Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
M. A... B... a demandé au Tribunal administratif de Paris de condamner l'Etat à lui verser la somme de 300 000 euros au titre des préjudices subis du fait de la revendication par l'Etat du manuscrit renfermant le texte " commentaria in evangelium sancti Lucae " détenu par sa famille et de mettre à la charge de l'Etat une somme au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Par un jugement n° 1821972 du 17 juillet 2020, le Tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande.
Procédure devant la Cour :
Par une requête et un mémoire, enregistrés les 16 septembre 2020 et 19 janvier 2021, M. B..., représenté par Me Hershkovitch, demande à la Cour :
1°) d'annuler ce jugement du Tribunal administratif de Paris du 17 juillet 2020 ;
2°) de condamner l'Etat à lui verser une somme de 300 000 euros en réparation du préjudice résultant de la perte de l'intérêt patrimonial à jouir du manuscrit, ainsi que des préjudices en découlant ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat une somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Il soutient que :
- il appartient aux autorités nationales de garantir l'effectivité du droit à l'indemnisation de la personne privée de son bien, garanti par la cour de Strasbourg sur le fondement des dispositions du protocole additionnel n°1 à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, et au juge de contrôler l'équilibre entre les intérêts privés du détenteur d'un bien et l'intérêt public qui s'attache à la privation de ce bien ;
- la décision du juge se prononçant sur cet équilibre doit être motivée, en application des articles 6§1 et 13 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, et l'a été insuffisamment par le jugement querellé ;
- le tribunal a commis une erreur de droit en ne procédant pas à un contrôle de l'équilibre entre les intérêts du requérant, détenteur de l'ouvrage, et l'intérêt public s'attachant à son incorporation au domaine public, et en jugeant en conséquence que l'appartenance de cet ouvrage au domaine public suffisait à exclure le droit à indemnisation du requérant ;
- le requérant est fondé à demander réparation de son préjudice résultant de la perte de l'intérêt patrimonial à jouir du manuscrit, ainsi que de son préjudice moral ;
- le tribunal a fait une fausse application de l'article 1er du protocole additionnel n°1 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales en statuant comme si seul le deuxième alinéa de cet article était applicable alors que l'alinéa 1 trouvait également à s'appliquer, en application de la jurisprudence de la Cour, dès lors que la privation du bien en cause était définitive ;
- l'ingérence commise dans le droit patrimonial du requérant ne respecte pas l'exigence d'un juste équilibre entre les impératifs de la sauvegarde de ses intérêts et l'intérêt général de la communauté, ce qui justifie une indemnisation, alors même que le requérant n'était pas propriétaire du bien mais justifiait d'un intérêt patrimonial.
Par un mémoire en défense, enregistré le 9 décembre 2020, le ministre de la culture demande à la Cour de rejeter la requête.
Il soutient que les moyens de la requête ne sont pas fondés.
Par une ordonnance du 24 juin 2021, la clôture de l'instruction a été fixée au
26 juillet 2021.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Labetoulle,
- les conclusions de Mme Mach, rapporteure publique,
- et les observations de Me Hershkovitch pour M. B....
Considérant ce qui suit :
1. L'ouvrage renfermant le texte " commentaria in Evangelium sancti Lucae " attribué à Saint-Thomas d'Aquin a été acquis par l'aïeul de M. A... B... lors d'une vente aux enchères publiques en 1901, conservé depuis lors dans sa famille, puis mis en dépôt aux archives départementales de Maine-et-Loire en 1991 avant d'être restitué à l'appelant en 2016, à sa demande, ainsi que l'acte de mise en dépôt le permettait. M. B..., qui souhaitait le vendre, a déposé une demande de certificat de bien culturel auprès du ministre de la culture le
26 mars 2018, mais cette demande a été rejetée et les services du ministère ont, par courrier du 18 mai 2018, demandé la restitution de cet ouvrage comme appartenant au domaine public de l'Etat, du fait qu'il faisait partie de la bibliothèque de la chartreuse de Bourbon les Gaillon lors de l'intervention du décret de l'assemblée constituante du 2 novembre 1789 plaçant tous les biens ecclésiastiques à la disposition de la nation. M. B... a saisi le tribunal administratif de Paris d'une demande d'annulation de cette décision, rejetée par un jugement du 17 juillet 2020 devenu définitif. Il a par ailleurs formé le 31 juillet 2018 une demande préalable d'indemnisation des préjudices moral et financier subis du fait de la revendication de propriété du manuscrit par l'Etat puis, dans le silence de l'administration, il a saisi le tribunal administratif d'une demande tendant à l'indemnisation de ces préjudices. Toutefois le tribunal administratif de Paris a également rejeté cette demande par jugement du 17 juillet 2020 dont M. B... relève appel.
