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11/10/2024 | CANADA | N°2024CSC31

Canada | Canada, Cour suprême, 11 octobre 2024, Aquino c. Bondfield Construction Co., 2024 CSC 31


COUR SUPRÊME DU CANADA


 
Référence : Aquino c. Bondfield Construction Co., 2024 CSC 31

 

 
Appel entendu : 5 décembre 2023
Jugement rendu : 11 octobre 2024
Dossier : 40166


 
Entre :
 
John Aquino, 2304288 Ontario Inc., Marco Caruso, Giuseppe Anastasio, aussi connu sous le nom de Joe Ana et Lucia Coccia, aussi connue sous le nom de Lucia Canderle
Appelants
 
et
 
Ernst & Young Inc., en sa qualité de contrôleur nommé par le tribunal à l’égard de Bondfield Construction Company Limited, et KSV Kofman Inc.

, en sa qualité de syndic en matière de faillite de 1033803 Ontario Inc. et 1087507 Ontario Limited
Intimées
 
- et -
 
Procureur génér...

COUR SUPRÊME DU CANADA

 
Référence : Aquino c. Bondfield Construction Co., 2024 CSC 31

 

 
Appel entendu : 5 décembre 2023
Jugement rendu : 11 octobre 2024
Dossier : 40166

 
Entre :
 
John Aquino, 2304288 Ontario Inc., Marco Caruso, Giuseppe Anastasio, aussi connu sous le nom de Joe Ana et Lucia Coccia, aussi connue sous le nom de Lucia Canderle
Appelants
 
et
 
Ernst & Young Inc., en sa qualité de contrôleur nommé par le tribunal à l’égard de Bondfield Construction Company Limited, et KSV Kofman Inc., en sa qualité de syndic en matière de faillite de 1033803 Ontario Inc. et 1087507 Ontario Limited
Intimées
 
- et -
 
Procureur général de l’Ontario et Institut d’insolvabilité du Canada
Intervenants
 
 
Traduction française officielle
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Jamal et O’Bonsawin
 

Motifs de jugement :
(par. 1 à 100)

Le juge Jamal (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin et O’Bonsawin)

 
 
 
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
 

 

 

 

