et

Le procureur général du Canada,

le procureur général de l’Ontario,

le procureur général du Québec,

le procureur général de la Nouvelle‑Écosse,

le procureur général du Nouveau‑Brunswick,

le procureur général du Manitoba,

le procureur général de l’Alberta,

l’Association canadienne des policiers (ACP),

l’Association canadienne des chefs de police (ACCP),

les Canadiens contre la violence (CAVEAT),

la Criminal Lawyers’ Association, l’Alliance

évangélique du Canada, la Focus on the

Family (Canada) Association, la British

Columbia Civil Liberties Association,

l’Association canadienne des libertés civiles,

Beyond Borders, les Canadiens opposés à

l’exploitation sexuelle (COES), End Child

Prostitution, Child Pornography and

Trafficking in Children for Sexual Purposes (ECPAT)

et le Bureau international des droits des enfants Intervenants

Répertorié : R. c. Sharpe

Référence neutre : 2001 CSC 2.

No du greffe: 27376.

2000 : 18, 19 janvier; 2001 : 26 janvier.

Présents : Le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel.

en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (1999), 136 C.C.C. (3d) 97, 127 B.C.A.C. 76, 207 W.A.C. 76, 175 D.L.R. (4th) 1, 25 C.R. (5th) 215, 69 B.C.L.R. (3d) 234, [2000] 1 W.W.R. 241, [1999] B.C.J. No. 1555 (QL), 1999 BCCA 416, qui a rejeté l’appel du ministère public contre une décision de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique (1999), 22 C.R. (5th) 129, 169 D.L.R. (4th) 536, [1999] B.C.J. No. 54 (QL), qui avait déclaré nul le par. 163.1(4) du Code criminel. Pourvoi accueilli.

John M. Gordon et Kate Ker, pour l’appelante.

Gil D. McKinnon, c.r., Richard C. C. Peck, c.r., et Nikos Harris pour l’intimé.

Cheryl J. Tobias et Kenneth J. Yule, pour l’intervenant le procureur général du Canada.

James H. Flaherty, Christine Bartlett‑Hughes et Laurie Lacelle, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

Joanne Marceau et Jacques Gauvin, pour l’intervenant le procureur général du Québec.

Daniel A. MacRury, pour l’intervenant le procureur général de la Nouvelle‑Écosse.

Mary Elizabeth Beaton, pour l’intervenant le procureur général du Nouveau‑Brunswick.

Shawn Greenberg et Holly Penner, pour l’intervenant le procureur général du Manitoba.

Joshua B. Hawkes, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.

Timothy S. B. Danson, pour les intervenants l’Association canadienne des policiers (ACP), l’Association canadienne des chefs de police (ACCP) et les Canadiens contre la violence (CAVEAT).

Frank Addario et Michael Lacy, pour l’intervenante la Criminal Lawyers’ Association.

Robert W. Staley, Meredith Hayward et Janet Epp Buckingham, pour les intervenantes l’Alliance évangélique du Canada et la Focus on the Family (Canada) Association.

John D. McAlpine, c.r., Bruce Ryder et Andrew D. Gay, pour l’intervenante la British Columbia Civil Liberties Association.

Patricia D. S. Jackson et Tycho M. J. Manson, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.

David Matas, Mark Eric Hecht et Jean‑François Noël, pour les intervenants Beyond Borders, les Canadiens opposés à l’exploitation sexuelle (COES), End Child Prostitution, Child Pornography and Trafficking in Children for Sexual Purposes (ECPAT) et le Bureau international des droits des enfants.

Version française du jugement du juge en chef McLachlin et les juges Iacobucci, Major, Binnie, Arbour et LeBel rendu par

Le Juge en chef —

I. Introduction

1 La disposition législative canadienne interdisant la possession de pornographie juvénile est-elle constitutionnelle ou, au contraire, constitue-t-elle une restriction injustifiée du droit constitutionnel des Canadiens à la liberté d’expression? Voilà la principale question que soulève le présent pourvoi.

2 Je conclus que la disposition en cause est constitutionnelle, sauf en ce qui concerne deux applications limitrophes portant sur du matériel expressif créé et conservé en privé par l’accusé, à l’égard desquelles on peut considérer que la disposition comporte deux exceptions. Hormis cela, la disposition en cause établit un équilibre constitutionnel entre la liberté d’expression et la prévention du préjudice causé aux enfants. Par conséquent, je suis d’avis d’en confirmer la validité et de renvoyer M. Sharpe à son procès relativement à tous les chefs d’accusation.

3 L’intimé, M. Sharpe, a fait l’objet de quatre chefs d’accusation à la suite de deux saisies. La première, effectuée par Douanes Canada, visait des disquettes informatiques renfermant un texte intitulé « Sam Paloc’s Boyabuse -- Flogging, Fun and Fortitude: A Collection of Kiddiekink Classics ». Deux accusations ont été déposées à l’égard de ce matériel, une pour possession illégale, suivant le par. 163.1(4) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, et l’autre pour possession en vue de la distribution ou de la vente, suivant le par. 163.1(3) du Code. Au cours de la deuxième saisie, effectuée au domicile de M. Sharpe en vertu d’un mandat de perquisition dont la validité sera contestée au procès, les policiers se sont emparés d’une collection d’ouvrages, de manuscrits, de récits et de photos qui, d’affirmer le ministère public, constituent de la pornographie juvénile. Deux accusations ont une fois de plus été déposées, l’une de simple possession et l’autre de possession en vue de la distribution ou de la vente.

4 Dans une requête préliminaire, M. Sharpe a plaidé l’inconstitutionnalité du par. 163.1(4) du Code criminel. Il ne conteste pas la validité de l’infraction de possession en vue de la distribution et de la vente, à l’égard de laquelle il sera jugé peu importe l’issue du présent pourvoi. Monsieur Sharpe soutient que l’interdiction de la possession, sans plus, porte atteinte à la liberté d’expression garantie par l’al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés. Le juge du procès ainsi que les juges majoritaires de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique ont déclaré l’interdiction inconstitutionnelle. Le ministère public fait appel de cette ordonnance devant notre Cour.

5 Le ministère public reconnaît que le par. 163.1(4) interdisant la possession de pornographie juvénile porte atteinte à la liberté d’expression garantie par l’al. 2b) de la Charte. La question est de savoir si cette restriction est justifiable au sens de l’article premier de la Charte, étant donné le préjudice que la possession de pornographie juvénile peut causer aux enfants. Monsieur Sharpe reconnaît que ce préjudice justifie la criminalisation de la possession de certains types de pornographie juvénile. Il s’agit donc essentiellement de savoir si le par. 163.1(4) du Code criminel va trop loin et criminalise sans justification la possession d’un éventail trop large de matériel.

II. La disposition législative et la Charte

6 En 1993, le Parlement a adopté l’art. 163.1 du Code criminel, créant ainsi un certain nombre d’infractions liées à la pornographie juvénile. Cet article s’ajoutait aux dispositions interdisant la production, l’impression, la publication, la distribution ou la mise en circulation de matériel obscène (art. 163) et la corruption d’un enfant (art. 172). Par suite de l’adoption de cette disposition, le Code criminel comporte un régime complet de répression de la pornographie juvénile à tous les stades : production, publication, importation, distribution, vente et possession. Les paragraphes 163.1(2) et (3) créent l’infraction de possession de pornographie juvénile en vue de la publication et celle de possession en vue de la distribution ou de la vente. Le paragraphe 163.1(4) étend l’interdiction à la simple possession :

163.1 . . .

(4) Quiconque a en sa possession de la pornographie juvénile est coupable :

a) soit d’un acte criminel passible d’un emprisonnement maximal de cinq ans;

b) soit d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire.

7 La portée de cette infraction dépend de la définition de « pornographie juvénile » au par. (1) :

(1) Au présent article, « pornographie juvénile » s’entend, selon le cas :

a) de toute représentation photographique, filmée, vidéo ou autre, réalisée par des moyens mécaniques ou électroniques :

(i) soit où figure une personne âgée de moins de dix‑huit ans ou présentée comme telle et se livrant ou présentée comme se livrant à une activité sexuelle explicite,

(ii) soit dont la caractéristique dominante est la représentation, dans un but sexuel, d’organes sexuels ou de la région anale d’une personne âgée de moins de dix‑huit ans;

b) de tout écrit ou de toute représentation qui préconise ou conseille une activité sexuelle avec une personne âgée de moins de dix‑huit ans qui constituerait une infraction à la présente loi.

8 Les paragraphes (6) et (7) prévoient plusieurs moyens de défense :

(6) Lorsqu’une personne est accusée d’une infraction visée aux paragraphes (2), (3) ou (4), le tribunal est tenu de déclarer cette personne non coupable si la représentation ou l’écrit qui constituerait de la pornographie juvénile a une valeur artistique ou un but éducatif, scientifique ou médical.

(7) Les paragraphes 163(3) à (5) s’appliquent, avec les adaptations nécessaires, à une infraction visée aux paragraphes (2), (3) ou (4).

9 Le paragraphe (7) rend applicable le moyen de défense fondé sur le « bien public » prévu par les dispositions du Code criminel relatives à l’obscénité :

163. . . .

(3) Nul ne peut être déclaré coupable d’une infraction visée au présent article si les actes qui constitueraient l’infraction ont servi le bien public et n’ont pas outrepassé ce qui a servi celui‑ci.

(4) Pour l’application du présent article, la question de savoir si un acte a servi le bien public et s’il y a preuve que l’acte allégué a outrepassé ce qui a servi le bien public est une question de droit, mais celle de savoir si les actes ont ou n’ont pas outrepassé ce qui a servi le bien public est une question de fait.

(5) Pour l’application du présent article, les motifs d’un prévenu ne sont pas pertinents.

10 Le libellé de l’al. 2b) de la Charte, qui garantit la liberté d’expression, est le suivant :

2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes :

. . .

b) liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication;

11 L’article 7 de la Charte garantit ainsi le droit à la liberté :

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

12 L’article premier de la Charte reconnaît à chacun les droits fondamentaux garantis par la Charte, sous réserve de limites justifiables :

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

III. Les décisions antérieures

A. Cour suprême de la Colombie-Britannique (1999), 22 C.R. (5th) 129

13 Le juge Shaw de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique a eu le courage de conclure à l’inconstitutionnalité du par. 163.1(4). Il a jugé que l’objectif du législateur est de lutter contre le matériel qui expose les enfants à un préjudice. Il a examiné la preuve indiquant que la pornographie juvénile expose les enfants à ce risque en raison de l’utilisation qui en est faite pour les séduire ou les initier aux rapports sexuels, de l’utilisation d’enfants pour la produire, de la confirmation ou du renforcement des distorsions cognitives des pédophiles et du fait qu’elle incite ces derniers à commettre des infractions contre des enfants. Cependant, même si dans l’arrêt R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452, notre Cour n’a pas exigé une preuve concluante de la nocivité du matériel obscène, le juge Shaw a semblé en faire une exigence et a constaté que peu de preuves scientifiques établissent un lien entre la possession de pornographie juvénile et ces risques. En conséquence, il a estimé que les effets bénéfiques de la disposition sont limités. Quant aux effets préjudiciables de l’interdiction, il était d’avis que [traduction] « l’atteinte à la liberté d’expression et à la vie privée était profonde » (par. 49) et n’était « pas compensée par les effets bénéfiques restreints de la loi » (par. 50). Le juge Shaw a donc conclu que la disposition est incompatible avec la Charte et ne peut être justifiée au sens de l’article premier, et qu’elle est donc inopérante suivant le par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982.

B. Cour d’appel de la Colombie-Britannique (1999), 136 C.C.C. (3d) 97

14 À deux juges contre un, la Cour d’appel a confirmé la conclusion du juge du procès. Madame le juge Southin a considéré que la disposition est inconstitutionnelle pour deux motifs. Premièrement, elle a dit qu’une [traduction] « mesure législative criminalisant la simple possession de matériel expressif ne saurait jamais être une limite raisonnable dans le cadre d’une société libre et démocratique. Une telle mesure est marquée au coin de la tyrannie » (par. 95). De ce point de vue, toute interdiction frappant la possession personnelle de pornographie juvénile, par opposition à la production, à la distribution ou à la possession à cette fin, constitue nécessairement, dans tous les cas, une restriction injustifiable de la liberté d’expression. À titre subsidiaire, elle a conclu que la disposition ne satisfait pas au critère de proportionnalité de l’article premier. À l’instar du juge du procès, elle a estimé que seule une preuve de nécessité des plus convaincantes peut justifier l’interdiction de la simple possession et que la disposition vise trop d’actes légaux n’ayant aucun rapport avec le préjudice causé aux enfants, particulièrement en ce qui concerne la sexualité des adolescents.

15 Madame le juge Rowles a conclu à l’invalidité de la disposition pour le motif qu’elle a une portée trop large. Souscrivant à l’objectif du législateur, elle a évoqué avec éloquence la nécessité de protéger les enfants contre l’exploitation sexuelle. Elle a souligné que la pornographie juvénile est loin d’être au cœur du droit à la liberté d’expression et a décidé que le législateur avait des motifs raisonnables de croire que criminaliser la possession de pornographie juvénile réduirait le risque de préjudice aux enfants. Le juge Rowles a toutefois statué que la disposition est invalide parce qu’elle vise beaucoup plus de matériel que nécessaire pour atteindre cet objectif, principalement en ce qui a trait à la sexualité des adolescents, et que cette atteinte à la liberté d’expression, est aggravée par ses répercussions sur la vie privée. [traduction] « En rendant punissable d’emprisonnement la possession de pensées ou de formes d’expression enregistrées, y compris ses propres pensées et formes d’expression, la mesure législative porte profondément atteinte aux valeurs fondamentales qui sous‑tendent la Charte et qui sont essentielles à une société libre et démocratique » (par. 213). Ainsi, la disposition agite « le spectre de l’entrave à l’expression légitime et inoffensive si, pour reprendre les termes du juge du procès, chacun est obligé de devenir son propre censeur » (par. 213). Sur l’autre plateau de la balance, la seule « valeur ajoutée » aux autres infractions par la criminalisation de la possession de pornographie juvénile est une modeste contribution à l’application de la loi (par. 214).

16 Le juge en chef McEachern aurait confirmé la validité de la disposition législative. Comme M. Sharpe a reconnu que la possession de certains types de matériel pornographique devrait être interdite, il suffit de déterminer ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. Le juge en chef McEachern a considéré que le juge Shaw a commis une erreur en ne prenant pas en considération, parmi les effets bénéfiques de l’interdiction, l’abolition du marché de la pornographie juvénile et, partant, la prévention de l’exploitation d’enfants pour produire ce matériel. Il a estimé que la définition de la pornographie juvénile est bien rédigée et qu’elle a un lien rationnel avec les objectifs du législateur. À son avis, les limites prévues dans la disposition offrent une protection considérable contre les poursuites inappropriées. Même s’il a admis que la disposition vise du matériel sexuel d’adolescents qui n’a rien à voir avec le préjudice appréhendé, il doutait que le législateur aurait pu rédiger la disposition de manière à éviter un tel écueil. Les exemples hypothétiques de matériel sans rapport avec le préjudice appréhendé ne sont pas convaincants et ces situations ne sont susceptibles de se présenter que rarement. Le juge en chef McEachern a conclu que [traduction] « dans toute évaluation du risque de préjudice à des enfants et du risque de préjudice au possesseur “innocent” de pornographie juvénile telle qu’elle est définie, c’est le premier type de risque qui doit l’emporter » (par. 292).

17 Quatre points de vue distincts ressortent des décisions des tribunaux de la Colombie-Britannique. À un extrême se situe la position du juge Southin, de la Cour d’appel, selon laquelle l’interdiction de possession personnelle de pornographie juvénile ne peut jamais constituer une atteinte justifiable à la liberté d’expression. Suit le point de vue du juge du procès, que le juge Southin partage à titre subsidiaire, selon lequel les avantages de la disposition sont limités et ne l’emportent pas sur les effets négatifs qu’elle a sur la liberté d’expression et le droit à la vie privée. Le troisième point de vue, énoncé par le juge Rowles de la Cour d’appel, veut que la disposition ait une portée trop large. Selon le quatrième point de vue adopté par le juge en chef McEachern, seule la question de la portée trop large se pose et, tout bien considéré, l’atteinte de la disposition à la liberté d’expression est justifiée.

IV. Les questions en litige

18 Le présent pourvoi soulève deux questions : L’interdiction de posséder de la pornographie juvénile prévue au par. 163.1(4) limite-t-elle un droit garanti par la Charte et, dans l’affirmative, l’atteinte est-elle justifiée? Sur le premier point, le ministère public admet que la disposition en cause porte atteinte à la liberté d’expression garantie par l’al. 2b) de la Charte. L’intimé plaide aussi l’atteinte au droit à la liberté que lui garantit l’art. 7 de la Charte, faisant valoir que le fait d’être passible d’emprisonnement en raison de la portée excessive d’une disposition législative est contraire aux principes de justice fondamentale. Étant donné que cet argument reprend toutes les craintes de portée excessive qui constituent le principal obstacle à la justification de la violation de l’al. 2b), il n’est pas nécessaire de l’examiner séparément. La jurisprudence a amplement établi que c’est généralement à l’étape de l’analyse fondée sur l’article premier et, en particulier, dans le cadre de l’étude de la question de l’atteinte minimale qu’il convient de traiter des arguments de restrictions excessives à la liberté d’expression : Butler, précité; Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123; R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697; Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892; R. c. Zundel, [1992] 2 R.C.S. 731.

19 La question fondamentale est donc simplement de savoir si la limite à la liberté d’expression imposée par la disposition peut être justifiée au sens de l’article premier de la Charte. Si des aspects de la disposition ne peuvent être justifiés, se pose alors la question de savoir si une réparation moindre que l’invalidation complète de la disposition est convenable.

20 Compte tenu de ces points en litige, les questions constitutionnelles suivantes ont été formulées :

1. Le paragraphe 163.1(4) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, contrevient-il à l’al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés?

2. S’il contrevient à l’al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés, le par. 163.1(4) du Code criminel constitue-t-il une limite raisonnable prescrite par une règle de droit, dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique, aux fins de l’article premier de la Charte?

3. Le paragraphe 163.1(4) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, contrevient-il à l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés?

4. S’il contrevient à l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, le par. 163.1(4) du Code criminel constitue-t-il une limite raisonnable prescrite par une règle de droit, dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique, aux fins de l’article premier de la Charte?

V. Analyse

A. Les valeurs en jeu

21 Au nombre des droits les plus fondamentaux que possèdent les Canadiens figure la liberté d’expression. Celle-ci rend possible notre liberté, notre créativité ainsi que notre démocratie, et ce, en protégeant non seulement l’expression qui est « bonne » et populaire, mais aussi celle qui est impopulaire, voire offensante. Le droit à la liberté d’expression repose sur la conviction que la libre circulation des idées et des images est la meilleure voie vers la vérité, l’épanouissement personnel et la coexistence pacifique dans une société hétérogène composée de personnes dont les croyances divergent et s’opposent. Si nous n’aimons pas une idée ou une image, nous sommes libres de nous y opposer ou simplement de nous en détourner. En l’absence de justification constitutionnelle suffisante toutefois, nous ne pouvons empêcher une personne de l’exprimer ou de la présenter, selon le cas.

22 La liberté d’expression n’est cependant pas absolue. Notre Constitution reconnaît que le Parlement ou une législature provinciale peut parfois limiter certaines formes d’expression. Des considérations générales, telle la prévention de la haine qui divise la société, comme dans l’arrêt Keegstra, précité, ou la prévention du préjudice qui menace des membres vulnérables de notre société, comme dans Butler, précité, peuvent justifier l’interdiction de certaines formes d’expression dans certaines circonstances. En raison de l’importance de la garantie de liberté d’expression, toute tentative visant à restreindre ce droit doit cependant faire l’objet d’un examen très attentif.

23 Les valeurs qui sous-entendent le droit à la liberté d’expression sont notamment l’épanouissement personnel, la recherche de la vérité par l’échange ouvert d’idées et le discours politique qui est fondamental pour la démocratie : Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, p. 976; Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712, p. 765. Si certaines formes d’expression, comme l’expression politique, sont plus au cœur de la garantie que d’autres, toutes les formes d’expression sont essentielles au maintien d’une société libre et démocratique. Comme la Cour l’explique dans l’arrêt Irwin Toy, précité, p. 968, la garantie « assur[e] que chacun puisse manifester ses pensées, ses opinions, ses croyances, en fait, toutes les expressions du cœur ou de l’esprit, aussi impopulaires, déplaisantes ou contestataires soient-elles. Cette protection », de poursuivre la Cour, « est [. . .] “fondamentale” parce que dans une société libre, pluraliste et démocratique, nous attachons une grande valeur à la diversité des idées et des opinions qui est intrinsèquement salutaire tant pour la collectivité que pour l’individu ». Selon le juge Cardozo, dans Palko c. Connecticut, 302 U.S. 319 (1937), la liberté d’expression est [traduction] « la matrice, l’élément essentiel de presque toute forme de liberté » (p. 327).

24 La disposition attaquée dans le présent pourvoi fait principalement intervenir la justification fondée sur l’épanouissement personnel. La pornographie juvénile ne contribue généralement ni à la recherche de la vérité ni au discours social et politique canadien. D’aucuns doutent qu’elle fasse même intervenir la valeur de l’épanouissement personnel si ce n’est l’aspect abject de l’exploitation sexuelle. On craint toutefois, en l’espèce, que la disposition ne vise accidentellement des formes d’expression qui touchent plus sérieusement à l’épanouissement personnel et qui ne présentent aucun risque de préjudice aux enfants.

25 Quant à l’affirmation selon laquelle l’interdiction de la possession de matériel expressif ne suscite aucune crainte relative à la liberté d’expression, je ne puis y souscrire. Le droit garanti par l’al. 2b) de la Charte englobe un continuum de liberté intellectuelle et expressive — « liberté de pensés, de croyance, d’opinion et d’expression ». Le droit de posséder du matériel expressif est intégralement lié au développement de la pensée, de la croyance, de l’opinion et de l’expression. La possession de ce matériel nous permet de comprendre la pensée d’autrui ou de confirmer notre propre pensée. Sans le droit de posséder du matériel expressif, la liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression serait compromise. La possession de matériel expressif est donc comprise dans l’ensemble des droits garantis par l’al. 2b) de la Charte.

26 Le caractère privé du matériel interdit peut accentuer la gravité de la limite apportée à la liberté d’expression. Même s’il n’est pas expressément garanti par la Charte, le droit à la vie privée constitue une valeur importante qui sous-tend le droit à la protection contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives garanti par l’art. 8 et le droit à la liberté garanti par l’art. 7 : voir Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668. En fait, comme le droit d’être protégé contre l’intrusion de l’État et les pressions sociales conformistes est inhérent à l’épanouissement personnel et à la diversité, notre Cour a fait remarquer que « la notion de vie privée est au cœur de celle de la liberté dans un État moderne » : R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417, p. 427; voir également R. c. Edwards, [1996] 1 R.C.S. 128, par. 50. Le droit à la vie privée peut aussi renforcer les revendications de liberté d’expression fondées sur l’al. 2b) de la Charte, dans le cas notamment d’écrits haineux : Keegstra, précité, p. 772-773, et Taylor, précité, p. 936-937. Dans un tel cas, ce renforcement résulte en partie de la possibilité que le matériel privé soit moins préjudiciable que le matériel rendu public et en partie de l’intervention particulière des libertés de conscience, de pensée et de croyance dans un contexte privé : Taylor, précité. Toutefois, le caractère privé d’une grande partie de la pornographie juvénile a une double incidence. Il fait intervenir le droit fondamental à la liberté d’expression. Mais en même temps, la nature clandestine de l’incitation, du changement de comportement, de l’initiation et de la séduction liés à la pornographie juvénile contribue au préjudice qui peut résulter pour les enfants, au lieu de le réduire.

27 En résumé, l’interdiction de la possession de pornographie juvénile restreint les droits garantis par l’al. 2b) et la liberté garantie par l’art. 7. Même si la nature lascive de la plus grande partie du matériel défini comme étant de la « pornographie juvénile » peut en atténuer la valeur sur le plan constitutionnel, elle ne l’annule pas, puisque la garantie de liberté d’expression s’applique même au discours offensant.

28 Cela nous amène à l’intérêt opposé qui est en jeu dans le présent pourvoi : l’intérêt de la société à ce que les enfants soient protégés des maux liés à la possession de pornographie juvénile. Tout comme personne ne nie l’importance de la liberté d’expression, personne ne conteste non plus que la pornographie juvénile implique l’exploitation d’enfants. On peut dire que les liens entre la possession de pornographie juvénile et le préjudice causé aux enfants sont plus ténus que ceux qui existent entre la production et la distribution de pornographie juvénile et le préjudice causé aux enfants. Toutefois, la possession de pornographie juvénile contribue au marché de cette forme de pornographie, lequel marché stimule à son tour la production qui implique l’exploitation d’enfants. La possession de pornographie juvénile peut faciliter la séduction et l’initiation des victimes, vaincre leurs inhibitions et inciter à la perpétration éventuelle d’infractions. Certains de ces liens sont contestés et doivent faire l’objet d’un examen plus approfondi lors de l’analyse de la justification au sens de l’article premier. À la présente étape, il s’agit tout simplement de décrire les craintes qui, selon le gouvernement, justifient la limitation de la liberté d’expression par l’interdiction de la possession de pornographie juvénile.

29 Voilà donc les valeurs qui sont en jeu dans le présent pourvoi. D’une part, il y a le droit à la liberté d’expression — un droit fondamental pour la liberté de chaque Canadien et pour notre société démocratique. D’autre part, il y a la conviction que la possession de pornographie juvénile doit être interdite afin de prévenir tout préjudice causé aux enfants.

30 Monsieur Sharpe ne prétend pas que la prévention du préjudice causé aux enfants ne peut jamais justifier la limitation de la liberté d’expression. Lorsque les deux valeurs entrent nettement en conflit, la prévention du préjudice causé aux enfants doit l’emporter. Il affirme plutôt que la limitation que le par. 163.1(4) impose à la liberté d’expression doit tomber parce que cette disposition s’applique à du matériel qui ne présente aucun risque de préjudice pour les enfants et parce que les liens entre la possession de pornographie juvénile et le préjudice causé aux enfants sont ténus.

31 Pour être en mesure de dissiper ces craintes, nous devons déterminer quel matériel est visé par la disposition, interprétée correctement, puis répondre à la question de savoir si ces limites apportées à la liberté d’expression sont effectivement justifiées par l’objectif de prévention du préjudice causé aux enfants.

B. La nature et la portée de l’atteinte à la Charte

32 Quoique le ministère public admette que le par. 163.1(4) limite la liberté d’expression, cela n’écarte pas la nécessité d’examiner la nature et la portée de l’atteinte afin de décider si elle est justifiée. Pour déterminer si une disposition a une portée trop large, il faut savoir ce à quoi elle s’applique. Notre Cour a constamment abordé de cette façon les arguments de portée excessive. Il ne suffit pas d’accepter les arguments des parties quant à ce qu’interdit la loi. La loi doit être interprétée, et les interprétations susceptibles de réduire au minimum la portée que l’on dit excessive doivent être examinées : voir Keegstra, Butler et Mills, précités. Il faut donc commencer par déterminer ce à quoi le par. 163.1(4) s’applique vraiment par opposition à certaines des interprétations plus larges préconisées par l’intimé et certains intervenants qui l’appuient. L’interprétation de la disposition est une étape préalable nécessaire à la détermination de la constitutionnalité, étant entendu naturellement que les tribunaux pourront, dans des instances ultérieures, préciser l’analyse à la lumière des faits et des considérations en présence.

33 On a beaucoup écrit sur l’interprétation des lois (voir, par exemple, R. Sullivan, Statutory Interpretation (1997); R. Sullivan, Driedger on the Construction of Statutes (3e éd. 1994); P.-A. Côté, Interprétation des lois (3e éd. 1999)). Toutefois, dans Construction of Statutes (2e éd. 1983), E. A. Driedger illustre le mieux la démarche que je préfère adopter. Il reconnaît que l’interprétation d’une loi ne peut pas être fondée uniquement sur le libellé de la loi en question. Il dit ce qui suit, à la p. 87 : [traduction] « Aujourd’hui il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global et en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur. » Ce passage a été cité et approuvé récemment, entre autres, dans Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 21; R. c. Hydro-Québec, [1997] 3 R.C.S. 213, par. 144; Banque Royale du Canada c. Sparrow Electric Corp., [1997] 1 R.C.S. 411, par. 30; Verdun c. Banque Toronto-Dominion, [1996] 2 R.C.S. 550, par. 22; Friesen c. Canada, [1995] 3 R.C.S. 103, par. 10. Cette démarche est complétée par la présomption que le législateur a voulu adopter des dispositions conformes à la Charte : voir Sullivan, Driedger on the Construction of Statutes, op. cit., p. 322-327. Lorsqu’une disposition législative peut être jugée inconstitutionnelle selon une interprétation et constitutionnelle selon une autre, cette dernière doit être retenue : voir Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038, p. 1078; R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933, p. 1010; R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606, p. 660; R. c. Lucas, [1998] 1 R.C.S. 439, par. 66.

34 L’objectif principal que le législateur poursuivait en adoptant les dispositions sur la pornographie juvénile était de prévenir le préjudice causé aux enfants en interdisant la production, la distribution et la possession de pornographie juvénile et en transmettant aux Canadiens le message « que les enfants ont besoin d’être protégés des effets terribles de l’exploitation et des agressions sexuelles et qu’on ne peut en faire des partenaires sexuels » : Débats de la Chambre des communes, 3e sess., 34e lég., vol. XVI, 3 juin 1993, p. 20328. Le législateur n’a toutefois pas voulu que la loi vise tout matériel théoriquement susceptible d’exposer les enfants à un risque ou de produire des changements de comportement négatifs. Conscient de l’importance de la liberté d’expression dans notre société et des dangers que comporte en matière pénale une disposition imprécise dont la portée est excessive, le législateur a visé principalement des formes évidentes de « pornographie juvénile » : la représentation d’une activité sexuelle explicite avec un enfant, la représentation d’organes sexuels ou de la région anale d’un enfant et le matériel préconisant la perpétration de crimes d’ordre sexuel avec des enfants. En prévoyant des réserves et des moyens de défense, le législateur a indiqué qu’il cherchait à viser non pas tout matériel susceptible de causer un préjudice aux enfants, mais seulement le matériel qui expose les enfants à un risque raisonné de préjudice et, encore là, uniquement dans les cas où le droit à la liberté d’expression ou le bien public ne l’emporte pas sur ce risque de préjudice. C’est en gardant à l’esprit cet objectif que j’examine l’art. 163.1.

35 Le paragraphe 163.1(1) définit la pornographie juvénile selon deux catégories : (1) la représentation (al. 163.1(1)a)) et (2) l’écrit ou la représentation qui préconise ou conseille une activité sexuelle (al. 163.1(1)b)). La représentation comprend « toute représentation pornographique, filmée, vidéo ou autre, réalisée par des moyens mécaniques ou électroniques », ce qui est suffisamment général pour viser les dessins, peintures, gravures, graphiques informatiques ou sculptures, bref, toute représentation non écrite pouvant être perçue visuellement.

36 Peut constituer de la pornographie juvénile, selon le cas :

1. la représentation où figure une personne âgée de moins de 18 ans ou présentée comme telle et se livrant ou présentée comme se livrant à une activité sexuelle explicite (sous‑al. 163.1(1)a)(i));

2. la représentation dont la caractéristique dominante est la représentation, dans un but sexuel, d’organes sexuels ou de la région anale d’une personne âgée de moins de 18 ans (sous‑al. 163.1(1)a)(ii));

3. la représentation qui préconise ou conseille une activité sexuelle avec une personne âgée de moins de 18 ans, qui constituerait une infraction au Code criminel (al. 163.1(1)b)).

Un écrit ne peut constituer de la pornographie juvénile que dans le dernier cas (al. 163.1(1)b)). La portée de ces dispositions dépend du sens des termes employés.

1. « Personne »

37 Pour être de la pornographie juvénile, la représentation doit montrer, dépeindre, préconiser ou conseiller une activité sexuelle avec une « personne ». Deux questions se posent : premièrement, le mot « personne » s’entend‑il uniquement d’une vraie personne, par opposition à une personne fictive? Deuxièmement, s’entend-il également de la personne qui est en possession du matériel?

38 La première question est importante, car elle permet de déterminer si l’interdiction de la possession se limite à la représentation de vraies personnes, ou si elle vise les dessins issus de l’imagination, les bandes dessinées ou les compositions créées par ordinateur. Selon la preuve présentée, le matériel sexuellement explicite peut être préjudiciable, que les enfants représentés soient de vrais enfants ou non. De plus, en raison de la qualité de la technologie contemporaine, il peut être très difficile de distinguer une « vraie » personne d’un personnage créé par ordinateur. Il semble que, si on l’interprète d’une manière conforme à l’objectif du législateur de criminaliser la possession de matériel suscitant une crainte raisonnée qu’un préjudice ne soit causé aux enfants, le mot « personne » devrait viser les œuvres de fiction visuelles tout autant que la représentation de vraies personnes. Bien que le mot « personne », dans la disposition créant l’infraction et à l’al. 163.1(1)b), s’entende d’un être en chair et en os, je conclus que « personne » à l’al. 163.1(1)a) désigne les êtres humains réels et les êtres humains imaginaires.