Sur la régularité du jugement :
2. Si en application, notamment, tant de l'article 6-1 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales que de l'article L. 9 du code de justice administrative, une décision de justice doit être motivée, il ressort du jugement attaqué qu'il a cité les dispositions de l'article 1er du protocole additionnel, puis jugé que, compte tenu de la durée de la détention de l'ouvrage par la famille du requérant, celui-ci disposait sur cet ouvrage d'un intérêt patrimonial suffisant pour constituer un bien au sens de ces dispositions, avant de retenir que la reconnaissance de l'appartenance au domaine public du manuscrit en cause justifiait toutefois qu'il soit rendu à son propriétaire, l'Etat, sans que soit méconnue l'exigence de respect d'un juste équilibre entre les intérêts privés de ses détenteurs et l'intérêt public majeur qui s'attache à la protection de cette œuvre d'art. Il en a ensuite conclu que, dans ces conditions, l'absence d'indemnisation ne constituait pas une mesure disproportionnée à la réglementation de l'usage du bien du requérant, mise en œuvre dans un but d'intérêt général, compte tenu de la règle d'inaliénabilité des biens du domaine public. Il en résulte que le jugement comporte ainsi l'énoncé des considérations de droit et de fait sur lesquelles il se fonde, et qu'il a par ailleurs répondu à tous les moyens opérants soulevés et s'est prononcé notamment sur l'existence alléguée d'un déséquilibre entre les intérêts privés du détenteur et l'intérêt public. Par ailleurs, si M. B... fait grief au jugement d'avoir écarté l'existence d'un tel déséquilibre du seul fait de l'appartenance de l'ouvrage au domaine public, ce grief constitue une critique du bien-fondé du jugement et est sans incidence sur sa régularité. Par suite le moyen tiré de l'insuffisance de motivation du jugement et, à le supposer soulevé, celui, tiré d'un défaut de réponse à un moyen, manque en fait.
Sur le bien-fondé du jugement :
3. Aux termes de l'article 1er du protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. / Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour règlementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes ".
4. Il est constant que l'aïeul de M. B... a acquis l'ouvrage en cause, de bonne foi, en 1901, lors d'une vente aux enchères publiques, que sa famille l'a conservé depuis lors, sans que l'Etat ait jamais entrepris d'en revendiquer la propriété comme il en avait la possibilité, notamment lors de la convention de dépôt aux archives départementales de Maine-et-Loire en 1991, quelles que soient les conditions d'accès du public à cet ouvrage et alors même que la famille du requérant n'aurait pas souhaité de publicité autour de ce fonds documentaire. Dès lors, ainsi que l'a à juste titre jugé le tribunal, M. B..., compte tenu notamment de la durée de détention de l'ouvrage par sa famille, doit être regardé comme disposant d'un intérêt patrimonial à en jouir, suffisamment reconnu et important pour constituer un bien au sens des stipulations précitées. C'est à juste titre également que le tribunal a retenu que, néanmoins, la reconnaissance de l'appartenance au domaine public du manuscrit en cause justifiait qu'il soit rendu à son propriétaire, l'Etat, sans que soit méconnue l'exigence de respect d'un juste équilibre entre les intérêts privés de ses détenteurs et l'intérêt public majeur qui s'attache à la protection de cette œuvre d'art.