 
John Aquino,
2304288 Ontario Inc.,
Marco Caruso,
Giuseppe Anastasio, aussi connu sous le nom de Joe Ana et
Lucia Coccia, aussi connue sous le nom de Lucia Canderle                     Appelants
c.
Ernst & Young Inc., en sa qualité de contrôleur nommé par le
tribunal à l’égard de Bondfield Construction Company Limited, et
KSV Kofman Inc., en sa qualité de syndic en matière de faillite
de 1033803 Ontario Inc. et 1087507 Ontario Limited                                 Intimées
et
Procureur général de l’Ontario et
Institut d’insolvabilité du Canada                                                            Intervenants
Répertorié : Aquino c. Bondfield Construction Co.
2024 CSC 31
No du greffe : 40166.
2023 : 5 décembre; 2024 : 11 octobre.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Jamal et O’Bonsawin.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
                    Faillite et insolvabilité — Opérations sous-évaluées — Intention de frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement — Théorie de l’attribution d’actes à une société — Exception pour cause de fraude — Âme dirigeante de sociétés débitrices impliquée dans un stratagème de fausses factures — Contrôleur et syndic de faillite des sociétés débitrices demandant au titre de la loi fédérale sur la faillite et l’insolvabilité d’obtenir le recouvrement des sommes payées à des personnes impliquées dans le stratagème au motif que les opérations étaient sous-évaluées et que les débitrices avaient l’intention de frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement — Demandes accueillies et remboursement des sommes ordonné — Le syndic et le contrôleur ont-ils établi l’intention de l’âme dirigeante de frauder ou de frustrer les créanciers ou d’en retarder le désintéressement? — L’intention de l’âme dirigeante de frauder ou de frustrer les créanciers ou d’en retarder le désintéressement peut-elle être attribuée aux sociétés débitrices? — Loi sur la faillite et l’insolvabilité, L.R.C. 1985, c. B-3, art. 96(1)b)(ii)(B).
                    A était le président et l’âme dirigeante de deux entreprises de construction familiales qui réalisaient des projets de construction à grande échelle. Lorsque les entreprises ont commencé à éprouver de graves difficultés financières, des procédures de restructuration et de faillite ont été introduites. Les enquêtes du contrôleur et du syndic de faillite ont révélé que pendant des années, A et plusieurs autres se sont frauduleusement approprié des dizaines de millions de dollars des compagnies débitrices au moyen d’un stratagème de fausses factures. Le contrôleur et le syndic de faillite ont contesté les opérations et ont cherché à recouvrer cet argent sur le fondement de la div. 96(1)b)(ii)(B) de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité (« LFI »). Cette disposition prévoit qu’un syndic de faillite ou, par l’intermédiaire de l’art. 36.1 de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, un contrôleur, peut s’adresser au tribunal pour contester et recouvrer d’une partie à l’opération ayant un lien de dépendance avec le débiteur une partie ou la totalité du montant de l’opération sous‑évaluée (définie à l’art. 2 de la LFI comme une opération par laquelle un débiteur transfère un bien ou fournit des services à une personne sans contrepartie ou pour une contrepartie qui est manifestement inférieure à la juste valeur marchande), s’il peut prouver, entre autres, que le débiteur avait l’intention de « frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement ».
                    La juge saisie des demandes a conclu que les paiements de fausses factures étaient des opérations sous‑évaluées et pouvaient être recouvrés par le contrôleur et le syndic de faillite au titre de la div. 96(1)b)(ii)(B) de la LFI. D’abord, les sociétés débitrices avaient payé des sommes d’argent à certains fournisseurs qui n’avaient rien fourni en retour. Ensuite, les sociétés débitrices ont fait ces paiements dans l’intention de frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement, comme le révèlent plusieurs signes de fraude. Elle a rejeté l’argument selon lequel les sociétés débitrices ne pouvaient pas avoir eu pareille intention car les paiements avaient été faits alors que les sociétés n’étaient pas insolvables ou ne risquaient pas de le devenir. Elle a attribué l’intention frauduleuse de A aux sociétés débitrices et a ordonné à A et aux autres de verser au contrôleur et au syndic de faillite l’argent qu’ils avaient reçu dans le cadre du stratagème de fausses factures. La Cour d’appel a confirmé la décision de la juge saisie des demandes.
                    Arrêt : Le pourvoi est rejeté.
                    La juge saisie des demandes n’a pas mal appliqué l’approche fondée sur les signes de fraude pour inférer l’intention frauduleuse. Un tribunal peut conclure qu’un débiteur avait l’intention de frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement aux termes de la div. 96(1)b)(ii)(B) de la LFI même s’il n’était pas insolvable au moment de l’opération sous‑évaluée. Il n’y a donc aucune raison de modifier la conclusion de la juge saisie des demandes selon laquelle A avait l’intention de frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement dans le cadre du stratagème de fausses factures. De plus, l’intention frauduleuse de A devrait être attribuée aux sociétés débitrices car il était leur âme dirigeante et a agi dans le cadre du secteur de responsabilité des sociétés qui lui était attribué. La théorie de l’attribution d’actes à une société doit être appliquée de manière téléologique, contextuelle et pragmatique afin que se réalisent les objectifs de politique générale de la loi au titre de laquelle une partie cherche à attribuer à une société les actes, la connaissance, l’état d’esprit ou l’intention de son âme dirigeante. Dans le contexte d’une demande formulée au titre de l’art. 96 de la LFI, les exceptions pour cause de « fraude » et d’« absence d’avantage » à l’attribution d’actes à une société ne devraient pas s’appliquer parce qu’elles mineraient l’objet de cette disposition; par conséquent, le test applicable à l’attribution d’actes à une société au titre de l’art. 96 consiste simplement à déterminer si la personne était l’âme dirigeante et si elle a accompli les actes dans le cadre du secteur d’activités de la société qui lui est attribué.
                    La division 96(1)b)(ii)(B) de la LFI exige que la partie qui cherche à faire annuler une opération sous‑évaluée prouve, entre autres, l’intention du débiteur de frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement. Il s’agit d’une question de fait devant être tranchée en fonction de l’ensemble des circonstances qui existaient au moment de l’opération. Comme il est souvent difficile de faire la preuve de l’intention subjective d’un débiteur, l’intention exigée est souvent prouvée à l’aide du raccourci en matière de preuve que sont les signes de fraude, lesquels sont des circonstances douteuses à partir desquelles le tribunal peut inférer l’intention du débiteur de frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement. Les signes de fraude peuvent comprendre ce qui suit : a) le débiteur n’avait que peu d’actifs restants après le transfert; b) le transfert a été fait à une personne ayant un lien de dépendance avec le débiteur; c) le débiteur présentait des passifs réels ou éventuels, était insolvable ou était sur le point de s’engager dans un projet risqué; d) la contrepartie pour l’opération était nettement insuffisante; e) le débiteur conservait la possession du bien pour son propre usage après le transfert; f) l’acte de transfert comportait une clause intéressée et inhabituelle; g) le transfert était secret; h) le transfert a été effectué avec un empressement inhabituel; et i) l’opération a eu lieu malgré un jugement existant rendu contre le débiteur. La présence d’un signe de fraude en particulier ne fait pas en sorte que le tribunal est tenu d’inférer une intention de frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement, et l’absence d’un signe de fraude en particulier n’empêche pas non plus le tribunal d’inférer une telle intention.
                    Il est clair dans la LFI que l’insolvabilité n’est pas une condition préalable pour conclure qu’un débiteur avait l’intention de frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement. Le sous‑alinéa 96(1)b)(ii) est disjonctif : le débiteur doit soit être insolvable au moment de l’opération (div. 96(1)b)(ii)(A)), soit avoir l’intention de frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement (div. 96(1)b)(ii)(B)). En réponse à une demande fondée sur la div. 96(1)b)(ii)(B) de la LFI, on ne peut donc dire qu’une société débitrice n’était pas insolvable et payait ses créanciers en entier et à temps au moment des opérations. Bien que la situation financière du débiteur au moment de l’opération soit un signe de fraude qui peut être pris en considération pour inférer une intention de frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement, la question de savoir si cette intention est présente doit être tranchée en fonction de toutes les circonstances.
                    En l’espèce, A avait l’intention de frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement dans le cadre du stratagème de fausses factures. Les opérations ont été effectuées entre des parties ayant un lien de dépendance; les sociétés débitrices n’ont reçu aucune contrepartie; la vérité au sujet des opérations était dissimulée derrière de fausses factures décrivant des services n’ayant jamais été fournis; les opérations ont été effectuées avec un empressement inhabituel; et au moment des opérations, les sociétés avaient d’importants passifs à long terme et engagements hors bilan et des passifs éventuels à titre de cautions pour d’autres entreprises. Toutefois, afin de satisfaire aux conditions de la div. 96(1)b)(ii)(B), le contrôleur et le syndic de faillite doivent prouver que les sociétés débitrices avaient l’intention de frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement. Pour ce faire, ils doivent démontrer pourquoi il convient d’attribuer l’intention frauduleuse de A aux sociétés débitrices.
                    La théorie de common law de l’attribution d’actes à une société pose les principes directeurs qui permettent de déterminer dans quels cas les actes, les connaissances, l’état d’esprit ou l’intention de l’âme dirigeante d’une société peuvent être attribués ou imputés à cette dernière. Bien qu’une société ait une personnalité juridique distincte, elle n’a pas d’âme ou de volonté qui lui est propre. Une âme dirigeante doit être identifiée parce qu’une société peut agir seulement par l’intermédiaire d’un représentant humain. Les principes directeurs pour l’application de la théorie de common law de l’attribution d’actes à une société prévoient qu’en règle générale, les actes frauduleux d’une personne peuvent être attribués à une société si deux conditions sont remplies : l’auteur de la faute était l’âme dirigeante de la société aux moments pertinents; et les actes fautifs de l’âme dirigeante ont été accomplis dans le cadre du secteur d’activités de la société qui lui est attribué. L’attribution sera généralement inappropriée lorsque l’âme dirigeante a commis un acte complètement frauduleux envers la société ou lorsque les actes que l’âme dirigeante a commis n’avaient pas en partie pour but ou pour conséquence de procurer un avantage à la société — appelées les exceptions pour cause de « fraude » et pour cause d’« absence d’avantage ». Outre ces exceptions, les tribunaux ont le pouvoir discrétionnaire de s’abstenir d’attribuer à la société les actes, les connaissances, l’état d’esprit ou l’intention de l’âme dirigeante lorsque cette abstention serait dans l’intérêt public, en ce sens qu’elle favoriserait la réalisation de l’objet de la loi au titre de laquelle l’attribution est sollicitée. Dans tous les cas, les tribunaux doivent appliquer la théorie de common law de l’attribution d’actes à une société de manière téléologique, contextuelle et pragmatique. Cette théorie n’est pas une doctrine autonome; il n’y a pas d’approche universelle. Le tribunal doit toujours déterminer si les actes, les connaissances, l’état d’esprit ou l’intention d’une personne devraient être considérés comme ceux de la société pour l’application de la loi au titre de laquelle l’attribution est sollicitée. Cela pourrait l’obliger à adapter la règle générale d’attribution ou ses exceptions au contexte juridique donné. L’attribution peut être appropriée à une fin précise dans un certain contexte, mais inappropriée à une autre fin dans un autre contexte.