39 Cette définition de la pornographie juvénile vise les représentations d’êtres humains imaginaires créées et conservées privément par leur auteur. L’interdiction s’étend donc aux expressions visuelles de la pensée et de l’imagination, même dans le domaine extrêmement privé de la création et de l’utilisation solitaires. Comme nous le verrons, la nature privée et créative de cette forme d’expression, conjuguée à l’improbabilité qu’elle cause un préjudice aux enfants, est source de problèmes quant à la constitutionnalité de la disposition.

40 La seconde question est de savoir si le mot « personne » utilisé à l’al. 163.1(1)a) s’entend également de la personne qui a le matériel en sa possession. La définition de la « pornographie juvénile » s’applique-t-elle à la « représentation de soi » — par exemple, à des photos à caractère sexuel explicite qu’une personne a prises d’elle-même seule? Comme le législateur n’a pas restreint ni limité la définition du mot « personne » à l’al. 163.1(1)a), je conclus qu’il a voulu viser de telles représentations de soi, même dans le cas où la personne qui en est l’auteur, bien qu’elle ait moins de 18 ans, ne semble pas être un enfant et a l’intention de conserver ces représentations en sa stricte possession. Cela aussi est source de problèmes constitutionnels, comme nous le verrons.

41 Selon la définition donnée par la disposition législative, toutes les personnes de moins de 18 ans sont des enfants. Cela reflète sans aucun doute la crainte du législateur que des adolescents plus âgés puissent avoir l’air d’enfants ou qu’ils soient présentés comme tels. Cette limite d’âge étend toutefois la portée de la disposition à du matériel qui sort de la conception ordinaire que l’on se fait de la pornographie juvénile. Par exemple, elle soulève la possibilité que des adolescents, peut-être même des adolescents mariés, soient accusés et incarcérés pour avoir pris des photos ou effectué des enregistrements vidéo d’eux-mêmes se livrant à des activités sexuelles légales et pour avoir conservé ce matériel, même s’ils étaient destinés à leur usage personnel exclusif. Cette interdiction fait intervenir la valeur de l’épanouissement personnel et peut être difficile à relier à la crainte raisonnée qu’un préjudice ne soit causé à des enfants, ce qui soulève encore une fois des préoccupations constitutionnelles particulièrement troublantes.

2. « Présentée »

42 Suivant le sous‑al. 163.1(1)a)(i), la pornographie juvénile s’entend de la représentation d’une personne « âgée de moins de dix‑huit ans ou présentée comme telle et se livrant ou présentée comme se livrant à une activité sexuelle explicite » (je souligne). Le terme « présentée » renvoie‑t‑il a) à l’intention de l’auteur, b) à la perception du possesseur ou c) à la perception d’un observateur raisonnable?

43 La première et la deuxième interprétations sont incompatibles avec l’objectif du législateur de prévenir le préjudice causé aux enfants par l’exploitation sexuelle. Le risque lié à la représentation dépend non pas de ce que l’auteur ou le possesseur avait en tête, mais de la possibilité que la représentation serve à des fins comme la séduction. C’est le message transmis par le matériel qui importe, et pas nécessairement ce que l’auteur a voulu exprimer. De plus, il serait pratiquement impossible d’établir ce que le producteur ou le possesseur avait en tête. Quant à la deuxième option, le même matériel pourrait constituer de la pornographie juvénile entre les mains d’une personne et être inoffensif entre les mains d’une autre. Pourtant, la loi précise que commet une infraction quiconque a en sa possession du matériel de ce genre, et non seulement la personne qui y voit la représentation d’un enfant. La seule solution réaliste est d’entendre « présentée » au sens de ce qu’y verrait un observateur raisonnable. Le critère doit être objectif et fondé sur ce qui est présenté, et non sur ce que l’auteur ou le possesseur avait en tête. La question qui se pose est la suivante : Un observateur raisonnable considérerait‑il que la personne représentée a moins de 18 ans et se livre à une activité sexuelle explicite?

3. « Activité sexuelle explicite »

44 Le sous‑alinéa 163.1(1)a)(i) vise la représentation d’une « activité sexuelle explicite ». L’activité sexuelle s’entend d’un large éventail d’activités allant du simple regard enjôleur jusqu’à la relation sexuelle et à l’attouchement des organes génitaux et de la région anale, en passant par la caresse de parties du corps revêtant un caractère sexuel secondaire, comme les cheveux, les lèvres et les seins. Il s’agit de savoir où le législateur a voulu tracer la ligne entre le matériel dont la possession peut être légale et celui dont la possession peut être illégale. Un certain nombre d’éléments indiquent que le législateur a voulu tracer la ligne à l’extrémité de l’éventail correspondant à la représentation détaillée et non équivoque de l’activité sexuelle intime.

45 Le premier indice est l’emploi du mot « explicite » pour décrire l’activité représentée. Le législateur aurait pu parler simplement d’« activité sexuelle », mais il a opté pour « activité sexuelle explicite ». Il faut définir le terme « explicite ». Selon le Canadian Oxford Dictionary (1998), le terme anglais « explicit » (« explicite »), dans le contexte de l’activité sexuelle, s’entend d’une [traduction] « description ou représentation de la nudité ou de l’activité sexuelle intime ». Le New Oxford Dictionary of English (1998) le définit également comme étant [traduction] « la description ou la représentation de l’activité sexuelle d’une manière détaillée ». Cela porte à croire que la disposition ne s’applique qu’à la représentation de rapports sexuels et autres actes sexuels non anodins.

46 Ce sens restreint est étayé par le fait qu’en créant d’autres infractions, comme l’agression sexuelle, le législateur emploie le terme « sexuel » ou « sexuelle » sans autre précision. Pour qu’il y ait agression sexuelle, le caractère sexuel du contact doit être évident. L’ajout de l’adjectif « explicite » à l’art. 163.1 indique que cet élément au moins doit être présent.

47 L’interprétation restrictive de l’expression « activité sexuelle explicite » est aussi étayée par l’interprétation corrélative du sous‑al. 163.1(1)a)(i) et du sous‑al. 163.1(1)a)(ii). Ces sous-alinéas visent deux sortes de représentation : (i) la représentation d’une activité sexuelle explicite et (ii) la représentation fixe des organes sexuels ou de la région anale d’un enfant. Le sous‑alinéa (ii) indique clairement que le législateur a voulu s’attaquer à la représentation d’actes situés presque à l’extrémité de l’éventail. Même si on peut théoriquement soutenir que le législateur a voulu que le sous‑al. (i) ait une portée beaucoup plus large que le sous-al. (ii), il semble plus vraisemblable qu’il voulait que le sous‑al. (i) s’applique à la contrepartie du sous‑al. (ii) relative aux activités.

48 Enfin, l’objectif du législateur de prévenir le préjudice causé aux enfants par la pornographie juvénile appuie l’interprétation restrictive de l’expression « activité sexuelle explicite ». Selon la preuve, le préjudice causé aux enfants par la pornographie juvénile est imputable aux représentations d’actes sexuels explicites avec des enfants, situées à l’extrémité de l’éventail. La littérature relative au préjudice met principalement l’accent sur la représentation de l’activité sexuelle comportant la nudité et la représentation des organes sexuels et de la région anale. Il est raisonnable de conclure que c’est à ce genre de matériel que le législateur a surtout voulu s’attaquer en adoptant cette disposition.

49 Je conclus que l’expression « activité sexuelle explicite » s’entend des actes qui, considérés objectivement, se situent à l’extrémité de l’éventail des activités sexuelles, à savoir les actes comportant la nudité ou des activités sexuelles intimes, représentés de manière détaillée et non équivoque, avec une personne âgée de moins de 18 ans ou présentée comme telle. La disposition n’interdit pas la possession de matériel visuel représentant seulement des contacts sexuels anodins, comme l’attouchement, le baiser ou l’étreinte, étant donné qu’on n’y dépeint aucune nudité ni aucune activité sexuelle intime. La photo d’adolescents échangeant un baiser à la colonie de vacances n’est sûrement pas visée. À l’extrême limite, la disposition pourrait s’appliquer à une bande vidéo dans laquelle les seins nus d’une adolescente sont caressés, mais seulement si l’activité est représentée de manière détaillée et revêt indéniablement un caractère sexuel. (À cet égard, voir l’analyse de B. Blugerman et L. May, « The New Child Pornography Law: Difficulties of Bill C‑128 » (1995), 4 M.C.L.R. 17.)

4. « Caractéristique dominante » et « but sexuel »

50 Il faut également analyser de façon objective l’expression « caractéristique dominante » au sous‑al. 163.1(1)a)(ii), qui vise la possession de matériel visuel dont « la caractéristique dominante est la représentation, dans un but sexuel, d’organes sexuels ou de la région anale d’une personne âgée de moins de dix‑huit ans ». Il s’agit de déterminer si une personne raisonnable qui considérerait la représentation de manière objective et en contexte conclurait que sa « caractéristique dominante » est la représentation des organes sexuels ou de la région anale de l’enfant. Il en va de même de l’expression « dans un but sexuel », qui s’entend selon moi de ce qui est raisonnablement perçu comme visant à stimuler sexuellement certaines personnes.

51 D’un point de vue objectif, la « caractéristique dominante » des photos de famille représentant des enfants nus n’est généralement pas la représentation, « dans un but sexuel », d’organes sexuels ou de la région anale d’un enfant. Placer la photo dans un album de photos à caractère sexuel et ajouter une légende à connotation sexuelle est susceptible d’en modifier le sens et de faire en sorte qu’un observateur objectif et raisonnable considérera que sa caractéristique ou fin dominante est indéniablement sexuelle : voir R. c. Hurtubise, [1997] B.C.J. No. 40 (QL) (C.S.), par. 16-17. À défaut d’une preuve indiquant l’existence d’une fin lubrique dominante, la photo d’un enfant dans une baignoire n’est pas visée. Pour obtenir une déclaration de culpabilité, le ministère public doit prouver, hors de tout doute raisonnable, que la « caractéristique dominante » de la photo est la représentation, « dans un but sexuel », d’organes sexuels ou de la région anale. S’il existe un doute raisonnable, l’accusé doit être acquitté.

5. « Organes sexuels »

52 Le sous‑alinéa 163.1(1)a)(ii) vise la représentation fixe, dans un but sexuel, d’« organes sexuels » ou de la « région anale » d’une personne âgée de moins de 18 ans, pourvu qu’il s’agisse de la caractéristique dominante de la représentation. Cela soulève la question du sens à donner à l’expression « organes sexuels ».

53 Il serait prudent de laisser à la jurisprudence future le soin de définir précisément cette expression. Cependant, nul ne prétend que le sous‑al. 163.1(1)a)(ii) vise la représentation des yeux ou des lèvres. La volonté du législateur d’interdire la possession de matériel suscitant une crainte raisonnée qu’un préjudice ne soit causé aux enfants indique qu’il faut donner à l’expression « organes sexuels » utilisée au sous‑al. (ii) une interprétation restrictive similaire à celle analysée plus haut relativement au sous‑al. (i).

6. Écrit qui « préconise ou conseille »

54 La deuxième catégorie de pornographie juvénile visée par le par. 163.1(1) comprend « tout écrit ou [. . .] toute représentation qui préconise ou conseille une activité sexuelle avec une personne âgée de moins de dix‑huit ans qui constituerait une infraction à la présente loi ».

55 Cette disposition a une portée plus restreinte que la définition de la pornographie visuelle à l’al. 163.1(1)a), laquelle englobe toute « représentation » à connotation sexuelle d’un enfant. L’alinéa 163.1(1)b) ne vise que le matériel se rapportant à une activité qui constituerait un crime au sens du Code criminel. En outre, il ne vise que le matériel qui « préconise » ou « conseille » la perpétration de tels crimes. De prime abord, l’objectif de cet alinéa semble être de lutter contre l’écrit et la représentation qui encouragent activement la perpétration d’infractions d’ordre sexuel avec des enfants.

56 Il s’agit de savoir non pas si l’auteur ou le possesseur du matériel a voulu préconiser ou conseiller la perpétration du crime, mais si, pris objectivement, le matériel préconise ou conseille la perpétration de ce crime. « Préconiser » n’est pas défini dans le Code criminel. « Conseiller » n’est traité qu’à l’art. 22 du Code criminel (conseiller de commettre une infraction) qui précise que « conseiller » s’entend « d’amener et d’inciter », et « conseil » de « l’encouragement visant à amener ou à inciter ». « Conseiller » peut simplement vouloir dire recommander, mais en droit criminel, on lui donne le sens plus fort d’encourager activement : voir R. c. Dionne (1987), 38 C.C.C. (3d) 171 (C.A.N.‑B.), p. 180, le juge Ayles. Bien que l’art. 22 renvoie aux actes d’une personne, et l’al. 163.1(1)b) à du matériel, il semble raisonnable de supposer que, pour qu’il « préconise » ou « conseille », le matériel, pris objectivement, doit « encourager activement » la perpétration des infractions commises avec des enfants qui sont représentées. Là encore, l’intention du législateur de viser le matériel qui suscite une crainte raisonnée qu’un préjudice ne soit causé à des enfants peut indiquer la voie à suivre. La simple description de l’acte criminel n’est pas visée. L’interdiction porte plutôt sur du matériel qui, considéré objectivement, transmet le message qu’on peut et qu’on devrait avoir des rapports sexuels avec des enfants.

57 Sans laisser entendre que la distinction est facile à faire en pratique, l’analyse fondée sur l’objet visé paraît exclure bon nombre d’exemples de situations qui illustreraient la portée excessive de la disposition. Par exemple, les œuvres vouées à la description et à l’exploration de différents aspects de la vie qui, de manière incidente, font état d’actes illégaux accomplis avec des enfants ne sont vraisemblablement pas visées. Même si Lolita de Nabokov, Decameron de Boccace et le Banquet de Platon représentent ou analysent des activités sexuelles avec des enfants, on ne saurait dire, objectivement, que ces œuvres préconisent ou conseillent un tel comportement au sens de l’encourager activement. La disposition ne s’appliquerait pas non plus à la défense, sur le plan politique, de l’abaissement de l’âge du consentement valide, du fait que cette défense préconiserait non pas la perpétration d’une infraction, mais plutôt la modification de la loi. De même, un ouvrage d’anthropologie analysant les pratiques sexuelles d’adolescents d’autres cultures et les présentant comme étant bien adaptés et en santé ne serait pas visé, car il ne ferait que décrire une situation au lieu de préconiser ou conseiller l’accomplissement d’actes illégaux. Je constate que, de toute façon, ces exemples relèveraient probablement des moyens de défense fondés sur la valeur artistique, sur l’existence d’un but éducatif, scientifique ou médical ou encore sur le bien public, qui sont analysés plus loin.

58 Il faut aussi se rappeler que seul le fait de préconiser ou de conseiller une activité sexuelle avec une personne âgée de moins de 18 ans constituerait une infraction au Code criminel visée par cette partie de la définition de la pornographie juvénile. De nombreuses infractions d’ordre sexuel prévues par le Code ne s’appliquent qu’à l’activité sexuelle impliquant une personne de moins de 14 ans. Par exemple, les contacts sexuels (art. 151) et l’incitation à des contacts sexuels (art. 152) ne s’appliquent que si des personnes de 13 ans ou moins sont en cause, à moins que l’auteur de l’attouchement ou de l’incitation ne soit une personne en situation d’autorité ou de confiance (art. 153). Préconiser le contact sexuel consensuel avec une personne de 16 ans n’est pas une infraction à l’art. 151 et ne serait donc pas visé par cette partie de la définition de la pornographie juvénile. Toutefois, préconiser ce genre de contact par un enseignant ou un entraîneur de hockey, notamment, est une infraction et serait visé. De même, inviter un jeune de 14 ans à avoir un contact sexuel consensuel avec une autre personne n’est pas une infraction à l’art. 152 et ne serait pas visé non plus (sous réserve de la même exception relative à la personne en situation d’autorité ou de confiance). Enfin, préconiser des relations vaginales consensuelles avec une personne de 15 ans n’est pas une infraction puisque l’âge du consentement valide est de 14 ans. Les écrits ou les représentations qui préconisent ou conseillent de tels rapports sexuels ne sont donc pas visés par l’al. 163.1(1)b).

59 Il faut toutefois noter que la disposition a une portée suffisamment large pour viser les écrits créés uniquement par l’auteur et destinés exclusivement à son usage personnel. Par exemple, on pourrait soutenir que la disposition s’applique même à la partie d’un journal intime dans laquelle un adolescent relaterait positivement une aventure sexuelle. L’interprétation des mots « préconise ou conseille » et le fait qu’il doit s’agir de la description d’un acte illégal diminuent les chances que cela se produise. Il reste cependant que le récit privé d’une aventure sexuelle par un adolescent pourrait être visé. Cet exemple, comme celui d’un dessin effectué et conservé uniquement par l’accusé, fait intervenir la valeur de l’épanouissement personnel et ne semble exposer les enfants qu’à un faible risque réel de préjudice, ce qui le rend constitutionnellement problématique.

7. Les moyens de défense

60 En plus de restreindre la portée de la définition de la pornographie juvénile, le législateur a prévu un certain nombre de moyens de défense. Ce faisant, il a reconnu que la disposition pourrait porter indûment atteinte à certaines valeurs protégées par la garantie de la liberté d’expression, telles la créativité artistique, l’éducation, la recherche médicale et d’autres fins publiques, et il a tenté de protéger les activités qui servent ces valeurs. Les moyens de défense doivent être interprétés libéralement en gardant ce but à l’esprit.

a) Le moyen de défense fondé sur la valeur artistique

61 Le paragraphe 163.1(6) prévoit un moyen de défense à l’égard de l’écrit ou de la représentation qui constitue de la pornographie juvénile, mais qui a une « valeur artistique ». Trois questions se posent au sujet de sa portée : (1) Que signifie l’expression « valeur artistique »? (2) L’œuvre artistique doit‑elle être conforme aux «normes sociales» pour que le moyen de défense puisse être invoqué à son égard? (3) Quelle procédure faut‑il suivre pour examiner ce moyen de défense? Nous devons interpréter le moyen de défense fondé sur la valeur artistique en nous rappelant la mise en garde du juge Sopinka dans l’arrêt Butler, précité, p. 486 : « L’expression artistique est au cœur des valeurs relatives à la liberté d’expression et tout doute à cet égard doit être tranché en faveur de la liberté d’expression ». Cela veut simplement dire que ce moyen de défense doit être interprété largement.

62 La première question est de savoir ce que vise le moyen de défense. Il semble clair qu’il doit être établi de manière objective, étant donné que le législateur n’a pu vouloir que le simple fait d’invoquer la valeur artistique constitue un moyen de défense. Deux possibilités s’offrent donc. Premièrement, la « valeur artistique » peut s’entendre de la qualité de l’œuvre selon l’observateur objectif. Il n’est pas rare, dans la vie de tous les jours, qu’on dise d’une œuvre d’art que, même si elle constitue véritablement de l’art, elle n’a aucune « valeur artistique » ou en a très peu. Si l’expression « valeur artistique » est utilisée dans ce sens, il incombe alors au tribunal d’évaluer la qualité de l’œuvre d’art. L’étudiant qui fait l’apprentissage d’un art, l’artiste inepte ou l’artiste qui rompt avec les conventions pour établir un nouveau mode d’expression pourrait se faire dire que son œuvre manque de « valeur artistique » et donc être incapable de se prévaloir du moyen de défense. En tenant pour acquis que tel était le sens de l’expression « valeur artistique », on a fait valoir que le moyen de défense est trop restreint et arbitraire pour protéger adéquatement l’expression artistique.

63 Le deuxième sens qui peut être donné à l’expression « valeur artistique » est « qui possède la qualité reconnue à l’art » ou « qui participe de l’art ». Selon ce sens, tout créateur d’art quel qu’il soit est protégé même si ses efforts produisent une œuvre grossière ou immature selon l’observateur objectif. Cette interprétation paraît davantage compatible avec l’intention du législateur, car on imagine difficilement qu’il a voulu assujettir la responsabilité criminelle à la valeur de l’art de l’accusé. Il serait discriminatoire et irrationnel de permettre à un bon artiste d’échapper à la responsabilité criminelle mais d’incriminer un artiste plus marginal, moins talentueux ou moins conformiste. Une telle interprétation irait à l’encontre de la nécessité d’interpréter le moyen de défense d’une manière large et libérale. Je conclus que les mots « valeur artistique » doivent s’entendre de toute forme d’expression pouvant raisonnablement être considérée comme de l’art. Toute valeur artistique objectivement établie, si minime soit‑elle, suffit à fonder le moyen de défense. Tant qu’il produit de l’art, l’artiste ne devrait tout simplement pas craindre d’être poursuivi en vertu du par. 163.1(4).

64 La question de savoir ce qui peut raisonnablement être considéré comme de l’art est certes difficile et fait depuis toujours réfléchir les philosophes. Bien qu’il soit généralement admis que l’« art » s’entend notamment de la production, selon des principes esthétiques, d’œuvres émanant de l’imagination, imitées ou originales (New Shorter Oxford English Dictionary on Historical Principles (1993), vol. 1, p. 120), la question de savoir si un dessin, un film ou un texte en particulier est de l’art doit être tranchée par le juge du procès, compte tenu de toute une gamme de facteurs. L’intention subjective du créateur sera pertinente, mais probablement non concluante. La forme et la teneur de l’œuvre peuvent permettre de déterminer s’il s’agit d’art. Ses liens avec des conventions, traditions ou styles artistiques peuvent également être un facteur à considérer. L’avis d’un expert sur le sujet peut être utile. D’autres facteurs comme le mode de production, de présentation et de distribution peuvent aider à déterminer si l’écrit ou la représentation a une valeur artistique. Il se peut qu’avec l’évolution de la jurisprudence l’identité des facteurs à considérer se précise.

65 Ceci nous amène à la question de savoir si le moyen de défense comporte une norme sociale de tolérance. Dans Ontario (Attorney General) c. Langer (1995), 123 D.L.R. (4th) 289 (C. Ont. (Div. gén.)), le juge McCombs a conclu que le par. 163.1(6) signifie que, pour avoir une valeur artistique, le matériel doit être conforme aux normes sociales en ce sens qu’il ne doit pas exposer les enfants à un préjudice. Je ne suis pas convaincue qu’il y ait lieu de considérer que ce moyen de défense comporte une restriction fondée sur les normes sociales, car cela reviendrait à inclure une condition que le législateur n’a pas formulée. En outre, il serait contraire à la logique du moyen de défense de considérer qu’il comporte la condition de la conformité aux normes sociales, laquelle logique veut que la valeur artistique l’emporte sur le préjudice susceptible de résulter de la représentation à caractère sexuel d’un enfant dans l’œuvre. La majeure partie du matériel visé par la définition de la pornographie juvénile est susceptible de causer un préjudice aux enfants. Restreindre le moyen de défense fondé sur la valeur artistique à ce qui n’expose les enfants à aucun risque de préjudice contrecarrerait l’objet de ce moyen de défense. Le législateur a manifestement voulu que certaines œuvres pornographiques susceptibles d’être préjudiciables échappent à toutes poursuites grâce à ce moyen de défense, qui autrement n’aurait aucune utilité.

66 La troisième question est la procédure à suivre à l’égard du moyen de défense fondé sur la valeur artistique. Comme nous l’avons vu, le critère est objectif. Le libellé de la disposition indique qu’elle s’applique de la même façon que d’autres moyens de défense, telles la légitime défense, la provocation ou la nécessité. L’accusé invoque le moyen de défense en signalant des faits susceptibles de l’étayer (qui représentent généralement plus qu’une simple assertion que l’auteur a voulu subjectivement créer de l’art), après quoi le ministère public doit réfuter hors de tout doute raisonnable le moyen de défense : voir Langer, précité.

67 J’ajoute une précision. Le moyen de défense fondé sur la valeur artistique que prévoit la loi dans le cas d’une accusation de possession de pornographie juvénile diffère, sur le plan conceptuel, du moyen de défense fondé sur la valeur artistique qui peut être invoqué dans le cas d’une accusation d’obscénité portée en vertu de l’art. 163 du Code criminel. En ce qui concerne ce dernier article, la sens de l’obscénité et la défense fondée sur la valeur artistique résultent dans une large mesure de la jurisprudence. Il dépend de la question de savoir, d’une part, si la représentation sexuelle est l’objectif dominant de l’œuvre ou, d’autre part, si elle est essentielle à un objectif artistique plus large (le critère des besoins internes). Il faut aussi se demander si, compte tenu du contexte, l’aspect sexuel de l’œuvre satisferait aux normes sociales de tolérance. Par contre, la définition de la pornographie juvénile est indépendante du moyen de défense fondé sur la valeur artistique, ce qui rend inutiles la notion des « besoins internes » et le raisonnement « de l’obscénité ou de l’art ». Pour ce motif, et avec le plus grand respect pour l’avis contraire exprimé par le juge McCombs dans Langer, précité, il ne me paraît pas incongru, lorsqu’il est question d’infractions en matière de pornographie juvénile, de donner au moyen de défense fondé sur la valeur artistique une interprétation différente de celle qui lui est donnée sous le régime des dispositions relatives à l’obscénité.

b) Le moyen de défense fondé sur l’existence d’un « but éducatif, scientifique ou médical »

68 Le paragraphe 163.1(6) établit un moyen de défense à l’égard du matériel qui a un but médical, éducatif ou scientifique. Il s’agit du but auquel le matériel peut objectivement servir et non du but dans lequel la personne l’a effectivement en sa possession. La manière dont le matériel a été produit ou est conservé est évidemment pertinente à cet égard. Bien qu’on puisse soutenir que peu d’ouvrages médicaux, éducatifs ou scientifiques seraient visés par le par. 163.1(1), le législateur dit clairement que, même s’ils le sont, leur possession est légale. La procédure applicable à ce moyen de défense est la même que pour le moyen de défense fondé sur la valeur artistique.

69 À l’instar des autres moyens de défense, le moyen de défense fondé sur la possession dans un but médical, éducatif ou scientifique doit être interprété libéralement et en conformité avec l’intention du législateur. Dans cette optique, la possession de matériel à des fins thérapeutiques pourrait satisfaire aux exigences de ce moyen de défense. Dans des circonstances appropriées, ce moyen de défense s’appliquera à des scénarios ou récits composés dans le cadre d’une introspection ou aux activités sexuelles consignées par un couple à des fins d’épanouissement de sa relation : J. Ross, « R. v. Sharpe and Private Possession of Child Pornography » (2000), 11 Forum Constitutionnel 50, p. 57.

c) Le moyen de défense fondé sur le « bien public »

70 Le « bien public » a été interprété comme étant [traduction] « ce qui est nécessaire ou favorable à la religion ou à la moralité, à l’administration de la justice, à l’activité scientifique, littéraire ou artistique ou à d’autres sujets d’intérêt général » : J. F. Stephen, A Digest of the Criminal Law (9e éd. 1950), p. 173; cette interprétation a été adoptée dans R. c. American News Co. (1957), 118 C.C.C. 152 (C.A. Ont.), p. 161-162, et R. c. Delorme (1973), 15 C.C.C. (2d) 350 (C.A. Qué.), p. 358-359. Le moyen de défense fondé sur le bien public a été peu interprété dans le contexte de l’obscénité et la définition précise de sa portée déborde le cadre du présent pourvoi. Là encore, une interprétation téléologique semblerait appropriée. La possession de pornographie juvénile susceptible de servir le bien public inclut notamment la possession de tel matériel par des intervenants du système judiciaire dans le cadre d’une poursuite en justice, par des chercheurs qui étudient les effets de l’exposition à la pornographie juvénile ou encore par des personnes qui ont en leur possession des œuvres traitant des aspects politiques ou philosophiques de la pornographie juvénile. Là encore, la procédure applicable est la même que pour le moyen de défense fondé sur la valeur artistique.

71 On pourrait soutenir que la possession de matériel qui favorise l’épanouissement expressif ou psychologique ou qui renforce l’identité sexuelle d’une personne d’une façon non préjudiciable pour autrui sert le bien public. Dans certains cas, cela pourrait éliminer certaines des applications les plus problématiques du par. 163.1(4). Par exemple, cela pourrait parfois empêcher que la disposition s’applique à des œuvres visuelles créées et conservées en privé par une seule personne, ou à des enregistrements privés que font des adolescents de leurs activités sexuelles légales. Il se pourrait néanmoins que le moyen de défense fondé sur le bien public ne dissipe pas toutes les préoccupations concernant la portée de la disposition. En l’absence d’une preuve que le bien public est servi dans un cas donné, quelqu’un pourrait effectivement être déclaré coupable de possession de matériel qui fait directement intervenir la valeur d’épanouissement personnel et ne présente que peu ou pas de risques de préjudice pour les enfants. Par conséquent, bien qu’il soit possible que le moyen de défense fondé sur le bien public empêche dans certains cas des applications inquiétantes de la loi, il ne le fera pas dans tous les cas.

8. Résumé concernant le matériel visé par le par. 163.1(4)

72 Le paragraphe 163.1(4) du Code criminel traduit l’intention claire et nette de protéger les enfants contre les sévices et l’exploitation liés à la pornographie juvénile. Il criminalise la possession d’un matériel très varié qui est susceptible de causer un préjudice aux enfants. Sont visés les écrits et les représentations préconisant la perpétration d’infractions criminelles contre les enfants, de même que le matériel représentant des enfants qui se livrent à une activité sexuelle explicite et le matériel dont la caractéristique dominante est la représentation, dans un but sexuel, des organes sexuels ou de la région anale d’un enfant. Le champ d’application de l’interdiction est élargi davantage en ce qu’il est étendu autant à la représentation de vraies personnes et qu’à celle de personnes imaginaires. Par conséquent, la disposition semble viser une masse importante de matériel qui compromet le bien-être des enfants.

73 La disposition reconnaît en même temps l’importance de la liberté d’expression et le danger d’une interdiction pénale générale. Elle ne vise la représentation d’une activité sexuelle que dans la mesure où cette activité est explicite, ce qui a pour effet d’exclure le baiser, l’étreinte et d’autres formes de contacts intimes anodins. Elle ne s’applique au matériel visuel que s’il a comme « caractéristique dominante » la représentation, dans un « but sexuel » des organes sexuels ou de la région anale, ce qui a pour effet d’exclure les photos innocentes d’un bébé dans une baignoire et d’autres scénarios de nudité non sexuelle. Les écrits ne sont visés que lorsqu’ils préconisent ou conseillent activement une activité sexuelle illégale avec des personnes de moins de 18 ans. Ces limites inhérentes à la définition du par. 163.1(1) sont complétées par une panoplie de moyens de défense destinés à augmenter la protection de la liberté d’expression en excluant du champ d’application de la disposition le matériel dont les effets sociaux bénéfiques rachètent ses lacunes. Les œuvres d’art, même celles dont la valeur artistique est douteuse, ne sont absolument pas visées. Le matériel créé dans un « but éducatif, scientifique ou médical », au sens large, fait aussi l’objet d’une exception. Enfin, le moyen de défense fondé sur le bien public, dont la portée précise reste à déterminer, protège en outre la possession de matériel remplissant une fonction sociale nécessaire ou profitable.

74 Ces exclusions étayent l’affirmation faite plus tôt que l’intention du législateur était d’interdire la possession de la pornographie juvénile suscitant une crainte raisonnée qu’un préjudice ne soit causé à des enfants. La définition fondamentale de la pornographie juvénile n’englobe pas tous les types de matériel qui pourraient théoriquement présenter un risque de préjudice pour les enfants, mais semble plutôt viser le matériel nettement pornographique. De plus, les moyens de défense excluent des catégories de matériel qui suscitent des inquiétudes particulières du point de vue de la liberté d’expression. De cette façon, le législateur a tenté de répondre à la double préoccupation de protéger les enfants et de protéger la liberté d’expression.

75 Il reste que certains problèmes subsistent. Selon l’interprétation proposée plus haut, la disposition peut viser du matériel qui fait particulièrement intervenir la valeur de l’épanouissement personnel et ne présente que peu ou pas de risques de préjudice pour les enfants. Ce matériel peut être réparti en deux catégories. La première catégorie est celle du matériel expressif créé personnellement et conservé en privé. Les journaux intimes, notes personnelles, écrits, dessins et autres œuvres de fiction privés et créés par des personnes pour leur propre usage exclusif peuvent tous entraîner l’infraction prévue au par. 163.1(4). En interdisant la possession de matériel de cette nature, la disposition entre dans le domaine de l’expression extrêmement privée, où les valeurs protégées par l’al. 2b) sont particulièrement susceptibles d’entrer en jeu et où l’intervention de l’État risque d’être nettement plus envahissante. En outre, bien qu’il ne soit pas complètement éliminé, le risque de préjudice découlant de la création et de la possession à des fins personnelles de matériel de cette nature est peu élevé.

