N° C.18.0367.N
A. R.,
Me Patricia Vanlersberghe, avocat à la Cour de cassation,
contre
1. W. R.,
Me Willy van Eeckhoutte, avocat à la Cour de cassation,
2. D. R.,
3. D. R.,
Me Willy van Eeckhoutte, avocat à la Cour de cassation.
I. La procédure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirigé contre l'arrêt rendu le 12 avril 2018 par la cour d'appel de Gand.
Le 28 mars 2019, l'avocat général André Van Ingelgem a déposé des conclusions au greffe.
Le conseiller Bart Wylleman a fait rapport.
L'avocat général André Van Ingelgem a conclu.
II. Le moyen de cassation
Dans la requête en cassation, jointe au présent arrêt en copie certifiée conforme, la demanderesse présente un moyen.
III. La décision de la Cour
Sur la recevabilité du moyen :
1. Les premier et troisième défendeurs opposent une fin de non-recevoir déduite de ce que le moyen est pris de la violation de l'article 918, alinéa 1er, du Code civil, alors que cette disposition a été modifiée par l'article 52 de la loi du 31 juillet 2017 modifiant le Code civil en ce qui concerne les successions et les libéralités et modifiant diverses autres dispositions en cette matière et qu'en l'espèce, l'article 918, dans sa version applicable avant cette modification, s'applique.
2. L'article 918 du Code civil a été remplacé par l'article 52 de la loi du 31 juillet 2017, lui-même modifié par l'article 67 de la loi du 22 juillet 2018. Cette nouvelle version de l'article 918 est entrée en vigueur le 1er septembre 2018.
Au moment de l'introduction du pourvoi en cassation, à savoir le 9 août 2018, la version applicable à la cause de l'article 918 du Code civil était donc toujours celle en vigueur. Pour satisfaire au prescrit de l'article 1080 du Code judiciaire, la demanderesse ne devait pas indiquer la modification de cette disposition qui n'était pas encore entrée en vigueur. Celle-ci n'était à ce moment que du droit futur et ne pouvait donc absolument pas être la version de l'article 918 du Code civil violée par les juges d'appel.
La fin de non-recevoir ne peut être accueillie.
Quant à la première branche :
Sur la recevabilité du moyen, en cette branche :
3. Les premier et troisième défendeurs opposent une fin de non-recevoir déduite de ce que l'article 918 du Code civil s'applique également à une aliénation avec réserve d'un droit d'habitation au motif qu'un droit d'habitation peut être considéré comme un droit limité d'usufruit ou, à tout le moins, que l'article 918 s'applique chaque fois qu'une charge de jouissance aléatoire et viagère est stipulée, ce qui est également le cas d'une charge d'habitation à vie. Par conséquent, le moyen, qui, en cette branche, fait grief à l'arrêt de considérer la vente réalisée par acte du 28 janvier 2002 comme une vente avec réserve d'usufruit alors qu'il s'agit d'une vente avec réserve d'un droit d'habitation, est irrecevable, à défaut d'intérêt.
4. L'article 918 du Code civil, applicable en l'espèce, dispose que la valeur en pleine propriété des biens aliénés, soit à charge de rente viagère, soit à fonds perdu, ou avec réserve d'usufruit, à l'un des successibles en ligne directe, sera imputée sur la portion disponible et l'excédent, s'il y en a, sera rapporté à la masse. Cette imputation et ce rapport ne pourront être demandés par les héritiers au profit desquels la loi fait une réserve et qui auraient consenti à ces aliénations, ni, dans aucun cas, par les successibles en ligne collatérale.
Cette disposition repose sur la présomption légale que les aliénations visées, consenties par le défunt à l'un de ses successibles en ligne directe, ne sont ni plus ni moins que des libéralités portant sur la pleine propriété des biens aliénés, mais avec dispense de rapport.
Cette présomption légale, qui établit une présomption de donation déguisée qui ne peut être renversée que par le consentement des autres réservataires, doit, en tant que disposition dérogatoire, être interprétée strictement.
Il ressort des termes de l'article 918 du Code civil que la présomption légale ne vaut qu'à l'égard des aliénations effectuées, soit avec charge de rente viagère ou d'obligations de faire, soit avec réserve d'usufruit. Les aliénations faites sous réserve d'un droit d'usage ou d'habitation ne tombent dès lors pas sous l'application de cette disposition.
5. Pour le cas où la Cour décide que l'article 918 de ce code ne s'applique pas aux aliénations faites sous réserve d'un droit d'habitation, les défendeurs invitent la Cour à poser une question préjudicielle à la Cour constitutionnelle concernant la compatibilité de l'article 918 du Code civil, dans cette interprétation, avec les articles 10 et 11 de la Constitution.
Il y a lieu de faire droit à cette demande.
Par ces motifs,
La Cour
Sursoit à statuer jusqu'à ce que la Cour constitutionnelle ait répondu à la question préjudicielle suivante :
« L'article 918 du Code civil, dans la version applicable avant sa modification par l'article 52 de la loi du 31 juillet 2017 modifiant le Code civil en ce qui concerne les successions et les libéralités et modifiant diverses autres dispositions en cette matière, viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution s'il est interprété en ce sens qu'une aliénation avec réserve d'un droit d'habitation ne tombe pas sous l'application de cette disposition, contrairement à une aliénation avec réserve d'usufruit et à une aliénation à fonds perdu ? »
Ainsi jugé par la Cour de cassation, première chambre, à Bruxelles, où siégeaient le président de section Eric Dirix, président, et les conseillers Koen Mestdagh, Geert Jocqué, Bart Wylleman et Koenraad Moens, et prononcé en audience publique du dix-sept mai deux mille dix-neuf par le président de section Eric Dirix, en présence de l'avocat général André Van Ingelgem, avec l'assistance du greffier Vanessa Van de Sijpe.
Traduction établie sous le contrôle du conseiller Marie-Claire Ernotte et transcrite avec l'assistance du greffier Patricia De Wadripont.
Le greffier, Le conseiller,