                    Les exceptions pour cause de fraude et d’absence d’avantage à la théorie de l’attribution d’actes à une société ne s’appliquent pas dans le contexte d’une opération sous‑évaluée dont il est question à l’art. 96 de la LFI. Ces exceptions mineraient l’objet de cette disposition législative au lieu de le favoriser. L’article 96 a pour objet de protéger les créanciers contre les actes préjudiciables d’un débiteur qui diminueraient les actifs pouvant être recouvrés. Attribuer à la société les actes, la connaissance, l’état d’esprit ou l’intention de son âme dirigeante permet de réaliser cet objet, à condition que ces actes aient été accomplis dans le cadre du secteur d’activités de la société qui lui est attribué. Il en est ainsi même si l’âme dirigeante a agi frauduleusement envers la société, et même si la société n’a pas tiré avantage des actes de l’âme dirigeante. En revanche, appliquer les exceptions pour cause de fraude et d’absence d’avantage viderait de son sens le recours visant l’annulation des opérations sous‑évaluées et priverait les tiers créanciers d’un recours prévu par la loi que le Parlement a voulu mettre à leur disposition pour les protéger.
                    Dans la présente affaire, les exceptions pour cause de fraude et d’absence d’avantage sont inappropriées et inapplicables et en conséquence, l’intention de A devrait être attribuée ou imputée aux sociétés débitrices. L’attribution de l’intention frauduleuse de A aux sociétés débitrices favoriserait l’atteinte des objectifs de politique générale sous‑tendant l’art. 96 de la LFI puisqu’elle permettrait aux créanciers de recouvrer les actifs transférés frauduleusement qui ont réduit illégalement la valeur de l’actif à répartir entre eux.
Jurisprudence
                    Arrêts appliqués : Canadian Dredge & Dock Co. c. La Reine, 1985 CanLII 32 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 662; Deloitte & Touche c. Livent Inc. (Séquestre de), 2017 CSC 63, [2017] 2 R.C.S. 855; Christine DeJong Medicine Professional Corp. c. DBDC Spadina Ltd., 2019 CSC 30, [2019] 2 R.C.S. 530; arrêt examiné : Meridian Global Funds Management Asia Ltd. c. Securities Commission, [1995] 2 A.C. 500; arrêts mentionnés : Urbancorp Toronto Management Inc. (Re), 2019 ONCA 757, 74 C.B.R. (6th) 23; Magasins à rayons Peoples inc. (Syndic de) c. Wise, 2004 CSC 68, [2004] 3 R.C.S. 461; Estate of Gavin c. Gavin, 2023 PECA 8, 10 C.B.R. (7th) 30; Pitblado LLP c. Houde, 2015 MBQB 85, 318 Man. R. (2d) 39; Orphan Well Association c. Grant Thornton Ltd., 2019 CSC 5, [2019] 1 R.C.S. 150; Alberta (Procureur général) c. Moloney, 2015 CSC 51, [2015] 3 R.C.S. 327; Husky Oil Operations Ltd. c. Ministre du Revenu national, 1995 CanLII 69 (CSC), [1995] 3 R.C.S. 453; Poonian c. Colombie-Britannique (Securities Commission), 2024 CSC 28; 9354-9186 Québec inc. c. Callidus Capital Corp., 2020 CSC 10, [2020] 1 R.C.S. 521; Montor Business Corp. (Trustee of) c. Goldfinger, 2016 ONCA 406, 36 C.B.R. (6th) 169, conf. 2013 ONSC 6635, 8 C.B.R. (6th) 200; Twyne’s Case (1601), 3 Co. Rep. 80b, 76 E.R. 809; Salomon c. Salomon & Co., [1897] A.C. 22; Chevron Corp. c. Yaiguaje, 2015 CSC 42, [2015] 3 R.C.S. 69; Lennard’s Carrying Co. c. Asiatic Petroleum Co., [1915] A.C. 705; Bilta (UK) Ltd. c. Nazir, [2015] UKSC 23, [2016] A.C. 1; Singularis Holdings Ltd. c. Daiwa Capital Markets Ltd., [2019] UKSC 50, [2020] A.C. 1189; DBDC Spadina Ltd. c. Walton, 2018 ONCA 60, 78 B.L.R. (5th) 183.
Lois et règlements cités
Business Corporations Act, R.S.A. 2000, c. B‑9, art. 16(1).
Business Corporations Act, R.S.P.E.I. 1988, c. B‑6.01, art. 22(1).
Business Corporations Act, S.B.C. 2002, c. 57, art. 30.
Companies Act, R.S.N.S. 1989, c. 81, art. 26(8).
Corporations Act, R.S.N.L. 1990, c. C‑36, art. 27(1).
Loi canadienne sur les sociétés par actions, L.R.C. 1985, c. C‑44, art. 15.
Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, L.R.C. 1985, c. C‑36, art. 36.1.
Loi sur les corporations, C.P.L.M., c. C225, art. 15(1).
Loi sur les sociétés par actions, L.N.‑B. 1981, c. B‑9.1, art. 13(1).
Loi sur les sociétés par actions, L.R.O. 1990, c. B.16, art. 15.
Loi sur les sociétés par actions, L.R.Y. 2002, c. 20, art. 18(1).
Loi sur les sociétés par actions, L.T.N.‑O. 1996, c. 19, art. 15(1).
Loi sur les sociétés par actions, RLRQ, c. S‑31.1, art. 10.
Loi sur la faillite et l’insolvabilité, L.R.C. 1985, c. B‑3, art. 2 « opération sous‑évaluée », 4, 96.
The Business Corporations Act, 2021, S.S. 2021, c. 6, art. 3‑1(1).
Doctrine et autres documents cités
Bennett, Frank. Bennett on Bankruptcy, 26e éd., Toronto, LexisNexis, 2024.
Duggan, Anthony, et Thomas G. W. Telfer, « Gifts and Transfers at Undervalue », dans Stephanie Ben-Ishai et Anthony Duggan, dir., Canadian Bankruptcy and Insolvency Law : Bill C-55, Statute c. 47 and Beyond, Markam (Ont.), LexisNexis, 2007, 175.
Ferran, Eilís. « Corporate Attribution and the Directing Mind and Will » (2011), 127 Law Q. Rev. 239.
Honsberger, John D., et Vern W. DaRe. Honsberger’s Bankruptcy in Canada, 5e éd., Toronto, Thomson Reuters, 2017.
Houlden, L. W., G. B. Morawetz et Janis Sarra. Bankruptcy and Insolvency Law of Canada, 4e éd. rév., Toronto, Carswell, 2024 (feuilles mobiles mises à jour en avril 2024, envoi no 4).
MacPherson, Darcy L. « The Civil and Criminal Applications of the Identification Doctrine : Arguments for Harmonization » (2007), 45 Alta. L. Rev. 171.
McGuinness, Kevin P., et Maurice Coombs. Canadian Business Corporations Law, 4e éd., vol. 1, Toronto, LexisNexis, 2023.
Payne, Jennifer. « Corporate Attribution and the Lessons of Meridian », dans Paul S. Davies et Justine Pila, The Jurisprudence of Lord Hoffman : A Festschrift in Honour of Lord Leonard Hoffman, Portland, Or., Hart Publishing, 2015, 357.
Rappos, Sam. « A Reframing of the Corporate Attribution Doctrine in the Bankruptcy and Insolvency Context », dans Jill Corraini et D. Blair Nixon, dir., Annual Review of Insolvency Law 2022, Toronto, Thomson Reuters, 2023, 1.
Wood, Roderick J. Bankruptcy and Insolvency Law, 2e éd., Toronto, Irwin Law, 2015.
Wood, Roderick J. « Ernst & Young Inc. v. Aquino : Attributing Fraudulent Intent to a Defrauded Corporation » (2022), 66 Rev. can. dr. comm. 250.
Wood, Roderick J. « Transfers at Undervalue : New Wine in Old Wineskins? », dans Janis P. Sarra et Barbara Romaine, dir., Annual Review of Insolvency Law 2017, Toronto, Thomson Reuters, 2018, 1.
                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Lauwers, Coroza et Sossin), 2022 ONCA 202, 160 O.R. (3d) 284, 100 C.B.R. (6th) 18, 473 D.L.R. (4th) 571, [2022] O.J. No. 1181 (Lexis), 2022 CarswellOnt 3170 (WL), qui a confirmé une décision de la juge Dietrich, 2021 ONSC 527, 88 C.B.R. (6th) 60, [2021] O.J. No. 1595 (Lexis), 2021 CarswellOnt 4221 (WL). Pourvoi rejeté.
                    Terry Corsianos, George Corsianos et Jacob Lee, pour les appelants.
                    Alan Merskey et Stephen Taylor, pour l’intimée Ernst & Young Inc., en sa qualité de contrôleur nommé par le tribunal à l’égard de Bondfield Construction Company Limited.
                    Jeremy Opolsky et Alex Bogach, pour l’intimée KSV Kofman Inc., en sa qualité de syndic en matière de faillite de 1033803 Ontario Inc. et 1087507 Ontario Limited.
                    Dona Salmon et Jennifer Boyczuk, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
                    Natasha MacParland, Chanakya A. Sethi, Rui Gao et J. Henry Machum, pour l’intervenant l’Institut d’insolvabilité du Canada.
                  Version française du jugement de la Cour rendu par
                  Le juge Jamal —
I.               Introduction
[1]                             La théorie de common law de l’attribution d’actes à une société pose les principes directeurs qui permettent de déterminer dans quels cas les actes, les connaissances, l’état d’esprit ou l’intention de l’âme dirigeante d’une société peuvent être attribués ou imputés à cette dernière. Notre Cour a appliqué cette théorie dans le contexte criminel (Canadian Dredge & Dock Co. c. La Reine, 1985 CanLII 32 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 662) et dans le contexte civil (Deloitte & Touche c. Livent Inc. (Séquestre de), 2017 CSC 63, [2017] 2 R.C.S. 855, et Christine DeJong Medicine Professional Corp. c. DBDC Spadina Ltd., 2019 CSC 30, [2019] 2 R.C.S. 530). Dans le présent pourvoi, la Cour est appelée à l’appliquer dans un contexte de faillite et d’insolvabilité.
[2]                             Les appelants ont volé des dizaines de millions de dollars à deux sociétés de construction au moyen d’un stratagème de fausses factures. L’un des appelants, John Aquino, était l’âme dirigeante des sociétés. Les intimés, en leur qualité de syndic de faillite et de contrôleur des sociétés, ont présenté des demandes auprès de la Cour supérieure de justice de l’Ontario afin de recouvrer une partie de cet argent au motif que les opérations de fausses factures étaient des « opérations sous‑évaluées » visées à la div. 96(1)b)(ii)(B) de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité, L.R.C. 1985, c. B‑3 (« LFI »).
[3]                             Une « opération sous‑évaluée » s’entend de l’opération par laquelle un débiteur transfère un bien ou fournit des services à une personne sans contrepartie ou pour une contrepartie qui est manifestement inférieure à la juste valeur marchande (LFI, art. 2). La division 96(1)b)(ii)(B) de la LFI prévoit qu’un syndic de faillite peut s’adresser au tribunal pour contester et recouvrer d’une partie à l’opération ayant un lien de dépendance avec le débiteur une partie ou la totalité du montant de l’opération sous‑évaluée, s’il peut prouver que le débiteur avait l’intention de « frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement ». L’article 96 de la LFI s’applique à la restructuration d’une société, comme le prévoit l’art. 36.1 de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, L.R.C. 1985, c. C‑36 (« LACC »).
[4]                             La juge saisie des demandes et la Cour d’appel de l’Ontario ont reconnu que les paiements de fausses factures étaient des opérations sous‑évaluées. En application de la théorie de l’attribution d’actes à une société, elles ont attribué l’intention frauduleuse de M. Aquino aux sociétés débitrices et ont ordonné aux appelants de verser au syndic et au contrôleur l’argent qu’ils avaient reçu dans le cadre du stratagème de fausses factures.
[5]                             Les appelants reprennent maintenant devant notre Cour deux arguments qui ont été rejetés par les tribunaux d’instance inférieure. Premièrement, les appelants soutiennent que rien ne permettait à la juge saisie des demandes de conclure que les sociétés débitrices, par les actes de M. Aquino, avaient l’intention de frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement. Ils affirment que les sociétés payaient leurs créanciers en entier et à temps lorsque le stratagème de fausses factures était en place et que la situation financière de celles‑ci à cette époque ne pouvait être déterminée au vu du dossier soumis à la cour. Je ne souscris pas à cet argument. Un tribunal peut conclure que le débiteur avait l’intention de frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement aux termes de la div. 96(1)b)(ii)(B) même si le débiteur n’était pas insolvable au moment des opérations sous‑évaluées. En outre, je ne vois aucune raison de modifier les conclusions tirées par la juge saisie des demandes et confirmées par la Cour d’appel, selon lesquelles le dossier contient de nombreux indices ou signes de fraude démontrant que M. Aquino a induit les intéressés en erreur quant à la véritable situation financière des sociétés, a réduit les fonds disponibles pour payer les créanciers à long terme et a augmenté les dettes des sociétés.