76 La seconde catégorie de matériel a trait aux enregistrements visuels d’activités sexuelles légales qui sont faits en privé par la personne les ayant en sa possession ou y figurant et qui sont destinés à un usage personnel seulement. Les photos sexuellement explicites qu’un adolescent prend de lui-même et qu’il garde strictement pour son usage personnel feraient partie de cette catégorie de matériel. Il en serait de même des photos personnelles qu’un couple d’adolescents auraient prises de leurs activités sexuelles légales. La possession de matériel de cette nature peut faire intervenir les valeurs de l’épanouissement personnel et de la réalisation de soi et donc, à l’instar du matériel de la première catégorie, être presque au cœur de la garantie prévue à l’al. 2b). Tout comme le matériel de la première catégorie, ce matériel est peu susceptible de causer un préjudice aux enfants. Il est créé en privé et destiné uniquement à un usage personnel. Il ne représente que des activités sexuelles légales. En fait, étant donné que la disposition vise les représentations de personnes âgées de moins de 18 ans ou qui semblent l’être, la ou les personnes représentées peuvent même ne pas sembler être des enfants.

77 Ces exemples indiquent que, aux confins de son champ d’application, le par. 163.1(4) interdit des formes d’expression profondément privées et du matériel susceptible de ne présenter qu’un risque infime de préjudice pour les enfants. Ce sont ces applications potentielles qui suscitent les préoccupations les plus importantes à l’étape de la justification.

C. La limite imposée à la liberté d’expression par le par. 163.1(4) est-elle justifiée au sens de l’article premier de la Charte?

78 L’avocat du ministère public a reconnu que la criminalisation de la possession de pornographie juvénile limite le droit à la liberté d’expression. Nous devons déterminer s’il s’agit d’une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. Pour justifier l’atteinte à la liberté d’expression, le gouvernement doit établir, au moyen d’une preuve complétée par le bon sens et le raisonnement par déduction, que la disposition satisfait au critère énoncé dans l’arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, et précisé dans Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, et Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 877. L’objectif doit être urgent et réel, et la disposition adoptée pour le réaliser doit être proportionnée en ce sens qu’elle doit favoriser la réalisation de cet objectif, être soigneusement conçue pour éviter toute atteinte excessive au droit et produire des avantages qui l’emportent sur l’atteinte à la liberté d’expression.

79 Avant d’aborder ces questions, nous devons examiner l’argument selon lequel l’interdiction de la possession personnelle de pornographie juvénile ne saurait être justifiée. En Cour d’appel, le juge Southin affirme que les dispositions qui imposent une telle interdiction sont [traduction] « marquée[s] au coin de la tyrannie » (par. 95) et qu’elles représentent une atteinte tellement profonde à des libertés fondamentales qu’elles ne sauront jamais être justifiées dans une société libre et démocratique.

80 L’article premier de la Charte contredit l’argument que tout droit garanti par la Charte est si absolu que sa restriction ne peut jamais être justifiée. Selon cet argument, certains droits sont si fondamentaux que, par principe, ils ne peuvent jamais être restreints, ce qui empêche toute évaluation fondée sur l’article premier. Cela n’est ni souhaitable ni nécessaire. Ce n’est pas souhaitable en raison du risque qui en résulte que des textes législatifs susceptibles d’être justifiés soient invalidés à cause de la façon dont ils ont été qualifiés. Ce n’est pas nécessaire parce que l’article premier constitue un moyen de procéder à une évaluation équitable qui confirme la validité des seuls textes qui ne sapent pas de manière injustifiable des libertés fondamentales.

81 Je conclus qu’il faut rejeter l’argument selon lequel les limites imposées à la possession de pornographie juvénile ne sauraient, par principe, jamais être justifiées. Nous devons analyser en détail la question de savoir si l’atteinte portée à la liberté de parole par la disposition en cause peut être justifiée au sens de l’article premier de la Charte.

1. L’objectif législatif est-il urgent et réel?

82 J’ai déjà jugé que l’objectif visé par le législateur lorsqu’il a adopté le par. 163.1(4) était de criminaliser la possession de pornographie juvénile suscitant une crainte raisonnée qu’un préjudice ne soit causé aux enfants. Cet objectif est urgent et réel. En plus de viser expressément la réduction de l’exploitation directe d’enfants, la disposition, sur le plan plus général des mentalités, proclame la valeur des enfants pour contrer la détérioration des comportements sociaux à leur égard. Même si, en l’espèce, le gouvernement n’a pas invoqué le préjudice comportemental causé à la société en général pour justifier l’atteinte à la liberté d’expression par la disposition, cela peut être considéré comme un bon élément accessoire de l’objectif principal de la disposition, à savoir la prévention du préjudice causé aux enfants.

2. La restriction du droit est-elle proportionnelle aux avantages de la disposition?

83 Le législateur peut interdire la possession de pornographie juvénile. Il s’agit en l’espèce de décider s’il l’a fait d’une manière raisonnable et proportionnelle eu égard au droit à la liberté d’expression.

a) Le lien rationnel

84 Pour établir la proportionnalité, le ministère public doit d’abord démontrer que la mesure législative est susceptible de procurer un avantage ou qu’elle a un « lien rationnel » avec l’objectif du législateur. Cela signifie qu’il doit établir que la possession de pornographie juvénile — par opposition à sa production, à sa distribution ou à son utilisation — cause un préjudice aux enfants.

85 Il se pose dès lors une question cruciale en l’espèce : À quelle norme de preuve le ministère public doit-il satisfaire pour démontrer l’existence d’un préjudice — une preuve scientifique fondée sur des éléments de preuve concrets ou une appréhension raisonnée de préjudice? Le juge du procès a insisté sur la présentation d’une preuve scientifique fondée sur des éléments de preuve concrets. En toute déférence, il s’agit là d’une norme trop exigeante. Dans l’arrêt Butler, précité, où elle examinait les dispositions du Code criminel relatives à l’obscénité, notre Cour a rejeté la nécessité d’éléments de preuve concrets et a conclu qu’une « appréhension raisonnée du préjudice » suffisait (p. 504). Une norme semblable doit être appliquée en l’espèce.

86 Le ministère public soutient que l’interdiction de la possession de pornographie juvénile est liée à cinq égards à la réduction de l’exploitation sexuelle des enfants : (1) la pornographie juvénile favorise les distorsions cognitives; (2) elle alimente des fantasmes qui incitent à commettre des infractions; (3) l’interdiction de la possession de cette forme de pornographie facilite les tentatives d’appliquer la loi pour réduire les activités de production, la distribution et l’utilisation qui causent un préjudice direct aux enfants; (4) la pornographie juvénile sert à initier et à séduire des victimes; (5) dans certains cas, de vrais enfants sont utilisés pour la produire.

87 Le premier préjudice allégué concerne les distorsions cognitives. Le ministère public prétend que la pornographie juvénile peut modifier le comportement du possesseur en le rendant plus susceptible d’exploiter sexuellement des enfants. Des gens peuvent en arriver à considérer que les rapports sexuels avec des enfants sont normaux et même bénéfiques. Les inhibitions morales peuvent être affaiblies. Des personnes qui, sans cela, n’exploiteraient pas des enfants peuvent être amenées à le faire. Selon le ministère public, l’interdiction de la possession de pornographie juvénile a pour effet de réduire ces distorsions cognitives.

88 Le juge du procès n’a pas tenu compte de ce préjudice en raison du caractère limité de la preuve scientifique reliant les distorsions cognitives à une hausse de la délinquance. L’application du critère de l’appréhension raisonnée d’un préjudice mène à une conclusion différente. Bien que la preuve scientifique ne soit pas solide, je suis d’avis que les éléments de preuve présentés en l’espèce étayent l’existence d’un lien : l’exposition à la pornographie juvénile risque d’affaiblir la résistance et les réticences des pédophiles à l’égard de l’exploitation sexuelle d’enfants. En banalisant l’abominable et en apaisant la conscience, l’exposition à la pornographie juvénile peut faire paraître normal ce qui est anormal, et acceptable ce qui est immoral.

89 Le deuxième préjudice allégué est que la possession de pornographie juvénile alimente les fantasmes, ce qui rend les pédophiles plus susceptibles de commettre des infractions. Selon le juge du procès, des études montrent l’existence d’un lien entre la pornographie juvénile très érotique et la commission d’infractions. Cependant, d’autres études indiquent que tant la pornographie érotique que la pornographie plus douce pourraient procurer une satisfaction de substitution et à réduire la délinquance. À partir de l’ensemble des études, le juge du procès a conclu qu’il n’était pas en mesure d’affirmer que le résultat net était l’accroissement du préjudice causé aux enfants (par. 23). En l’absence de preuve indiquant si les avantages de la sublimation correspondent au préjudice découlant de l’incitation, cette conclusion paraît précaire. Plus fondamentalement, le juge du procès a tenu pour acquis qu’une preuve scientifique était nécessaire. L’absence d’opinion scientifique unanime n’est pas fatale. Il se peut qu’un comportement humain complexe ne se prête pas à une démonstration scientifique précise, et les tribunaux ne peuvent pas astreindre le législateur à une norme de preuve plus rigoureuse que ne le permet le sujet en question. Certaines études indiquent que, à l’instar des autres formes de pornographie, la pornographie juvénile alimente les fantasmes et peut inciter certains individus à commettre des infractions. Cette crainte raisonnée de préjudice montre l’existence d’un lien rationnel entre la disposition contestée et la réduction du préjudice causé aux enfants par la pornographie juvénile.

90 Le juge du procès n’a pas expressément examiné le troisième préjudice allégué, à savoir que la criminalisation de la possession de pornographie juvénile contribue à la répression de la distribution et de l’utilisation de la pornographie juvénile. Le détective Waters a témoigné que des accusations de possession avaient permis à la police de découvrir des personnes impliquées dans la production et la distribution de pornographie juvénile. La Criminal Lawyers’ Association fait valoir qu’il est risqué de justifier la violation d’un droit par le simple fait qu’elle aidera à déceler et à réprimer d’autres infractions criminelles. Elle ajoute qu’un tel raisonnement pourrait servir à justifier de nombreuses autres atteintes à des droits fondamentaux. Vu la preuve établissant, sur la foi d’autres fondements, un lien entre la possession et le préjudice causé aux enfants, il n’est pas nécessaire de répondre à la question de savoir si une disposition créant une infraction et limitant un droit garanti par la Charte peut être justifiée du seul fait qu’elle contribue à la répression d’autres infractions. Il suffit de souligner qu’un effet secondaire positif de la disposition en cause est que l’infraction de possession aide à poursuivre les gens qui produisent et distribuent de la pornographie juvénile.

91 Le juge du procès était convaincu que la preuve relative au quatrième préjudice allégué, celui de l’utilisation de la pornographie juvénile pour « initier » ou séduire des victimes, démontrait l’existence d’un lien rationnel. La preuve est claire et non contredite. [traduction] « La pornographie impliquant des enfants qui se livrent à une activité sexuelle explicite expose les enfants à un danger, en raison du fait que les pédophiles s’en servent pour séduire leurs victimes » (par. 23). La possibilité d’avoir de la pornographie juvénile en sa possession permet au possesseur de ce matériel et à d’autres personnes de s’en servir pour initier et séduire des enfants. Monsieur Sharpe ne nie pas que certaines formes de pornographie juvénile puissent jouer un rôle important dans la séduction des enfants. La criminalisation de la possession de pornographie juvénile est susceptible de contribuer à réduire la séduction d’enfants et leur initiation aux rapports sexuels.

92 Le cinquième et dernier préjudice, à savoir l’exploitation d’enfants pour la production de pornographie, est également concluant. Des enfants sont utilisés et exploités pour produire une grande partie de la pornographie juvénile visée par la disposition. La production de pornographie juvénile est stimulée par l’existence d’un marché qui, à son tour, est stimulé par les gens qui désirent posséder ce matériel. La criminalisation de la possession peut réduire le marché de la pornographie juvénile et l’exploitation des enfants qui y est souvent associée. Le lien entre la production de pornographie juvénile et le préjudice causé aux enfants est très fort. L’exploitation a une portée très étendue et des effets dévastateurs. L’enfant est traumatisé par le fait qu’il sert d’objet sexuel lors de la production du matériel pornographique. Il peut être sexuellement exploité et avili. Le traumatisme et l’atteinte à la dignité peuvent marquer l’enfant pour la vie. Il n’est pas rare que l’enfant tombe dans la déchéance et se retrouve dans le commerce du sexe. Même s’il échappe à ce triste sort, l’enfant vit par la suite en sachant qu’une photo ou un film avilissant existe peut-être encore et qu’à tout moment quelqu’un peut être en train de regarder ce matériel et d’en tirer du plaisir.

93 On fait valoir que, même si la possession de pornographie juvénile est liée au préjudice causé à des enfants, les dispositions interdisant la production et la distribution de cette forme de pornographie permettent de remédier pleinement à ce préjudice. Selon cet argument, la criminalisation de la simple possession contribue énormément à limiter la liberté d’expression, mais est peu bénéfique sur le plan de la prévention du préjudice. Ce qui importe c’est ce que la disposition contestée tende à accomplir davantage que ce que d’autres dispositions font déjà : R. c. Martineau, [1990] 2 R.C.S. 633. Si d’autres dispositions permettent déjà d’atteindre les objectifs visés, les nouvelles dispositions qui restreignent des droits constitutionnels sont injustifiables. Cependant, une mesure efficace ne devrait pas être écartée du seul fait qu’il existe déjà d’autres mesures adoptées par le législateur. Il se peut qu’elle fournisse une protection supplémentaire ou renforce des protections existantes. Le législateur peut s’attaquer à un problème en adoptant un certain nombre de mesures distinctes et complémentaires visant différents aspects du problème : voir, par exemple, R. c. Whyte, [1988] 2 R.C.S. 3. En l’espèce, la preuve établit amplement que la criminalisation de la possession de pornographie juvénile fournit non seulement une protection supplémentaire contre l’exploitation des enfants — phénomène associé à la production de pornographie juvénile pour le marché créé par la possession et la disponibilité de matériel destiné à stimuler, entraîner des changements comportementaux et à initier — , mais elle renforce en outre les dispositions qui criminalisent la production et la distribution de cette forme de pornographie.

94 Je conclus que, renforcée par l’expérience et le bon sens, la preuve en matière de sciences humaines qui a été présentée en l’espèce satisfait amplement à l’exigence établie dans l’arrêt Oakes relativement à l’existence d’un lien rationnel entre l’objectif de la loi et les moyens pris pour l’atteindre. La possession de pornographie juvénile accroît le risque que des enfants soient exploités. En outre, elle crée un risque que ne peuvent pas supprimer entièrement les dispositions qui interdisent la production, la publication et la distribution de pornographie juvénile. Les dispositions interdisant la publication et la distribution ne s’appliquent pas au visionnement privé de pornographie juvénile, alors qu’un tel visionnement peut provoquer des comportements et une stimulation qui accroissent le risque d’infraction. Ces dispositions ne s’appliquent pas non plus à l’utilisation de la pornographie pour initier et séduire les enfants. Seule l’application de la disposition à la possession personnelle peut permettre de s’attaquer directement à ces préjudices.

b) L’atteinte minimale

95 Nous devons maintenant trancher la question cruciale en l’espèce : La disposition en cause porte-t-elle le moins possible atteinte à la liberté d’expression? Si la disposition est rédigée de manière à englober inutilement du matériel qui n’a que peu ou rien à voir avec la prévention du préjudice causé aux enfants, alors la suppression de la liberté d’expression n’est pas justifiée. Le paragraphe 163.1(4) crée une infraction criminelle qui comporte de lourdes conséquences en matière de poursuites, de déclaration de culpabilité et de perte de liberté. Elle doit donc être soigneusement conçue de manière à constituer « une réaction mesurée et appropriée » aux préjudices qu’elle vise : Keegstra, précité, p. 771. Par ailleurs, la rédaction législative est un art exigeant, et le législateur ne saurait être astreint à une norme de perfection : R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713; Irwin Toy, précité; R. c. Chaulk, [1990] 3 R.C.S. 1303. Il peut être difficile de rédiger une disposition applicable à l’ensemble du matériel pornographique qui expose les enfants à un risque, sans viser également certains types de matériel qui n’ont rien à voir avec le préjudice causé aux enfants. C’est ce que le juge en chef McEachern voulait dire lorsqu’il a indiqué qu’il était difficile d’imaginer comment le législateur aurait pu rédiger la disposition de façon à éliminer le risque de [traduction] « conséquences non voulues » (par. 292).

96 Notre Cour a jugé que, pour établir la justification, il n’est pas nécessaire de démontrer que le législateur a choisi le moyen le moins restrictif de réaliser son objectif. Il suffit que le moyen en question ait été choisi parmi une gamme de solutions raisonnables au problème visé. La disposition doit être raisonnablement adaptée à ses objectifs; elle ne doit pas ne doit pas porter atteinte au droit plus qu’il n’est raisonnablement nécessaire de le faire, eu égard aux difficultés pratiques et aux pressions contradictoires qui doivent être prises en considération : voir Edwards Books and Art Ltd., précité; Chaulk, précité; Comité pour la République du Canada c. Canada, [1991] 1 R.C.S. 139; Butler, précité; RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199; M. c. H., [1999] 2 R.C.S. 3.

97 Cette interprétation de l’atteinte minimale est confirmée par l’existence du troisième volet du critère de la proportionnalité, qui exige que l’atteinte au droit soit proportionnée aux avantages de la réalisation de l’objectif du législateur. S’il s’agissait seulement de déterminer si la disposition contestée limite aussi peu que possible le droit en cause, il ne serait pas beaucoup nécessaire d’appliquer le troisième volet, qui consiste à soupeser les coûts de l’atteinte au droit et les avantages résultant de la réalisation de l’objectif du législateur. Après l’arrêt Oakes, précité, on a soutenu que toute atteinte qui n’était pas absolument minimale était fatale. Notre Cour a rejeté cette idée. Le libellé du troisième volet du critère de l’arrêt Oakes est compatible avec une interprétation plus nuancée de l’atteinte minimale, qui tient compte de la difficulté de rédiger des dispositions qui permettent de réaliser les objectifs du législateur, assurent la certitude et portent le moins possible atteinte à des droits. Au fond, l’article premier vise à établir un équilibre : voir Dagenais, précité; RJR-MacDonald, précité; Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau-Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825; Thomson Newspapers, précité.

98 C’est dans ce contexte que je vais examiner la disposition contestée en l’espèce. Monsieur Sharpe soutient que le par. 163.1(4) ne satisfait pas au critère de l’atteinte minimale parce que la définition légale de la pornographie juvénile englobe du matériel qui ne suscite aucune crainte raisonnée qu’un préjudice ne soit causé à des enfants. Cependant, comme nous l’avons vu plus tôt, selon l’interprétation qu’il convient de lui donner, la disposition vise beaucoup moins de matériel n’ayant rien à voir avec le préjudice causé aux enfants que ne l’affirme M. Sharpe. La représentation d’un baiser, d’une étreinte ou d’une autre activité qui ne constitue pas une activité sexuelle « explicite », de même que l’œuvre d’art qui n’a qu’une valeur technique limitée et la photo de famille d’un enfant nu échappent toutes à l’application de la disposition en l’absence de preuve d’un objectif sexuel dominant. Bon nombre des autres exemples hypothétiques qui ont été donnés devant les tribunaux d’instance inférieure pour étoffer l’argument de la portée excessive tombent complètement devant l’interprétation qu’il convient de donner de la définition légale de la pornographie juvénile, ou voient leur portée réduite dans la mesure où n’est visé que le matériel lié à l’infliction d’un préjudice aux enfants. Si c’étaient là les seules préoccupations découlant du par. 163.1(4), j’aurais peu de difficulté à conclure que la disposition est soigneusement adaptée à son objectif. Il ne faut pas non plus oublier que, pour obtenir une déclaration de culpabilité en vertu du par. 163.1(4), comme en vertu de toute autre disposition en matière criminelle, le ministère public doit prouver que l’accusé avait la mens rea requise; cette exigence limite elle aussi le champ d’application de la disposition.

99 Il reste toutefois que la disposition peut également viser la possession de matériel qui ne serait pas normalement considéré comme de la « pornographie juvénile » et qui ne présente que peu ou pas de risques de préjudice pour les enfants : (1) les écrits ou représentations que l’accusé seul a créés et conserve exclusivement pour son usage personnel; (2) les enregistrements visuels créés par l’accusé ou dans lesquels il est représenté, qui ne dépeignent aucune activité sexuelle illégale et que l’accusé conserve exclusivement pour son usage personnel.

100 La possession de matériel compris dans ces catégories a un lien moins étroit avec le préjudice causé aux enfants que la majeure partie du matériel visé par la disposition. Aucun enfant n’est exploité pour produire ce matériel. Le fait que le matériel de la première catégorie soit une création personnelle diminue le risque qu’il entraîne des modifications de comportement négatives. Dans la seconde catégorie, il se peut bien que les personnes représentées ne ressemblent même pas à des enfants. Cela dit, certains types de matériel compris dans ces catégories risquent théoriquement de causer un préjudice à des enfants. Il se peut bien que le matériel expressif qu’une personne crée elle-même favorise des modifications de comportement négatives chez elle, mais étant donné que c’est elle qui a créé le matériel au départ, on ne s’attendrait pas à ce que cet effet soit important. La représentation ou l’écrit qui est en la possession de son auteur pourrait tomber entre les mains d’une personne susceptible de s’en servir d’une manière préjudiciable pour les enfants. Là encore, l’enregistrement vidéo ou la photo qu’une personne effectue ou prend, selon le cas, de ses propres activités sexuelles légales peut sembler présenter un enfant et tomber entre les mains de quelqu’un s’en servira pour causer un préjudice à des enfants. Il est donc indéniable que permettre à l’auteur de matériel de cette nature de le garder en sa possession présente un certain risque. Toutefois, le risque est minime, secondaire et plus faible que celui que présente la majeure partie du matériel visé par le par. 163.1(4). En fait, les exemples susmentionnés se situent aux confins des catégories de matériel problématiques. Bien qu’il fasse intervenir d’importantes valeurs sous-jacentes à la garantie prévue à l’al. 2b), la majeure partie du matériel compris dans ces deux catégories problématiques ne suscite aucune crainte raisonnée qu’un préjudice ne soit causé à des enfants.

101 En réalité, le gouvernement fait valoir à cet égard qu’il est nécessaire d’interdire la possession d’une grande quantité de matériel expressif inoffensif pour éliminer le risque minime que du matériel de cette catégorie cause un préjudice à des enfants. Cela indique que la disposition peut avoir une portée trop large. Toutefois, pour pouvoir trancher cette question, il faut passer au troisième volet du critère de la proportionnalité, qui consiste à soupeser les inconvénients que la disposition présente pour la liberté d’expression et les avantages qu’elle procure.

c) La proportionnalité : l’évaluation finale

102 Cela nous amène au troisième et dernier volet de l’analyse de la proportionnalité, qui consiste à déterminer si les avantages que la disposition peut comporter sur le plan de la prévention du préjudice causé aux enfants l’emportent sur les effets néfastes qu’elle a sur le droit à la liberté d’expression. L’évaluation finale de la proportionnalité consiste à soupeser tous les éléments identifiés et mesurés sous les rubriques de l’objectif du législateur, du lien rationnel et de l’atteinte minimale, afin de déterminer si l’État a démontré, selon la prépondérance des probabilités, que la restriction qu’il apporte à un droit fondamental garanti par la Charte est justifiable dans le cadre d’une société libre et démocratique.

103 La plupart du temps, le risque qu’un préjudice soit causé à des enfants l’emporte sur les inconvénients que l’application de la disposition présente pour la liberté d’expression. Le ministère public s’est acquitté de son obligation de démontrer, d’une part, que la possession de pornographie juvénile suscite une crainte raisonnée qu’un préjudice ne soit causé à des enfants et, d’autre part, que la prévention d’un tel préjudice est un objectif urgent et réel. Les photos et les enregistrements vidéo sexuellement explicites d’enfants peuvent favoriser les distorsions cognitives, alimenter des fantasmes qui incitent à commettre des infractions, permettre l’initiation des victimes et être produits au moyen de vrais enfants. Les écrits qui préconisent ou conseillent la perpétration d’infractions d’ordre sexuel avec des enfants peuvent présenter bon nombre des mêmes risques. Même si nous avons récemment jugé dans l’arrêt Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), [2000] 2 R.C.S. 1120, 2000 CSC 69, qu’il peut être difficile de prouver que des écrits sont obscènes, le matériel qui préconise ou conseille la perpétration d’infractions d’ordre sexuel avec des enfants peut se prêter à une telle preuve. Le ministère public s’est également acquitté de l’obligation de démontrer que la disposition est bénéfique pour la société en ce sens qu’elle permet de réduire le risque de distorsions cognitives, l’utilisation de la pornographie pour initier des victimes, ainsi que l’exploitation d’enfants qui résulte de la production et de l’existence même de ce matériel. Les photos sexuellement explicites d’enfants, les enregistrements vidéo de préadolescents et les écrits incitant à commettre des infractions d’ordre sexuel avec des enfants suscitent tous une crainte raisonnée qu’un préjudice ne soit causé à des enfants, et la liste ne s’arrête pas là. Nous pouvons donc conclure que, dans son effet principal, le par. 163.1(4) est proportionné et constitutionnel.

104 J’affirme cela en tenant bien compte de l’effet inhibiteur de la disposition. On fait valoir que la crainte d’une poursuite fondée sur le par. 163.1(4) et du stigmate social qui s’y rattache dissuadera les gens de conserver du matériel légal et inhibera ainsi l’expression légitime. Cependant, l’interprétation de la disposition qui est proposée dans les présents motifs est de nature à réduire l’incertitude à l’origine de l’effet inhibiteur. Les parents n’ont pas à craindre d’être poursuivis pour avoir photographié leurs bambins nu‑fesses à la plage ou leurs enfants en train de jouer dans l’arrière‑cour, vu l’exigence d’un objectif sexuel dominant. On peut s’attendre à ce qu’une plus grande certitude résulte de l’évolution de la jurisprudence, ce qui réduira davantage l’effet inhibiteur de la disposition. Il ressort du dossier qui nous a été soumis que l’effet inhibiteur, même s’il n’est pas négligeable, ne semble pas constituer un inconvénient majeur en ce qui concerne la majeure partie du matériel visé par le par. 163.1(4).

105 Toutefois, l’interdiction vise également du matériel dont on pourrait prétendre qu’il ne présente que peu ou pas de risques de préjudice pour les enfants et qui touche profondément aux libertés garanties par l’al. 2b). Par exemple, l’interdiction vise les enregistrements sexuels explicites qu’un adolescent fait de lui-même seul ou d’une activité sexuelle légale à laquelle il se livre, et qu’il conserve exclusivement pour son usage personnel. Elle vise également le matériel privé, comme un journal intime, un écrit ou un dessin, qu’une personne crée exclusivement pour son usage personnel. C’est à l’égard de ces catégories de matériel que les inconvénients de l’interdiction sont le plus marqués. En même temps, c’est à cet égard que le lien entre le matériel prohibé et tout risque qu’un préjudice soit causé à des enfants est le plus ténu, pour les raisons déjà mentionnées : des enfants ne sont pas exploités ou maltraités pour produire ce matériel; le matériel en cause est peu susceptible d’avoir un effet sur le comportement de la personne qui l’a en sa possession; les adolescents qui effectuent un enregistrement d’eux-mêmes seuls ou d’une activité sexuelle légale à laquelle ils se livrent ne ressemblent généralement pas à des enfants; enfin, le fait que ce matériel soit conservé en privé réduit au minimum le risque que d’autres personnes en fassent une utilisation préjudiciable. Par conséquent, l’application de la disposition au matériel de cette nature, même si elle est secondaire par rapport à son objectif, pose les problèmes les plus importants à cette étape finale de l’analyse de la proportionnalité.

106 Comme je l’ai fait remarquer en analysant les valeurs qui sont en jeu dans le présent pourvoi, la mesure législative en cause fait aussi intervenir les intérêts en matière de vie privée de l’intimé qui touchent à sa liberté. Toutefois, ces intérêts coïncident en grande partie avec les valeurs sous-jacentes à l’al. 2b), et c’est à juste titre qu’elles sont examinées à l’étape de l’évaluation finale fondée sur l’article premier.

107 J’aborde en premier lieu l’application de la disposition aux œuvres de fiction, écrites ou visuelles, qu’une personne crée uniquement pour son usage personnel. La nature expressive extrêmement privée de ce matériel touche profondément aux libertés garanties par l’al. 2b), en faisant intervenir les valeurs de l’épanouissement personnel et de la réalisation de soi, ainsi que la dignité inhérente de l’être humain : Ford, précité, p. 765; voir aussi mes commentaires dans l’arrêt Keegstra, précité, p. 804. Le journal intime et les notes personnelles de même que les dessins et autres formes d’expression visuelle peuvent être importants pour l’épanouissement de la personne. En fait, l’expression privée de nature sexuelle peut être cruciale pour la croissance personnelle et le développement sexuel de jeunes personnes aux prises avec des questions d’identité sexuelle et de conscience de soi. Le fait qu’il soit possible que bien des personnes ne voient pas d’un œil favorable de telles formes d’expression ne réduit pas pour autant la nécessité d’insister sur une justification stricte de l’interdiction qui les frappe. Comme il est précisé dans l’arrêt Irwin Toy, précité, p. 976, « la diversité des formes d’enrichissement et d’épanouissement personnels doit être encouragée dans une société qui est essentiellement tolérante, même accueillante ».

108 La restriction imposée par le par. 163.1(4) réglemente l’expression là où elle côtoie la pensée. En fait, il n’y a qu’une ligne de démarcation ténue entre la tentative de l’État de contrôler la possession de matériel expressif par la personne qui l’a créé et la tentative de l’État de contrôler la pensée ou l’opinion. La distinction entre la pensée et l’expression peut être difficile à établir. Nous disons « penser à voix haute » parce que c’est souvent ce que nous faisons : dans bien des cas, nos pensées ne prennent forme que par leur expression. L’interdiction de l’expression de nos rêveries personnelles frôle dangereusement la criminalisation de la simple expression de la pensée.

109 Les mêmes préoccupations naissent à l’égard des représentations de soi, c’est‑à‑dire les enregistrements visuels qu’une personne fait d’elle-même seule, qu’elle conserve privément et qui sont destinés exclusivement à son usage personnel. Là encore, du matériel de cette nature peut être important pour l’épanouissement personnel, la réalisation de soi ainsi que l’exploration et l’identité sexuelles de l’adolescent. Des considérations similaires s’appliquent lorsque l’auteur de l’enregistrement n’est pas le seul sujet représenté, c’est-à-dire lorsque des actes sexuels légaux sont présentés dans un enregistrement visuel, comme une photo ou un vidéo, et conservés privément par les participants exclusivement pour leur usage personnel. En théorie, ce matériel peut renforcer de saines relations sexuelles et la réalisation de soi. Par exemple, deux adolescents pourraient faire grandir une relation d’amour et de respect en se servant de photos érotiques d’eux‑mêmes se livrant à une activité sexuelle. Les inconvénients que l’inclusion de ce matériel présente pour le droit à la liberté d’expression l’emportent sur les avantages ténus qu’elle pourrait avoir en matière de prévention du préjudice causé aux enfants.

110 Je conclus que, du point de vue de l’application générale du par. 163.1(4) et de son effet global, les limites qu’il impose à la liberté d’expression sont justifiées par le fait qu’il protège les enfants contre l’exploitation et les mauvais traitements. Je suis toutefois incapable d’arriver à la même conclusion en ce qui concerne les deux catégories problématiques de matériel décrites plus haut. La mesure législative interdit à une personne d’exprimer ses pensées dans des écrits ou des images, même si ceux-ci ne sont destinés qu’à son usage personnel. Elle interdit en outre à un adolescent d’avoir en sa possession, là encore exclusivement pour son usage personnel, des photos ou des enregistrements vidéo sexuellement explicites de lui‑même, seul ou en compagnie d’une autre personne avec laquelle il se livre à une activité sexuelle légale. L’inclusion de ce matériel limitrophe dans le champ d’application de l’interdiction empiète lourdement sur la liberté d’expression et ajoute peu à la protection que la disposition assure aux enfants. Dans cette mesure, la disposition ne peut pas être considérée comme proportionnée sur le plan de ses effets, et l’atteinte à l’al. 2b) qu’elle prévoit n’est pas justifiable au sens de l’article premier.

D. La réparation

111 En présence d’une disposition législative substantiellement constitutionnelle et marginalement problématique, la Cour peut envisager un certain nombre de solutions. L’une consiste à invalider la disposition en entier. C’est le choix qu’ont fait le juge du procès et les juges majoritaires de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique. Le problème que pose cette réparation est qu’elle annule une disposition qui est valide dans la majorité de ses applications. Tant que le législateur n’aura pas pu adopter une autre disposition, le mal visé ne pourra pas être corrigé. Pourquoi, pourrait-on se demander, devrait-on invalider une disposition substantiellement constitutionnelle tout simplement parce que l’accusé est capable de signaler une application hypothétique qui n’a absolument rien à voir avec son propre cas et qui pourrait être inconstitutionnelle?

112 Il serait aussi possible de déclarer la disposition valide dans la mesure où elle s’applique à la présente affaire, et de refuser de la juger inconstitutionnelle sur la base d’un scénario hypothétique qui ne s’est pas encore présenté. Aux États-Unis, les tribunaux ont fréquemment refusé d’invalider des lois sur la base de situations hypothétiques n’ayant pas donné lieu à contestation judiciaire, quoiqu’ils refusent moins souvent de le faire dans les cas où le Premier amendement (liberté d’expression) est invoqué. Même si la jurisprudence canadienne sur la question est récente, elle semble avoir indiqué, jusqu’à maintenant, que des lois peuvent être invalidées sur la base de situations hypothétiques, pourvu que celles-ci soient « raisonnables ».