5. Toutefois, cet intérêt public majeur résultant de l'appartenance du bien au domaine public n'implique pas nécessairement que sa restitution à l'Etat ne puisse s'accompagner du versement à son détenteur d'une indemnité en réparation du préjudice résultant de la perte de son intérêt patrimonial à en jouir. Or, en l'espèce, compte tenu des circonstances ci-dessus rappelées et notamment de l'acquisition de l'ouvrage par la famille du requérant en 1901 lors d'enchères publiques, puis de la détention de bonne foi du manuscrit par cette famille pendant plus d'un siècle sans aucune initiative des pouvoirs publics jusqu'en 2018 pour en revendiquer la propriété, alors même que cet ouvrage avait été déposé aux archives départementales de Maine-et-Loire de 1991 à 2016, ce qui n'a pu que conforter les détenteurs dans leur conviction d'être propriétaire de l'ouvrage, M. B... est fondé à soutenir que la privation de celui-ci constitue pour lui une charge spéciale et excessive et, par suite, que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal a rejeté sa demande d'indemnisation.
6. Il y a lieu, dans le cadre de l'effet dévolutif de l'appel, de statuer sur la demande indemnitaire de M. B....
7. Lorsque la perte de l'intérêt patrimonial à jouir d'un bien appartenant au domaine public et restitué de ce fait à l'Etat apparait susceptible, compte tenu de l'ensemble des circonstances de l'espèce, et notamment de la durée et des conditions de sa détention par le demandeur ainsi que de l'attitude de la puissance publique, d'ouvrir droit à indemnisation, celle-ci inclut nécessairement le préjudice moral du détenteur. Par ailleurs, le préjudice financier allégué ne résultant pas d'une privation de propriété, l'ouvrage n'ayant jamais cessé d'appartenir au domaine public, l'indemnisation susceptible d'être accordée sur ce fondement ne saurait être égale au montant total de la valeur vénale estimée du bien en cause, que le ministre évalue au demeurant à la somme de 150 000 euros.
8. Ainsi, s'il résulte de ce qui a été dit au point 5 que, compte tenu notamment de la durée de la détention de bonne foi de l'ouvrage par sa famille et de l'absence de toute démarche de l'Etat jusqu'en 2018 pour en obtenir la restitution, M. B... est fondé à demander l'indemnisation résultant pour lui de la perte de l'intérêt patrimonial à jouir de ce bien, il sera fait une juste évaluation de l'ensemble des préjudices résultant de cette perte en condamnant l'Etat à lui verser une somme de 25 000 euros.
9. Il résulte de tout ce qui précède que M. B... est fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le Tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande d'indemnisation du préjudice résultant de la restitution à l'Etat de l'ouvrage " commentaria in Evangelium sancti Lucae " et à demander le versement d'une somme de 25 000 euros à titre d'indemnisation de la perte de son intérêt patrimonial à jouir de ce bien.
Sur les conclusions tendant à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
10. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat une somme de 1 500 euros à verser à M. B... au titre des frais exposés et non compris dans les dépens.
DÉCIDE :
Article 1er : Le jugement n° 1821972/5-2 du tribunal administratif de Paris du 17 juillet 2020 est annulé.
Article 2 : L'Etat versera à M. B... une somme de 25 000 euros à titre d'indemnisation de la perte de son intérêt patrimonial à jouir de l'ouvrage " commentaria in Evangelium sancti Lucae ".
Article 3 : L'Etat versera à M. B... une somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : le surplus des conclusions de la requête est rejeté.
Article 5 : Le présent arrêt sera notifié à M. A... B... et au ministre de la culture.
Délibéré après l'audience du 7 septembre 2021, à laquelle siégeaient :
- M. Célérier, président de chambre,
- M. Niollet, président-assesseur,
- Mme Labetoulle, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe, le 21 septembre 2021.
Le rapporteur,
M-I. LABETOULLELe président,
T. CELERIER
La greffière,
K. PETIT
La République mande et ordonne au ministre de la culture en ce qui le concerne ou à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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N° 20PA02713