[6]                             Deuxièmement, les appelants font valoir que l’état d’esprit frauduleux de M. Aquino ne peut pas être attribué aux sociétés débitrices par application de la théorie de l’attribution d’actes à une société. Ils invoquent les exceptions pour cause de « fraude » et d’« absence d’avantage » qui ont été reconnues par notre Cour (Canadian Dredge, p. 681‑682 et 712‑713; Livent, par. 100). Ils soutiennent qu’il ne peut y avoir attribution d’actes en l’espèce parce que M. Aquino a agi frauduleusement envers les sociétés débitrices et que ses actes n’ont pas profité à celles‑ci. Je ne souscris pas non plus à cet argument. Comme le souligne le syndic, cet argument revient à dire que la théorie de common law de l’attribution d’actes à une société permet à [traduction] « une âme dirigeante frauduleuse et à ses complices de se soustraire à leur responsabilité parce qu’ils ont fraudé la société qu’ils dirigeaient » (m.i., par. 1 (en italique dans l’original)). La théorie de l’attribution d’actes à une société ne permet pas un résultat aussi absurde — et l’exige encore moins.
[7]                             Notre Cour a établi que la théorie de l’attribution d’actes à une société n’est pas un principe « autonome » (Livent, par. 97); il n’y a pas d’approche universelle. Cette théorie doit être appliquée de manière téléologique, contextuelle et pragmatique afin que se réalisent les objectifs de politique générale de la loi au titre de laquelle une partie cherche à attribuer à une société les actes, les connaissances, l’état d’esprit ou l’intention de son âme dirigeante. Les règles d’attribution qui peuvent convenir dans un certain contexte à une fin donnée peuvent ne pas convenir dans un autre contexte à une autre fin. Lorsque les règles d’attribution minent l’objet de la loi au titre de laquelle l’attribution est sollicitée, le tribunal devrait les adapter de manière à favoriser la réalisation de l’objet de la loi en question.
[8]                             À mon avis, les exceptions pour cause de fraude et d’absence d’avantage à la théorie de l’attribution d’actes à une société ne s’appliquent pas dans le contexte d’une opération sous‑évaluée dont il est question à l’art. 96 de la LFI. Ces exceptions mineraient l’objet de cette disposition législative au lieu de le favoriser. L’article 96 a pour objet de protéger les créanciers contre les actes préjudiciables d’un débiteur qui diminueraient les actifs pouvant être recouvrés. Attribuer à la société les actes, les connaissances, l’état d’esprit ou l’intention de son âme dirigeante permet de réaliser cet objet, même si l’âme dirigeante a agi frauduleusement envers la société et même si la société n’a pas tiré avantage des actes de l’âme dirigeante. En revanche, appliquer les exceptions pour cause de fraude et d’absence d’avantage priverait les tiers créanciers d’un recours prévu par la loi que le Parlement a voulu mettre à leur disposition pour les protéger.
[9]                             Appliquant ces principes au présent pourvoi, je conclus que l’intention frauduleuse de M. Aquino devrait être attribuée aux sociétés débitrices, car il était leur âme dirigeante et a agi dans le cadre du secteur de responsabilité des sociétés qui lui était attribué. Je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
II.            Contexte
[10]                        Bondfield Construction Company Limited (« Bondfield ») et sa société affiliée, 1033803 Ontario Inc., connue sous le nom de Forma‑Con Construction (« Forma‑Con »), étaient des entreprises de construction familiales qui réalisaient des projets de construction à grande échelle en Ontario. À tous les moments pertinents, M. Aquino était le président et l’âme dirigeante de Bondfield et de Forma‑Con.
[11]                        En 2018, Bondfield et Forma‑Con éprouvaient de graves difficultés financières. Les services de l’intimé Ernst & Young Inc. ont été retenus en vue de l’examen de leur situation financière, ce qui a mené à l’ouverture de la procédure de restructuration visant Bondfield en avril 2019 et à l’ouverture de la procédure de faillite visant Forma‑Con en décembre 2019. Le tribunal a nommé Ernst & Young Inc. en tant que contrôleur de Bondfield et l’intimé KSV Restructuring Inc. en tant que syndic de faillite de Forma‑Con.
[12]                        Les enquêtes du contrôleur et du syndic ont révélé que, pendant des années, M. Aquino et plusieurs autres appelants se sont frauduleusement approprié des dizaines de millions de dollars de Bondfield et de Forma‑Con au moyen d’un stratagème de fausses factures. Ce stratagème était simple. Monsieur Aquino et ses complices produisaient de fausses factures provenant de certains fournisseurs — notamment la société de portefeuille de M. Aquino — pour des services qui n’avaient jamais été fournis. Par la suite, Bondfield et Forma‑Con payaient les fausses factures rapidement, souvent en l’espace de quelques jours, à la demande de M. Aquino ou d’autres appelants. Bondfield a payé plus de 21,8 millions de dollars et Forma‑Con, plus de 11,3 millions de dollars, en fausses factures au cours des cinq années précédant l’ouverture de la procédure d’insolvabilité, la période durant laquelle les opérations sous‑évaluées alléguées avec des parties ayant un lien de dépendance avec ces sociétés sont susceptibles de révision.
[13]                        Le syndic et le contrôleur ont chacun intenté un recours devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario pour contester les opérations de fausses factures au motif qu’il s’agissait d’opérations sous‑évaluées. L’article 96 de la LFI accorde au syndic et, par l’intermédiaire de l’art. 36.1 de la LACC, au contrôleur, un recours pour annuler les opérations qui constituent des opérations sous‑évaluées ou pour demander le remboursement d’une partie ou de la totalité de la valeur des actifs transférés d’un débiteur dans les cas où il s’agit d’une opération sous‑évaluée.
[14]                        En l’espèce, les demandes du syndic et du contrôleur ont été présentées au titre de la div. 96(1)b)(ii)(B) de la LFI, qui les obligeait à démontrer que : a) les opérations de fausses factures étaient des opérations sous‑évaluées; b) les opérations avaient été effectuées au cours de la période de cinq ans précédant l’ouverture de la faillite; c) les destinataires des opérations avaient un lien de dépendance avec les sociétés débitrices; et d) les sociétés débitrices avaient l’intention de frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement.
III.         Historique judiciaire
A.           Cour supérieure de justice de l’Ontario, 2021 ONSC 527, 88 C.B.R. (6th) 60 (la juge Dietrich)
[15]                        La juge saisie des demandes a conclu que les paiements de fausses factures effectués par Bondfield et Forma‑Con étaient des opérations sous‑évaluées visées par la div. 96(1)b)(ii)(B) de la LFI et pouvaient être recouvrés par le contrôleur et le syndic. Les opérations étaient sous‑évaluées car Bondfield et Forma‑Con avaient payé des dizaines de millions de dollars à certains fournisseurs qui n’avaient rien fourni en retour. Dans une décision distincte relative aux dépens, la juge saisie des demandes a conclu que les paiements impliquaient [traduction] « de graves méfaits et un pillage d’entreprise » et un « comportement répréhensible et scandaleux » (2021 ONSC 7514, par. 29 et 33, reproduit au d.a., p. 66‑67). Elle a également jugé que les appelants avaient un lien de dépendance avec Bondfield ou Forma‑Con parce qu’ils avaient collaboré avec celles‑ci à l’organisation du stratagème de fausses factures.
[16]                        La juge saisie des demandes a statué que Bondfield et Forma‑Con avaient fait ces paiements dans l’intention de frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement. Elle a rejeté l’argument des appelants selon lequel Bondfield et Forma‑Con ne pouvaient pas avoir eu pareille intention, car les paiements avaient été faits alors que celles‑ci n’étaient pas insolvables ou ne risquaient pas de le devenir. Lors de l’évaluation de l’intention d’une société débitrice de frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement, la santé financière de la société débitrice au moment de l’opération est un facteur utile, mais pas déterminant.
[17]                        Selon la juge saisie des demandes, le dossier révélait plusieurs signes de fraude établissant que M. Aquino, en tant qu’âme dirigeante de Bondfield et de Forma‑Con, avait une intention frauduleuse au moment du paiement des fausses factures. Bondfield et Forma‑Con ont fait les paiements en secret, à la hâte, à des personnes ayant un lien de dépendance avec elles, sans contrepartie, sur le fondement de [traduction] « fausses factures » pour des « services qui n’ont jamais été fournis » (par. 157). De plus, Bondfield et Forma‑Con présentaient plusieurs passifs à long terme et engagements hors bilan, réels ou éventuels, et développaient leurs activités même si elles savaient que leur prêteur n’était pas disposé à leur prêter plus d’argent. En outre, M. Aquino injectait des capitaux dans Bondfield pour cacher sa véritable situation financière aux intéressés, et des pratiques comptables inhabituelles rendaient impossible de déterminer la situation financière des sociétés. Compte tenu de l’ensemble des circonstances, la juge saisie des demandes a conclu que les paiements de fausses factures avaient réduit les fonds disponibles pour le paiement des créanciers à long terme des sociétés.
[18]                        Enfin, la juge saisie des demandes a conclu que l’intention frauduleuse de M. Aquino pouvait être attribuée à Bondfield et à Forma‑Con. Elle a statué que, suivant les principes d’interprétation législative et des considérations de politique générale, la théorie de l’attribution d’actes à une société énoncée dans l’arrêt Canadian Dredge ne s’applique pas sous le régime de l’art. 96 de la LFI. À son avis, comme l’un des objets de la LFI est d’offrir un recours approprié aux créanciers, « l’intention du débiteur » dont il est question à l’art. 96 [traduction] « devait être interprétée libéralement de manière à inclure l’intention des personnes qui contrôlent la société, peu importe si celles‑ci avaient l’intention de frauder la société elle-même » (par. 229).
[19]                        La juge saisie des demandes a conclu que lorsque M. Aquino avait autorisé les paiements des fausses factures, il avait agi dans son domaine de responsabilité consistant à communiquer avec les fournisseurs et à superviser la prestation de services et la fourniture de matériaux. Les appelants, que ce soit à titre de faux fournisseurs ou de facilitateurs du stratagème de fausses factures, étaient tous des parties aux opérations sous‑évaluées ou des personnes intéressées par celles‑ci. Ils étaient donc solidairement tenus de rembourser les sommes transférées de Bondfield et de Forma‑Con.
B.            Cour d’appel de l’Ontario, 2022 ONCA 202, 160 O.R. (3d) 284 (le juge Lauwers, avec l’accord des juges Coroza et Sossin)
[20]                        La Cour d’appel a confirmé la décision de la juge saisie des demandes selon laquelle M. Aquino avait eu l’intention de frauder ou de frustrer les créanciers de Bondfield et de Forma‑Con ou d’en retarder le désintéressement, et a attribué l’intention frauduleuse de M. Aquino à Bondfield et à Forma‑Con conformément à la div. 96(1)b)(ii)(B) de la LFI. Par conséquent, la cour a rejeté l’appel.