113 Il y aurait aussi la possibilité de confirmer la validité de la disposition pour le motif qu’elle est constitutionnelle dans la grande majorité de ses applications et de préciser que, en cas d’applications inconstitutionnelles, l’accusé peut demander une exception constitutionnelle. Ross, qui conclut que le par. 163.1(4) est constitutionnel dans la plupart mais non dans la totalité de ses applications, recommande cette réparation : Ross, loc. cit., p. 58.

114 Je ne juge pas nécessaire d’examiner plus en détail l’une ou l’autre de ces suggestions puisque, à mon avis, la réparation qui convient en l’espèce consiste à exclure de la portée de l’art. 163.1, au moyen d’une interprétation large, les applications problématiques de cette disposition, conformément à l’arrêt Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679. Selon cet arrêt, il est possible de résoudre le problème des dispositions ou applications limitrophes inconstitutionnelles en invalidant la mesure législative, en en supprimant les dispositions attentatoires (avec ou sans suspension temporaire de l'invalidité) ou en lui donnant une interprétation atténuante ou une interprétation large. Le tribunal détermine la réparation convenable conformément aux « deux principes directeurs » : le respect du rôle du législateur et le respect des objets de la Charte (p. 715). En appliquant ces principes, je conclus que, dans les circonstances de la présente affaire, l’inclusion d’une exception par interprétation large est la réparation convenable.

115 Pour décider s’il convient d’accorder une réparation au moyen d’une interprétation large, il nous faut identifier une disposition précise qui pourrait être incluse dans la loi existante afin d’en maintenir l’équilibre constitutionnel. En l’espèce, l’art. 163.1 pourrait être considéré comme incorporant une exception applicable à la possession :

1. de matériel expressif créé par l’intéressé : c’est-à-dire les écrits ou représentations créés par l’accusé seul et conservés par ce dernier exclusivement pour son usage personnel;

2. d’enregistrements privés d’une activité sexuelle légale : c’est-à-dire tout enregistrement visuel créé par l’accusé ou dans lequel ce dernier figure, qui ne représente aucune activité sexuelle illégale et qui est conservé par l’accusé exclusivement pour son usage personnel.

La première catégorie protégerait les expressions écrites ou visuelles de la pensée créées par une seule personne et conservées par celle-ci pour son seul usage personnel. Le journal intime de l’adolescent entrerait dans cette catégorie, de même que toute autre œuvre écrite ou représentation créée par une seule personne, qui est en la possession exclusive de cette personne et qui est destinée à être vue uniquement par elle.

116 La seconde catégorie protégerait la représentation d’une personne par elle-même, comme la photo qu’un enfant ou un adolescent a prise de lui-même seul, qu’il conserve strictement en privé et qui est destinée à son seul usage personnel. Elle irait jusqu’à protéger l’enregistrement d’une activité sexuelle légale, pourvu que certaines conditions soient remplies. La personne qui a en sa possession l’enregistrement doit avoir enregistré personnellement l’activité sexuelle en question ou y avoir participé. Cette activité ne doit pas être illégale, ce qui a pour effet de garantir que toutes les parties ont consenti et d’empêcher que des enfants soient exploités ou maltraités. Il faut aussi que toutes les parties aient consenti à la création de l’enregistrement. L’enregistrement doit être conservé strictement en privé par la personne qui l’a en sa possession et être destiné exclusivement à l’usage personnel de son auteur et des personnes qui y sont représentées. Ainsi, par exemple, la disposition ne s’appliquerait pas à un couple d’adolescents qui créerait et conserverait des photos sexuellement explicites d’eux-mêmes séparément ou ensemble en train de se livrer à une activité sexuelle légale, pourvu qu’ils aient pris les photos ensemble et qu’ils ne les aient échangées qu’entre eux. Le fardeau de la preuve à l’égard de ces catégories d’exceptions serait semblable à celui qui s’applique aux moyens de défense fondés sur la « valeur artistique », le « but éducatif, scientifique ou médical » et le « bien public ». L’accusé soulèverait l’exception en indiquant des faits susceptibles de lui permettre de s’en prévaloir, après quoi il incomberait au ministère public d’établir hors de tout doute raisonnable que cette exception ne s’applique pas.

117 Ces deux exceptions s’appliqueraient nécessairement aussi à l’infraction de « production de pornographie juvénile » prévue au par. 163.1(2) (mais non à l’impression et à la publication de ce matériel, ou au fait de l’avoir en sa possession à des fins de publication); sinon, une personne qui ne pourrait pas être poursuivie pour possession de matériel de cette nature resterait susceptible de l’être pour l’avoir créé.

118 Je répète que la protection accordée par cette exception ne s’appliquerait qu’au matériel destiné uniquement à un usage personnel. S’il était démontré que du matériel est conservé à une autre fin que l’usage personnel, la possession de ce matériel ne relèverait plus de l’exception et tomberait entièrement sous le coup du par. 163.1(4). En fait, une telle possession pourrait aussi tomber sous le coup des dispositions relatives aux infractions de production et de distribution des par. 163.1(2) et (3).

119 Il appert que la possibilité de se prévaloir de le seconde exception dépend de la question de savoir si le législateur a criminalisé l’activité sexuelle représentée. Le législateur peut modifier le champ d’application de l’exception en restreignant ou en élargissant l’étendue des activités sexuelles criminalisées. (Dans un sens plus large, il va sans dire que le législateur peut, dans sa sagesse, choisir de reformuler la disposition en cause de manière à dissiper les préoccupations qui obligent notre Cour à statuer que cette disposition ne peut pas s’appliquer constitutionnellement aux deux exceptions prévues.)

120 Ainsi décrite, l’exception proposée ne s’applique qu’au matériel qui ne présente qu’un risque négligeable de préjudice pour les enfants, mais qui touche profondément aux valeurs consacrées par l’al. 2b) et au droit à la liberté garanti par l’art. 7, en raison de sa nature extrêmement privée et de son lien potentiel avec l’épanouissement personnel et la réalisation de soi. Ayant en tête les paramètres de cette exception, je passe maintenant à la question de savoir si le fait d’inclure cette exception par interprétation large est la façon convenable de remédier à la portée excessive du par. 163.1(4).

121 Selon l’arrêt Schachter, précité, l’interprétation large n’est appropriée que si les critères suivants sont respectés : (1) l'objectif du législateur est évident et l’interprétation large favoriserait l'atteinte de cet objectif ou constituerait un empiétement moindre sur cet objectif que l'invalidation de la mesure législative en cause; (2) le choix des moyens utilisés par le législateur pour atteindre son objectif n'est pas assez incontestable pour que l’interprétation large constitue un empiétement inacceptable sur le domaine législatif; (3) l’interprétation large ne nécessiterait pas un empiétement si important sur les décisions financières du législateur qu'elle modifierait la nature du régime législatif en question. Le troisième critère n’est pas pertinent en l’espèce. Les deux premiers critères — la compatibilité avec l’objectif du législateur et la nécessité d’éviter un empiétement inacceptable sur le domaine législatif — exigent un examen plus approfondi.

122 Il s’agit en premier lieu de savoir si l'objectif du par. 163.1(4) est évident. Selon moi, il l’est. La disposition vise à protéger les enfants contre l’exploitation et les mauvais traitements en interdisant la possession de matériel qui suscite une crainte raisonnée qu’un préjudice ne leur soit causé. Cette question en entraîne une deuxième : celle de savoir si une interprétation large favorisera la réalisation de cet objectif. En d’autres termes, est-il plus compatible avec l’objectif du législateur d’empêcher les applications attentatoires de la disposition en cause que d’invalider complètement cette disposition? Là encore, la réponse est nettement affirmative. Les applications de la disposition qui posent des problèmes constitutionnels sont exactement celles qui ont le lien le plus ténu avec l’objectif du législateur. L’élimination de ces applications par l’inclusion de l’exception proposée n’affaiblira pas l’effet de la disposition; au contraire, elle préservera son effet tout en tenant compte des objectifs de la Charte. Les lacunes de la disposition ne sont pas importantes au point de nécessiter une reformulation inacceptable pour les éliminer, comme c’était le cas dans les arrêts Osborne c. Canada (Conseil du Trésor), [1991] 2 R.C.S. 69, et R. c. Heywood, [1994] 3 R.C.S. 761. Les nouvelles exceptions ressemblent à celles que le législateur a déjà créées et elles s’harmonisent avec sa façon globale de s’attaquer au phénomène général de la pornographie juvénile raisonnablement liée à un préjudice, tout en excluant le matériel limitrophe qui fait intervenir les valeurs protégées par la liberté d’expression. De plus, comme les applications problématiques se situent aux confins du matériel visé par le législateur, leur élimination ne donnera pas une disposition cousue d’exceptions, ressemblant peu à celle qu’envisageait le législateur. Cela montre que l’élimination des applications attentatoires de la disposition ne minera pas l’objectif du législateur. Par contre, l’invalidation complète de la disposition minerait sûrement l’objectif du législateur en empêchant la lutte contre les préjudices légitimement visés tant qu’il n’aurait pas adopté une nouvelle disposition.

123 Je reconnais que l’application des catégories d’exceptions peut soulever certaines questions. On peut toutefois en dire autant du texte actuel de l’art. 163.1. Il appartiendra aux tribunaux de se pencher sur des questions d’interprétation précises lorsqu’elles seront soulevées, en tenant compte de l’objectif fondamental du législateur, qui est d’interdire la possession de pornographie juvénile suscitant une crainte raisonnée qu’un préjudice ne soit causé à des enfants.

124 Le deuxième volet du critère énoncé dans l’arrêt Schachter, précité, porte sur la possibilité que l’interprétation large, même si elle reconnaît l’objectif de la loi, puisse néanmoins altérer l’intention du législateur en remplaçant un moyen de mettre à exécution cette intention par un autre moyen. Comme nous l’avons noté dans l’arrêt Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493, la question pertinente consiste à se demander « ce que le législateur aurait [. . .] fait s’il avait su que ses dispositions seraient jugées inconstitutionnelles » (par. 167). S’il n’est pas évident que le législateur aurait adopté la mesure législative sans les dispositions ou les aspects problématiques, il se peut alors que l’inclusion d’une condition par interprétation large ne constitue pas la réparation convenable. Cette préoccupation est plus pertinente lorsque le législateur a fait un « choix délibéré des moyens » qui permettraient d’atteindre son objectif. Cependant, même dans ce cas, « le choix délibéré des moyens n’empêche pas le recours à l’interprétation large, sauf dans les cas où l’on peut établir que les moyens choisis revêtent une importance à ce point centrale eu égard aux buts poursuivis par le législateur et sont à ce point essentiels à l’économie de la loi que le législateur ne l’aurait pas adoptée sans eux » : Vriend, précité, par. 167.

125 En l’espèce, on ne peut pas dire que le législateur a fait un choix délibéré des moyens au sens où on l’entend dans l’arrêt Vriend, précité. Le paragraphe 163.1(4) est nettement un choix délibéré de moyens en ce sens général que la disposition a été adoptée pour régler le problème de l’exploitation et des mauvais traitements dont sont victimes les enfants. Je ne vois cependant aucune preuve que le législateur considérait que l’application de la disposition aux deux catégories problématiques de matériel (c’est-à-dire le matériel expressif créé par l’intéressé et les enregistrements privés qui ne représentent pas des activités sexuelles illégales) faisait partie intégrante de son régime législatif. Au contraire, comme le risque auquel le matériel compris dans ces deux catégories expose les enfants est relativement peu élevé, il semble raisonnable de conclure que le matériel de cette nature est visé de manière incidente et non intentionnelle et que le législateur aurait soustrait ces deux catégories à l'application de la disposition s’il avait été au fait du problème que pose leur inclusion.

126 L’historique du projet de loi C-128, qui ajouté le par. 163.1(4), renforce mon point de vue que le fait d’inclure, par interprétation large, une exception visant le matériel problématique ne constituerait pas un empiétement excessif sur le domaine législatif. Comme on l’a souligné pendant les délibérations du comité sénatorial, le problème de la pornographie juvénile et la façon appropriée de le résoudre ont fait l’objet de nombreux débats au fil des ans, tant au Parlement qu’à l’échelle du pays (Délibérations du Comité sénatorial permanent des Affaires juridiques et constitutionnelles, fascicule no 50, 21 juin 1993, p. 50:41 (déclaration de Richard Mosley, premier conseiller en politiques, Politiques pénales et sociales, ministère de la Justice)).

127 Après avoir exprimé des craintes au sujet de la possibilité que le projet de loi C‑128 engendre des problèmes constitutionnels, l’honorable Gérald-A. Beaudoin, président du comité sénatorial, a conclu en ces termes :

Évidemment, les tribunaux vont se trouver également face à un problème. La Cour suprême du Canada doit interpréter la Constitution et le Code criminel. Si la loi est trop vague, cela confère davantage de pouvoirs aux juges. C’est un problème qu’il n’est peut-être pas possible d’éviter dans les cas d’obscénité et de pornographie. Autrement dit, il faut laisser une plus grande latitude aux tribunaux.

(Délibérations du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, fascicule no 51, 22 juin 1993, p. 51:54)

Comme l’avait prédit le sénateur Beaudoin, les tribunaux ont été appelés à interpréter le par. 163.1(4) et à décider de sa validité au regard de cette interprétation. Les tribunaux de la Colombie-Britannique ont conclu que la disposition était constitutionnellement déficiente et ils l’ont invalidée en entier. J’estime moi aussi qu’elle est déficiente sur le plan constitutionnel. Toutefois, les déficiences se situent aux confins de son champ d’application. À mon avis, la réparation convenable consiste à confirmer la validité de la disposition en ce qui concerne son application générale tout en statuant qu’elle ne doit pas être appliquée aux deux catégories de matériel décrites plus haut : le matériel expressif créé par une personne et conservé privément, et les enregistrements privés qui ne représentent pas des activités sexuelles illégales.

E. Résumé

128 Voici un résumé général de mes conclusions concernant le par. 163.1(4) :

1. La disposition interdit la possession de photos, de films, de vidéos ou de toute autre représentation où figure une personne âgée de moins de 18 ans ou présentée comme telle, qui se livre à une activité sexuelle explicite. Les représentations d’activités qui ne satisfont pas à ce critère ne sont pas visées. Par conséquent, la représentation d’actes intimes anodins, comme un baiser ou une étreinte, n’est pas visée par la disposition créant l’infraction.

2. La disposition interdit la possession de représentations dont la caractéristique dominante est la représentation, dans un but sexuel, des organes sexuels ou de la région anale d’une personne âgée de moins de 18 ans. Les photos innocentes d’un bébé dans une baignoire et les autres représentations de nudité non sexuelle ne sont pas visées par la disposition créant l’infraction.

3. La disposition interdit la possession d’écrits ou de matériel visuel qui encouragent une activité sexuelle illégale avec une personne âgée de moins de 18 ans. Les écrits qui ne satisfont pas à ce critère ne sont pas visés par la disposition créant l’infraction.

4. Les tribunaux devraient adopter une méthode objective pour déterminer si un type de matériel est visé par la définition de la pornographie juvénile. Il s’agit de déterminer si une personne raisonnable conclurait, par exemple, que le matériel contesté représente une activité sexuelle « explicite » ou s’il « préconise ou conseille » la perpétration d’infractions d’ordre sexuel avec des personnes âgées de moins de 18 ans. Les tribunaux devraient également adopter une méthode objective pour déterminer si un moyen de défense prévu par la loi peut être invoqué.

5. Les divers moyens de défense prévus par la loi (c’est-à-dire la valeur artistique, le but éducatif, scientifique ou médical et le bien public) doivent être interprétés de façon libérale de manière à protéger la liberté d’expression et la possession à des fins sociales dont les avantages rachètent ses lacunes.

6. Les garanties prévues à l’al. 2b) et à l’art. 7 de la Charte exigent la reconnaissance de deux exceptions au par. 163.1(4), à savoir le cas où l’atteinte que l’interdiction porte à la liberté d’expression et au droit à la vie privée est la plus marquée, et ses avantages les plus ténus :

a) La première exception protège la possession de matériel expressif créé par une seule personne qui le conserve exclusivement pour son propre usage personnel. Elle protège également les formes d’expression profondément personnelle comme les journaux intimes et les dessins destinés à l’usage exclusif de leur auteur.

b) La seconde exception protège la possession par une personne d’enregistrements qu’elle a créés ou dans lesquels elle figure, mais seulement si ces enregistrements ne représentent pas une activité sexuelle illégale, si elle les conserve exclusivement pour son usage personnel et s’ils ont été créés avec le consentement des personnes qui y figurent.

7. Ces deux exceptions s’appliquent également à l’infraction de « production » de pornographie juvénile prévue au par. 163.1(2).

8. Aucune de ces exceptions ne protège la personne qui nourrit des intentions autres que la possession personnelle : toute personne ayant eu l’intention de distribuer, publier, imprimer, partager ou, de quelque autre façon, diffuser ce matériel sera assujettie à l’application intégrale de l’art. 163.1.

VI. Conclusion

129 Je suis d’avis de confirmer la validité du par. 163.1(4) pour le motif que la définition de la « pornographie juvénile », à l’art. 163.1, doit être considérée comme incluant une exception visant (1) les écrits ou représentations créés par l’accusé seul et conservés par ce dernier exclusivement pour son usage personnel, et (2) tout enregistrement visuel créé par l’accusé ou dans lequel ce dernier figure, qui ne représente aucune activité sexuelle illégale et qui est conservé par l’accusé exclusivement pour son usage personnel. Il y a lieu de répondre aux questions constitutionnelles en conséquence.

130 Je suis donc d’avis d’accueillir le pourvoi et de renvoyer l’intimé à son procès relativement à toutes les accusations.

Version française des motifs rendus par

131 Les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier et Bastarache — Dans le cadre du présent pourvoi, notre Cour est appelée à évaluer la constitutionnalité du par. 163.1(4) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46. Nous devons déterminer si le législateur peut légitimement criminaliser la possession de matériel qu’il a défini comme de la pornographie juvénile. Plus précisément, nous devons décider si le par. 163.1(4) constitue ou non une atteinte injustifiée au droit à la liberté d’expression garanti par l’al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés. Notre Cour est également appelée à décider si le par. 163.1(4) viole l’art. 7 de la Charte. À notre avis, le droit à la liberté garanti par l’art. 7 est compris dans le droit à la liberté d’expression et la proportionnalité doit être examinée en vertu de l’article premier. Aucune analyse distincte fondée sur l’art. 7 n’est donc requise.

132 L’examen de ces questions constitutionnelles doit se faire dans le large contexte politique, social et historique où elles se posent : voir R. c. L. (D.O.), [1993] 4 R.C.S. 419, p. 438; R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577, p. 647; Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326, p. 1352. Voir également S. M. Sugunasiri, « Contextualism: The Supreme Court’s New Standard of Judicial Analysis and Accountability » (1999), 22 Dalhousie L.J. 126, p. 133-134. La disposition contestée du Code criminel doit également être interprétée à la lumière des valeurs que reflète l’article premier de la Charte et qui sont précisées notamment dans l’arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, p. 136, et le Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, par. 64. Voir Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892.

133 Dans le contexte de la présente affaire, les deux considérations que sont la justice et l’égalité sociales justifient la protection active des membres vulnérables de la société. Les principes démocratiques et constitutionnels exigent que chaque membre de la société soit traité avec dignité et respect et admis à participer pleinement à la société. En ce sens, une mesure gouvernementale qui protège les citoyens vulnérables joue un rôle vital. Compte tenu de nos valeurs démocratiques, il est évident que la Charte ne doit pas servir à annuler les progrès réalisés par les groupes vulnérables ni à faire obstacle à des mesures visant à protéger les membres désavantagés et comparativement démunis de la société. La protection constitutionnelle d’une forme d’expression qui sape nos valeurs fondamentales doit être soumise à un examen approfondi. Sur ce point, il est utile de se reporter à l’arrêt R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, dans lequel le juge en chef Dickson dit, à la p. 779 :

Je crois que lorsqu’ils interprètent et appliquent la Charte, les tribunaux doivent veiller à ce qu’elle ne devienne pas simplement l’instrument dont se serviront les plus favorisés pour écarter des lois dont l’objet est d’améliorer le sort des moins favorisés.

Ce principe a été souligné dans d’autres arrêts, dont Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, p. 993; Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038, p. 1051; Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau‑Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825, par. 86. Nos motifs expliquent pourquoi nous ne pouvons être d’accord avec le juge en chef McLachlin pour dire que la portée de l’interdiction de la possession de pornographie juvénile est excessive et pourquoi le texte législatif contesté est justifié en totalité au sens de l’article premier.

134 Selon l’intimé, le par. 163.1(4) est inconstitutionnel parce que l’interdiction de la possession de pornographie juvénile est une atteinte injustifiée au droit à la liberté d’expression. Voici le texte du par. 163.1(4) :

Quiconque a en sa possession de la pornographie juvénile est coupable :

a) soit d’un acte criminel passible d’un emprisonnement maximal de cinq ans;

b) soit d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire.

Suivant le par. 163.1(1), la « pornographie juvénile » s’entend :

a) de toute représentation photographique, filmée, vidéo ou autre, réalisée par des moyens mécaniques ou électroniques :

(i) soit où figure une personne âgée de moins de dix‑huit ans ou présentée comme telle et se livrant ou présentée comme se livrant à une activité sexuelle explicite,

(ii) soit dont la caractéristique dominante est la représentation, dans un but sexuel, d’organes sexuels ou de la région anale d’une personne âgée de moins de dix‑huit ans;

b) de tout écrit ou de toute représentation qui préconise ou conseille une activité sexuelle avec une personne âgée de moins de dix‑huit ans qui constituerait une infraction à la présente loi.

Ces dispositions doivent être interprétées conjointement avec le par. 163(3), qui prévoit un moyen de défense fondé sur le « bien public » :

(3) Nul ne peut être déclaré coupable d’une infraction visée au présent article si les actes qui constitueraient l’infraction ont servi le bien public et n’ont pas outrepassé ce qui a servi celui‑ci.

Il faut aussi les interpréter en fonction des moyens de défense généraux prévus au par. 163.1(6) :

(6) Lorsqu’une personne est accusée d’une infraction visée aux paragraphes (2), (3) ou (4), le tribunal est tenu de déclarer cette personne non coupable si la représentation ou l’écrit qui constituerait de la pornographie juvénile a une valeur artistique ou un but éducatif, scientifique ou médical.

135 Ainsi, le législateur a défini la « pornographie juvénile » de façon à englober un matériel très varié qu’il a jugé préjudiciable aux enfants. Elle comprend à la fois des représentations dans lesquelles figurent des enfants, ainsi que des produits de l’imagination comme les dessins et les écrits. Il importe de noter que les dispositions ne font pas de distinction entre les représentations réalisées par des moyens mécaniques et celles réalisées par des moyens électroniques. Les deux sont visées. La définition est conçue de manière à couvrir les représentations impliquant des personnes âgées de moins de 18 ans ou présentées comme telles. Le législateur a néanmoins limité jusqu’à un certain point la protection contre les torts causés par la pornographie juvénile en établissant un équilibre qu’il jugeait approprié entre les droits et les valeurs qui sont en jeu.

136 Les faits à l’origine du présent pourvoi sont les suivants : M. Sharpe a fait l’objet de deux chefs d’accusation de possession de pornographie juvénile en vue de la distribution ou de la vente, ainsi que de deux chefs de simple possession de pornographie juvénile en violation du par. 163.1(4). Avant l’ouverture de son procès devant la Cour suprême de la Colombie‑Britannique, l’accusé a contesté la constitutionnalité d’un certain nombre de dispositions du Code criminel, dont le par. 163.1(4).

137 La nature du matériel trouvé en la possession de l’intimé est un bon exemple du matériel qui peut être visé par la disposition contestée. Le détective Noreen Waters, de la Coordinated Law Enforcement Unit (Pornography Portfolio) du service de police de Vancouver et enquêteur en chef dans cette affaire, a déclaré au cours du voir‑dire qu’une grande quantité de photos, d’ouvrages et de manuscrits ainsi que 10 disquettes renfermant une série de récits ont été saisis chez l’intimé. Il s’agissait de photos de garçons. Ces derniers semblent en grande majorité avoir moins de 18 ans, et certains semblent être préadolescents. À quelques très rares exceptions près, les garçons sont nus ou pratiquement nus, et photographiés d’une façon qui met en évidence leurs organes génitaux. Certaines photos représentent un garçon en érection, et d’autres, un garçon apparemment en train de se masturber. Quelques photos montrent deux garçons qui s’étreignent ou qui s’embrassent. Une photo montre deux garçons pratiquant mutuellement la fellation.

138 A aussi été déposée en preuve une collection de 17 récits écrits par l’intimé. Au procès, le détective Waters a fait les commentaires suivants au sujet de ces récits :

[traduction] Il s’agit de récits extrêmement violents, pour la plupart, avec des actes sexuels impliquant de très jeunes enfants, dans la plupart des cas, âgés de moins de 10 ans, qui se livrent à des actes sexuels sadomasochistes et violents soit avec des adultes et des enfants, soit avec d’autres enfants, des deux sexes.

Ils sont extrêmement troublants en raison même des descriptions des actes sexuels avec les enfants, tout particulièrement en ce qui a trait à la circoncision. Et ils ont souvent pour thème que l’enfant prend plaisir aux coups et à la violence sexuelle et qu’il en demande et en redemande.

139 Après avoir examiné le témoignage du détective Waters et celui du Dr Peter Collins, expert en psychiatrie médicolégale, en déviance sexuelle et en pédophilie, le juge du procès a décidé que l’interdiction de la simple possession de pornographie juvénile, au par. 163.1(4), portait atteinte au droit à la liberté d’expression garanti par l’al. 2b) de la Charte. Il a conclu que l’atteinte n’était pas justifiée en vertu de l’article premier. En conséquence, les deux chefs d’accusation de simple possession de pornographie juvénile ont été rejetés : (1999), 22 C.R. (5th) 129. Le procès relatif aux deux chefs d’accusation de possession de pornographie juvénile en vue de la distribution ou de la vente a été ajourné pendant l’appel de la décision du juge du procès. La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, à la majorité (les juges Southin et Rowles, avec la dissidence du juge en chef McEachern), a confirmé la décision du juge du procès : (1999), 136 C.C.C. (3d) 97. Le procureur général de la Colombie‑Britannique forme le présent pourvoi.

140 Le droit à la liberté d’expression, tout comme la pornographie juvénile, est au cœur du pourvoi. En vertu des principes démocratiques de notre société, les libertés individuelles comme la liberté d’expression ne sont pas absolues, mais peuvent être limitées eu égard à une gamme plus vaste de droits, dont celui à l’égalité et à la sécurité de la personne : R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668, par. 61; Dagenais c. Société Radio‑Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, p. 877. Les droits en présence s’opposent, ce dont il faut tenir compte pour déterminer si le par. 163.1(4) est une atteinte injustifiée au droit de l’intimé à la liberté d’expression.

I. La liberté d’expression

A. La nature et la portée de la liberté d’expression garantie par l’al. 2b) de la Charte

141 Même avant l’adoption de la Charte, les tribunaux canadiens ont reconnu que le droit à la liberté d’expression était une partie fondamentale des valeurs démocratiques et un élément essentiel pour assurer la participation des personnes et des groupes au sein de la société : voir SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573, p. 583-586. Après l’inclusion du droit à la liberté d’expression dans la Charte, les tribunaux ont reconnu que sa valeur englobait davantage que le seul besoin de participation au sein d’une société démocratique : Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712, p. 764; Edmonton Journal, précité; Irwin Toy, précité; R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452; R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697. Dans l’arrêt Irwin Toy, précité, p. 976, les juges majoritaires ont identifié trois valeurs qui sous-tendent le droit à la liberté d’expression : (1) la recherche de la vérité est une activité qui est bonne en soi, (2) la participation à la prise de décisions d’intérêt social et politique doit être encouragée et favorisée, et (3) la diversité des formes d’enrichissement et d’épanouissement personnels doit être encouragée dans une société qui est tolérante et accueillante tant à l’égard de ceux qui transmettent un message qu’à l’égard de ceux à qui il est destiné.

142 L’objet du droit à la liberté d’expression dans une société libre et démocratique se dégage des valeurs fondamentales soulignées dans Irwin Toy, précité, et dans des arrêts subséquents comme Keegstra, précité. L’importance de ce droit repose en partie sur le rôle que joue l’expression dans l’affirmation des idées personnelles et la communication des points de vue. Toutefois il ne faut pas oublier que le droit individuel à la liberté d’expression s’exerce dans un large contexte social. Comme le précise l’arrêt Irwin Toy, précité, p. 976, l’épanouissement personnel de ceux dont les activités ou les représentations transmettent un message est lié à l’épanouissement personnel de ceux à qui ce message est destiné. Dans ce sens, les valeurs décrites comme essentielles à la liberté d’expression tiennent compte du fait que les objectifs individuels et les objectifs sociétaux ne s’excluent pas mutuellement.

143 La Cour suprême du Canada a traité du droit à la liberté d’expression dans de nombreux arrêts, notamment Dolphin Delivery, précité; Ford, précité; B.C.G.E.U. c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 214; Edmonton Journal, précité; Irwin Toy, précité; Taylor, précité; Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel, [1990] 1 R.C.S. 1123; Rocket c. Collège royal des chirurgiens dentistes d’Ontario, [1990] 2 R.C.S. 232; Keegstra, précité; Comité pour la République du Canada c. Canada, [1991] 1 R.C.S. 139; Butler, précité; RJR‑MacDonald Inc. c. Canada, [1995] 3 R.C.S. 199; Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau‑Brunswick, précité; R. c. Lucas, [1998] 1 R.C.S. 439, et Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 877. Dès le début, notre Cour a donné au mot « expression » une définition large englobant toute activité ou représentation qui transmet ou tente de transmettre un message sous une forme non violente : voir, par exemple, Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), précité, p. 1180, Rocket, précité, p. 244, et Keegstra, précité, p. 729 et 826.

144 Le droit à la liberté d’expression vise, par exemple, l’expression commerciale. Dans l’arrêt Ford, précité, p. 767, notre Cour a souligné en ces termes le fondement de la protection de l’expression commerciale :

Au‑delà de sa valeur intrinsèque en tant que mode d’expression, l’expression commerciale qui, répétons‑le, protège autant celui qui s’exprime que celui qui l’écoute, joue un rôle considérable en permettant aux individus de faire des choix économiques éclairés, ce qui représente un aspect important de l’épanouissement individuel et de l’autonomie personnelle.

Voir également les arrêts Irwin Toy et RJR‑MacDonald, précités. De même, notre Cour a reconnu que le piquetage comporte un élément de communication et bénéficie donc de la protection de l’al. 2b) : voir Dolphin Delivery, précité, p. 588; B.C.G.E.U., précité, et T.U.A.C., section locale 1518 c. KMart Canada Ltd., [1999] 2 R.C.S. 1083.

145 Notre Cour a aussi eu l’occasion d’examiner la question de la propagande haineuse. Dans Irwin Toy, précité, les juges majoritaires ont réitéré le principe de la neutralité du contenu, en déclarant que l’al. 2b) protège tous les messages, « aussi impopulaires, déplaisant[s] ou contestataires » soient‑ils (p. 968) : voir également Keegstra, précité, p. 729. Dans R. c. Zundel, [1992] 2 R.C.S. 731, notre Cour, appliquant ce principe, a conclu à l’unanimité que la façon d’aborder l’al. 2b) selon la méthode de la neutralité du contenu du message signifiait que même les faussetés délibérées constituent une forme protégée d’expression.

146 Appelée à aborder la question de la pornographie dans l’arrêt Butler, précité, notre Cour a statué que la pornographie, y compris l’obscénité, est une forme d’expression protégée. Comme l’al. 2b) ne comporte aucune restriction fondée sur le contenu, il s’ensuit que le matériel pornographique, aussi choquant soit-il, est visé par la garantie de cet alinéa.

147 Il ressort clairement de ces arrêts que, pour qualifier le droit à la liberté d’expression garanti par l’al. 2b), la Cour a établi un critère à deux volets. Tout d’abord, les tribunaux doivent déterminer si l’activité en cause est une expression aux fins de l’al. 2b). Il incombe à la personne qui allègue l’existence d’une atteinte de prouver que l’activité transmet ou tente de transmettre un message. Notre Cour a souligné que le contenu de l’expression n’est pas pertinent; pourvu qu’il y ait tentative de transmettre un message, l’al. 2b) s’applique : voir Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel, précité; Butler, précité; Zundel, précité, p. 753. L’exception à ce principe général est que l’al. 2b) ne protège pas l’activité qui transmet un message sous une forme violente. La Cour a en effet reconnu que l’expression comporte à la fois un contenu et une forme, deux éléments expressifs distincts qui sont inextricablement liés : voir Keegstra, précité, p. 729; Irwin Toy, précité, p. 968.

