Vu la requête, enregistrée le 19 juillet 2006 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentée pour la VILLE DE BREST, représentée par son maire ; la VILLE DE BREST demande au Conseil d'Etat :
1°) de condamner l'Etat à lui payer la somme de 304 000 euros en réparation du préjudice résultant pour elle de la durée d'une procédure engagée à son encontre devant la juridiction administrative dans le cadre d'un litige relatif à l'exécution d'un marché de travaux publics ;
2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu le décret n° 76-87 du 21 janvier 1976 approuvant le cahier des clauses administratives générales applicables aux marchés publics de travaux ;
Vu le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Olivier Rousselle, Conseiller d'Etat,
- les observations de Me Haas, avocat de la VILLE DE BREST,
- les conclusions de Mme Catherine de Salins, Rapporteur public ;
La parole ayant été à nouveau donnée à Me Haas, avocat de la VILLE DE BREST ;
Considérant que la VILLE DE BREST recherche la responsabilité de l'Etat en réparation des préjudices qu'elle estime avoir subis du fait de la durée, selon elle excessive, de jugement, par le tribunal administratif de Rennes, la cour administrative d'appel de Nantes et le Conseil d'Etat, du litige résultant de demandes formées par les sociétés " Entreprise Morillon Corvol Courbot " (EMCC), " MARC " et " Commercial Union IARD " tendant au règlement de travaux supplémentaires effectués dans le cadre de l'exécution d'un marché public de travaux ;
Sur la responsabilité :
Considérant qu'il résulte des principes généraux qui gouvernent le fonctionnement des juridictions administratives que les justiciables ont droit à ce que les requêtes soient jugées dans un délai raisonnable ; que, si la méconnaissance de cette obligation est sans incidence sur la validité de la décision juridictionnelle prise à l'issue de la procédure, les justiciables doivent néanmoins pouvoir en faire assurer le respect ; qu'il en résulte que, lorsque leur droit à un délai raisonnable de jugement a été méconnu, ils peuvent obtenir la réparation de l'ensemble des préjudices tant matériels que moraux, directs et certains, causés par ce fonctionnement défectueux du service de la justice et se rapportant à la période excédant le délai raisonnable ; que le caractère raisonnable du délai doit, pour une affaire, s'apprécier de manière globale -compte tenu notamment de l'exercice des voies de recours- et concrète en prenant en compte sa complexité, les conditions de déroulement de la procédure, de même que le comportement des parties tout au long de celle ci, et aussi, dans la mesure où le juge a connaissance de tels éléments, l'intérêt qu'il peut y avoir pour l'une ou l'autre, compte tenu de sa situation particulière, des circonstances propres au litige et, le cas échéant, de sa nature même, à ce qu'il soit tranché rapidement ; que lorsque la durée globale de jugement n'a pas dépassé le délai raisonnable, la responsabilité de l'Etat est néanmoins susceptible d'être engagée si la durée de l'une des instances a, par elle même, revêtu une durée excessive ;
Considérant qu'il résulte de l'instruction que les sociétés " MARC ", " Entreprise Morillon Corvol Courbot " (EMCC) ont, à la suite d'un glissement de terrain ayant entraîné des dommages sur un ouvrage public dont la construction était prévue par un marché public conclu le 7 octobre 1988 par la VILLE DE BREST en vue de la construction d'une cale accostable au port de plaisance du Moulin Blanc, saisi le 5 juin 1989 le juge des référés du tribunal administratif de Rennes d'une demande de désignation d'un expert chargé de déterminer la nature des travaux supplémentaires rendus nécessaires par ce glissement et d'évaluer les responsabilités dans sa survenance ; qu'à la suite d'un protocole d'accord intervenu entre les parties en cours d'expertise, les travaux ont été achevés le 31 octobre 1991 ; que l'expert a remis son rapport le 15 août 1991 ; qu'en raison de différends survenus dans l'établissement du décompte général du marché de travaux, les sociétés ont saisi le 22 février 1993 le tribunal administratif de Rennes d'une demande qui tendait à ce que la VILLE DE BREST leur règle, au titre de ses obligations contractuelles, le montant des travaux supplémentaires effectués à la suite du glissement de terrain ; que cette demande a été rejetée par un jugement du 3 avril 1997 du tribunal administratif de Rennes pour une irrecevabilité tirée de la méconnaissance d'une procédure préalable prévue par le cahier des clauses administratives générales ; que, saisie par les sociétés le 18 août 1997, la cour