[21]                        La cour a rejeté la tentative des appelants de plaider à nouveau leur argument selon lequel M. Aquino n’avait pas l’intention de frauder ou de frustrer les créanciers de Bondfield et de Forma‑Con ou d’en retarder le désintéressement, puisque les paiements frauduleux avaient été faits à des moments où les sociétés étaient financièrement stables. La cour a souligné que la juge saisie des demandes avait [traduction] « réuni une multitude de faits à l’appui de ses conclusions » et avait « examiné de manière pragmatique l’ensemble de la preuve » (par. 38 et 46). La Cour d’appel a affirmé que [traduction] « les intérêts des créanciers [avaient] été compromis par les opérations, car Bondfield et Forma‑Con éprouvaient déjà des difficultés financières croissantes », et a conclu qu’il aurait été « complètement déraisonnable » de la part de M. Aquino « de croire que, pendant cette période, les intérêts des créanciers des sociétés ne seraient pas compromis par ce stratagème frauduleux » (par. 45). La Cour d’appel s’en est remise aux conclusions de la juge saisie des demandes selon lesquelles M. Aquino avait l’intention de frustrer les créanciers des sociétés. À tout le moins, M. Aquino ne s’est pas soucié de savoir si le stratagème aurait cet effet, ce qui prouvait également son intention frauduleuse aux termes de l’art. 96.
[22]                        La cour a attribué l’intention frauduleuse de M. Aquino à Bondfield et à Forma‑Con suivant la théorie de common law de l’attribution d’actes à une société. Elle a dégagé trois principes des arrêts Canadian Dredge, Livent et DeJong : (1) les tribunaux doivent tenir compte du contexte juridique dans lequel une partie cherche à imputer l’intention d’une âme dirigeante à une société; (2) l’attribution d’actes à une société est une opération fondée sur des considérations de politique générale, et les facteurs de politique générale qui favorisent l’imputation à une société des actes fautifs de son âme dirigeante découlent de l’objectif social de tenir une société responsable; et (3) les tribunaux ont le pouvoir discrétionnaire de s’abstenir d’attribuer l’intention de l’âme dirigeante à la société lorsque cela serait dans l’intérêt public.
[23]                        La cour a fait remarquer que les contextes criminel et civil où la théorie de l’attribution d’actes à une société a traditionnellement été appliquée diffèrent du contexte des faillites. Dans les contextes criminel et civil, il peut être justifié d’attribuer l’intention de l’âme dirigeante à la société si cette dernière profite des activités irrégulières de l’âme dirigeante, mais cela serait injustifié si elle n’en profite pas. La cour a noté que, dans un contexte de faillite, [traduction] « les tendances en matière de politique générale s’appliquent de manière différente. [. . .] [O]n peut difficilement affirmer que l’attribution de l’intention de l’âme dirigeante de la société à cette dernière cause un préjudice injuste à la société [. . .], alors que cette dernière n’est plus qu’un simple groupe d’actifs à liquider, dont le produit sera distribué aux créanciers » (par. 77). La cour a conclu qu’il serait absurde d’adopter une approche qui favorise les fraudeurs au détriment des créanciers légitimes.
[24]                        Compte tenu de ces considérations, la Cour d’appel a reformulé le critère applicable à l’attribution d’actes à une société dans un contexte de faillite de manière à ce qu’il repose sur la question suivante : [traduction] « [Q]ui devrait assumer la responsabilité des actes frauduleux de l’âme dirigeante d’une société qui ont été effectués dans le cadre de ses pouvoirs — les fraudeurs ou les créanciers? » (par. 78). Elle a jugé qu’il serait illogique et contraire à l’objet de l’art. 96 de la LFI de permettre aux appelants de tirer un avantage au détriment des créanciers de Bondfield et de Forma‑Con. Par conséquent, elle a conclu que l’intention frauduleuse de M. Aquino doit être imputée à Bondfield et à Forma‑Con, même si les deux sociétés ont également été victimes de la fraude de M. Aquino.
IV.         Dispositions législatives applicables
[25]                        L’article 2 de la LFI définit une « opération sous‑évaluée » comme suit :
      opération sous‑évaluée Toute disposition de biens ou fourniture de services pour laquelle le débiteur ne reçoit aucune contrepartie ou en reçoit une qui est manifestement inférieure à la juste valeur marchande de celle qu’il a lui‑même donnée.
[26]                        L’article 96 de la LFI régit les opérations sous‑évaluées :
      96 (1) Sur demande du syndic, le tribunal peut, s’il estime que le débiteur a conclu une opération sous‑évaluée, déclarer cette opération inopposable au syndic ou ordonner que le débiteur verse à l’actif, seul ou avec l’ensemble ou certaines des parties ou personnes intéressées par l’opération, la différence entre la valeur de la contrepartie qu’il a reçue et la valeur de celle qu’il a donnée, dans l’un ou l’autre des cas suivants :
      a) l’opération a été effectuée avec une personne sans lien de dépendance avec le débiteur et les conditions suivantes sont réunies :
      (i) l’opération a eu lieu au cours de la période commençant à la date précédant d’un an la date de l’ouverture de la faillite et se terminant à la date de la faillite,
      (ii) le débiteur était insolvable au moment de l’opération, ou l’est devenu en raison de celle‑ci,
      (iii) le débiteur avait l’intention de frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement;
      b) l’opération a été effectuée avec une personne qui a un lien de dépendance avec le débiteur et elle a eu lieu au cours de la période :
      (i) soit commençant à la date précédant d’un an la date de l’ouverture de la faillite et se terminant à la date de la faillite,
      (ii) soit commençant à la date précédant de cinq ans la date de l’ouverture de la faillite et se terminant à la date qui précède d’un jour la date du début de la période visée au sous‑alinéa (i) dans le cas où le débiteur :
      (A) ou bien était insolvable au moment de l’opération, ou l’est devenu en raison de celle‑ci,
      (B) ou bien avait l’intention de frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement.
      (2) Lorsqu’il présente la demande prévue au présent article, le syndic doit déclarer quelle était à son avis la juste valeur marchande des biens ou services ainsi que la valeur de la contrepartie réellement donnée ou reçue par le débiteur, et l’évaluation faite par le syndic est, sauf preuve contraire, celle sur laquelle le tribunal se fonde pour rendre une décision en conformité avec le présent article.
      (3) Au présent article, personne intéressée s’entend de toute personne qui est liée à une partie à l’opération et qui, de façon directe ou indirecte, soit en bénéficie elle‑même, soit en fait bénéficier autrui.
[27]                        L’article 36.1 de la LACC prévoit l’application des dispositions de la LFI relatives aux opérations sous‑évaluées à la LACC, « avec les adaptations nécessaires » :
      36.1 (1) Les articles 38 et 95 à 101 de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité s’appliquent, avec les adaptations nécessaires, à la transaction ou à l’arrangement sauf disposition contraire de ceux‑ci.
      (2) Pour l’application du paragraphe (1), la mention, aux articles 38 et 95 à 101 de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité, de la date de la faillite vaut mention de la date à laquelle une procédure a été intentée sous le régime de la présente loi, celle du syndic vaut mention du contrôleur et celle du failli, de la personne insolvable ou du débiteur vaut mention de la compagnie débitrice.
V.           Questions en litige
[28]                        Le présent pourvoi soulève deux questions :
(1)     La situation financière d’un débiteur est-elle utile ou déterminante pour établir son intention de frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement aux termes de la div. 96(1)b)(ii)(B) de la LFI?
(2)     Dans quelles circonstances l’intention de l’âme dirigeante d’une société de frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement peut-elle être attribuée à la société débitrice aux termes de la div. 96(1)b)(ii)(B) de la LFI?
VI.         Analyse
[29]                        La principale question à trancher dans le présent pourvoi consiste à savoir si le syndic et le contrôleur ont établi que Bondfield et Forma‑Con avaient l’intention de frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement aux termes de la div. 96(1)b)(ii)(B). Lorsque le débiteur est une société, la cour doit déterminer si l’âme dirigeante de la société débitrice avait l’intention de frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement compte tenu des opérations effectuées par la société, et ensuite déterminer si l’intention de l’âme dirigeante peut être attribuée à la société. Par conséquent, la Cour doit d’abord déterminer si la preuve établissait l’intention de M. Aquino de frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement, et ensuite déterminer si son intention aurait dû être attribuée à Bondfield et à Forma‑Con. Les appelants font valoir que les tribunaux d’instance inférieure ont commis des erreurs sur ces deux points.
A.           La situation financière d’un débiteur est-elle utile ou déterminante pour établir son intention de frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement aux termes de la div. 96(1)b)(ii)(B) de la LFI?
[30]                        Les appelants soutiennent que la juge saisie des demandes a commis une erreur de droit isolable en concluant que Bondfield et Forma‑Con avaient l’intention de frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement aux termes de la div. 96(1)b)(ii)(B) de la LFI parce que les sociétés payaient leurs créanciers en entier et à temps, et parce que la cour a conclu qu’elle n’était pas en mesure de déterminer la situation financière des sociétés au moment des opérations sous‑évaluées. Les appelants affirment que la juge saisie des demandes ne pouvait pas rendre une ordonnance en vertu de la div. 96(1)b)(ii)(B) de la LFI sans d’abord déterminer la situation financière des sociétés au moment des opérations contestées.
[31]                        Je ne retiens pas cet argument. Je vais d’abord examiner le cadre juridique applicable aux opérations sous‑évaluées prévu à l’art. 96 de la LFI et traiter de la façon dont l’intention d’un débiteur de frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement peut être prouvée au moyen du raccourci en matière de preuve que sont les « signes de fraude ». J’expliquerai ensuite pourquoi je ne vois aucune erreur révisable dans la conclusion de la juge saisie des demandes selon laquelle l’intention requise par la div. 96(1)b)(ii)(B) a été établie.
(1)           Opérations sous‑évaluées au sens de la LFI
a)               Principes généraux
[32]                        Selon l’art. 2 de la LFI, une « opération sous‑évaluée » s’entend de « [t]oute disposition de biens ou fourniture de services pour laquelle le débiteur ne reçoit aucune contrepartie ou en reçoit une qui est manifestement inférieure à la juste valeur marchande de celle qu’il a lui‑même donnée. » Les opérations sous‑évaluées réduisent la valeur de l’actif du débiteur et celle des créances réalisables des créanciers (A. Duggan et T. G. W. Telfer, « Gifts and Transfers at Undervalue », dans S. Ben‑Ishai et A. Duggan, dir., Canadian Bankruptcy and Insolvency Law : Bill C-55, Statute c. 47 and Beyond (2007), 175, p. 191).
[33]                        L’article 96 a été décrit comme [traduction] « un outil visant à empêcher le “dépouillage des actifs” par un débiteur » (Urbancorp Toronto Management Inc. (Re), 2019 ONCA 757, 74 C.B.R. (6th) 23, par. 40; voir aussi Magasins à rayons Peoples inc. (Syndic de) c. Wise, 2004 CSC 68, [2004] 3 R.C.S. 461, par. 91, sur la version antérieure de la disposition, art. 100 de la LFI). L’article 96 de la LFI prévoit un recours pour annuler les opérations sous‑évaluées qui ont été effectuées au cours d’une période définie avant la date d’ouverture de la faillite (Urbancorp, par. 48; Estate of Gavin c. Gavin, 2023 PECA 8, 10 C.B.R. (7th) 30, par. 14 et 142; Pitblado LLP c. Houde, 2015 MBQB 85, 318 Man. R. (2d) 39, par. 35).