148 Dès qu’il est établi que l’activité en question transmet ou tente de transmettre un message sous une forme non violente, les tribunaux doivent passer à la deuxième étape de l’analyse. Il s’agit alors de déterminer si la mesure législative ou gouvernementale restreint effectivement l’expression. Cette détermination diffère de l’étape initiale qui consiste à décider si l’activité en cause est une forme d’expression : voir Ford, précité. Même si l’épanouissement personnel, la découverte de la vérité et la participation au sein d’une société démocratique sont des éléments importants de l’analyse fondée sur l’article premier, ils ne déterminent pas la portée des intérêts protégés; voir Zundel, précité, p. 752-753, où le juge McLachlin (maintenant Juge en chef) confirme que toute communication qui transmet un message est protégée si elle ne revêt pas une forme violente.

B. La simple possession de pornographie juvénile est-elle protégée par l’al. 2b) de la Charte?

149 Avec les principes susmentionnés comme toile de fond, la première étape à franchir pour répondre aux questions constitutionnelles en l’espèce consiste à déterminer si la possession de pornographie juvénile est protégée par l’al. 2b), qui garantit le droit à la « liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression ».

150 Il est évident que le par. 163.1(4) limite l’expression si la possession de pornographie juvénile peut être considérée comme une forme d’expression. Bien que le ministère public ait admis cela par la suite, il est important de reconnaître qu’on a toujours considéré que le droit à la liberté d’expression garanti par l’al. 2b) ne protège que les activités communicatives : voir, par exemple, P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (éd. feuilles mobiles), vol. 2, p. 40-8; J. Watson, « Case Comment: R. v. Sharpe » (1999), 10 N.J.C.L. 251, p. 256. Dans Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel, précité, le juge Wilson fait l’observation suivante, à la p. 1206 :

En ce qui concerne l’art. 193 du Code, je ne vois pas comment on peut affirmer que cette disposition, seule ou combinée avec l’al. 195.1(1)c), porte atteinte à la garantie de la liberté d’expression. À mon avis, seul l’al. 195.1(1)c) limite la liberté d’expression. L’article 193 porte sur la tenue d’une maison de débauche ou le fait d’y être associé et n’impose aucune restriction aux activités de communication reliées à une maison de débauche. Je ne crois pas que le terme « expression », tel qu’il est utilisé à l’al. 2b) de la Charte, soit assez large pour englober des activités comme la tenue d’une maison de débauche. [Nous soulignons.]

151 Notre jurisprudence n’indique pas clairement si la condition que l’activité transmette ou tente de transmettre un message a pour effet de soustraire au droit à la liberté d’expression garanti par l’al. 2b) toutes les activités qui ne sont pas communicatives à première vue. Par exemple, notre Cour a conjecturé que stationner une voiture n’est pas une expression protégée puisqu’il ne s’agit pas d’une activité communicative à première vue : voir Irwin Toy, précité, p. 969. S’il se peut que l’al. 2b) garantisse le droit de posséder du « matériel [qui] nous permet de comprendre la pensée d’autrui », la portée du droit (dans la gamme décrite par le juge en chef McLachlin au par. 25) de créer et de posséder des ouvrages dont on est soi‑même l’auteur, particulièrement ceux qui ne sont pas destinés à autrui, afin de « confirmer notre propre pensée » est loin d’être claire. Par conséquent, il est malheureux, à notre avis, que le ministère public ait reconnu qu’il y avait eu atteinte, à tous égards, au droit à la liberté d’expression dans la présente affaire et qu’il ait ainsi privé notre Cour de la possibilité d’examiner pleinement le contenu et la portée de l’al. 2b) qui s’applique en l’espèce. En même temps, nous reconnaissons que l’état actuel de notre jurisprudence amène à conclure que, bien qu’il soit nocif, le contenu de la pornographie juvénile n’est pas une raison de la soustraire à la garantie de l’al. 2b).

II. L’article premier

A. La façon contextuelle d’aborder l’article premier

1. La méthode

152 Pour décider si la restriction du droit à la liberté d’expression de l’accusé, imposée par le par. 163.1(4) du Code criminel, est justifiée au sens de l’article premier, nous devons déterminer si ce droit est restreint « par une règle de droit, dans des limites qui [sont] raisonnables et dont la justification [peut] se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique ». Depuis que l’arrêt de principe Oakes, précité, a été rendu, cette détermination par notre Cour se fait en deux étapes. À la première étape, la Cour examine si l’objectif ou le but qui sous‑tend la restriction est suffisamment important pour justifier la suppression d’un droit garanti par la Charte. La deuxième étape consiste à déterminer s’il existe un lien rationnel entre les moyens choisis par le législateur et l’objectif législatif, si ces moyens portent le moins possible atteinte au droit garanti par la Charte qui est en cause et, enfin, si les effets bénéfiques de la disposition contestée sont proportionnels à ses effets préjudiciables.

153 Même si les lignes directrices énoncées dans l’arrêt Oakes offrent un cadre analytique utile pour l’application pratique de l’article premier, il importe de ne pas perdre de vue l’objectif sous‑jacent de cet article, qui est d’établir un équilibre entre les droits individuels et nos valeurs collectives. Lorsqu’ils sont appelés à déterminer si une atteinte est justifiée au sens de l’article premier, les tribunaux doivent tenir compte des droits et des valeurs opposés qui existent dans notre démocratie. Comme le recommande le juge en chef Dickson dans l’arrêt Oakes, précité, p. 136 :

Les tribunaux doivent être guidés par des valeurs et des principes essentiels à une société libre et démocratique, lesquels comprennent, selon moi, le respect de la dignité inhérente de l’être humain, la promotion de la justice et de l’égalité sociales, l’acceptation d’une grande diversité de croyances, le respect de chaque culture et de chaque groupe et la foi dans les institutions sociales et politiques qui favorisent la participation des particuliers et des groupes dans la société. Les valeurs et les principes sous‑jacents d’une société libre et démocratique sont à l’origine des droits et libertés garantis par la Charte et constituent la norme fondamentale en fonction de laquelle on doit établir qu’une restriction d’un droit ou d’une liberté constitue, malgré son effet, une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer.

Dans l’arrêt Slaight Communications, précité, p. 1056, notre Cour, à la majorité, a reconnu que les valeurs fondamentales d’une société libre et démocratique garantissent les droits prévus dans la Charte et qu’elles justifient la restriction de ces droits lorsque cela est indiqué.

154 Conformément à l’objectif sous‑jacent de l’article premier et aux valeurs démocratiques qu’il cherche à promouvoir, notre Cour a renoncé à une application formaliste et rigide du cadre établi dans l’arrêt Oakes pour adopter une méthode contextuelle et fondée sur des principes. Comme le reconnaît le juge Wilson dans Edmonton Journal, précité, p. 1355-1356, une liberté ou un droit particuliers peuvent avoir une valeur différente selon le contexte législatif. Un examen du contexte factuel et social dans lequel a lieu l’atteinte à ce droit permet au tribunal d’évaluer ce qui est véritablement en jeu dans une affaire donnée. En outre, la méthode contextuelle garantit que les tribunaux tiendront compte des autres valeurs qui peuvent entrer en conflit avec un droit particulier et leur permet d’établir un juste équilibre entre ces valeurs. Par conséquent, les déterminations fondées sur l’article premier ne doivent pas se faire en vase clos et ne doivent pas non plus porter exclusivement sur le droit ou la liberté auxquels il est porté atteinte.

155 Plus récemment, notre Cour a souligné la nécessité d’accorder une grande attention au contexte factuel et social de la disposition contestée, à chaque étape de l’analyse fondée sur l’article premier. Dans Thomson Newspapers, précité, par. 87, le juge Bastarache affirme, au nom de notre Cour à la majorité :

L’analyse fondée sur l’article premier doit être réalisée en accordant une grande attention au contexte. Cette démarche est incontournable car le critère élaboré dans R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, exige du tribunal qu’il dégage l’objectif de la disposition contestée, ce qu’il ne peut faire que par un examen approfondi de la nature du problème social en cause. De même, la proportionnalité des moyens utilisés pour réaliser l’objectif urgent et réel visé ne peut être évaluée qu’en s’attachant étroitement au détail et au contexte factuel. Essentiellement, le contexte est l’indispensable support qui permet de bien qualifier l’objectif de la disposition attaquée, de décider si cet objectif est justifié et d’apprécier si les moyens utilisés ont un lien suffisant avec l’objectif valide pour justifier une atteinte à un droit garanti par la Charte.

Cette méthode est compatible avec celle adoptée par notre Cour à la majorité dans Keegstra, précité, p. 760; Butler, précité, p. 499; Société Radio‑Canada c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 480, par. 63; Harvey c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), [1996] 2 R.C.S. 876, par. 36; Lucas, précité; et elle a été suivie dans Delisle c. Canada (Sous-procureur général), [1999] 2 R.C.S. 989.

156 La méthode fondée sur des principes qui permet de décider si une limite est raisonnable et si la justification de cette limite peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique doit donc tenir compte de tous les intérêts et de toutes les valeurs en jeu dans un contexte factuel donné, et ce, à chacune des étapes de l’analyse fondée sur l’article premier. Faute de tenir compte des aspects bénéfiques de la loi, des valeurs et des droits qu’elle cherche à protéger et à promouvoir, et de la nature réelle du droit auquel il est porté atteinte dans un cas précis avant l’étape finale de l’analyse de la proportionnalité, on risque de rompre l’équilibre entre les droits individuels et les objectifs collectifs que l’article premier de la Charte cherche à réaliser. Avant d’appliquer directement le critère de l’arrêt Oakes, il faut examiner les facteurs contextuels énoncés dans Thomson Newspapers, précité.

2. Le contexte

157 Pour déterminer le degré de retenue auquel a droit le législateur au cours des diverses étapes de l’analyse fondée sur l’article premier, il importe de procéder à un examen du contexte factuel, législatif et social de la disposition contestée et de la nature du droit auquel il est porté atteinte. Quel type de preuve le tribunal devrait-il obliger le gouvernement à produire pour justifier son choix des moyens? Jusqu’à quel point le gouvernement doit-il faire la preuve du préjudice qu’il cherche à prévenir? Dans l’arrêt Thompson Newspapers, précité, le juge Bastarache a précisé certains des facteurs contextuels qui sont utiles pour résoudre ces questions (par. 90). On compte parmi ceux‑ci la nature du préjudice en cause et l’incapacité qui s’ensuit de mesurer scientifiquement ce préjudice ou l’efficacité d’une réparation (comme dans Butler, précité, p. 502), la vulnérabilité du groupe que le législateur cherche à protéger (comme dans Irwin Toy, précité, p. 995, et Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau‑Brunswick, précité, par. 88), les craintes subjectives et la crainte de préjudice entretenue par ce groupe (comme dans Keegstra, précité, p. 857), et la nature de l’activité expressive touchée. L’autre facteur que nous prenons en considération est la promotion d’autres valeurs sous-jacentes à la Charte, qui reconnaît le droit du législateur de mettre en application des valeurs morales. Bien que ces cinq facteurs ne soient pas des critères auxquels le gouvernement doit satisfaire, ils sont pertinents pour déterminer si la justification d’une disposition contestée peut se démontrer.

a) La nature du préjudice et l’incapacité de le mesurer

158 L’existence même de la pornographie juvénile, au sens du par. 163.1(1) du Code criminel, est fondamentalement préjudiciable aux enfants et à la société. Le préjudice qu’elle cause existe indépendamment de toute diffusion réelle ou potentielle et découle directement de l’existence des représentations pornographiques qui portent elles‑mêmes atteinte aux droits à la dignité et à l’égalité des enfants. Le préjudice causé par la pornographie juvénile est inhérent parce que la représentation avilissante et déshumanisante d’enfants, qui en fait des objets, compromet par sa seule existence les droits constitutionnels des enfants et des autres membres de la société. La pornographie juvénile érotise l’infériorité des enfants sur les plans social, économique et sexuel et se nourrit d’inégalités préexistantes.

159 Le Rapport sur la pornographie du Comité permanent de la justice et des affaires juridiques (1978) (rapport MacGuigan) traite en ces termes des effets de la pornographie, à la p. 18:4 :

Le danger évident et incontestable de ce genre de matériel est qu’il encourage certaines tendances malsaines au sein de notre société canadienne. Il met l’accent sur les stéréotypes masculins et féminins au détriment des deux sexes. La dégradation, l’humiliation, la soumission et à l’en croire, la violence dans les relations humaines seraient tout à fait normales et acceptables. Une société qui considère que l’égalité, entre ses membres, la suppression de la violence, le libre choix et la réciprocité constituent la base de toutes les relations humaines, sexuelles ou autres, est nettement justifiée de régir et d’interdire toute forme de description ou d’incitation qui viole ces principes.

160 De même, la pornographie juvénile crée un type de préjudice comportemental qui se manifeste par le renforcement de tendances malsaines au sein de notre société. Ce préjudice comportemental inhérent à la pornographie juvénile n’est ni mesurable empiriquement, ni susceptible d’être prouvé de la façon traditionnelle, mais son existence peut être déduite des représentations ou traitements avilissants ou déshumanisants : voir Thomson Newspapers, précité, par. 92, et R. c. Mara, [1997] 2 R.C.S. 630. Dans le passé, notre Cour n’a pas obligé le législateur à appliquer une norme stricte de preuve pour démontrer l’existence d’un lien entre l’activité expressive et le préjudice qu’il cherche à prévenir, mais lui a accordé une certaine latitude pour poursuivre des objectifs législatifs fondés sur des éléments de preuve non concluants en matière de sciences humaines : voir Irwin Toy, précité, p. 990; Keegstra, précité, p. 776; Butler, précité, p. 504.

161 Dans Butler, précité, notre Cour a reconnu que certaines formes de pornographie causent un préjudice comportemental. Dans cette affaire, l’accusé avait fait l’objet de divers chefs d’accusation de vente, de possession à des fins de distribution et d’exposition à la vue du public de matériel obscène qui ne mettait pas en cause des enfants. En examinant le sens du mot « obscénité » dans le contexte du par. 163(8) du Code criminel, le juge Sopinka a affirmé, au nom de la majorité, à la p. 479, que le matériel dégradant ou déshumanisant

échouerait apparemment le test des normes sociales non parce qu’il choque la morale, mais parce que, dans l’opinion publique, ce matériel est jugé nocif pour la société, particulièrement pour les femmes. Bien qu’il soit impossible de prouver à coup sûr la justesse de cette perception, il existe un important courant d’opinions selon lequel la représentation de personnes qui subissent un traitement sexuel dégradant ou déshumanisant entraîne un préjudice, notamment à l’égard des femmes et, par conséquent, de l’ensemble de la société.

162 Comme la « pornographie juvénile » fait l’objet d’une définition complète au par. 163.1(1), le critère des normes sociales établi pour déterminer si la pornographie adulte est obscène n’est d’aucune utilité pour déterminer si du matériel pornographique impliquant des enfants est visé par l’interdiction de la pornographie juvénile. Toutefois, l’arrêt Butler est important étant donné qu’il reconnaît que le matériel préjudiciable représentant des choses sexuelles explicites et des enfants peut être prohibé par la Constitution : voir Butler, précité, p. 485, le juge Sopinka; p. 516, le juge Gonthier. Le paragraphe 163.1(1) vise du matériel semblable à celui jugé préjudiciable dans Butler. La disposition contestée reconnaît que la possession de pornographie juvénile a un effet particulièrement néfaste sur la société étant donné que les personnes représentées et les plus directement affectées sont des enfants.

163 Il ressort implicitement des motifs de l’arrêt Butler que notre Cour reconnaît que l’expression avilissante ou déshumanisante est préjudiciable en soi. Elle a élargi la notion traditionnelle et individualiste de préjudice et a reconnu que tous les membres de la société souffrent lorsqu’il y a renforcement des comportements préjudiciables. Cette notion générale du préjudice a aussi été mise en relief dans l’arrêt Keegstra, précité, p. 747-748, où le juge en chef Dickson a expliqué de la façon suivante le préjudice comportemental causé par la propagande haineuse :

. . . le changement des opinions des destinataires de la propagande haineuse peut se produire subtilement et ne résulte pas toujours de l’acceptation consciente de l’idée ainsi communiquée. Même si le message transmis par la propagande haineuse est en apparence rejeté, il semble que sa prémisse d’infériorité raciale ou religieuse puisse rester dans l’esprit du destinataire en tant qu’idée traduisant une certaine vérité, et c’est là le germe d’un effet dont on ne saurait faire entièrement abstraction . . .

164 Outre les types de préjudice analysés plus haut, la pornographie juvénile crée un risque de préjudice qui découle de la possibilité qu’elle soit diffusée. Si elle est diffusée, la pornographie juvénile qui représente de vraies personnes porte dès lors atteinte à leurs droits à la vie privée et leur cause ainsi une humiliation supplémentaire. Même si le préjudice comportemental ne dépend pas de la diffusion, le risque que des représentations pornographiques soient diffusées accroît le risque de préjudice comportemental.

165 La pornographie juvénile est particulièrement recherchée par les pédophiles. Le Dr Collins a défini la pédophilie en ces termes : [traduction] « La pédophilie est une forme de paraphilie. La paraphilie est tout simplement l’appellation clinique de la déviance sexuelle. [. . .] [La pédophilie] est l’attirance érotique ou sexuelle pour les enfants préadolescents ». Les pédophiles ont tendance à se servir de la pornographie juvénile de deux façons principales. En premier lieu, les représentations d’enfants comme étant des objets sexuels ou qui se livrent à des activités sexuelles servent à renforcer l’opinion selon laquelle les enfants sont des partenaires sexuels appropriés; ces distorsions cognitives servent alors à justifier des actes de pédophilie. En deuxième lieu, de nombreux pédophiles montrent de la pornographie juvénile à des enfants afin de vaincre leurs réticences à participer à des activités sexuelles et de les persuader que l’activité pédophilique est normale : voir Comité sur les infractions sexuelles à l’égard des enfants et des jeunes, Infractions sexuelles à l’égard des enfants (1984) (« rapport Badgley »), vol. 2, p. 1314-1315.

166 Il y a lieu de souligner qu’une partie du matériel trouvé en la possession de l’intimé était stockée sur des disquettes informatiques et susceptible d’être distribuée instantanément, d’où le risque que ce matériel soit effectivement diffusé. La disponibilité généralisée des ordinateurs et de l’Internet a donné lieu à de nouvelles façons de créer des images et a facilité le stockage, la reproduction et la distribution de pornographie juvénile. Le détective Waters a comparé cette distribution accrue à un raz-de-marée. Comme l’affirme le Service canadien de renseignements criminels dans son Rapport annuel sur le crime organisé au Canada (2000), p. 14 : « La distribution de la pornographie juvénile connaît une hausse proportionnelle à l’expansion continue de l’utilisation d’Internet. Les forums que tient la collectivité mondiale dans Internet facilitent la distribution et aggravent le problème. L’utilisation d’Internet aide les distributeurs de pornographie à présenter et à faire valoir leur point de vue. » Criminaliser la possession de pornographie juvénile peut contribuer à diminuer le marché de cette pornographie et à réduire l’exploitation d’enfants liée à sa production.

167 Bref, le manque de précision scientifique de la preuve en matière de sciences humaines dont disposait le législateur au sujet du préjudice comportemental ne justifie pas de mettre en doute le bien-fondé de sa décision d’agir. On a évalué à plus de 60 000 le nombre d’enfants canadiens qui ont été représentés dans des poses suggestives : voir le rapport Badgley, op. cit., vol. 2, p. 1303. Il va sans dire que la pornographie juvénile qui comporte l’exploitation sexuelle d’enfants est préjudiciable. De plus, nous avons constaté que les préjudices résultant de la pornographie juvénile vont beaucoup plus loin que l’exploitation directe et physique. Cette forme de pornographie est préjudiciable peu importe qu’elle fasse appel à de vrais enfants ou qu’elle soit le fruit de l’imagination. Dans l’un et l’autre cas, la pornographie juvénile entretient et communique le même message préjudiciable, déshumanisant et avilissant.

168 L’article 163.1 s’explique par la preuve manifeste du préjudice direct qui résulte de la pornographie juvénile ainsi que par la crainte raisonnée du législateur (fondée sur la preuve disponible en matière de sciences humaines) que la pornographie juvénile ne cause également un préjudice comportemental. La décision d’agir était conforme à la recommandation du comité Fraser d’interdire la pornographie juvénile (Rapport du Comité spécial d’étude de la pornographie et de la prostitution (1985) (« rapport Fraser »)). Comme nous le verrons dans la partie suivante, l’art. 163.1 concorde avec les mesures prises par d’autres pays et la collectivité internationale qui ont reconnu la nécessité de protéger les enfants et y ont donné suite.

b) La vulnérabilité des enfants et leurs craintes subjectives

169 L’article 163.1 a été adopté dans le but de protéger les enfants. En raison de leur immaturité physique, mentale et émotive, les enfants forment un des groupes les plus vulnérables de la société, surtout en matière de violence sexuelle. La pornographie juvénile joue un rôle dans l’exploitation des enfants en misant sur leur extrême vulnérabilité. La pornographie qui représente de vrais enfants est particulièrement nocive parce qu’elle crée une image permanente de violence et d’exploitation. L’analyse de la vulnérabilité des membres de ce groupe et de leurs craintes subjectives étaye la décision du législateur d’interdire la pornographie juvénile.

(i) Les mesures de protection des enfants au Canada

170 La société canadienne reconnaît depuis toujours que les enfants méritent une forme accrue de protection. Cette protection est fondée sur l’intérêt supérieur de l’enfant. La vulnérabilité des enfants résulte de l’inégalité normale du rapport de force qui existe entre les adultes et les enfants. En raison de cette vulnérabilité, les enfants sont souvent victimes de violence et d’exploitation. On estime que, dans près de 80 pour 100 des cas, les victimes de crime sexuel sont des filles, des garçons ainsi que des jeunes hommes et jeunes femmes de moins de 20 ans : voir N. Bala et M. Bailey, « Canada: Recognizing the Interests of Children » (1992‑93), 31 U. Louisville J. Fam. L. 283, p. 292. Au moins les deux tiers des victimes d’agression sexuelle en 1993 étaient des enfants, et un tiers de toutes les victimes avaient moins de 10 ans : voir J. V. Roberts, « Sexual Assault in Canada: Recent Statistical Trends » (1996), 21 Queen’s L.J. 395, p. 420. On croit même qu’une fille sur quatre et un garçon sur 10 seront victimes d’une agression sexuelle avant d’avoir atteint l’âge de 18 ans : voir R. Bessner, « Khan: Important Strides Made by the Supreme Court Respecting Children’s Evidence » (1990), 79 C.R. (3d) 15, p. 16.

171 La nécessité de protéger les enfants contre tout préjudice est une préoccupation constante du Canada. En 1991, le Canada a ratifié la Convention relative aux droits de l’enfant des Nations Unies, R.T. Can. 1992 no 3, un document international qui proclame la nécessité de protéger l’enfant contre diverses formes de préjudice, dont la discrimination (art. 2), la violence (art. 19), le fait d’être séparé de ses parents sauf si cette séparation est nécessaire dans l’intérêt supérieur de l’enfant (art. 9), les immixtions dans sa vie privée, sa famille ou son domicile (art. 16), le travail susceptible de compromettre son éducation ou de nuire à sa santé ou à son développement (art. 32), l’usage de stupéfiants et la participation de l’enfant à leur production ou à leur distribution (art. 33), l’enlèvement, la vente ou la traite d’enfants (art. 35), la torture (art. 37) et l’exploitation sexuelle (art. 34). L’appui du Canada à la Convention témoigne de son ferme engagement à protéger les droits des enfants.

172 En plus de ratifier la Convention, les législateurs canadiens ont adopté d’autres mesures de protection des enfants. Le paragraphe 163.1(4) fait donc partie de l’ensemble général des dispositions relatives aux infractions du Code criminel qui reconnaissent la vulnérabilité des enfants et tentent de les protéger contre toute exploitation. Par exemple, certaines dispositions du Code criminel empêchent l’accusé d’invoquer le consentement de plaignants qui n’ont pas atteint un certain âge. Pour de nombreuses infractions, l’âge du consentement est de 14 ans, tandis que pour d’autres infractions, il est de 18 ans : voir les art. 150.1, 151, 152, 159, 170, 171, 172, 271, 272 et 273 ainsi que les par. 153(1) et 160(3) du Code criminel. En particulier, l’art. 150.1 reconnaît que les enfants de moins de 14 ans sont extrêmement vulnérables à l’exploitation sexuelle et interdit à la personne accusée d’exploitation sexuelle d’un tel enfant d’invoquer le consentement comme moyen de défense. De même, le par. 212(4) interdit à quiconque d’obtenir, moyennant rétribution, les services sexuels d’une personne âgée de moins de 18 ans. D’autres dispositions visent à remédier à la vulnérabilité particulière des enfants. L’article 215 impose aux parents ou aux gardiens l’obligation de fournir les choses nécessaires à l’existence des enfants de moins de 16 ans. Enfin, il existe un régime particulier pour le traitement des enfants qui sont de jeunes contrevenants. En vertu de la Loi sur les jeunes contrevenants, L.R.C. 1985, ch. Y‑1, les enfants disposent de garanties procédurales et sont passibles de peines réduites.

173 Dans le contexte du droit civil, des mesures législatives visant la protection des enfants prévoient l’appréhension d’un enfant lorsque, par exemple, il y a risque qu’il subisse un préjudice : voir Child Welfare Act, S.A. 1984, ch. C‑8.1, art. 17, 18; Child, Family and Community Service Act, R.S.B.C. 1996, ch. 46, art. 16 à 19 et 25 à 33; Loi sur les services à l’enfant et à la famille, L.M. 1985‑86, ch. 8, art. 21 à 26, 38(7), 53; Loi sur les services à la famille, L.N.-B. 1980, ch. F‑2.2, art. 1, 31(5), 32, 33, 51(1), 62(3); Child Welfare Act, R.S.N. 1990, ch. C‑12, art. 13, 14, 15; Loi sur les services à l’enfance et à la famille, L.T.N.‑O. 1997, ch. 13, art. 10, 11(1), 33; Children and Family Services Act, S.N.S. 1990, ch. 5, art. 26(2), (3), 27, 28, 29, 33(1), (3), 34; Loi sur les services à l’enfance et à la famille, L.R.O. 1990, ch. C.11, art. 40(2), (3), (5), (7) à (10), 41 à 44; Family and Child Services Act, R.S.P.E.I. 1988, ch. F‑2, art.1(1)c), 15(1), (1.1), 16(1), 17(1)b), 19b); Loi sur la protection de la jeunesse, L.R.Q., ch. P-34.1, art. 2, 3, 46; The Child and Family Services Act, S.S. 1989‑90, ch. C‑7.2, art. 2(1)p), 7, 8, 13, 17, 18(1); Loi sur l’enfance, L.R.Y. 1986, ch. 22, art. 119.

174 Les tribunaux canadiens ont manifesté une attention accrue à l’égard des droits et des intérêts des enfants. Notre Cour a souligné à maintes reprises l’importance d’assurer la protection des enfants et des jeunes contre diverses formes de préjudice : voir, par exemple, R. c. Hess, [1990] 2 R.C.S. 906, p. 948, le juge McLachlin; M. (K.) c. M. (H.), [1992] 3 R.C.S. 6; Irwin Toy, précité; Young c. Young, [1993] 4 R.C.S. 3; L. (D.O.), précité, p. 439, le juge L’Heureux‑Dubé. La common law, sur le fondement de la compétence parens patriae, a reconnu le pouvoir des institutions de l’État d’intervenir pour protéger les enfants en situation de risque : voir, par exemple, B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315, par. 88. De plus, dans des arrêts comme Young c. Young, précité, p. 84-85, notre Cour a confirmé que toute décision touchant un enfant doit être prise en fonction de l’intérêt supérieur de l’enfant, notamment, et non exclusivement, en assurant sa protection contre le préjudice causé par autrui ou qu’il s’inflige à lui-même et, ce qui est important, en cherchant à promouvoir le sain développement de l’enfant jusqu’à l’âge adulte.

(ii) Les mesures de protection des enfants à l’échelle internationale

175 La protection des enfants contre le préjudice est un objectif accepté universellement. Même si notre Cour reconnaît qu’en général elles ne lient pas les tribunaux en l’absence d’une mise en œuvre législative, les normes internationales sont une source utile d’interprétation des droits sur le plan national : voir Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313, p. 349-350; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817. Comme le dit R. Sullivan, Driedger on the Construction of Statutes (3e éd. 1994), p. 330 :

[traduction] . . . le législateur est présumé respecter les valeurs et les principes contenus dans le droit international, coutumier et conventionnel. Ces principes font partie du cadre juridique au sein duquel une loi est adoptée et interprétée. Par conséquent, dans la mesure du possible, il est préférable d’adopter des interprétations qui correspondent à ces valeurs et à ces principes.

176 Dans l’arrêt Slaight Communications, précité, p. 1056-1057, notre Cour explique que l’évaluation d’intérêts opposés doit tenir compte des obligations internationales du Canada. Le fait qu’une valeur soit reconnue par le droit international de la personne indique toute l’importance qu’il faut lui accorder. Voir également Keegstra, précité, p. 750.

177 Les législateurs étrangers tout autant que la collectivité internationale reconnaissent la vulnérabilité des enfants et la nécessité qui s’ensuit de les protéger. Il n’est donc pas étonnant que la Convention relative aux droits de l’enfant ait fait l’objet d’une ratification ou d’une adhésion par 191 États, dès le 19 janvier 2001, ce qui en fait l’instrument de défense des droits de la personne le plus universellement accepté de l’histoire.

178 En réalité, une multitude d’instruments du droit international mettent l’accent sur la protection des enfants. Le paragraphe 25(2) de la Déclaration universelle des droits de l’homme, Rés. A.G. 217 A (III), Doc. N.U. A/810, p. 71 (1948), reconnaît que « l’enfance [a] droit à une aide et à une assistance spéciales ». La Déclaration des droits de l’enfant des Nations Unies, Rés. A.G. 1386 (XIV) (1959), dans son préambule, déclare que l’enfant « a besoin d’une protection spéciale et de soins spéciaux ». En 1992, la Commission des droits de l’homme des Nations Unies a adopté le Programme d’action pour la prévention de la vente d’enfants, de la prostitution des enfants et de la pornographie impliquant des enfants, 55e séance, 1992/74. D’autres instruments comme le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, 993 R.T.N.U. 3, par. 10(3), et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 999 R.T.N.U. 171, art. 24, mettent aussi l’accent sur la protection des enfants. Le récent Protocole facultatif se rapportant à la Convention relative aux droits de l’enfant concernant la vente d’enfants, la prostitution des enfants et la pornographie mettant en scène des enfants, A/RES/54/263 (2000), qui interdit notamment la pornographie juvénile, a déjà été signé par 69 États : voir http://www.unhchr.ch/french/html/menu3/b/treaty18_asp_fr.htm (consulté le 23 janvier 2001).

179 L’article 163.1 du Code criminel du Canada reflète une tendance grandissante à criminaliser la possession de pornographie juvénile. De nombreux organismes internationaux ont reconnu qu’il fallait s’attaquer à la possession pour prévenir efficacement les préjudices causés par la pornographie juvénile : voir Vente d’enfants, prostitution des enfants et pornographie impliquant des enfants : Note du Secrétaire général, Doc. N.U. A/49/478 (1994), par. 196-197; Programme d’action pour la prévention de la vente d’enfants, de la prostitution des enfants et de la pornographie impliquant des enfants, par. 53; Projet d’action commune relative à la lutte contre la pédopornographie sur Internet, [1999] J.O.C. 219/68, art. 1; Trafic international de matériel pornographique mettant en scène des enfants, OIPC‑Interpol, AGN/65/RES/9 (1996).