administrative d'appel de Nantes a confirmé cette irrecevabilité par un arrêt du 30 décembre 1999 ; que, toutefois, saisi d'un recours en cassation le 12 février 2000, le Conseil d'Etat, statuant au contentieux a, par une décision en date du 26 mars 2004, qui a fait l'objet d'un rectificatif notifié le 29 septembre 2004, condamné la VILLE DE BREST à verser une somme de 275 247,31 euros à la société CGU COURTAGE et une somme de 905 214,17 euros au groupement formé par les sociétés MARC et EMCC, assorties des intérêts moratoires prévus par l'article 353 du code des marchés publics dans sa rédaction issue du décret du 27 novembre 1979, à compter du 20 juillet 1992 et de la capitalisation des intérêts échus au 27 juillet 1995 puis à chaque échéance annuelle à compter de cette date ; que, par la même décision, le Conseil d'Etat a condamné la société Simecsol et le bureau d'études Véritas au titre de leur garantie solidaire de la VILLE DE BREST à verser chacun la somme de 223 880,11 euros assortie des mêmes intérêts moratoires à la même date et de la même capitalisation des intérêts ;
Considérant, d'une part, que la procédure juridictionnelle qui s'est ouverte à la demande des entreprises le 5 juin 1989 par la saisine du juge des référés afin d'obtenir la désignation d'un expert et qui s'est achevée par la remise du rapport de ce dernier le 5 août 1991, a présenté, dans les circonstances de l'espèce, un caractère autonome par rapport à celle ayant ultérieurement porté sur le règlement des travaux supplémentaires qui se sont achevés le 31 octobre 1991 ; que si, d'autre part, lorsque des dispositions applicables à la matière faisant l'objet d'un litige organisent une procédure préalable obligatoire à la saisine du juge, la durée globale de jugement doit s'apprécier, en principe, en décomptant cette phase préalable, la procédure d'établissement du décompte des travaux organisée par le cahier des clauses administratives générales auquel s'est référé le marché en cause ne présente pas le caractère d'un recours administratif préalable ; qu'il résulte de ce qui précède que la période antérieure au 22 février 1993 ne saurait ouvrir droit à indemnité à la VILLE DE BREST ; que, dans les circonstances de l'espèce, et compte tenu de la complexité particulière de l'affaire, le délai qui s'est ensuite écoulé jusqu'à la date du 29 septembre 2004 à laquelle a été notifiée la décision du Conseil d'Etat, qui a été de onze ans et sept mois, doit être regardé comme ayant dépassé de trois ans le délai dans lequel le litige aurait dû raisonnablement être jugé ; que la VILLE DE BREST est, dès lors, fondée à demander la réparation des préjudices que ce dépassement lui a causés ;
Sur les préjudices :
Considérant, en premier lieu, que la VILLE DE BREST a bénéficié de l'avantage que constitue le fait d'avoir gardé jusqu'à la date de la décision du Conseil d'Etat la disposition des sommes dont elle était redevable et que cette décision l'a condamnée à verser ; que, toutefois, le retard de trois ans imputable à la juridiction administrative lui a causé, compte tenu de l'existence d'un différentiel entre les taux des intérêts moratoires qu'elle a été condamnée à verser par la décision du Conseil d'Etat du 26 mars 2004 et le taux légal des intérêts et des conséquences qui ont pu en résulter sur ses modes de financement , un préjudice financier, dont, eu égard aux obligations qui incombent normalement au débiteur , il sera fait une juste appréciation en le fixant à 50 000 euros ;
Considérant, en deuxième lieu, que si la durée excessive d'une procédure résultant du dépassement du délai raisonnable pour juger une affaire est présumée causer par elle-même un préjudice moral dépassant les préoccupations habituellement causées par un procès, il résulte des circonstances particulières de l'espèce qu'en raison tant de la nature du litige en cause et des sommes en jeu, dont la ville a eu la disposition jusqu'à l'exécution de la décision du Conseil d'Etat, que de la qualité de la requérante, que l'existence d'un tel préjudice n'est pas établi ;
Sur les conclusions tendant à l'application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 000 euros que demande la VILLE DE BREST au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens ;
D E C I D E :
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Article 1er : L'Etat est condamné à verser à la VILLE DE BREST une somme de 50 000 euros.
Article 2 : L'Etat versera la somme de 4 000 euros à la VILLE DE BREST au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à la VILLE DE BREST et au ministre d'Etat, garde des sceaux, ministre de la justice et des libertés.