[34]                        L’article 96 de la LFI permet à un syndic de faillite de demander au tribunal d’examiner une opération soupçonnée d’être sous‑évaluée. Lorsque les conditions prévues à l’art. 96 sont remplies, le tribunal peut déclarer l’opération inopposable au syndic ou ordonner aux parties ou aux personnes intéressées par l’opération de verser la différence entre la contrepartie que le débiteur a donnée et la contrepartie reçue. L’article 36.1 de la LACC intègre l’art. 96 de la LFI par renvoi et permet à un contrôleur de contester l’opération sous‑évaluée dans le cadre d’une réorganisation de la société.
[35]                        Étant donné que l’objet de l’art. 96 est de protéger les créanciers plutôt que de punir les débiteurs, le recours vise la personne qui a reçu le transfert de biens de la part du débiteur et des autres personnes intéressées par l’opération (R. J. Wood, Bankruptcy and Insolvency Law (2e éd. 2015), p. 191). La LFI définit une « personne intéressée » par l’opération comme « toute personne qui est liée à une partie à l’opération et qui, de façon directe ou indirecte, soit en bénéficie elle‑même, soit en fait bénéficier autrui » (par. 96(3)).
b)               Les opérations sous-évaluées minent l’intégrité du processus de faillite
[36]                        Les deux principaux objectifs de la LFI sont le « partage équitable des biens du failli entre ses créanciers et la réhabilitation financière du failli » (Orphan Well Association c. Grant Thornton Ltd., 2019 CSC 5, [2019] 1 R.C.S. 150, par. 67, citant Alberta (Procureur général) c. Moloney, 2015 CSC 51, [2015] 3 R.C.S. 327, par. 32, citant Husky Oil Operations Ltd. c. Ministre du Revenu national, 1995 CanLII 69 (CSC), [1995] 3 R.C.S. 453, par. 7; voir aussi Poonian c. Colombie-Britannique (Securities Commission), 2024 CSC 28, par. 1). La réhabilitation financière du failli permet [traduction] « aux débiteurs honnêtes, mais malchanceux, d’obtenir une libération de leurs dettes et de “repartir à neuf”, sans dette » (F. Bennett, Bennett on Bankruptcy (26e éd. 2024), p. 37). Les autres objectifs du régime de faillite comprennent notamment ceux de préserver et de maximiser la valeur des actifs du débiteur et de protéger l’intérêt public (9354-9186 Québec inc. c. Callidus Capital Corp., 2020 CSC 10, [2020] 1 R.C.S. 521, par. 40).
[37]                        Les opérations sous‑évaluées contrecarrent les objectifs de la LFI. Elles causent un préjudice aux créanciers en diminuant la valeur de l’actif du débiteur et en réduisant les fonds susceptibles d’être répartis. Elles peuvent également mettre en cause des débiteurs frauduleux qui abusent du processus de faillite en cherchant à repartir à neuf après avoir essayé de mettre leurs biens à l’abri des créanciers, ce qui mine l’intégrité du processus de faillite (voir, de façon générale, Wood (2015), p. 188 et 190‑191; L. W. Houlden, G. B. Morawetz et J. Sarra, Bankruptcy and Insolvency Law of Canada (4e éd. rév. (feuilles mobiles)), vol. 2, p. 5‑959; J. D. Honsberger et V. W. DaRe, Honsberger’s Bankruptcy in Canada (5e éd. 2017), p. 8‑9).
c)               L’article 96 de la LFI établit trois catégories d’opérations contestables
[38]                        L’article 96 de la LFI établit trois catégories d’opérations contestables (R. J. Wood, « Transfers at Undervalue : New Wine in Old Wineskins? », dans J. P. Sarra et B. Romaine, dir., Annual Review of Insolvency Law 2017 (2018), 1, p. 4).
[39]                        La première catégorie vise les opérations sans lien de dépendance entre le débiteur et une partie ou une personne intéressée par l’opération (al. 96(1)a)). Cette catégorie comporte les exigences les plus strictes pour l’annulation d’une opération. Le syndic doit démontrer que l’opération sous‑évaluée a eu lieu durant l’année précédant la faillite, que le débiteur était insolvable au moment de l’opération ou l’est devenu en raison de celle‑ci, et que le débiteur avait l’intention de frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement.
[40]                        La deuxième catégorie vise les opérations sous‑évaluées qui ont été effectuées avec une partie ayant un lien de dépendance avec le débiteur et qui ont eu lieu durant l’année précédant la faillite (sous‑al. 96(1)b)(i)). Dans ce contexte, [traduction] « le concept de relation avec lien de dépendance désigne la situation où il n’y a aucun avantage pour l’auteur de l’opération à maximiser la contrepartie pour le bien transféré dans le cadre des négociations avec le destinataire » (Houlden, Morawetz et Sarra, p. 5‑966; voir aussi Wood (2015), p. 204; LFI, art. 4). Le syndic n’a pas à démontrer que le débiteur était insolvable au moment de l’opération ou qu’il avait l’intention de frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement.
[41]                        La troisième catégorie vise les opérations sous‑évaluées qui ont été effectuées avec une partie ayant un lien de dépendance avec le débiteur et qui ont eu lieu plus d’un an mais moins de cinq ans avant la faillite (sous‑al. 96(1)b)(ii)). Pour cette catégorie, le syndic peut obtenir une réparation en prouvant que le débiteur était insolvable au moment de l’opération ou l’est devenu en raison de celle‑ci (div. 96(1)b)(ii)(A)), ou en prouvant que le débiteur avait l’intention de frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement (div. 96(1)b)(ii)(B)).
[42]                        Le présent pourvoi porte sur la troisième catégorie d’opérations, visées à la div. 96(1)b)(ii)(B) de la LFI.
d)               L’intention du débiteur de frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement peut être prouvée au moyen de signes de fraude
[43]                        La division 96(1)b)(ii)(B) de la LFI exige que la partie qui cherche à faire annuler une opération sous‑évaluée prouve l’intention du débiteur de frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement. Il s’agit d’une question de fait devant être tranchée en fonction de l’ensemble des circonstances qui existaient au moment de l’opération (Urbancorp, par. 53; Montor Business Corp. (Trustee of) c. Goldfinger, 2016 ONCA 406, 36 C.B.R. (6th) 169 (« Montor CA »), par. 72).
[44]                        Comme il est souvent difficile de faire la preuve de l’intention subjective d’un débiteur, l’intention exigée est souvent prouvée à l’aide du raccourci en matière de preuve que sont les signes de fraude; ce sont des circonstances douteuses à partir desquelles le tribunal peut inférer l’intention du débiteur de frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement (Urbancorp, par. 52; Montor CA, par. 72; Wood (2018), p. 24). La démarche fondée sur les signes de fraude permettant d’inférer l’intention du débiteur de frustrer des créanciers est ancienne et remonte à la décision Twyne’s Case rendue en 1601 (Wood (2018), p. 24; Twyne’s Case (1601), 3 Co. Rep. 80b, 76 E.R. 809).
[45]                        La jurisprudence a reconnu les exemples de signes de fraude non exhaustifs suivants : a) le débiteur n’avait que peu d’actifs restants après le transfert; b) le transfert a été fait à une personne ayant un lien de dépendance avec le débiteur; c) le débiteur présentait des passifs réels ou éventuels, était insolvable ou était sur le point de s’engager dans un projet risqué; d) la contrepartie pour l’opération était nettement insuffisante; e) le débiteur conservait la possession du bien pour son propre usage après le transfert; f) l’acte de transfert comportait une clause intéressée et inhabituelle; g) le transfert était secret; h) le transfert a été effectué avec un empressement inhabituel; et i) l’opération a eu lieu malgré un jugement existant rendu contre le débiteur (Montor CA, par. 73; voir aussi Wood (2018), p. 24; Wood (2015), p. 223‑225 (dans le contexte d’un transfert frauduleux)).
[46]                        Les signes de fraude doivent être examinés en fonction des circonstances et au regard de la question de l’intention du débiteur au moment de l’opération (Urbancorp, par. 65). Le tribunal doit éviter d’analyser rétrospectivement les actes du débiteur; il [traduction] « doit résister à la tentation d’utiliser ses connaissances sur la tournure des événements après l’opération contestée pour analyser les circonstances de celle‑ci » (Montor Business Corp. (Trustee of) c. Goldfinger, 2013 ONSC 6635, 8 C.B.R. (6th) 200, par. 272, conf. par 2016 ONCA 406, 36 C.B.R. (6th) 169). La présence d’un ou de plusieurs signes de fraude ne fait pas en sorte que le tribunal est tenu d’inférer une intention de frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement, et l’absence d’un signe de fraude en particulier n’empêche pas non plus le tribunal d’inférer une telle intention (Urbancorp, par. 53 et 55; Montor CA, par. 72; voir aussi Wood (2018), p. 24‑25).
(2)         Application à l’espèce
[47]                        La juge saisie des demandes a conclu que les paiements effectués par Bondfield et Forma‑Con dans le cadre du stratagème de fausses factures présentaient plusieurs signes de fraude : les opérations ont été effectuées entre des parties ayant un lien de dépendance; Bondfield et Forma‑Con n’ont reçu aucune contrepartie; la vérité au sujet des opérations était dissimulée derrière de fausses factures décrivant des services n’ayant jamais été fournis; les opérations ont été effectuées avec un empressement inhabituel comparativement au cycle de facturation habituel de Bondfield et de Forma‑Con; et au moment des opérations, les sociétés avaient d’importants passifs à long terme et engagements hors bilan et des passifs éventuels à titre de cautions pour d’autres entreprises (par. 157‑158).
[48]                        En se fondant sur ces signes de fraude, la juge saisie des demandes a conclu que l’ensemble de la preuve [traduction] « étayait solidement la conclusion selon laquelle John Aquino, à titre de directeur et d’âme dirigeante de [Bondfield] et de Forma‑Con, avait une intention frauduleuse — soit l’intention de frauder ou de frustrer des créanciers ou d’en retarder le désintéressement » (par. 160). Elle a jugé qu’il [traduction] « n’était pas du tout raisonnable qu’il croit que, durant toute la période au cours de laquelle les opérations contestées ont été effectuées, [Bondfield] et Forma‑Con n’avaient pas de créanciers à long terme, comme des prêteurs, [. . .] qui ne seraient pas frustrés ou dont le désintéressement ne serait pas retardé par le siphonnage de dizaines de millions de dollars de [Bondfield] et de Forma‑Con au moyen du stratagème de fausses factures » (par. 160).
[49]                        Au vu de ces conclusions, les appelants soutiennent que la juge saisie des demandes a commis une erreur de droit isolable en concluant que M. Aquino avait l’intention de frauder ou de frustrer les créanciers de Bondfield et de Forma‑Con ou d’en retarder le désintéressement alors que le dossier dont la cour était saisie ne lui permettait pas de déterminer la véritable situation financière des sociétés au moment des opérations. Ils font valoir que la situation financière d’une société peut s’avérer déterminante en ce qui a trait à la question de l’intention, même en présence d’autres signes de fraude, s’il y avait assez d’actifs restants pour payer les créanciers après les opérations sous‑évaluées. Les appelants soulignent que Bondfield et Forma‑Con [traduction] « payaient leurs créanciers en entier et à temps pendant la majeure partie des périodes d’examen visées » (m.a., par. 77). Ils demandent à notre Cour de renvoyer l’affaire à la juge saisie des demandes avec la directive de déterminer la situation financière des sociétés au moment des opérations.
[50]                        Je ne peux accepter cet argument. La juge saisie des demandes n’a pas mal appliqué l’approche fondée sur les signes de fraude pour inférer l’intention frauduleuse. En réponse à une demande fondée sur la div. 96(1)b)(ii)(B) de la LFI, on ne peut dire que le débiteur n’était pas insolvable et payait ses créanciers en entier et à temps au moment des opérations. Il est clair dans la LFI que l’insolvabilité n’est pas une condition préalable pour conclure qu’un débiteur avait l’intention de frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement. Le sous‑alinéa 96(1)b)(ii) est disjonctif : le débiteur doit soit être insolvable au moment de l’opération (div. 96(1)b)(ii)(A)), soit avoir l’intention de frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement (div. 96(1)b)(ii)(B)). Si l’argument des appelants était retenu, il aurait pour effet d’introduire une exigence d’insolvabilité dans la deuxième disposition, ce qui est contraire à la décision du Parlement de ne pas le faire.