180 La législation interne de nombreux pays criminalise la possession de pornographie juvénile, peu importe que le possesseur ait ou non l’intention de diffuser le matériel : par exemple, l’Australie (Classification (Publications, Films and Computer Games) Act of 1995 (Cth.)), et des lois du Territoire de la capitale fédérale, de la Nouvelle‑Galles du Sud, du Territoire du Nord, du Queensland, de l’Australie‑Méridionale, de la Tasmanie, de Victoria et de l’Australie-Occidentale) classifie et interdit diverses formes de pornographie juvénile; la Belgique (art. 383bis du Code pénal) interdit la possession personnelle d’emblèmes, d’objets, de films, de photos, de diapositives ou d’autres supports visuels qui représentent des positions ou des actes sexuels à caractère pornographique, impliquant des mineurs âgés de moins de 16 ans; l’Angleterre (Protection of Children Act 1978 (R.-U.), 1978, ch. 37, art. 1 et 7; Criminal Justice Act 1988 (R.-U.), 1988, ch. 33, art. 160, et Criminal Justice and Public Order Act 1994 (R.‑U.), 1994, ch. 33, art. 84 à 86) prend pour cible la possession personnelle de photos et de pseudo‑photos de personnes ayant, ou paraissant avoir, moins de 16 ans; l’Irlande (Child Trafficking and Pornography Act, 1998, art. 2 et 6) définit l’enfant comme une personne âgée, ou décrite comme âgée, de moins de 17 ans, et interdit la possession personnelle, premièrement, de toute représentation visuelle montrant un enfant qui participe ou assiste à des activités sexuelles explicites et de toute représentation visuelle dont la caractéristique dominante est la représentation, dans un but sexuel, des organes génitaux ou de la région anale d’un enfant, deuxièmement, de toute représentation audio d’une personne qui est un enfant ou qui est présentée comme telle et qui se livre ou est présentée comme se livrant à une activité sexuelle explicite, troisièmement, de toute représentation visuelle ou audio préconisant, encourageant ou conseillant une activité sexuelle avec des enfants qui constitue une infraction, et quatrièmement, de toute représentation visuelle ou description d’un enfant ou de toute information au sujet d’un enfant indiquant ou laissant entendre qu’on peut disposer de l’enfant à des fins d’exploitation sexuelle; la Nouvelle‑Zélande (Films, Videos, and Publications Classification Act 1993, art. 2, 3, 131) interdit la possession personnelle de publications décrivant, représentant, exposant ou abordant d’autres façons des sujets relatifs au sexe, à l’horreur, au crime, à la cruauté ou à la violence, de sorte que la disponibilité de la publication risque de nuire au bien public du fait qu’elle préconise ou encourage, ou tend à préconiser ou à encourager, l’exploitation d’enfants ou de jeunes personnes à des fins sexuelles; les États‑Unis (18 U.S.C. §§ 2252(a)(4)(B) et 2256 (1994 & Supp. IV 1998)) prennent pour cible les photos, les films, les films vidéo, les images ou les images informatiques ou conçues par ordinateur d’actes sexuellement explicites impliquant une personne de moins de 18 ans ou semblant avoir moins de 18 ans. Cette loi a été interprétée comme ne visant que les images visuelles qui peuvent facilement être perçues à tort comme représentant un vrai enfant : voir, par exemple, United States c. Hilton, 167 F.3d 61 (1st. Cir. 1999), p. 72. Par conséquent, les dessins, sculptures et peintures ne sont pas interdits.

c) La nature de l’activité expressive touchée

181 La nature de l’activité expressive en cause est un autre facteur contextuel important qui ressort de la jurisprudence de notre Cour relative à l’al. 2b). La Cour a souligné que, en vertu de l’article premier de la Charte, le degré de protection auquel l’expression a droit varie selon la nature de l’expression. Plus l’expression s’éloigne des valeurs fondamentales qui sous‑tendent ce droit, plus la mesure qui la restreint peut être justifiée : Keegstra, précité, p. 765; Lucas, précité, par. 34. Le libelle diffamatoire, la propagande haineuse et la pornographie s’écartent grandement des valeurs fondamentales de la liberté d’expression et ont été qualifiés d’expression de faible valeur qui mérite une protection constitutionnelle atténuée : Lucas, précité, par. 93; Butler, précité, p. 500; Keegstra, précité, p. 765. Ces formes d’expression bénéficient d’une protection constitutionnelle atténuée non pas parce que le gouvernement doit satisfaire à une norme de justification moins exigeante, mais parce que, compte tenu de la faible valeur de l’expression, l’objectif de la mesure législative attentatoire l’emporte plus facilement sur celle-ci : voir Thomson Newspapers, précité, par. 91.

182 Examinons maintenant la nature de l’expression en fonction des trois grandes valeurs qui sous‑tendent la liberté d’expression : (1) la recherche de la vérité, (2) la participation à la prise d’une décision politique, et (3) la diversité des formes d’enrichissement et d’épanouissement personnels.

183 Il est clair que la possession de pornographie juvénile n’apporte rien à la recherche de la vérité. La disposition contestée interdit la possession de matériel représentant visuellement des enfants se livrant à une activité sexuelle ou dont la caractéristique dominante est la représentation, dans un but sexuel, des organes sexuels ou de la région anale d’un enfant. Le matériel écrit touché par l’interdiction est celui qui préconise ou conseille la perpétration d’infractions d’ordre sexuel contre des enfants. Le message véhiculé par la pornographie juvénile perpétue des mensonges au sujet de l’humanité des enfants. Il promeut l’idée fausse que les enfants sont des partenaires sexuels appropriés et qu’ils sont des objets sexuels susceptibles de servir à la gratification sexuelle des adultes. Il encourage et excuse leur exploitation sexuelle. Ces messages n’apportent rien, et sont en fait nuisibles, à la recherche de la vérité.

184 Il est tout aussi évident qu’il n’existe aucun lien entre la possession de « pornographie juvénile » (au sens du par. 163.1(1)) et la participation au processus politique. Même si les enfants peuvent ne pas jouir d’une participation égale à notre processus politique, ils méritent d’être traités sur un pied d’égalité à titre de membres de notre collectivité. Dans Keegstra, précité, p. 764, le juge en chef Dickson a reconnu que les messages avilissants qui minent la dignité et l’égalité des membres de groupes identifiables détruisent les aspirations démocratiques de la garantie d’expression en compromettant la participation de ces groupes au processus politique. Dans Thomson Newspapers, précité, par. 92, le juge Bastarache a conclu qu’on peut dire la même chose de l’expression pornographique. Il a constaté que, dans Irwin Toy, précité, les intérêts des annonceurs faisaient que leur discours manipulerait probablement les enfants et miserait sur leur vulnérabilité. Dans chacune de ces affaires, le type de discours en cause affaiblissait systématiquement la position de certains membres de la société. La pornographie juvénile affaiblit de façon semblable la position des enfants dans la société. En ce sens, elle va à l’encontre des valeurs démocratiques qui sous‑tendent la garantie de la liberté d’expression.

185 L’expression en cause dans la présente affaire a un lien avec la valeur de l’épanouissement personnel, mais uniquement dans un sens restreint puisque le par. 163.1(4) du Code criminel n’entrave aucunement l’épanouissement personnel positif. Dans l’affaire Butler, précitée, le procureur général de l’Ontario avait fait valoir que la seule valeur qui sous‑tendait la pornographie comme forme d’expression était l’épanouissement personnel, dans son aspect le moins digne, celui de la simple stimulation physique (p. 499-500). Nous jugeons cet argument particulièrement pertinent en ce qui a trait à la pornographie juvénile. Cette forme de pornographie sert à alimenter les fantasmes des pédophiles et à leur faciliter l’exploitation d’enfants. Elle nuit à l’épanouissement personnel et au développement autonome des enfants en érotisant leur situation d’infériorité sur les plans social, économique et sexuel. Elle renforce le message selon lequel il est acceptable d’en faire des victimes. À notre avis, ce message prive les enfants de leur autonomie et de leur dignité. Dans l’arrêt Butler, le juge Sopinka conclut, au sujet de la pornographie adulte, que cette forme d’expression n’a pas la même importance que les autres formes d’expression qui touchent directement à l’« essence » des valeurs relatives à la liberté d’expression (p. 500). Nous sommes d’accord avec cet énoncé et nous jugeons qu’il s’applique également dans le contexte de la pornographie juvénile.

186 La possession de pornographie juvénile n’a aucune valeur sociale; elle n’a qu’un lien ténu avec la valeur d’épanouissement personnel qui sous‑tend le droit à la liberté d’expression. À ce titre, elle ne justifie qu’une protection atténuée. Il y a donc lieu de faire preuve de plus de retenue à l’égard de la décision du législateur de l’interdire.

d) La promotion d’autres valeurs sous-jacentes à la Charte

187 Notre Cour a déjà considéré que les droits garantis par la Charte à d’autres membres de la société sont un facteur contextuel pertinent pour décider de la mesure de retenue qui s’impose. Par exemple, dans Keegstra, précité, le texte législatif attaqué interdisait la fomentation volontaire de la haine contre des groupes identifiables. Le juge en chef Dickson a conclu que les art. 15 et 27 de la Charte étaient pertinents pour déterminer l’importance de l’objectif gouvernemental d’élimination de la propagande haineuse. À la page 756, il cite, en l’approuvant, la déclaration suivante de l’un des intervenants dans l’affaire :

[traduction] La haine dirigée contre un groupe, avec l’encouragement du gouvernement, serait contraire à l’art. 15 de la Charte. Le Parlement favorise l’égalité et prend des mesures contre l’inégalité en interdisant la fomentation de la haine collective. Cela signifie que l’action gouvernementale visant la haine dirigée contre un groupe, parce qu’elle favorise l’égalité sociale garantie par la Charte, mérite un examen constitutionnel spécial en vertu de l’art. 15.

Dans Taylor, précité, le juge en chef Dickson a souligné davantage le rôle d’autres droits garantis par la Charte dans l’application de l’article premier, en précisant qu’en appliquant l’arrêt Oakes, la Cour doit « tenir pleinement compte d’autres dispositions de la Charte, notamment des art. 15 et 27 » (p. 916-917). À notre avis, l’influence positive d’une mesure gouvernementale sur d’autres droits garantis par la Charte et, par ailleurs, l’effet négatif d’une activité expressive sur les droits d’autres membres de la collectivité sont des facteurs importants à considérer dans l’analyse fondée sur l’article premier. Cette approche garantit que l’analyse visant à déterminer si une disposition attaquée est raisonnablement justifiée dans le cadre d’une société libre et démocratique sera effectuée d’une manière conforme à nos valeurs démocratiques.

188 Dans le rapport Fraser, op. cit., vol. 2, p. 613, le Comité décrit ainsi ses inquiétudes au sujet de la pornographie juvénile :

. . . nous nous inquiétons des représentations qui peuvent sembler porter atteinte aux valeurs que nous croyons fondamentales dans notre société. À notre avis, les productions qui utilisent et représentent des enfants à des fins sexuelles pour le divertissement des adultes portent atteinte aux droits des enfants en sapant le respect auquel ils ont droit.

Cette description des effets de la pornographie juvénile sur les droits des enfants a de quoi consterner. Les écrits et images visés par le par. 163.1(1) (qui représentent des enfants qui se livrent à une activité sexuelle explicite ou qui représentent leurs organes sexuels dans un but sexuel) ont pour effet de les avilir et de les déshumaniser. Ils dépeignent les enfants comme de simples objets sexuels disponibles pour la gratification des adultes. Ils misent sur l’inégalité des enfants. Ce matériel entre donc directement en conflit avec la garantie d’égalité prévue à l’art. 15. Dans l’arrêt Butler, précité, p. 497, le juge Sopinka affirme ceci :

. . . si l’on veut parvenir à une véritable égalité entre les hommes et les femmes, on ne peut ignorer la menace que présente pour l’égalité le fait d’exposer le public à certains types de matériel violent et dégradant. Le matériel qui représente les femmes comme une catégorie d’objets d’exploitation et d’abus sexuels a une incidence négative sur [traduction] «la valorisation personnelle et l’acceptation de soi».

De même, la tentative du législateur d’interdire la possession de pornographie juvénile peut être perçue comme favorisant le droit des enfants à l’égalité.

189 La pornographie juvénile sape également le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne que l’art. 7 garantit à l’enfant. La sécurité psychologique et physique des enfants est compromise par l’utilisation qu’on fait d’eux dans des représentations pornographiques. Les enfants qui sont utilisés pour produire de la pornographie juvénile sont alors agressés physiquement. De plus, la pornographie juvénile compromet la sécurité physique et psychologique de tous les enfants puisqu’ils peuvent tous y être exposés. Peu importe qui en est l’auteur, que ce soient des enfants ou d’autres personnes, cette forme de pornographie mise sur les faiblesses des enfants et peut causer un préjudice comportemental : voir rapport Fraser, op. cit., vol. 2, p. 613. Nous reconnaissons que le droit à la vie privée est une valeur importante qui sous‑tend le droit à la protection contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives ainsi que le droit à la liberté. Toutefois, le droit à la vie privée des gens qui ont en leur possession de la pornographie juvénile ne constitue pas le seul droit en jeu dans le présent pourvoi. Le droit à la vie privée des enfants qui figurent dans la pornographie juvénile entre en jeu du fait qu’il y production d’un enregistrement permanent de leur exploitation sexuelle. Ce droit à la vie privée intervient également lorsque du matériel créé par des adolescents dans un « environnement consensuel » est diffusé.

190 En adoptant le par. 163.1(4) et en interdisant la possession de pornographie juvénile, le Parlement a promulgué un texte législatif visant à promouvoir et à protéger les droits des enfants à l’égalité, de même que la sécurité de leur personne et leur droit à la vie privée. L’importance de ces droits garantis par la Charte ne saurait être passée sous silence dans l’analyse servant à déterminer si la mesure législative est justifiable dans le cadre d’une société libre et démocratique et si les critères de l’arrêt Oakes devraient être appliqués avec plus de retenue.

191 Dans ce paragraphe, le législateur a établi une politique sociale en fonction de certaines valeurs morales, comme il est en droit de le faire. Il est admis que, même si le droit criminel ne se limite pas à l’interdiction d’actes immoraux, le législateur a le droit de porter des jugements de valeur en criminalisant certaines formes de comportement. Dans Butler, précité, p. 493, le juge Sopinka tire la conclusion suivante :

. . . je ne puis souscrire à l’opinion de l’appelant que le Parlement n’a pas le droit de légiférer en se fondant sur une certaine conception fondamentale de la moralité aux fins de protéger les valeurs qui font partie intégrante d’une société libre et démocratique.

Notre Cour devrait prêter une attention toute particulière au rôle légitime que le gouvernement joue en légiférant à l’égard de nos valeurs sociales. À l’instar de toutes les décisions législatives, ces décisions et jugements de valeur doivent cependant être appréciés à la lumière des valeurs de la Charte.

192 L’évaluation de chacun des facteurs contextuels démontre qu’il est justifié, en l’espèce, de faire montre d’une plus grande retenue envers le législateur. Ayant cela à l’esprit, nous passons maintenant à l’application du critère de l’arrêt Oakes au par. 163.1(4).

B. L’application du critère de l’arrêt Oakes

1. L’objectif visé est-il urgent et réel?

193 L’objectif premier du législateur en interdisant la possession de pornographie juvénile est de protéger les enfants. C’est ce que précise, dans la déclaration suivante, le secrétaire parlementaire du ministre de la Justice en présentant en deuxième lecture à la Chambre des communes la disposition qui allait devenir l’art. 163.1 :

. . . les enfants comptent chez nous. Ils sont les membres les plus vulnérables de notre société. Ils sont exposés à des actes de violence psychologique, sexuelle et physique. Il faut leur donner la possibilité de grandir dans un environnement sûr, à l’abri de ces diverses formes d’exploitation.

En présentant ce projet de loi sur la pornographie juvénile, nous avons voulu traiter de l’exploitation sexuelle des enfants et prendre position sur l’utilisation et la représentation sexuelle inappropriée d’enfants, dans les médias et dans les arts.

Le message que nous voulons transmettre au moyen de ce projet de loi, c’est que les enfants ont besoin d’être protégés des effets terribles de l’exploitation et des agressions sexuelles et qu’on ne peut en faire des partenaires sexuels. [Nous soulignons.]

(Débats de la Chambre des communes, 3e sess., 34e lég., vol. XVI, 3 juin 1993, p. 20328)

194 Le législateur a reconnu que les enfants sont les membres les plus vulnérables de notre société et qu’ils sont particulièrement exposés à la violence sexuelle. Toute disposition qui protège les enfants et la société en tentant d’éliminer l’exploitation sexuelle des enfants a manifestement un objet urgent et réel.

195 L’existence, dans la plupart des sociétés libres et démocratiques, de lois interdisant la possession de pornographie juvénile démontre que cette mesure législative répond à un besoin urgent. Comme nous le signalions précédemment, des lois en Australie, en Belgique, en Angleterre, en Irlande, en Nouvelle‑Zélande et aux États‑Unis criminalisent la possession de pornographie juvénile, peu importe que la personne qui l’a en sa possession ait ou non l’intention de la diffuser : voir aussi l’arrêt Butler, précité, p. 497, en ce qui concerne la pornographie adulte.

196 Comme nous l’avons vu, la mesure législative en cause est conforme à l’engagement international du Canada de protéger les enfants. Plus particulièrement, elle donne suite à l’obligation contractée à l’art. 34 de la Convention relative aux droits de l’enfant :

Les États parties s’engagent à protéger l’enfant contre toutes les formes d’exploitation sexuelle et de violence sexuelle. À cette fin, les États prennent en particulier toutes les mesures appropriées sur les plans national, bilatéral et multilatéral pour empêcher :

a) Que des enfants ne soient incités ou contraints à se livrer à une activité sexuelle illégale;

b) Que des enfants ne soient exploités à des fins de prostitution ou autres pratiques sexuelles illégales;

c) Que des enfants ne soient exploités aux fins de la production de spectacles ou de matériel de caractère pornographique.

L’article 34 reflète la ferme conviction de la collectivité internationale que protéger les enfants contre les préjudices de la pornographie juvénile est essentiel à leurs droits.

197 Après avoir établi le caractère urgent et réel de l’objectif de l’interdiction, par le législateur, de la possession de pornographie juvénile, nous allons maintenant examiner si le moyen retenu est proportionnel à cet objectif.

2. La proportionnalité

a) Le lien rationnel

198 Il est particulièrement important, à ce stade, de tenir compte des facteurs contextuels examinés précédemment qui, ensemble, justifient de faire montre d’une plus grande retenue envers le législateur. Comme nous l’avons déjà indiqué, pour déterminer s’il existe un lien rationnel entre le moyen choisi et l’objectif visé, le législateur n’est pas assujetti à une norme de preuve stricte. La norme est celle de l’appréhension raisonnée de préjudice. Nous devons simplement nous demander si le législateur était raisonnablement fondé, compte tenu de la preuve offerte, à croire que l’interdiction de la pornographie juvénile, au sens du par. 163.1(1) du Code criminel, réduirait le préjudice causé aux enfants et à la société : voir Irwin Toy, précité, p. 994; Butler, précité, p. 502. Il n’était pas nécessaire que le législateur dispose d’une preuve concluante pour adopter cette disposition.

199 Les cinq liens entre l’interdiction de possession de pornographie juvénile et la prévention du préjudice causé aux enfants et à la société, que le ministère public a présentés, démontrent de façon convaincante l’existence d’un lien rationnel entre le par. 163.1(4) et l’objectif du législateur. De plus, le témoignage d’expert entendu au procès confirme le caractère raisonnable de la décision d’agir du législateur.

200 Le Dr Collins a témoigné au procès au sujet du premier type de préjudice décrit par le ministère public, savoir que la possession de pornographie juvénile contribue aux distorsions cognitives des pédophiles. Selon lui, la vaste majorité des experts en psychiatrie médicolégale reconnaissent généralement que la possession de pornographie juvénile renforce les distorsions cognitives de certains pédophiles. Il a décrit ces [traduction] « croyances facilitant la perpétration d’infractions » comme étant des rationalisations et des justifications que les pédophiles ont au sujet de leur comportement déviant. Les distorsions cognitives amènent le pédophile à croire que l’activité sexuelle avec des enfants est acceptable et que les enfants aiment avoir des rapports sexuels avec des adultes. Le Dr Collins a conclu que la pornographie juvénile, les distorsions cognitives et la validation de la croyance que l’activité sexuelle avec des enfants est acceptable sont des éléments inextricablement liés.

201 Le témoignage du Dr Collins montre qu’il y a effectivement un lien entre la possession de pornographie juvénile et les attitudes préjudiciables au sujet de la volonté des enfants de se livrer à des activités sexuelles avec des adultes. Dans sa déclaration devant le Comité permanent de la justice et du Solliciteur général, Mme Monica Rainey, du groupe des Citoyens contre l’exploitation des enfants, explique la distorsion susceptible de résulter de la pornographie juvénile :

[traduction] Il ne fait aucun doute que la pornographie enfantine a un effet sur ceux qui la consomment. Si non, pourquoi les annonceurs dépensent-ils des milliards de dollars pour des publicités de 90 secondes? S’il suffit de 90 secondes pour transmettre un message en publicité, il est absurde de penser que le fait de regarder un message en publicité, il est absurde de penser que le fait de regarder un vidéo de 90 minutes présentant des activités sexuelles entre adultes et enfants n’aura aucune influence néfaste sur ceux qui ont déjà un penchant très marqué pour les enfants.

(Chambre des communes, Procès-verbaux et témoignages du Comité permanent de la justice et du Solliciteur général, fascicule no 105, 10 juin 1993, p. 105:21)

Il n’existe toutefois pas suffisamment de recherche empirique sur la question de savoir si ces types d’attitudes conduisent effectivement à des agressions sexuelles. La difficulté d’obtenir la preuve empirique d’un lien entre la possession de pornographie et le comportement criminel a été décrite ainsi dans le rapport Badgley, op. cit., vol. 2, p. 1381, où l’on cite le Report of the Committee on Obscenity and Film Censorship du Royaume‑Uni (1979) :

Les comportements criminels et antisociaux ne peuvent, pour des raisons pratiques et déontologiques, être produits ou contrôlés expérimentalement. Les observations doivent donc porter sur des comportements de substitution ou connexes [. . .] La question fondamentale dans ce domaine concerne la relation existant entre les réactions produites chez une personne par une scène jouée, artificielle ou imaginée, et le comportement de cette personne dans la réalité [. . .] Nous ne pouvons que nous étonner de ce que des chercheurs aient pensé pouvoir étudier ce problème dans un cadre expérimental, dans lequel la réalité est, par nécessité, remplacée par l’imaginaire. [Italiques ajoutés dans le rapport Badgley.]

Cette difficulté ne devrait toutefois pas empêcher d’interdire la possession de pornographie juvénile. À cet égard, les observations du juge en chef Burger dans Paris Adult Theatre I c. Slaton, 413 U.S. 49 (1973), p. 60-61, relativement au matériel obscène, sont pertinentes :

[traduction] Même s’il n’existe aucune preuve concluante d’un lien entre le comportement antisocial et le matériel obscène, le législateur [. . .] pourrait très raisonnablement conclure qu’un tel lien existe ou est susceptible d’exister.

Compte tenu de la preuve soumise, nous jugeons raisonnable la crainte du législateur que la pornographie juvénile ne renforce la distorsion cognitive selon laquelle l’enfant est un partenaire sexuel approprié.

202 En ce qui concerne le deuxième lien, le Dr Collins a avancé que la pornographie juvénile alimente les fantasmes des pédophiles. Il a affirmé que les fantasmes sont à l’origine de tout comportement sexuel déviant, que les pédophiles sont des [traduction] « collectionneurs notoires » de pornographie, que la pornographie juvénile la plus explicite est la plus convoitée et que, selon sa propre expérience, il existe une corrélation entre l’accès plus grand à la pornographie juvénile et l’accroissement de l’exploitation sexuelle des enfants.

203 Pour décider si le législateur était raisonnablement fondé à conclure que la possession de pornographie juvénile causerait un préjudice aux enfants en alimentant les fantasmes des pédophiles, il importe de se rappeler que ces fantasmes reposent sur l’avilissement et la déshumanisation des enfants. La recherche du plaisir sexuel par la possession de pornographie juvénile mine les droits des enfants et va à l’encontre des valeurs essentielles d’une société libre et démocratique. À notre avis, le législateur était raisonnablement fondé à croire que l’interdiction de la possession de pornographie juvénile favoriserait et protégerait les droits garantis aux enfants par la Charte.

204 Le troisième lien découle du rôle important que joue le par. 163.1(4) dans un régime intégré d’application de la loi qui protège les enfants contre les préjudices associés à la pornographie juvénile. Outre le témoignage du détective Waters selon lequel la police avait épinglé des distributeurs et des producteurs de pornographie juvénile en portant de simples accusations de possession, le sergent‑détective Matthews de la section de la pornographie juvénile, Bureau des enquêtes criminelles de la Police provinciale de l’Ontario, a souligné, dans un affidavit présenté à la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, que la quasi‑totalité de la pornographie juvénile produite et distribuée de nos jours est communiquée par ordinateur sur Internet. Elle est en grande partie échangée en privé entre pédophiles qui ne cherchent qu’à enrichir leurs collections privées. Les pédophiles peuvent donc acquérir de vastes collections de pornographie juvénile sans être détectés. En raison du secret entourant le trafic de pornographie juvénile, les dispositions de l’art. 163.1 du Code criminel relatives à la distribution sont insuffisantes pour en freiner la prolifération. Le sergent‑détective Matthews a fait remarquer que, grâce à l’infraction de possession, les organismes chargés d’appliquer la loi peuvent maintenant saisir les images et les textes de pornographie juvénile stockés sur ordinateurs et disquettes informatiques. Cela permet d’empêcher que le matériel soit utilisé d’une manière préjudiciable aux enfants et qu’il soit distribué ultérieurement.

205 L’un des liens les plus probants entre la possession de pornographie juvénile et les préjudices causés aux enfants tient à l’utilisation de la pornographie juvénile par les pédophiles pour initier les enfants aux rapports sexuels. Le sergent‑détective Matthews a affirmé ce qui suit, devant le Comité permanent de la justice et du Solliciteur général, au sujet de l’utilisation de la pornographie juvénile pour initier des jeunes :

[traduction] Les pédophiles y ont souvent recours pour séduire des enfants et affaiblir leurs inhibitions. Pour y arriver, ils présentent des photographies aux enfants en commençant généralement par des photographies représentant des sujets partiellement nus, pour passer à des sujets complètement nus et ensuite à des enfants participant à des activités sexuelles.

Les photographies présentent un autre danger, les sujets peuvent être du même quartier que les enfants auxquels ont les montrent et peuvent être reconnus. Cela crée une pression supplémentaire sur l’enfant qui pense que si un adulte peut prendre des photos de leurs camarades nus, et les exploiter et en abuser, il est peut-être acceptable que des adultes agissent de même à leur égard.

(Procès-verbaux et témoignages du Comité permanent de la Justice et du Solliciteur général, op. cit., p. 105:4-105:5)

Voir également le rapport Badgley, op. cit. Le risque que la pornographie juvénile serve à initier des jeunes ressort souvent de la manière dont le matériel est présenté. Par exemple, lors du voir‑dire, le détective Waters a décrit un livre de conte illustré intitulé Cherubino qui représente une équipe de justiciers composée d’un enfant et d’un adulte. Chaque épisode de lutte contre la criminalité se termine par une relation sexuelle. La pornographie est ainsi produite sous une forme attrayante pour les enfants et les encourage à croire qu’un tel comportement est normal.

206 Le comité Badgley a constaté que les pédophiles recherchaient du matériel représentant des enfants qui se livrent à une activité sexuelle afin de l’utiliser pour convaincre d’autres enfants de se livrer à des actes semblables. Selon ce comité, cela démontrait la nécessité d’adopter des sanctions légales expresses contre la possession de pornographie juvénile (vol. 1, p. 108). D’après les recherches du Comité (vol. 2, p. 1391),

il est évident qu’un nombre important de Canadiens ont été exposés contre leur gré à du matériel pornographique dans leur enfance ou leur jeunesse. Dans beaucoup de ces cas, les personnes responsables de ces actes étaient bien connues des enfants ou en avaient la garde. Une personne sur 63 (1,6 % des répondants du sondage national auprès de la population) signale avoir été exposée à du matériel pornographique et avoir subi une agression sexuelle, au moment même ou après.

. . . De l’avis du Comité, les incidents rapportés constituent probablement une sous‑évaluation de la fréquence des situations combinant l’exposition à du matériel pornographique et une agression sexuelle.

Vingt des 33 personnes qui ont raconté que leur agresseur leur avait montré du matériel pornographique avant de les agresser sexuellement étaient des enfants au moment des faits (vol. 2, p. 1387).

207 Le recours à la pornographie juvénile pour initier les enfants ressort aussi clairement de la jurisprudence relative à l’art. 163.1 du Code criminel. Par exemple, dans l’affaire R. c. K.L.V., [1999] A.J. No. 350 (QL) (B.R.), un homme avait montré à deux enfants la photo d’une jeune fille dont la robe était retroussée par‑dessus la tête de façon à exposer ses organes sexuels. Dans l’affaire R. c. Jewell (1995), 100 C.C.C. (3d) 270 (C.A. Ont.), un des accusés, Gramlick, avait produit 33 vidéocassettes représentant des activités sexuelles entre des enfants et des adultes. Avant l’enregistrement, on avait montré aux enfants qui y ont participé de la pornographie juvénile sur bande vidéo commerciale et les enregistrements amateurs réalisés par l’accusé [traduction] « pour les stimuler sexuellement et les rassurer sur le caractère normal de leur conduite » (p. 274).

208 La preuve démontre donc que la pornographie juvénile est utilisée à des fins de séduction et qu’il existe un lien entre son interdiction et la prévention du préjudice causé aux enfants.

209 Comme l’affirme le juge en chef McLachlin, le dernier lien décrit par le ministère public, soit l’exploitation des enfants pour produire de la pornographie, est concluant (par. 92). L’interdiction de la possession de pornographie juvénile vise à réduire le marché de cette forme de pornographie. Si la consommation est réduite, il en sera probablement de même de la production. La Cour suprême des États‑Unis a reconnu ce fait dans Osborne c. Ohio, 495 U.S. 103 (1990), p. 109-110. Le législateur disposait d’autres éléments de preuve que l’interdiction de la possession personnelle de pornographie juvénile protégerait les enfants contre le préjudice découlant de leur participation à sa production. Les audiences du comité Fraser ont révélé que la préparation privée de matériel pornographique mettant en cause des enfants était une méthode répandue. Le Comité a pressé le législateur de reconnaître que bien souvent, sinon presque toujours, l’exploitation des enfants par la pornographie se fait en privé (vol. 2, p. 627). De même, le comité Badgley a conclu que le matériel produit en privé était une source importante de pornographie juvénile (vol. 2, p. 1302).

210 Les comités Badgley et Fraser ont tous les deux constaté qu’à l’époque le régime du Code criminel relatif aux publications obscènes était insuffisant pour s’attaquer aux circonstances qui entourent la production et la distribution de pornographie juvénile. Le comité Badgley a tiré la conclusion suivante (vol. 1, p. 109) :

La définition générale d’obscénité ne reflète pas l’intérêt particulièrement pressant de l’État à poursuivre et à punir ceux qui contribuent de cette manière à la promotion des agressions sexuelles d’enfants. La définition de « publication obscène » de l’article 159(8) du Code criminel se rapporte au contenu global de la publication plutôt qu’aux circonstances de sa production. Or, en ce qui concerne la pornographie mettant en cause des enfants, ce sont les circonstances de sa production, autrement dit l’exploitation sexuelle des jeunes personnes, qui constituent le fondement de son interdiction. [Italiques omis.]

Afin de combler cette lacune du Code criminel, le Comité a recommandé que la possession personnelle de toute représentation d’une personne âgée de moins de 18 ans participant à une activité sexuelle explicite (y compris une exposition lubrique de ses organes génitaux) soit interdite (vol. 1, p. 110). Le comité Fraser a exprimé la crainte que les dispositions législatives existantes sur l’obscénité ne visent pas la pornographie juvénile préparée en privée pour un usage personnel, en raison de l’application d’une norme sociale plus indulgente dans le cas du matériel réservé à un usage personnel (vol. 2, p. 627). Il a aussi recommandé que la possession personnelle de pornographie juvénile soit interdite. Ces recommandations amènent à conclure que le législateur était raisonnablement fondé à décider que l’interdiction de la possession personnelle de pornographie juvénile était essentielle à la protection des enfants contre l’exploitation inhérente à sa production.

b) L’atteinte minimale

211 Dans l’analyse visant à déterminer si le par. 163.1(4), conjugué à la définition de « pornographie juvénile » du par. 163.1(1), porte le moins possible atteinte au droit à la liberté d’expression, la Cour doit prêter une attention toute particulière aux facteurs contextuels analysés précédemment.

212 Comme le juge Cory l’a reconnu, au par. 57 de l’arrêt Lucas, précité, la valeur négligeable de l’expression qui fait l’objet d’une restriction est un facteur important pour décider s’il y a atteinte minimale. Ce facteur oblige la Cour à déterminer si le législateur a établi un équilibre raisonnable entre le droit individuel auquel il est porté atteinte et les objectifs et valeurs collectifs que le Parlement cherche à protéger. Sans une compréhension véritable du type d’expression à laquelle il est porté atteinte, il y a un risque que son lien avec la garantie prévue à l’al. 2b) et avec nos valeurs démocratiques soit présenté sous un faux jour. Il y a un risque que des notions abstraites de la valeur de l’expression dans une démocratie l’emportent alors que l’activité en cause ne sert pas ces valeurs. Comme nous l’avons vu, la pornographie juvénile va, à bien des égards, à l’encontre des valeurs qui sous‑tendent la garantie de l’al. 2b). Elle n’a qu’un lien ténu avec la valeur d’épanouissement personnel, et ce, dans son aspect le moins digne et le plus lascif. En toute déférence, nous ne voyons aucun élément de preuve étayant l’idée que des vidéos sexuellement explicites d’adolescents « renforce[nt] de saines relations sexuelles et la réalisation de soi », comme le suggère le juge en chef McLachlin (par. 109), au lieu de refléter un hédonisme préjudiciable justifiant l’adoption d’attitudes malsaines envers soi et envers autrui, auxquelles fait allusion le rapport Fraser (voir plus loin, par. 231). Par contre, nous avons souligné le préjudice que ce matériel peut causer aux enfants en renforçant des distorsions cognitives (voir par. 165 et 223) et en créant des instruments susceptibles de servir à les initier aux rapports sexuels. De plus, il n’y a aucune raison valable de présumer que les adolescents auteurs de vidéos sexuellement explicites ne peuvent pas être eux-mêmes des pédophiles.

213 La Cour ne doit pas non plus perdre de vue les autres droits et valeurs démocratiques que le législateur a voulu protéger en adoptant le par. 163.1(4) du Code criminel. L’interdiction de la possession de pornographie juvénile est conforme aux valeurs démocratiques essentielles à notre collectivité, ainsi qu’aux droits garantis aux enfants par la Charte. C’est une mesure législative qui favorise le respect de la dignité inhérente des enfants en enrayant le matériel qui les avilit, d’où son utilité pour protéger les droits des enfants à l’égalité et à la sécurité.

214 Le législateur n’est pas tenu de prouver que la disposition est parfaitement adaptée à son objectif : voir RJR-MacDonald, précité, p. 342; Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau‑Brunswick, précité, par. 108. Le législateur n’est pas non plus tenu d’établir qu’il n’y avait aucune autre mesure raisonnable qui aurait pu permettre de réaliser son objectif et de moins porter atteinte à la garantie de la liberté d’expression. Compte tenu des facteurs contextuels qui sont en jeu en l’espèce et de la retenue qu’ils justifient à l’égard des moyens choisis par le législateur, nous souscrivons à l’énoncé suivant du juge en chef Dickson dans Keegstra, précité, p. 784-785 :

. . . l’article premier ne doit pas jouer dans tous les cas de manière à contraindre le gouvernement à n’intervenir que de la manière qui porte le moins possible atteinte à un droit ou à une liberté garantis par la Charte. Il se peut en effet qu’il y ait plusieurs moyens d’atteindre un objectif urgent et réel, dont chacun impose un degré plus ou moins grand de restriction à un droit ou à une liberté. Dans ces circonstances, le gouvernement peut légitimement recourir à une mesure plus restrictive, soit isolément soit dans le cadre d’un plan d’action plus étendu, pourvu que cette mesure ne fasse pas double emploi, qu’elle permette de réaliser l’objectif de façons qui seraient impossibles par le biais d’autres mesures, et qu’elle soit à tous autres égards proportionnée à un objectif légitime aux fins de l’article premier.

215 Madame le juge Rowles de la Cour d’appel a commencé son analyse de la disposition attaquée en faisant remarquer qu’elle ne vise que la possession personnelle de pornographie juvénile. Selon elle, le fait que le par. 163.1(4) ne vise que la possession personnelle de matériel, par opposition à la diffusion de matériel à autrui, réduit considérablement la probabilité que l’imposition de sanctions pénales prévienne tout préjudice susceptible d’être causé aux enfants. De même, le juge en chef McLachlin conclut que les photos et enregistrements vidéo que des adolescents prennent ou effectuent, selon le cas, d’eux‑mêmes pour leur propre usage personnel ne devraient pas être interdits (par. 41 et 76‑77) en raison du droit à la vie privée et du risque moins élevé que des enfants subissent un préjudice. En toute déférence, nous ne sommes pas d’accord. En tirant cette conclusion, le juge en chef McLachlin et le juge Rowles omettent de reconnaître que les enfants sont particulièrement vulnérables dans un contexte de vie privée, un fait récemment reconnu par la Cour d’appel de l’Ontario dans R. c. E. (B.) (1999), 139 C.C.C. (3d) 100. Cette affaire concernait la constitutionnalité de l’art. 172 du Code criminel, qui interdit notamment à quiconque de participer, là où demeure un enfant, à une immoralité sexuelle ayant pour effet de mettre en danger les mœurs de cet enfant. La cour a conclu que la disposition portait atteinte au droit de l’accusé à la liberté d’expression, mais que cette atteinte était justifiée au sens de l’article premier. Dans le cadre de son analyse fondée sur l’article premier, le juge Doherty dit ceci, à la p. 125 :

[traduction] Pour conclure que l’objectif l’emporte sur l’atteinte portée au droit garanti par l’al. 2b), j’ai tenu compte du fait que l’art. 172 s’étend au domicile. Cela constitue un important facteur aggravant eu égard à l’atteinte que cet article porte au droit à la liberté d’expression. Cette même caractéristique est toutefois essentielle à la réalisation de l’objectif de l’article. Malheureusement, c’est au foyer que les enfants sont le plus susceptibles d’être victimes des types de comportement visés par l’art. 172.

L’observation du juge Doherty est particulièrement pertinente dans le contexte de la présente affaire. Comme nous l’avons vu plus haut, la preuve montre clairement qu’une grande partie de la pornographie juvénile est produite en privé et utilisée à des fins personnelles par les gens qui l’ont en leur possession. Son effet pernicieux sur l’attitude des gens qui l’ont en leur possession se manifeste lui aussi en privé. En ce qui concerne l’initiation aux rapports sexuels, notre connaissance de l’exploitation sexuelle des enfants s’est améliorée au point que nous savons maintenant que les agressions sexuelles ont lieu aussi souvent, voire plus souvent, en privé que dans des lieux publics. Nous ne pouvons convenir que l’interdiction de la simple possession de pornographie juvénile ne contribuera pas à réduire davantage le préjudice qui en résulte. Bien que l’interdiction de la possession de pornographie juvénile porte davantage atteinte à la vie privée que les dispositions qui en interdisent la distribution et la production, cette atteinte est nécessaire pour atteindre l’objectif du législateur. Nous sommes fermement en désaccord avec le juge en chef McLachlin lorsqu’elle affirme, au par. 75, que le matériel expressif créé personnellement et conservé en privé devrait être exempté de l’interdiction de posséder de la pornographie juvénile. Que le matériel soit produit par l’acteur lui-même ou par un tiers n’a aucune pertinence. S’il en était autrement, deux vidéos identiques seraient traités différemment selon l’auteur et l’intention, deux éléments extrêmement difficiles à prouver et n’ayant aucune incidence sur la crainte de préjudice résultant du contenu réel du matériel.

216 Le juge Rowles a conclu que la disposition attaquée, combinée avec la définition de pornographie juvénile, ne porte pas le moins possible atteinte au droit à la liberté d’expression du fait qu’elle vise les œuvres de fiction visuelles et écrites dont la production n’implique pas la participation d’enfants ou de jeunes. Selon elle, l’interdiction de la possession de tel matériel ne pouvait être justifiée qu’en fonction des préjudices indirects résultant de leur simple possession. Elle a conclu que la preuve en matière de sciences humaines relativement aux effets de ces œuvres de fiction était insuffisante et que la cour devrait hésiter à déduire l’existence d’un préjudice compte tenu de l’atteinte profonde à la liberté d’expression et à la vie privée qui résulte de la criminalisation de la possession personnelle d’œuvres résultant de l’imagination d’une personne.

217 En toute déférence, nous ne pouvons souscrire à son analyse. Comme nous l’avons expliqué précédemment, le préjudice que le législateur a tenté de prévenir en adoptant le par. 163.1(4) du Code criminel dépasse le préjudice résultant de l’utilisation d’enfants pour produire de la pornographie. Le législateur cherchait également à prévenir le préjudice qui découle de l’existence même d’images et de mots qui avilissent et déshumanisent les enfants, et à transmettre le message que les enfants ne sont pas des partenaires sexuels appropriés. Tous les facteurs contextuels qui sont en jeu en l’espèce indiquent qu’il y a lieu de respecter le choix que le législateur a fait des moyens de protéger les enfants. Nous ne sommes donc pas d’accord avec le juge Rowles pour dire qu’un tribunal devrait hésiter à déduire l’existence d’un préjudice en raison simplement de l’atteinte que la mesure législative en cause porte à la vie privée. Le législateur avait raison de craindre que des œuvres de fiction ne causent un préjudice aux enfants et à la société.

218 En ce qui concerne les représentations d’enfants qui se livrent à une activité sexuelle explicite et les représentations dont la caractéristique dominante est la représentation, dans un but sexuel, des organes sexuels ou de la région anale d’un enfant, l’accent doit être mis sur le préjudice causé par leur message et non pas sur l’intention ou l’identité de leur auteur. Le juge en chef McLachlin est d’avis que le législateur entend par « activité sexuelle explicite » uniquement « la représentation d’actes situés presque à l’extrémité de l’éventail » (par. 47). Elle laisse entendre qu’il doit y avoir « nudité [ou . . .] activit[é] sexuell[e] intim[e] » (par. 49) pour que le matériel soit visé par la loi. Nous sommes d’avis que ce point de vue n’est pas compatible avec l’interprétation axée sur l’objectif de la loi, qui est de prévenir les préjudices résultant de la possession de pornographie juvénile. Pour garantir la réalisation de l’objectif du législateur, il est absolument important, au moment de décider de l’interprétation correcte du par. 163.1(1), de prendre en considération le contenu du matériel qui échappe tout juste à l’interdiction. Cette prise en considération a notamment motivé l’arrêt United States c. Knox, 32 F.3d 733 (3rd Cir. 1994), dans lequel on a refusé de créer [traduction] « une immunité absolue pour les pornographes qui encouragent bassement les pédophiles en utilisant comme sujets des enfants dont les organes génitaux sont à peine couverts » (p. 752).

219 Les images visuelles dont la création n’implique pas l’utilisation d’enfants peuvent aussi transmettre un message d’avilissement et de déshumanisation. Par exemple, dans l’affaire R. c. Pointon (C. prov. Man., 23 octobre 1997), l’accusé avait en sa possession des centaines de dessins et de textes pornographiques. La majorité des dessins en sa possession représentaient des enfants de moins de 10 ans en train de se livrer à divers types d’actes sexuels explicites entre eux et avec des adultes. L’une des images, intitulée [traduction] « Secret de famille », représentait deux jeunes filles, dont l’une faisait une fellation à un adulte. La légende sous l’image se lisait ainsi : [traduction] « Ce qui a commencé par une simple fin de semaine au chalet avec papa s’est terminé par un inceste ». Cette affaire indique que les dessins, croquis et autres œuvres de fiction ont de la valeur pour les pédophiles qui les collectionnent.

220 Le législateur était fondé de conclure que de telles œuvres de fiction causeraient un préjudice aux enfants. Dans l’arrêt Irwin Toy, précité, p. 999, les juges majoritaires ont statué que la « Cour n’adoptera pas une interprétation restrictive de la preuve en matière de sciences humaines, au nom du principe de l’atteinte minimale, et n’obligera pas les législatures à choisir les moyens les moins ambitieux pour protéger des groupes vulnérables ». De même, dans Thomson Newspapers, précité, par. 116, le juge Bastarache a fait l’observation suivante au sujet du matériel qui avilit et déshumanise des groupes vulnérables :

Les Canadiens présument que les formes d’expression qui avilissent des individus du fait de leur sexe, de leur origine ethnique ou d’autres caractéristiques personnelles peuvent finir par leur être préjudiciables, parce qu’il s’agit d’une situation qu’ils sont pour la plupart à même de constater dans leur quotidien. Cela s’explique, en partie, par le fait que chacun d’entre nous a eu connaissance, dans sa propre vie, de l’effet de représentations dégradantes sur son identité personnelle ou en a peut‑être fait l’expérience, et, en partie, par le fait que nous savons que les groupes qui ont été défavorisés dans le passé sur le plan économique ou social sont vulnérables à cette forme d’expression. Cela s’explique aussi par le fait que nos valeurs nous encouragent à faire montre de sollicitude à l’endroit des groupes vulnérables et à pécher par excès de prudence quand leur bien‑être est en jeu. Cela s’explique en outre en partie par la facilité avec laquelle il est possible de conclure que les représentations dégradantes et la défense de certaines idées qui avilissent autrui peuvent engendrer un tel comportement.

Compte tenu de la faible valeur du discours en cause en l’espèce et du fait qu’il mine les droits garantis aux enfants par la Charte, le législateur était fondé de vouloir inclure les œuvres visuelles de fiction dans sa définition de la pornographie juvénile.

221 Le juge Rowles a conclu que l’inclusion de matériel écrit était particulièrement préoccupante dans le contexte de l’infraction de possession et elle a décidé que la loi avait une portée excessive du fait qu’elle visait des œuvres de fiction écrites. À son avis, l’inclusion de matériel qui n’est que la consignation des pensées personnelles de l’auteur (et qui n’est pas montré à qui que ce soit) s’apparentait de très près à la criminalisation des pensées répréhensibles. Selon nous, l’inclusion de matériel écrit dans l’infraction de possession n’équivaut pas à la censure des pensées. La mesure législative tente d’interdire le matériel que le législateur estime préjudiciable. L’inclusion de l’écrit qui préconise ou conseille la perpétration d’infractions contre des enfants est compatible avec cet objectif car, de par sa nature même, un tel écrit est préjudiciable, peu importe qui en est l’auteur.

222 Pour déterminer si l’interdiction de la possession de pornographie juvénile écrite porte le moins possible atteinte au droit à la liberté d’expression, il faut se rappeler que la définition de l’al. 163.1(1)b) ne vise que le matériel qui préconise ou conseille la perpétration d’une infraction contre un enfant. Nous ne sommes pas d’accord avec le juge en chef McLachlin lorsqu’elle conclut, au par. 59 de ses motifs, que l’al. 163.1(1)b) a une portée excessive dans certains cas en raison de l’auteur du matériel et de l’intention de celui qui le possède. L’intention de l’auteur ou du possesseur n’est aucunement pertinente pour déterminer si le matériel en question préconise ou conseille la perpétration d’un crime. L’alinéa 163.1(1)b) vise tout écrit qui a pour objet d’inciter à commettre des infractions contre des enfants. L’analyse doit porter sur le contenu du matériel même et non sur les circonstances de sa création ni sur la forme qu’il revêt, qu’il s’agisse par exemple d’un roman, d’un poème ou d’un journal intime. La loi s’applique à tout matériel qui, d’après le message qu’il transmet globalement, a pour objet d’inciter à commettre des infractions d’ordre sexuel contre des enfants. Partant, selon le contexte, les chroniques personnelles relatant des actes sexuels peuvent bien être visées par la définition.

223 Il existe des éléments de preuve à l’appui du choix du législateur d’inclure l’écrit qui préconise ou conseille la perpétration d’infractions d’ordre sexuel contre des enfants. Le Dr Collins a témoigné que les distorsions cognitives des pédophiles étaient renforcées par les écrits qui préconisent l’activité sexuelle avec des enfants. L’expression écrite de tels points de vue validerait leurs convictions au sujet des enfants. À son avis, la pornographie écrite alimenterait aussi les fantasmes sexuels des pédophiles et pourrait dans certains cas les inciter à commettre des crimes.

224 De même, de nombreux témoins devant le Comité permanent de la justice et du Solliciteur général ont aussi souligné la nécessité d’interdire la possession de matériel écrit préconisant ou conseillant la perpétration d’infractions d’ordre sexuel contre des enfants. Le détective Waters a témoigné au sujet des publications et des bulletins diffusés par des groupes comme la North American Man‑Boy Love Association (NAMBLA). Cet organisme et ses publications préconisent les rapports sexuels entre hommes et jeunes garçons. L’organisme se décrit lui‑même comme [traduction] « le plus en vue et le mieux financé des groupes de pédophiles américains affiliés aux groupes de pédophiles internationaux ». Le détective Waters a affirmé que certains membres de ce groupe avaient été arrêtés pour des infractions d’ordre sexuel impliquant des enfants. Elle a souligné que, dans son bulletin, la NAMBLA avait indiqué que sa filiale de Nouvelle‑Zélande, l’AMBLA, connaissait des difficultés en raison de l’adoption de dispositions strictes visant la possession de pornographie juvénile (bulletin de décembre 1992, p. 4) et qu’elle avait dû mettre fin à ses activités à cause de ces dispositions (bulletin de mars 1993, p. 3). L’inclusion de la possession personnelle de matériel écrit préconisant ou conseillant la perpétration d’infractions contre des enfants ne fait donc pas double emploi et favorise la réalisation de l’objectif de prévention du préjudice contre les enfants et la société d’une manière qui serait impossible si seules la production et la distribution de ce matériel étaient interdites.

225 Le deuxième motif invoqué par le juge Rowles pour conclure que le par. 163.1(4) ne porte pas le moins possible atteinte à la garantie de l’al. 2b) est que la disposition s’applique aux adolescents de 14 à 17 ans qui conservent des films vidéo ou des photos de leurs activités sexuelles explicites ou qui conservent des photos d’eux‑mêmes dont la caractéristique dominante est la représentation, dans un but sexuel, de leurs organes sexuels ou de leur région anale. À notre avis, lorsqu’il est examiné dans ce contexte, cet effet de la disposition législative est une limite raisonnable imposée à la liberté d’expression des adolescents.

226 La définition de l’« enfant » comme étant « une personne âgée de moins de dix‑huit ans » est justifiée eu égard à l’objectif d’interdiction de la pornographie juvénile. Même si les adolescents de 14 à 17 ans peuvent légalement avoir des rapports sexuels, le législateur a interdit de tels comportements dans certains contextes. L’article 153 du Code criminel interdit tout contact sexuel entre un adolescent ou adolescente et une personne qui est en situation de confiance vis‑à‑vis d’eux. En vertu du par. 212(4), il est illégal d’obtenir, moyennant rétribution, les services sexuels d’une personne âgée de moins de 18 ans ou de communiquer avec une telle personne pour tenter d’obtenir, moyennant rétribution, des services de cette nature. Ces deux dispositions ont pour objectif commun de prévenir l’exploitation sexuelle des adolescents. La définition que le législateur donne du mot « enfant » est également compatible avec celle donnée par la Convention relative aux droits de l’enfant dont le premier article définit l’enfant comme étant « tout être humain âgé de moins de dix‑huit ans, sauf si la majorité est atteinte plus tôt en vertu de la législation qui lui est applicable ». Cette convention internationale exige que les enfants canadiens de moins de 18 ans soient protégés en tant que catégorie de personnes. L’examen de la jurisprudence en matière de pornographie juvénile impliquant des adolescents permet de constater l’existence d’un risque élevé qu’ils soient eux aussi exploités pour produire cette forme de pornographie.

227 Dans l’affaire R. c. Geisel (C. prov. Man., 2 février 2000), l’accusé a été trouvé en possession de 22 photos d’adolescentes plus ou moins dévêtues. Sur certaines photos, on pouvait voir l’une des adolescentes en train de se livrer à une activité sexuelle avec un adolescent. L’accusé s’était lié d’amitié avec les jeunes filles et avait permis à l’une d’elles de demeurer chez lui pendant qu’elle était en fugue. L’accusé prenait des photos quand les jeunes filles lui rendaient visite. Avant de prendre les photos, il leur servait de l’alcool qu’il leur présentait comme de la « cocaïne liquide », tellement il était fort. Dans l’affaire Jewell, précitée, l’accusé Gramlick avait produit ses propres vidéocassettes pornographiques représentant 12 enfants de 11 à 17 ans. Cinq des garçons avaient moins de 14 ans et avaient été filmés alors qu’ils se livraient à des actes sexuels entre eux et avec des hommes adultes, dont un prostitué. Les garçons en cause [traduction] « ont été décrits d’une manière générale comme provenant de familles pauvres et désunies » (p. 274). Ils étaient amenés à se livrer à ces actes en échange d’argent, de cigarettes et de cadeaux. L’autre accusé, Jewell, avait enregistré sur bande vidéo ses ébats sexuels avec 12 garçons, dont le plus jeune était âgé de 10 ans. Certains ignoraient qu’ils étaient filmés. Là encore, l’argent, les cigarettes et l’alcool servaient d’appât. [traduction] « Dans certains cas, [Jewell] jouait le rôle d’un père amical qui accueillait chez lui les jeunes garçons en fugue. Il avait emmené certains d’entre eux dans des voyages, qui n’étaient pas à leur portée chez eux, notamment à Disneyworld en Floride et à Wonderland au Canada. La preuve indiquait qu’il partageait ces garçons avec Gramlick et d’autres acolytes » (p. 276).

228 Une affaire récente portée devant notre Cour révèle en outre l’exploitation qui peut survenir une fois qu’il existe des représentations pornographiques d’adolescents. Dans R. c. Davis, [1999] 3 R.C.S. 759, l’inculpé avait été accusé d’avoir agressé sexuellement plusieurs plaignantes. L’une d’elles était âgée de 15 ou 16 ans à l’époque. L’accusé s’était présenté comme un photographe en mesure de lancer la carrière de mannequin de la plaignante. Il a photographié la plaignante nue et a ensuite refusé de lui montrer les photos qu’il avait prises. Celle‑ci lui a finalement demandé les négatifs. L’accusé lui a répondu que, si elle voulait les négatifs, elle devrait avoir des rapports sexuels avec lui et que, si elle refusait, il enverrait les photos à sa mère.

229 Ces cas illustrent le préjudice très réel qui peut être causé à des adolescents de 14 à 17 ans. Toutefois, dans chaque cas, il ne ressortait pas clairement des films vidéo et des photos pornographiques que leur production avait comporté une part d’exploitation. Il est impossible, en regardant une photo, de dire que l’adolescent qui y est représenté n’a pas été exploité. Le législateur était donc solidement fondé à conclure que la limite d’âge dans la définition de la pornographie juvénile devrait être fixée à 18 ans afin de protéger tous les enfants contre le préjudice résultant de leur utilisation pour produire de la pornographie juvénile. À l’instar de l’art. 153 et du par. 212(4) du Code criminel, cette disposition reconnaît que même si les adolescents peuvent être capables de consentir à des activités sexuelles, leur consentement est vicié dans des circonstances où il est possible qu’ils soient exploités.

230 Le juge Rowles a affirmé que le par. 163.1(4) pourrait être adapté plus efficacement pour protéger les adolescents qui ont en leur possession des photos ou des films vidéo érotiques d’eux‑mêmes. Elle a fait remarquer que l’État australien de Victoria a prévu un moyen de défense opposable dans les cas de possession de pornographie juvénile, lorsque le mineur ou l’un des mineurs représentés dans le film ou la photo est le défendeur. À notre avis, un tel moyen de défense minerait l’objectif du législateur de protéger tous les enfants. Certains adolescents de moins de 18 ans exploitent sexuellement d’autres enfants. Dans À la recherche de solutions (1990) (le rapport du conseiller spécial du ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social en matière d’agressions sexuelles contre les enfants au Canada), p. 20-21, Rix Rogers fait état des résultats d’un sondage qui montrent que 30 pour 100 des délinquants sexuels au Canada ont moins de 18 ans. De même, le comité Fraser a tiré la conclusion suivante (vol. 1, p. 26) :

Il est cependant tout à fait possible, dans ce contexte, que des mineurs de 16 ou 17 ans [. . .] participent à l’exploitation d’enfants encore plus jeunes, en les amenant par exemple à la prostitution ou à l’exécution de spectacles pornographiques destinés à être filmés. Une telle exploitation pourrait être le fruit de l’initiative du mineur plus âgé, ou de sa manipulation par des adultes soucieux de se dissimuler derrière des « enfants de paille » n’ayant pas le même degré de responsabilité pénale.

(Voir aussi R. J. R. Levesque, Sexual Abuse of Children: A Human Rights Perspective (1999), p. 214, où sont citées des études, dont un exposé de 1996 paru dans le Journal of the American Academy of Child and Adolescent Psychiatry selon lequel [traduction] « les adolescents commettent plus de 50 pour 100 des infractions d’ordre sexuel dont sont victimes les enfants de moins de douze ans ».) Même dans le cas où un adolescent a en sa possession une photo ou une bande vidéo pornographique de lui‑même, rien ne garantit que ce matériel a été créé dans un environnement consensuel ou qu’il ne sera pas utilisé par l’adolescent pour initier d’autres enfants aux rapports sexuels. Il s’ensuit donc que ce matériel est susceptible de servir à l’exploitation d’enfants même lorsqu’il se trouve entre les mains de personnes qui y sont représentées.

231 Par conséquent, nous ne pouvons souscrire au point de vue que le juge en chef McLachlin adopte à cet égard. L’inclusion de la pornographie impliquant des adolescents dans le par. 163.1(4) est compatible avec l’objectif législatif de protéger efficacement les enfants en réduisant le risque de préjudice résultant du matériel pornographique. Le juge en chef McLachlin n’est pas convaincue que la représentation par des adolescents de leurs propres activités sexuelles est préjudiciable. En toute déférence, le législateur était justifié d’interdire aux adolescents de créer un enregistrement permanent de leurs activités sexuelles. Même si les adolescents de 14 à 17 ans peuvent légalement se livrer à des activités sexuelles, la création d’un enregistrement permanent de ces activités a des conséquences que les enfants de cet âge ne sont peut-être pas en mesure de comprendre en raison de leur maturité insuffisante, comme l’illustre l’affaire Davis, précitée. En outre, le comité Fraser a reconnu qu’en raison de leur vulnérabilité les enfants ne jouissent pas toujours de la même autonomie que les adultes. Voici ce qu’il affirme (vol. 2, p. 603) :

Par exemple, nous ne croyons pas que les principes de liberté individuelle et de responsabilité peuvent s’appliquer avec la même force aux mineurs et aux adultes. Certes, les mineurs peuvent à juste titre revendiquer une certaine autonomie dans leurs actions, mais on les privera plus facilement que les adultes de la liberté de se livrer à des actes préjudiciables. Maints facteurs peuvent légitimer une telle réaction. L’enfant peut être trop jeune ou trop inexpérimenté pour bien comprendre la nocivité, la nature ou la portée de ses actes. En outre, nonobstant les différences de caractère et de maturité de chacun, la société adulte a souvent une attitude protectrice à l’égard des enfants, étant donné que cet âge doit être celui des joies de l’innocence, avant le passage à la maturité. Or, il se peut que le contact de certaines influences ou de certains comportements risque de troubler le caractère graduel et bénéfique de ce développement.

. . . Dans le cas de la pornographie [. . .], nous croyons qu’il est tout à fait justifié de traiter les enfants comme des êtres vulnérables et d’imposer certaines limites à leur liberté.

Le législateur a pris une décision de politique légitime en interdisant la possession de matériel comportant la représentation par des adolescents de leurs propres activités sexuelles. La représentation d’adolescents est susceptible d’être produite dans des conditions d’exploitation et peut servir à exploiter d’autres enfants. La Cour devrait s’en remettre à la décision du législateur de restreindre la liberté des adolescents dans ce domaine. La crainte que l’art. 163.1 ne porte indûment atteinte à la liberté d’expression des adolescents doit également être examinée en fonction de la Loi sur les jeunes contrevenants, qui est un autre ensemble de dispositions destinées à répondre aux besoins particuliers des enfants. Suivant cette loi, l’adolescent reconnu coupable de possession de pornographie juvénile recevrait une peine moins sévère et bénéficierait de mesures de réadaptation et de réinsertion sociale (voir l’art. 20), sans compter qu’il échapperait à un casier judiciaire permanent.

232 Pour déterminer si le par. 163.1(4), conjugué à la définition de la pornographie juvénile, porte le moins possible atteinte à la garantie de liberté d’expression, il importe de se rappeler que cette disposition n’interdit pas complètement la possession de pornographie juvénile. Elle reflète une tentative de la part du législateur de soupeser les droits et valeurs opposés qui sont en jeu et d’établir un juste équilibre. Premièrement, les limites apportées par la définition garantissent que seul sera visé le matériel qui va à l’encontre des objectifs poursuivis par le législateur en interdisant la pornographie juvénile. Deuxièmement, la mesure législative prévoit des moyens de défense fondés sur la valeur artistique, sur l’existence d’un but éducatif, scientifique ou médical et sur le bien public. En ce qui concerne le moyen de défense fondé sur la valeur artistique, le juge en chef McLachlin écrit au par. 63 que, « [t]oute valeur artistique objectivement établie, si minime soit‑elle », constitue un moyen de défense suffisant. Nous estimons qu’il n’est pas nécessaire en l’espèce de délimiter le moyen de défense fondé sur la valeur artistique, étant donné particulièrement qu’il s’applique aussi à l’interdiction de la publication, de la distribution et de la vente de pornographie juvénile également prévue à l’art. 163.1. Cependant, il serait anormal, selon nous, de considérer que la valeur artistique constitue un moyen de défense suffisant dans un cas où le même matériel ne satisferait pas au critère de la valeur artistique dans le cadre des dispositions du Code criminel relatives à l’obscénité. Il nous faut respecter la décision délibérée du législateur d’éviter de parler de « but » artistique comme il l’a fait dans le cas des moyens de défense fondés sur le but éducatif, scientifique ou médical. La valeur artistique doit être évaluée en fonction de la composition et de l’idée maîtresse, conformément aux critères énoncés au par. 64 des motifs du juge en chef McLachlin, et en prêtant soigneusement attention aux conventions artistiques, aux opinions d’expert et aux modes de production, de présentation et de distribution. Il ne suffit pas de se dire artiste pour échapper à toute déclaration de culpabilité.

233 Compte tenu de l’analyse qui précède, nous concluons que le législateur a adopté une loi à la mesure du préjudice qu’elle vise à prévenir. Par conséquent, nous jugeons que la disposition contestée porte le moins possible atteinte aux droits garantis par l’al. 2b) de la Charte.

c) La proportionnalité des effets

234 À cette étape de l’analyse, il faut examiner si les effets préjudiciables de l’atteinte sont proportionnels à l’objectif et aux effets bénéfiques du par. 163.1(4) : voir, par exemple, M. c. H., [1999] 2 R.C.S. 3, par. 133; et Dagenais, précité, p. 889. Dans Thomson Newspapers, précité, par. 125, le juge Bastarache affirme que cette partie de l’analyse donne l’occasion d’apprécier, à la lumière des détails d’ordre pratique et contextuel qui sont étudiés au cours des première et deuxième étapes, si les avantages de la limitation sont proportionnels à ses effets préjudiciables, mesurés au regard des valeurs consacrées par la Charte.

235 Commençons par l’analyse des effets bénéfiques de l’interdiction de la possession de pornographie juvénile. L’avantage le plus important de cette interdiction est qu’elle contribue à prévenir le préjudice causé aux enfants par la production de pornographie juvénile. Du fait qu’elle vise à supprimer le marché légal de ce genre de matériel, la mesure législative est un moyen puissant de réduire la production de pornographie juvénile. En atteignant le domaine de la vie privée, elle étend sa protection aux enfants qui sont utilisés pour la production de matériel en privé. Le paragraphe 163.1(4) décourage aussi l’emploi de pornographie juvénile pour initier des enfants aux rapports sexuels. L’interdiction fait en sorte qu’il est plus difficile, pour les pédophiles, d’utiliser la pornographie juvénile pour vaincre les réticences des enfants à l’égard des activités sexuelles, ce qui a pour effet de diminuer l’efficacité de ce mode de séduction répugnant. De même, l’interdiction contribue à freiner l’accumulation de pornographie juvénile par les pédophiles, ce qui protège les enfants contre l’exploitation sexuelle en éliminant le matériel qui alimente les fantasmes pédophiliques et qui incite les pédophiles à commettre des agressions sexuelles. L’interdiction de la possession de pornographie juvénile contribue également à la mise en œuvre d’un régime efficace d’application de la loi.

236 La mesure législative est bénéfique pour l’ensemble de la société. Le paragraphe 163.1(4) indique clairement aux Canadiens qu’il est inacceptable d’avilir et de déshumaniser les enfants et de les utiliser en tant qu’objets sexuels pour la gratification des adultes. Ce message bénéficie à la société en décourageant les comportements antisociaux et complète l’effet positif de la législation sur les droits des enfants. Comme l’a souligné le comité Fraser, les productions qui utilisent et représentent des enfants à des fins sexuelles pour le divertissement des adultes portent atteinte aux droits des enfants en sapant le respect auquel ils ont droit. L’interdiction de la possession de ce type de matériel indique que l’utilisation d’enfants en tant qu’objets sexuels est inacceptable, et elle favorise ainsi l’égalité des enfants comme membres de la société.

237 On dit que la disposition législative contestée a un effet préjudiciable à la fois sur le droit à la liberté d’expression garanti par l’al. 2b) et sur la valeur de la vie privée. Examinons d’abord l’effet de cette disposition sur la liberté d’expression. Nous avons vu plus haut que la mesure législative n’entrave pas sensiblement le discours ayant une valeur sociale; il existe un lien très ténu entre la possession de pornographie juvénile et le droit à la liberté d’expression. Tout au plus, la mesure législative est coûteuse pour ceux qui s’épanouissent bassement dans la possession de pornographie juvénile.

238 Nous avons déjà précisé que nous ne jugeons pas convaincantes les objections à la restriction de la représentation par des adolescents de leurs propres activités sexuelles. À notre avis, la disposition en cause est compatible avec la protection des enfants et ne constitue pas une entrave injustifiée à l’épanouissement personnel des adolescents. Comme l’a souligné le comité Fraser, il est parfois nécessaire de restreindre la liberté des enfants en raison de leur vulnérabilité. La jurisprudence qui porte sur la représentation d’adolescents se livrant à des activités sexuelles explicites démontre que cette forme de pornographie est parfois produite dans des conditions d’exploitation plutôt que dans un contexte de consentement mutuel. Tout effet préjudiciable sur l’épanouissement personnel des adolescents qui produisent des enregistrements permanents de leurs propres activités sexuelles dans un contexte de consentement mutuel est donc largement transcendé par les effets bénéfiques, pour tous les enfants, de l’interdiction de la possession de pornographie juvénile.