[51]                        De plus, l’argument des appelants donnerait un rôle possiblement déterminant à un facteur, soit la situation financière du débiteur au moment de l’opération. Bien que ce facteur soit un signe de fraude qui peut être pris en considération pour inférer une intention de frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement (Urbancorp, par. 64), la question de savoir si l’intention est présente doit être tranchée en fonction de toutes les circonstances. Encore une fois, la présence d’un signe de fraude en particulier ne fait pas en sorte que le tribunal est tenu d’inférer une intention de frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement, et l’absence d’un signe de fraude en particulier n’empêche pas non plus le tribunal d’inférer une telle intention (Urbancorp, par. 53 et 55; Montor CA, par. 72). Un tribunal peut conclure qu’un débiteur avait l’intention de frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement aux termes de la div. 96(1)b)(ii)(B) même s’il n’était pas insolvable au moment de l’opération sous‑évaluée.
[52]                        La juge saisie des demandes a examiné la situation financière des sociétés débitrices et a rejeté l’argument des appelants selon lequel M. Aquino n’avait pas l’intention de frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement simplement parce que les opérations avaient été effectuées alors que Bondfield et Forma‑Con pouvaient rembourser leurs dettes lorsqu’elles arrivaient à échéance. Elle a conclu que Bondfield se trouvait déjà dans une situation financière précaire au moment des opérations et a pris acte de l’aveu de M. Aquino selon lequel un autre intéressé et lui injectaient régulièrement des capitaux dans Bondfield afin de tromper les intéressés quant à la situation financière de la société (par. 191‑193). La juge saisie des demandes n’était pas en mesure de déterminer la véritable situation financière des sociétés, puisque leurs documents financiers contenaient des écritures comptables trompeuses et n’étaient pas fiables (par. 193). Enfin, après avoir examiné la situation financière des sociétés et les nombreux autres signes de fraude, la juge saisie des demandes n’a vu [traduction] « aucune explication logique au stratagème de fausses factures » (par. 162). Dans ces circonstances, les appelants ne peuvent pas reprocher au tribunal de ne pas avoir pu tirer des conclusions précises au sujet de la situation financière des sociétés.
[53]                        Par conséquent, je ne vois aucune raison de modifier la conclusion de la juge saisie des demandes selon laquelle M. Aquino avait l’intention de frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement dans le cadre du stratagème de fausses factures.
[54]                        En l’espèce, cependant, ce sont Bondfield et Forma‑Con qui sont les débitrices, et non M. Aquino. Afin de satisfaire aux conditions de la div. 96(1)b)(ii)(B), le syndic et le contrôleur doivent prouver que Bondfield et Forma‑Con avaient l’intention de frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement. Pour ce faire, ils doivent démontrer qu’il convient d’attribuer l’intention frauduleuse de M. Aquino à Bondfield et à Forma‑Con. J’examine cette question ci‑après.
B.            Dans quelles circonstances l’intention de l’âme dirigeante d’une société de frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement peut-elle être attribuée à la société débitrice aux termes de l’art. 96 de la LFI?
[55]                        Les appelants soutiennent que même si M. Aquino avait l’intention de frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement, son intention ne peut pas être attribuée à Bondfield et à Forma‑Con suivant la théorie de l’attribution d’actes à une société. Ils invoquent les exceptions pour cause de fraude et d’absence d’avantage à cette théorie, reconnues dans les arrêts de notre Cour Canadian Dredge, Livent et DeJong, et ils soulignent que la juge saisie des demandes a conclu que M. Aquino avait l’intention de frauder les deux sociétés et que celles‑ci n’avaient pas tiré avantage de cette fraude. Les appelants affirment que ces arrêts de la Cour imposent des critères minimaux relativement à l’attribution d’actes à une société, lesquels doivent être respectés dans chaque cas, peu importe le contexte, et que les tribunaux d’instance inférieure ont commis une erreur en reformulant la théorie de l’attribution d’actes à une société afin de permettre l’attribution dans l’affaire qui nous occupe.
[56]                        Je ne retiens pas cet argument. Comme je vais l’expliquer, la théorie de l’attribution d’actes à une société ne prescrit pas de règles strictes devant être appliquées peu importe le contexte juridique. Notre Cour a plutôt demandé aux tribunaux d’appliquer la théorie de manière téléologique, contextuelle et pragmatique afin de favoriser la réalisation de l’objet de la loi au titre de laquelle l’attribution est sollicitée. Les exceptions pour cause de fraude et d’absence d’avantage à l’attribution d’actes à une société ne devraient pas s’appliquer à une demande portant sur une opération sous‑évaluée formulée au titre de l’art. 96 de la LFI parce qu’elles mineraient l’objet de cette disposition. Par conséquent, l’intention frauduleuse de M. Aquino devrait être attribuée à Bondfield et à Forma‑Con.
(1)         La nécessité qu’il y ait des règles concernant l’attribution d’actes à une société
[57]                        Une société a une personnalité juridique distincte de celle de ses fondateurs, actionnaires et administrateurs. La personnalité juridique distincte d’une société est un « principe de droit fondamental » depuis l’arrêt de principe Salomon c. Salomon & Co., [1897] A.C. 22, rendu par la Chambre des lords (Chevron Corp. c. Yaiguaje, 2015 CSC 42, [2015] 3 R.C.S. 69, par. 80; voir aussi S. Rappos, « A Reframing of the Corporate Attribution Doctrine in the Bankruptcy and Insolvency Context », dans J. Corraini et D. B. Nixon, dir., Annual Review of Insolvency Law 2022 (2023), 1, p. 1).
[58]                        La personnalité juridique distincte d’une société est reconnue dans les lois sur les sociétés par actions partout au Canada, lesquelles disposent qu’une société a la capacité d’une personne physique et les droits, pouvoirs et privilèges de celle‑ci (voir Loi canadienne sur les sociétés par actions, L.R.C. 1985, c. C‑44, art. 15; Loi sur les sociétés par actions, L.R.O. 1990, c. B.16, art. 15; Loi sur les sociétés par actions, RLRQ, c. S‑31.1, art. 10; Business Corporations Act, R.S.A. 2000, c. B‑9, par. 16(1); Business Corporations Act, S.B.C. 2002, c. 57, art. 30; The Business Corporations Act, 2021, S.S. 2021, c. 6, par. 3‑1(1); Loi sur les corporations, C.P.L.M., c. C225, par. 15(1); Loi sur les sociétés par actions, L.N.‑B. 1981, c. B‑9.1, par. 13(1); Companies Act, R.S.N.S. 1989, c. 81, par. 26(8); Business Corporations Act, R.S.P.E.I. 1988, c. B‑6.01, par. 22(1); Corporations Act, R.S.N.L. 1990, c. C‑36, par. 27(1); Loi sur les sociétés par actions, L.R.Y. 2002, c. 20, par. 18(1); Loi sur les sociétés par actions, L.T.N.‑O. 1996, c. 19, par. 15(1)).
[59]                        Bien qu’une société ait une personnalité juridique distincte, elle n’a pas d’âme ou de volonté qui lui est propre. Comme l’ont expliqué Kevin P. McGuinness et Maurice Coombs, [traduction] « [c]haque acte mettant en cause une société, et chaque décision de ne pas agir, est l’action ou l’inaction d’êtres humains et uniquement d’êtres humains » (Canadian Business Corporations Law (4e éd. 2023), vol. 1, ¶9‑11). Ce principe est reconnu par la jurisprudence depuis longtemps. Par exemple, dans l’arrêt Canadian Dredge, notre Cour a affirmé qu’« une compagnie peut agir seulement par l’intermédiaire de ses représentants » (p. 675). Notre Cour a cité la déclaration faite par le vicomte Haldane L.C. dans la décision Lennard’s Carrying Co. c. Asiatic Petroleum Co., [1915] A.C. 705 (H.L.), p. 713‑714, qui expliquait la nécessité d’identifier l’âme dirigeante parce qu’une société peut agir seulement par l’intermédiaire d’un représentant humain :
      [traduction] . . . une compagnie est une abstraction. Dénuée de corps et d’esprit, sa volonté ne peut se manifester que par l’intermédiaire d’une personne qui, à certaines fins, peut être appelée un mandataire, mais qui est en réalité l’âme dirigeante de ladite compagnie, l’incarnation même de celle‑ci. [p. 678‑679]
[60]                        Le professeur Darcy L. MacPherson souligne que [traduction] « [l]’attribution d’une personnalité à une société nécessite pour sa part un mécanisme visant à la doter d’un état mental. [. . .] Comme l’état mental est un élément fondamental dans de nombreux domaines de notre droit, le droit doit donc attribuer un état mental à la société » (« The Civil and Criminal Applications of the Identification Doctrine : Arguments for Harmonization » (2007), 45 Alta. L. Rev. 171, p. 186; voir aussi E. Ferran, « Corporate Attribution and the Directing Mind and Will » (2011), 127 Law Q. Rev. 239, p. 241).
[61]                        Dans l’arrêt Meridian Global Funds Management Asia Ltd. c. Securities Commission, [1995] 2 A.C. 500 (C.P.), largement considéré comme l’arrêt de principe au Royaume‑Uni sur l’attribution d’actes à une société, lord Hoffman a traité de la nécessité de mettre en place des règles d’attribution comme suit :
     [traduction] Toute affirmation au sujet d’une société renvoie nécessairement à un ensemble de règles. Une société existe parce qu’il y a une règle (habituellement dans une loi) qui prévoit qu’une personne fictive est réputée exister et avoir certains pouvoirs, droits et obligations d’une personne physique. Cependant, il serait peu logique de considérer qu’une telle personne fictive existe, à moins qu’il y ait également des règles qui indiquent dans quels cas des actes sont considérés comme ayant été accomplis par la société. Par conséquent, l’existence de règles prévoyant l’attribution de certains actes à la société constitue un élément nécessaire de la personnalité morale. Elles peuvent être appelées « les règles d’attribution ». [p. 506]
[62]                        Lord Hoffman a précisé que les règles d’attribution peuvent découler de trois sources : (1) les règles fondamentales d’attribution, contenues dans les statuts ou l’acte constitutif de la société, ou le droit des sociétés en général, qui prévoient quand les décisions prises par les actionnaires ou le conseil d’administration doivent être considérées comme des décisions de la société; (2) les règles générales d’attribution, comme celles prévues par le droit en matière de mandat ou de responsabilité du fait d’autrui, qui s’appliquent également aux personnes physiques; et (3) la common law de l’attribution d’actes à une société, qui exige que le tribunal élabore et applique une règle spéciale d’attribution propre au contexte précis dans lequel se pose la question (Meridian, p. 507; voir aussi Bilta (UK) Ltd. c. Nazir, [2015] UKSC 23, [2016] A.C. 1, par. 190, lords Toulson et Hodge; Singularis Holdings Ltd. c. Daiwa Capital Markets Ltd., [2019] UKSC 50, [2020] A.C. 1189, par. 28, lady Hale). Cette dernière et troisième source, la common law de l’attribution d’actes à une société, est parfois connue sous le nom de doctrine de l’identification, car elle prévoit des règles qui établissent les circonstances où les actes d’une société peuvent être assimilés aux actes ou à l’intention de son âme dirigeante (voir Canadian Dredge, p. 670, 673, 682‑683 et 692-693; MacPherson, p. 172).
(2)         La jurisprudence de notre Cour sur l’attribution d’actes à une société