239 Dans la plupart des cas, la restriction de l’expression par cette interdiction touche les adultes qui recherchent satisfaction dans la possession de pornographie juvénile. Ces adultes cherchent à s’épanouir en trouvant du plaisir sexuel dans des images et des écrits qui avilissent des enfants et en font des objets. Il importe de souligner que l’épanouissement personnel refusé par la loi est étroitement lié au préjudice causé à des enfants. Les avantages de l’interdiction de posséder de la pornographie juvénile l’emportent largement sur tout effet préjudiciable sur le droit à la liberté d’expression.

240 La mesure législative en cause a un effet sur le droit à la vie privée parce qu’elle s’applique jusque dans le domicile. Il faut toutefois prendre soin de ne pas exagérer la gravité de cet effet préjudiciable. La vie privée de ceux qui ont en leur possession de la pornographie juvénile est également protégée par le droit à la protection contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives garanti par l’art. 8 de la Charte. Pour qu’une enquête policière puisse être menée dans un domicile, un officier de justice doit avoir préalablement décidé que, dans les circonstances particulières en cause, l’intérêt de l’État à ce que la loi soit appliquée l’emporte manifestement sur l’intérêt de la personne touchée à ne pas être importunée. La mesure législative empiète sur la vie privée parce que la réalisation de ses objectifs bénéfiques l’exige. La pornographie juvénile est produite en privé et elle est utilisée en privé pour amener des enfants à se livrer à des activités sexuelles. Le droit à la vie privée qui est restreint par la loi est donc étroitement lié aux effets préjudiciables particuliers de la pornographie juvénile.

241 En examinant l’effet de la mesure législative sur le droit à la vie privée, il importe de ne pas perdre de vue les effets bénéfiques qu’elle a en protégeant le droit à la vie privée des enfants. Lorsque des enfants sont représentés dans du matériel pornographique, la caméra saisit leur exploitation et en crée un enregistrement permanent. Cela constitue une violation extrême de leur droit à la vie privée. La criminalisation, par le législateur, de la possession de matériel de cette nature a pour effet d’inciter à détruire les représentations pornographiques qui existent déjà. À notre avis, cet effet bénéfique sur le droit à la vie privée des enfants est proportionnel aux effets préjudiciables sur le droit à la vie privée des gens qui ont en leur possession de la pornographie juvénile.

242 À notre avis, l’examen des effets de la mesure législative dans leur contexte global révèle que les avantages de cette mesure l’emportent largement sur toute atteinte à la liberté d’expression et au droit à la vie privée. Elle entrave l’épanouissement personnel d’une petite minorité, mais il s’agit d’un épanouissement personnel indigne et lascif. Les gens qui ont en leur possession de la pornographie juvénile s’épanouissent au détriment des droits de tous les enfants. L’interdiction de la possession de matériel de ce genre est donc compatible avec les valeurs consacrées par notre Charte. Elle favorise le respect de la dignité des enfants et indique qu’ils ont droit à la même considération que tous les autres membres de la société. À notre avis, le législateur a adopté une mesure législative raisonnable et justifiée dans une société libre et démocratique.

III. Dispositif

243 Nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi et de renvoyer les accusations au tribunal de première instance.

Pourvoi accueilli.

Procureur pour l’appelante : Le ministère du Procureur général, Vancouver.

Procureurs de l’intimé : Gil D. McKinnon et Richard C. C. Peck, Vancouver.

Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Le ministère de la Justice, Vancouver.

Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Le ministère du Procureur général, Toronto.

Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec : Le ministère de la Justice, Sainte‑Foy.

Procureur de l’intervenant le procureur général de la Nouvelle‑Écosse : The Public Prosecution Service (Appeals), Halifax.

Procureur de l’intervenant le procureur général du Nouveau‑Brunswick : Le procureur général du Nouveau‑Brunswick, Fredericton.

Procureur de l’intervenant le procureur général du Manitoba : Le ministère de la Justice, Winnipeg.

Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Alberta Justice, Calgary.

Procureurs des intervenants l’Association canadienne des policiers (ACP), l’Association canadienne des chefs de police (ACCP) et les Canadiens contre la violence (CAVEAT) : Danson, Recht & Freedman, Toronto.

Procureurs de l’intervenante la Criminal Lawyers’ Association : Sack Goldblatt Mitchell, Toronto.

Procureurs des intervenantes l’Alliance évangélique du Canada et la Focus on the Family (Canada) Association : Bennett Jones, Toronto.

Procureurs de l’intervenante la British Columbia Civil Liberties Association : McAlpine Gudmundseth Mickelson, Vancouver.

Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Tory Tory, Toronto.

Procureur des intervenants Beyond Borders, les Canadiens opposés à l’exploitation sexuelle (COES), End Child Prostitution, Child Pornography and Trafficking in Children for Sexual Purposes (ECPAT) et le Bureau international des droits des enfants : David Matas, Winnipeg.


Synthèse
Référence neutre : 2001 CSC 2 ?
Date de la décision : 26/01/2001
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli et les accusations sont renvoyées au tribunal de première instance

Analyses

Droit constitutionnel - Charte des droits - Liberté d’expression - Pornographie juvénile - La possession de matériel expressif est‑elle protégée par le droit à la liberté d’expression? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 2b).

Droit constitutionnel - Charte des droits - Droit à la liberté - L’interdiction de la possession de pornographie juvénile prévue au Code criminel porte‑t‑elle atteinte au droit à la liberté? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 7 - Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 163.1(4).

Droit constitutionnel - Charte des droits - Liberté d’expression - Pornographie juvénile - Ministère public reconnaissant que l’interdiction de la possession de pornographie prévue au Code criminel porte atteinte à la liberté d’expression - L’atteinte est‑elle justifiable? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 1 - Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 163.1(4).

Droit criminel - Pornographie juvénile - Possession de pornographie juvénile interdite par le Code criminel - Portée de la définition de « pornographie juvénile » - Moyens de défense disponibles - Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 163.1.

L’accusé a fait l’objet de deux chefs d’accusation de possession de pornographie juvénile, suivant le par. 163.1(4) du Code criminel, et de deux chefs de possession en vue de la distribution ou de la vente, suivant le par. 163.1(3). Selon la définition du par. 163.1(1) du Code, l’expression « pornographie juvénile » s’entend de toute représentation où figure une personne âgée de moins de 18 ans ou présentée comme telle et se livrant ou présentée comme se livrant à une activité sexuelle explicite, et de toute représentation dont la caractéristique dominante est la représentation, dans un but sexuel, des organes sexuels ou de la région anale d’une personne âgée de moins de 18 ans. Cette expression s’entend également de tout écrit ou de toute représentation qui préconise ou conseille une activité sexuelle avec une personne âgée de moins de 18 ans qui constituerait une infraction au Code. Avant son procès, l’accusé a présenté une requête préliminaire contestant la constitutionnalité du par. 163.1(4) du Code, en faisant valoir qu’il y avait eu atteinte à la liberté d’expression que lui garantit la Constitution. Le ministère public a reconnu que le par. 163.1(4) porte atteinte à l’al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés, mais a prétendu que la restriction était justifiable au sens de l’article premier de la Charte. Le juge du procès et les juges majoritaires de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique ont déclaré que l’interdiction de la simple possession de pornographie juvénile au sens de l’art. 163.1 du Code n’était pas justifiable dans une société libre et démocratique.

Arrêt : Le pourvoi est accueilli et les accusations sont renvoyées au tribunal de première instance.

Le juge en chef McLachlin et les juges Iacobucci, Major, Binnie, Arbour et LeBel : Pour évaluer la constitutionnalité du par. 163.1(4), il importe de déterminer la nature et la portée de toute atteinte. Tant que l’on ne sait pas ce à quoi la disposition s’applique, il est impossible de dire si sa portée est trop large. Par conséquent, il faut interpréter la disposition et examiner les interprétations susceptibles de réduire au minimum la portée que l’on dit excessive. Vu l’objectif du législateur de criminaliser la possession de matériel suscitant une crainte raisonnée qu’un préjudice ne soit causé à des enfants, le mot « personne » dans la définition de la pornographie juvénile doit être considéré comme incluant les œuvres visuelles issues de l’imagination et les représentations de vraies personnes. Le mot « personne » s’entend également de la personne qui a le matériel expressif en sa possession. Le mot « présentée » renvoie à du matériel qui serait considéré par un observateur raisonnable comme représentant une personne de moins de 18 ans se livrant à une activité sexuelle explicite. L’expression « activité sexuelle explicite » vise les actes qui se situent à l’extrémité de l’éventail des activités sexuelles, à savoir les actes comportant la nudité ou des activités sexuelles intimes, représentés de manière détaillée et non équivoque. En conséquence, les représentations de contacts sexuels anodins, comme le baiser ou l’étreinte, ne sont pas visées par la disposition créant l’infraction. Une approche objective doit être appliquée à l’égard des expressions « caractéristique dominante » et « dans un but sexuel ». Il s'agit de déterminer si une personne raisonnable qui considérerait la représentation de manière objective et en contexte conclurait que sa « caractéristique dominante » est la représentation des organes sexuels ou de la région anale d’un enfant d'une façon qui puisse raisonnablement être perçue comme visant à stimuler sexuellement certaines personnes. Les photos innocentes d’un bébé dans une baignoire et les autres représentations de nudité non sexuelle ne sont pas visées par la disposition créant l’infraction. Pour ce qui est des écrits ou des représentations qui préconisent ou conseillent une activité sexuelle avec une personne de moins de 18 ans, qui constituerait une infraction au Code criminel, l’exigence voulant que le matériel « préconise » ou « conseille » signifie que, pris objectivement, ce matériel doit être considéré comme encourageant activement la perpétration des infractions en cause avec des enfants.

Le législateur a créé, aux par. 163.1(6) et (7) du Code, un certain nombre de moyens de défense qui doivent être interprétés libéralement car ils servent les valeurs protégées par la garantie de liberté d’expression. L’accusé peut invoquer l'un ou l'autre de ces moyens de défense en signalant des faits susceptibles de l'étayer, après quoi le ministère public doit réfuter hors de tout doute raisonnable le moyen de défense invoqué. Le moyen de défense fondé sur la « valeur artistique » prévu au par. 163.1(6) doit être établi de manière objective et s'entend de toute forme d’expression pouvant raisonnablement être considérée comme de l'art. Le paragraphe 163.1(6) crée un autre moyen de défense à l’égard du matériel qui a un « but éducatif, scientifique ou médical ». Il s’agit du but auquel le matériel peut objectivement servir et non du but dans lequel la personne l’a effectivement en sa possession. Enfin, le législateur a établi un moyen de défense fondé sur le « bien public ». Ce moyen de défense, tout comme celui fondé sur l’existence d’un but éducatif, scientifique ou médical, doit être interprété libéralement.

La possession de pornographie juvénile est une forme d’expression protégée par l’al. 2b) de la Charte. Le droit de posséder du matériel expressif est intégralement lié au développement de la pensée, de la croyance, de l’opinion et de l’expression, car la possession de matériel expressif nous permet de comprendre la pensée d’autrui ou de confirmer notre propre pensée. La possession de matériel expressif est donc comprise dans le continuum de liberté intellectuelle et expressive protégée par l’al. 2b). L’accusé reconnaît que le préjudice causé aux enfants justifie la criminalisation de la possession de certains types de pornographie juvénile. La question fondamentale qui se pose est donc de savoir si le par. 163.1(4) du Code va trop loin et criminalise sans justification la possession d’un éventail trop large de matériel.

L’accusé prétend aussi que le par. 163.1(4) porte atteinte au droit à la liberté que lui garantit l’art. 7 de la Charte, faisant valoir que le fait d’être passible d’emprisonnement en raison de la portée excessive d’une disposition législative est contraire aux principes de justice fondamentale. Étant donné que cet argument reprend toutes les craintes de portée excessive qui constituent le principal obstacle à la justification de la violation de l’al. 2b), il n’est pas nécessaire de l’examiner séparément. C’est généralement à l’étape de l’analyse fondée sur l’article premier et, en particulier, dans le cadre de l’étude de la question de l’atteinte minimale qu’il convient de traiter des allégations de restrictions excessives à la liberté d’expression.

Lorsqu’il a adopté le par. 163.1(4), le législateur poursuivait un objectif urgent et réel, savoir la criminalisation de la possession de pornographie juvénile suscitant une crainte justifiée qu’un préjudice ne soit causé à des enfants. Il existe un lien rationnel entre le moyen retenu par le législateur et cet objectif. Le législateur n’est pas tenu de présenter une preuve scientifique, fondée sur des éléments de preuve concrets, établissant que la possession de pornographie juvénile cause préjudice aux enfants. Une appréhension raisonnée de préjudice suffit. Si l’on applique ce critère, la preuve établit l’existence de plusieurs liens entre la possession de pornographie juvénile et le préjudice causé aux enfants : (1) la pornographie juvénile favorise les distorsions cognitives; (2) elle alimente des fantasmes qui incitent à commettre des infractions; (3) elle sert à initier et à séduire des victimes; (4) des enfants sont exploités dans le cadre de la production de pornographie juvénile impliquant de vrais enfants. La criminalisation de la possession peut réduire le marché de la pornographie juvénile et l’exploitation des enfants qui y est souvent associée. En ce qui concerne l’atteinte minimale, selon l’interprétation qu’il convient de lui donner, la disposition vise beaucoup moins de matériel n’ayant rien à voir avec le préjudice causé aux enfants qu’on ne prétend. Toutefois, elle vise effectivement la possession de deux catégories de matériel qu’on ne considérerait pas normalement comme de la « pornographie juvénile » et qui ne présentent que peu ou pas de risques de préjudice pour les enfants : (1) les écrits ou représentations que l’accusé seul a créés et conserve exclusivement pour son usage personnel; (2) les enregistrements visuels créés par l’accusé ou dans lesquels il est représenté, qui ne dépeignent aucune activité sexuelle illégale et que l’accusé conserve exclusivement pour son usage personnel. Bien qu’il fasse intervenir d’importantes valeurs sous-jacentes à la garantie prévue à l’al. 2b), la majeure partie du matériel compris dans ces deux catégories ne suscite aucune crainte raisonnée qu’un préjudice ne soit causé à des enfants. Dans son effet principal, le par. 163.1(4) est proportionné et constitutionnel. Néanmoins, l’application de la disposition au matériel compris dans les deux catégories problématiques, même si elle est secondaire par rapport à son objectif, pose des problèmes importants à l'étape finale de l’analyse de la proportionnalité. En ce qui concerne ces applications, la restriction imposée par le par. 163.1(4) réglemente l’expression là où elle côtoie la pensée. Les inconvénients que l’interdiction de ce matériel présente pour le droit à la liberté d’expression l’emportent sur les avantages ténus qu’elle pourrait avoir en matière de prévention du préjudice causé aux enfants. Dans cette mesure, la disposition ne peut pas être considérée comme proportionnée sur le plan de ses effets, et l’atteinte à l’al. 2b) qu’elle prévoit n’est pas justifiable au sens de l’article premier.

La réparation qui convient en l’espèce consiste à exclure de la portée de l’art. 163.1, au moyen d’une interprétation large, les deux applications problématiques de cette disposition. Les applications de la disposition qui posent des problèmes constitutionnels sont exactement celles qui ont le lien le plus ténu avec l’objectif du législateur. L’élimination de ces applications par l’inclusion de l’exception proposée n’affaiblira pas l’effet de la disposition; au contraire, elle préservera son effet tout en tenant compte des objectifs de la Charte. Les lacunes de la disposition ne sont pas importantes au point de nécessiter une reformulation inacceptable pour les éliminer, et leur élimination ne donnera pas une disposition cousue d’exceptions, ressemblant peu à celle qu’envisageait le législateur. Alors que l’élimination des applications attentatoires de la disposition ne minera pas l’objectif du législateur, l’invalidation complète de la disposition aurait sûrement cet effet. En conséquence, la validité du par. 163.1(4) devrait être confirmée pour le motif que la définition de la « pornographie juvénile », à l’art. 163.1, doit être considérée comme incluant une exception visant (1) les écrits ou représentations créés par l’accusé seul et conservés par ce dernier exclusivement pour son usage personnel; (2) tout enregistrement visuel créé par l’accusé ou dans lequel ce dernier figure, qui ne représente aucune activité sexuelle illégale et qui est conservé par l’accusé exclusivement pour son usage personnel. Ces deux exceptions s’appliquent également à l’infraction de « production » de pornographie juvénile prévue au par. 163.1(2) (mais pas à l’impression, à la publication ou à la possession de pornographie juvénile en vue de la publication). Les exceptions ne pourront pas être invoquées par la personne qui nourrit des intentions autres que la simple possession personnelle.

Les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier et Bastarache : En vertu des principes démocratiques de notre société, les libertés individuelles comme la liberté d’expression ne sont pas absolues, mais peuvent être limitées eu égard à une gamme plus vaste de droits, dont celui à l’égalité et à la sécurité de la personne. Le ministère public a reconnu qu’il y avait eu atteinte, à tous égards, au droit à la liberté d’expression, privant ainsi malheureusement la Cour de la possibilité d’examiner pleinement le contenu et la portée de l’al. 2b) de la Charte qui s’applique en l’espèce. En même temps, il est reconnu que l’état actuel de notre jurisprudence amène à conclure que, bien qu’il soit nocif, le contenu de la pornographie juvénile n’est pas une raison de la soustraire à la garantie de l’al. 2b). Aucune analyse distincte fondée sur l’art. 7 de la Charte n’est requise. Le droit à la liberté garanti par l’art. 7 est compris dans le droit à la liberté d’expression et la proportionnalité doit être examinée en vertu de l’article premier de la Charte. La seule question qui se pose est donc de savoir si l’atteinte à la liberté d’expression est justifiable au sens de l’article premier, lequel reconnaît que des droits et des valeurs opposés existent en démocratie. Les valeurs fondamentales d’une société libre et démocratique garantissent les droits prévus dans la Charte et elles justifient la restriction de ces droits lorsque cela est indiqué. La méthode contextuelle et fondée sur des principes employée pour interpréter l’article premier garantit que les tribunaux tiendront compte des autres valeurs qui peuvent entrer en conflit avec un droit particulier et leur permet d’établir un juste équilibre entre ces valeurs. Il convient d’accorder une grande attention au contexte factuel et social de la disposition contestée, à chaque étape de l’analyse fondée sur l’article premier.

En l’espèce, l’évaluation des facteurs contextuels mène à la conclusion qu’il faut faire montre d’une plus grande retenue à l’égard de la décision du législateur d’interdire la pornographie juvénile. Au sens du par. 163.1(1) du Code criminel, la pornographie juvénile est fondamentalement préjudiciable aux enfants et à la société. Ce préjudice existe indépendamment de toute diffusion réelle ou potentielle et il découle de l’existence des représentations pornographiques qui portent elles‑mêmes atteinte aux droits à la dignité et à l’égalité des enfants. Ce préjudice comportemental inhérent à la pornographie juvénile n’est ni mesurable empiriquement ni susceptible d’être prouvé de la façon traditionnelle, mais son existence peut être déduite des représentations ou des traitements avilissants ou déshumanisants. L’expression avilissante ou déshumanisante est préjudiciable en soi, car tous les membres de la société souffrent lorsqu’il y a renforcement des comportements préjudiciables. Le risque que des représentations pornographiques soient diffusées accroît le risque de préjudice comportemental. L’atteinte aux droits à la vie privée des personnes représentées constitue un risque supplémentaire de préjudice qui découle de la possibilité de diffusion. La pornographie juvénile est préjudiciable peu importe qu’elle fasse appel à de vrais enfants ou qu’elle soit le fruit de l’imagination. L’article 163.1 a été adopté dans le but de protéger les enfants, lesquels forment l’un des groupes les plus vulnérables de la société. Il s’appuie sur la preuve manifeste du préjudice direct qui résulte de la pornographie juvénile ainsi que sur la crainte raisonnée du législateur que la pornographie juvénile ne cause également un préjudice comportemental. Le manque de précision scientifique de la preuve en matière de sciences humaines au sujet du préjudice comportemental n’est pas un motif valable d’atténuer la retenue judiciaire à l’égard de la décision du législateur.

Au Canada, l’importance de la protection des enfants est reconnue tant en droit criminel qu’en droit civil. La protection des enfants contre le préjudice est un objectif accepté universellement. Une multitude d’instruments du droit international mettent l’accent sur la protection des enfants et de nombreux organismes internationaux ont reconnu qu’il fallait s’attaquer à la possession de pornographie juvénile pour prévenir efficacement les préjudices causés par ce type de matériel. De plus, la législation interne de nombreux pays démocratiques criminalise la simple possession de pornographie juvénile.

Une protection atténuée à l’égard de la pornographie juvénile comme forme d’expression est justifiée, car il s’agit d’une expression de faible valeur qui s’écarte grandement des valeurs fondamentales qui sous‑tendent la protection de la liberté d’expression. La pornographie juvénile a un lien ténu avec la valeur de l’épanouissement personnel, mais seulement dans son aspect le moins digne. De plus, en interdisant la possession de pornographie juvénile, le Parlement a promulgué un texte législatif visant à promouvoir et à protéger les droits des enfants à l’égalité, de même que la sécurité de leur personne et leurs droits à la vie privée. L’importance de ces droits garantis par la Charte ne saurait être passée sous silence dans l’analyse servant à déterminer si la mesure législative est justifiable dans le cadre d’une société libre et démocratique et si les critères de l’arrêt Oakes devraient être appliqués avec plus de retenue. Enfin, le législateur a le droit de porter des jugements de valeur en criminalisant certaines formes de comportement. La Cour devrait prêter une attention toute particulière au rôle légitime que le gouvernement joue en légiférant à l’égard de nos valeurs sociales.

Le paragraphe 163.1(4) du Code constitue une restriction raisonnable et justifiée de la liberté d’expression. L’objectif premier du législateur en interdisant la possession de pornographie juvénile est de protéger les enfants. Toute disposition qui protège les enfants et la société en tentant d’éliminer l’exploitation sexuelle des enfants a manifestement un objet urgent et réel. Le paragraphe 163.1(4) est également proportionné à l’objectif. Premièrement, il existe un lien rationnel entre l’interdiction de la possession de pornographie juvénile et la prévention du préjudice causé aux enfants et à la société. La possession de pornographie juvénile contribue aux distorsions cognitives des pédophiles en renforçant leur croyance erronée que l’activité sexuelle avec des enfants est acceptable. La pornographie juvénile alimente les fantasmes des pédophiles, et ces fantasmes sont à l’origine de leur comportement sexuel déviant. Le paragraphe 163.1(4) joue un rôle important dans un régime intégré d’application de la loi qui protège les enfants contre les préjudices associés à la pornographie juvénile. Les pédophiles utilisent la pornographie juvénile pour séduire des enfants et les initier aux rapports sexuels. Enfin, les enfants sont exploités dans la production de pornographie juvénile. L’interdiction de la possession de pornographie juvénile vise à réduire le marché de ce genre de matériel. Si la consommation de pornographie juvénile est réduite, il en sera probablement de même de la production et de l’exploitation des enfants.

Deuxièmement, l’interdiction de la possession de pornographie juvénile porte le moins possible atteinte au droit à la liberté d’expression. Bien que le par. 163.1(4) ne vise que la possession personnelle, les enfants sont particulièrement vulnérables dans un contexte de vie privée, une grande partie de la pornographie juvénile étant produite en privé et utilisée à des fins personnelles par les gens qui l’ont en leur possession. L’effet pernicieux sur l’attitude des gens qui ont de la pornographie juvénile en leur possession se manifeste lui aussi en privé. L’interdiction de la simple possession de pornographie juvénile contribuera donc à réduire davantage le préjudice qui en résulte. L’interdiction vise également les œuvres de fiction visuelles et écrites dont la production n’implique pas la participation de vrais enfants ou jeunes. Par l’adoption du par. 163.1(4), le législateur a voulu prévenir non seulement le préjudice résultant de l’utilisation d’enfants pour produire de la pornographie, mais également celui qui découle de l’existence même d’images et de mots qui avilissent et déshumanisent les enfants, ainsi que transmettre le message que les enfants ne sont pas des partenaires sexuels appropriés. L’accent doit être mis sur le préjudice causé par le message que transmettent les représentations, et non sur le mode de création de celles‑ci, ni sur l’intention ou l’identité de leur auteur. Compte tenu de la faible valeur du discours en cause en l’espèce et du fait qu’il mine les droits garantis aux enfants par la Charte, le législateur était fondé à conclure que les œuvres de fiction visuelles causeraient un préjudice aux enfants.

L’inclusion du matériel écrit dans l’infraction de possession de pornographie juvénile n’équivaut pas à la censure des pensées. La mesure législative vise à interdire le matériel que le législateur estime préjudiciable. L’inclusion de l’écrit qui préconise ou conseille la perpétration d’infractions contre des enfants est compatible avec cet objectif car, de par sa nature même, un tel écrit est préjudiciable, peu importe qui en est l’auteur. Selon certains éléments de preuve, ce matériel renforce les distorsions cognitives des pédophiles et la pornographie écrite alimente les fantasmes sexuels des pédophiles et pourrait les inciter à commettre des crimes. Bien que l’interdiction prévue au par. 163.1(4) vise les adolescents de 14 à 17 ans qui conservent des films vidéo ou des photos pornographiques les représentant, cet effet est une limite raisonnable imposée à la liberté d’expression des adolescents. L’examen de la jurisprudence en matière de pornographie juvénile impliquant des adolescents permet de constater l’existence d’un risque élevé qu’ils soient exploités pour produire cette forme de pornographie. Par conséquent, même si les adolescents de 14 à 17 ans peuvent légalement avoir des rapports sexuels, le législateur était solidement fondé à conclure que la limite d’âge dans la définition de la pornographie juvénile devait être fixée à 18 ans. Il n’est pas nécessaire que la disposition prévoie un moyen de défense pour protéger les adolescents qui ont en leur possession des photos ou des films vidéo érotiques d’eux‑mêmes. Un tel moyen de défense minerait l’objectif du législateur de protéger tous les enfants, étant donné que certains adolescents de moins de 18 ans initient d’autres enfants aux rapports sexuels. Même dans le cas où un adolescent a en sa possession une photo ou une bande vidéo pornographique de lui-même, rien ne garantit que ce matériel a été créé dans un environnement consensuel. La création d’un enregistrement permanent des activités sexuelles d’un adolescent a des conséquences que les enfants de cet âge ne sont peut‑être pas en mesure de comprendre en raison de leur manque de maturité. La Cour devrait s’en remettre à la décision du législateur de restreindre la liberté des adolescents dans ce domaine. La disposition n’interdit pas complètement la possession de pornographie juvénile. Elle reflète une tentative de la part du législateur de soupeser les droits et valeurs opposés qui sont en jeu et d’établir un juste équilibre. Les limites apportées par la définition garantissent que seul sera visé le matériel qui va à l’encontre des objectifs poursuivis par le législateur en interdisant la pornographie juvénile, et la mesure législative prévoit des moyens de défense fondés sur la valeur artistique, sur l’existence d’un but éducatif, scientifique ou médical et sur le bien public.

Troisièmement, l’examen des effets de la mesure législative dans leur contexte global révèle que les avantages de cette mesure l’emportent largement sur toute atteinte à la liberté d’expression et au droit à la vie privée. Le paragraphe 163.1(4) contribue à prévenir le préjudice causé aux enfants par la production de pornographie juvénile, décourage l’emploi de pornographie juvénile pour initier des enfants, freine l’accumulation de pornographie juvénile par les pédophiles et contribue à la mise en œuvre d’un régime efficace d’application de la loi. En somme, la mesure législative est bénéfique pour l’ensemble de la société en ce qu’elle transmet un message clair qui décourage les comportements antisociaux. Elle n’entrave pas sensiblement le discours ayant une valeur sociale, car il existe un lien très ténu entre la possession de pornographie juvénile et le droit à la liberté d’expression. Tout au plus, elle est coûteuse pour ceux qui s’épanouissent bassement dans la possession de pornographie juvénile. Le droit à la protection contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives garanti par l’art. 8 de la Charte protège également la vie privée de ceux qui ont de la pornographie juvénile en leur possession. La mesure législative empiète sur la vie privée parce que la réalisation de ses objectifs bénéfiques l’exige. Le droit à la vie privée qui est restreint par la loi est étroitement lié aux effets préjudiciables particuliers de la pornographie juvénile. En outre, les effets bénéfiques de la mesure législative sur le droit à la vie privée des enfants est proportionnel aux effets préjudiciables sur le droit à la vie privée des gens qui ont en leur possession de la pornographie juvénile.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Sharpe

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge en chef McLachlin
Arrêts mentionnés : R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452
Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123
R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697
Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892
R. c. Zundel, [1992] 2 R.C.S. 731
Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927
Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712
Palko c. Connecticut, 302 U.S. 319 (1937)
Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145
R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668
R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417
R. c. Edwards, [1996] 1 R.C.S. 128
Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27
R. c. Hydro‑Québec, [1997] 3 R.C.S. 213
Banque Royale du Canada c. Sparrow Electric Corp., [1997] 1 R.C.S. 411
Verdun c. Banque Toronto‑Dominion, [1996] 3 R.C.S. 550
Friesen c. Canada, [1995] 3 R.C.S. 103
Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038
R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933
R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606
R. c. Lucas, [1998] 1 R.C.S. 439
R. c. Hurtubise, [1997] B.C.J. No. 40 (QL)
R. c. Dionne (1987), 38 C.C.C. (3d) 171
Ontario (Attorney General) c. Langer (1995), 123 D.L.R. (4th) 289
R. c. American News Co. (1957), 118 C.C.C. 152
R. c. Delorme (1973), 15 C.C.C. (2d) 350
R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103
Dagenais c. Société Radio‑Canada, [1994] 3 R.C.S. 835
Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 877
R. c. Martineau, [1990] 2 R.C.S. 633
R. c. Whyte, [1988] 2 R.C.S. 3
R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713
R. c. Chaulk, [1990] 3 R.C.S. 1303
M. c. H., [1999] 2 R.C.S. 3
Comité pour la République du Canada c. Canada, [1991] 1 R.C.S. 139
RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199
Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau‑Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825
Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), [2000] 2 R.C.S. 1120, 2000 CSC 69
Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679
Osborne c. Canada (Conseil du Trésor), [1991] 2 R.C.S. 69
R. c. Heywood, [1994] 3 R.C.S. 761
Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493.
Citée par les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier et Bastarache
Arrêts mentionnés : R. c. L. (D.O.), [1993] 4 R.C.S. 419
R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577
Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326
R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103
Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217
Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892
R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713
Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927
Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038
Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau‑Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825
R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668
Dagenais c. Société Radio‑Canada, [1994] 3 R.C.S. 835
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Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712
R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452
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B.C.G.E.U. c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 214
Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123
Rocket c. Collège royal des chirurgiens dentistes d’Ontario, [1990] 2 R.C.S. 232
Comité pour la République du Canada c. Canada, [1991] 1 R.C.S. 139
RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199
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T.U.A.C., section locale 1518 c. KMart Canada Ltd., [1999] 2 R.C.S. 1083
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Société Radio‑Canada c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 480
Harvey c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), [1996] 2 R.C.S. 876
Delisle c. Canada (Sous‑procureur général), [1999] 2 R.C.S. 989
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M. c. H., [1999] 2 R.C.S. 3.
Lois et règlements cités
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Child and Family Services Act, S.S. 1989‑90, ch. C‑7.2, art. 2(1)p), 7, 8, 13, 17, 18(1).
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Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 22, 150.1, 151, 152, 153, 159, 160(3), 163 [mod. 1993, ch. 46, art. 1], 163.1 [aj. idem, art. 2], 170, 171, 172, 212(4), 215, 271, 272, 273.
Code pénal (Belgique), art. 383bis.
Convention relative aux droits de l’enfant, R.T. Can. 1992 no 3, art. 1, 2, 9, 16, 19, 32, 33, 34, 35, 37.
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Déclaration des droits de l’enfant, Rés. A.G. 1386 (XIV) (1959), préambule.
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Family and Child Services Act, R.S.P.E.I. 1988, ch. F‑2, art. 1(1)c), 15(1), (1.1), 16(1), 17(1)b), 19b).
Films, Videos, and Publications Classification Act 1993 (N.‑Z.) No. 94, art. 2, 3, 131.
Loi constitutionnelle de 1982, art. 52(1).
Loi sur la protection de la jeunesse, L.R.Q., ch. P‑34.1, art. 2, 3, 46.
Loi sur l’enfance, L.R.Y. 1986, ch. 22, art. 119.
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Loi sur les services à l’enfance et à la famille, L.T.N.‑O. 1997, ch. 13, art. 10, 11(1), 33.
Loi sur les services à la famille, L.N.‑B. 1980, ch. F‑2.2, art. 1, 31(5), 32, 33, 51(1), 62(3).
Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 999 R.T.N.U. 171, art. 24.
Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, 993 R.T.N.U. 3, art. 10(3).
Projet d’action commune relative à la lutte contre la pédopornographie sur Internet, [1999] J.O.C. 219/68, art. 1.
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Protocole facultatif se rapportant à la Convention relative aux droits de l’enfant concernant la vente d’enfants, la prostitution des enfants et la pornographie mettant en scène des enfants, A/RES/54/263 (2000), Annexe II.
Trafic international de matériel pornographique mettant en scène des enfants, OIPC‑Interpol AGN/65/RES/9 (1996).
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Doctrine citée
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Proposition de citation de la décision: R. c. Sharpe, 2001 CSC 2 (26 janvier 2001)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2001-01-26;2001.csc.2 ?
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