[63]                        Au cours des 40 dernières années, notre Cour s’est penchée sur la théorie de l’attribution d’actes à une société dans trois décisions : l’arrêt Canadian Dredge en 1985, dans le contexte de la responsabilité criminelle d’une société par suite d’un acte illégal perpétré par ses âmes dirigeantes; l’arrêt Livent en 2017, dans le contexte de la responsabilité civile d’un vérificateur envers des créanciers d’une société pour avoir omis de détecter une fraude commise par les âmes dirigeantes de la société; et l’arrêt DeJong en 2019, dans le contexte d’une demande civile fondée sur les notions d’aide apportée et de réception en connaissance de cause en lien avec la violation d’une obligation fiduciaire.
[64]                        Il ressort de la jurisprudence de notre Cour, tout comme de celle du Royaume‑Uni, qu’il n’existe pas de règle uniforme en matière d’attribution d’actes à une société. Comme la théorie de l’attribution d’actes à une société repose sur des considérations de politique générale, les tribunaux doivent adopter à l’égard des questions d’attribution une approche téléologique, contextuelle et pragmatique qui est conforme à l’objet de la loi au titre de laquelle l’attribution est sollicitée.
a)               Canadian Dredge (1985)
[65]                        Dans l’arrêt Canadian Dredge, notre Cour a appliqué la théorie de l’attribution d’actes à une société dans le contexte criminel. Elle a conclu à la responsabilité criminelle de quatre sociétés pour l’infraction de truquage des soumissions nécessitant la mens rea sous le régime du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46. Chaque société avait un directeur ou une âme dirigeante qui menait les activités de celle‑ci. Les sociétés ont prétendu qu’elles n’étaient pas responsables en droit criminel parce que les directeurs avaient agi frauduleusement envers elles, pour leur propre avantage et en dehors du cadre de leurs fonctions. Le juge Estey a rejeté ces arguments. Il a déclaré les sociétés coupables, car les âmes dirigeantes n’avaient pas agi exclusivement pour leur propre avantage et que les sociétés avaient obtenu certains avantages. Il a formulé une règle de common law sur l’attribution d’actes à une société (p. 681‑682 et 712‑713), que notre Cour a par la suite résumée dans l’arrêt Livent, au par. 100 :
      Afin de pouvoir imputer les actes frauduleux d’un employé à la société qui l’emploie, deux conditions doivent être remplies : (1) l’auteur de la faute doit être l’âme dirigeante de la société; et (2) les actes fautifs de l’âme dirigeante ne doivent pas excéder son pouvoir, en ce sens qu’ils doivent être accomplis dans le cadre du secteur d’activités de la société qui lui est attribué. Pour les besoins de cette analyse, une personne cessera d’être une âme dirigeante à moins que l’acte qu’elle a commis (1) n’ait pas été complètement frauduleux envers la société; et (2) ait eu en partie pour but ou pour conséquence de procurer un avantage à la société. [Citation omise.]
[66]                        Le juge Estey a souligné que la théorie de l’attribution d’actes à une société a été élaborée afin « de trouver un moyen terme à la fois pratique et acceptable qui permettrait qu’une compagnie soit soumise au droit criminel général, sans pour autant qu’elle ait à répondre des actes criminels de chacun de ses employés et mandataires » (Canadian Dredge, p. 701). Il a rejeté un critère permettant de conclure à la responsabilité criminelle fondé sur une responsabilité absolue de la conduite des mandataires de la société, quel que soit leur niveau hiérarchique et leur responsabilité, car la responsabilité criminelle serait alors établie dans des cas où « il n’y a ni turpitude ni négligence » (p. 691). L’application d’un tel critère, pour sa part, ne permettrait pas d’atteindre l’objectif de politique générale de protéger les intérêts de la collectivité et de favoriser l’ordre public (p. 691 et 707‑708). Le juge Estey a également rejeté un critère en matière de responsabilité criminelle par lequel une société peut être tenue responsable seulement lorsqu’elle commet un acte criminel suivant les instructions expresses de son conseil d’administration, parce qu’un tel critère permettrait à une société d’échapper à toute conséquence criminelle simplement en « adopt[ant] et [en] communiqu[ant] à son personnel une directive générale interdisant toute conduite illégale et imposant l’obligation de toujours obéir à la loi » (p. 699).
[67]                        En réponse à ces préoccupations de politique générale, le juge Estey a formulé les exceptions pour cause de « fraude » et d’« absence d’avantage » à titre d’exceptions de politique générale au principe général voulant que les connaissances d’une âme dirigeante devraient être attribuées à une société pour établir la responsabilité criminelle de cette dernière. Le juge Estey était d’avis que ces exceptions étaient justifiées parce que, dans les deux cas, « il n’y a aucun avantage social à déclarer coupable une compagnie » (Canadian Dredge, p. 704; voir aussi les p. 707‑708). L’imputation de la responsabilité criminelle serait injuste si la société est totalement escroquée par l’acte illégal de son âme dirigeante ou ne tire pas d’avantages de cet acte. Comme l’a expliqué le juge Estey :
      . . . appliquée pour déclarer une compagnie coupable en droit criminel de la conduite de son directeur lorsque celui‑ci agit non pas en sa qualité d’âme dirigeante mais plutôt comme son ennemi juré, la théorie de l’identification n’a plus de fondement rationnel. [. . .] Selon moi, les origines très pragmatiques de la règle de l’identification militent contre son extension de façon qu’elle s’applique à la situation qui se serait présentée en l’espèce si l’une ou plusieurs des âmes dirigeantes avaient agi entièrement dans son propre intérêt et avait visé principalement à frauder la compagnie qui était son employeur. Lorsque la compagnie en question a bénéficié ou était censée bénéficier des activités frauduleuses et criminelles de son âme dirigeante, l’application de la règle de l’identification est justifiée. Cependant, dans un cas où le mandataire s’est retourné contre la compagnie mandante, la règle n’a plus de raison d’être. [p. 719]
b)               Livent (2017)
[68]                        Dans l’arrêt Livent, notre Cour a adapté les principes énoncés dans l’arrêt Canadian Dredge au contexte civil. Un vérificateur a invoqué la théorie de l’attribution d’actes à une société en défense à une action intentée contre lui par le séquestre d’une société, pour la négligence dont il avait fait preuve en ne détectant pas la fraude commise par les âmes dirigeantes de la société. Le vérificateur a soutenu que la fraude commise par les âmes dirigeantes devait être attribuée à la société afin qu’il puisse invoquer la défense d’illégalité pour échapper à la responsabilité civile envers celle‑ci.
[69]                        Au nom des juges majoritaires de la Cour, les juges Gascon et Brown ont refusé d’attribuer l’acte fautif des âmes dirigeantes à la société, même si, « [à] première vue », le critère établi dans l’arrêt Canadian Dredge semblait avoir été rempli du fait que la fraude avait pour but de procurer un avantage à la société en « prolongeant artificiellement son existence » (par. 101). Ils ont souligné que le critère établi dans cet arrêt n’était « pas une doctrine autonome », mais plutôt « un moyen par lequel des actes peuvent être attribués à une société pour la fin ou la défense particulière en cause » (par. 97 (je souligne)). Ils ont ajouté que cette « doctrine commande une analyse indépendante de chaque moyen de défense » (par. 97). Reprenant l’approche téléologique, contextuelle et pragmatique élaborée dans l’arrêt Canadian Dredge, les juges Gascon et Brown ont affirmé que les principes de « politique générale et [de] nécessité juridique » qui justifient l’attribution à la société des actes de l’âme dirigeante dans le contexte criminel ne s’appliquent pas dans le contexte de la préparation négligente par un vérificateur d’une vérification exigée par la loi :
      . . . le but même d’une vérification exigée par la loi est d’offrir un moyen de découvrir la fraude et les actes fautifs. Ainsi, refuser d’imputer la responsabilité à la société au motif qu’un de ses employés a commis les actes mêmes contre lesquels le vérificateur a été retenu pour protéger la société reviendrait donc à vider de son sens la vérification exigée par la loi [. . .] [I]l serait illogique de refuser de tenir responsable le vérificateur qui a omis par négligence de détecter une fraude [traduction] « lorsqu’il est probable que le préjudice [de la société] se produira et qu’il sera vraisemblablement très grave » . . . [Références omises; par. 103.]
[70]                        Dans l’arrêt Livent, notre Cour a apporté une nuance importante au critère faisant autorité établi dans « l’arrêt de principe » Canadian Dredge pour l’application de la théorie de l’attribution d’actes à une société (par. 104). La Cour a reconnu le pouvoir discrétionnaire des tribunaux de s’abstenir d’attribuer les actes ou l’intention d’une âme dirigeante à une société lorsque, dans les circonstances de l’espèce, il serait dans l’intérêt public de ne pas accorder l’attribution (par. 104). Le pouvoir discrétionnaire reflète la raison d’être des exceptions pour cause de fraude et d’absence d’avantage, soit que l’attribution devrait favoriser la réalisation de l’objectif de politique générale de la loi au titre de laquelle l’attribution est sollicitée. Les juges Gascon et Brown ont déclaré que lorsque l’application de la théorie de l’attribution d’actes à une société « viderait de son sens la raison même pour laquelle l’obligation de diligence a été reconnue, il sera rarement dans l’intérêt public de l’appliquer » (par. 104).
c)               DeJong (2019)
[71]                        L’arrêt DeJong portait sur une vaste et complexe fraude immobilière de plusieurs millions de dollars touchant deux groupes de sociétés qui ont été victimes de la fraude. Le premier groupe de sociétés a poursuivi le second, alléguant que ce dernier avait apporté de l’aide en connaissance de cause aux fraudeurs pour commettre la fraude et cherchant à lui attribuer la conduite des fraudeurs. Les juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Ontario ont retenu l’argument à l’appui de l’attribution, au motif que la théorie de l’attribution d’actes à une société [traduction] « peut s’appliquer de manière plus souple » dans le contexte civil que dans le contexte criminel d’une infraction nécessitant la mens rea (DBDC Spadina Ltd. c. Walton, 2018 ONCA 60, 78 B.L.R. (5th) 183, par. 70). Dans ses motifs dissidents, la juge van Rensburg aurait refusé d’appliquer de manière plus souple la théorie de l’attribution d’actes à une société, affirmant qu’elle ne voyait [traduction] « aucune justification dans les circonstances de l’espèce pour assouplir l’exigence en matière de connaissance avant qu’une victime d’une fraude se voit attribuer la conduite d’un fraudeur » (par. 237).
[72]                        S’exprimant au nom de notre Cour, le juge Brown a accueilli le pourvoi dans de brefs motifs oraux en faisant siens les motifs dissidents de la juge van Rensburg de la Cour d’appel. Le juge Brown a noté que « bien que la présence de considérations relatives à l’intérêt public puisse alourdir le fardeau incombant à la partie qui demande que soient imputés à une société les actes d’une âme dirigeante de cette dernière, l’arrêt Canadian Dredge établit des critères minimaux qui doivent toujours être respectés » (DeJong, par. 2 (en italique dans l’original)).
[73]                        Selon l’interprétation qu’en font les appelants, l’affirmation du juge Brown selon laquelle « l’arrêt Canadian Dredge établit des critères minimaux qui doivent toujours être respectés » signifie qu’il souscrit effectivement à une application machinale plutôt que téléologique, contextuelle et pragmatique de la théorie de l’attribution d’actes à une société. Ils soutiennent que, peu importe le contexte juridique, un tribunal ne peut attribuer l’intention ou les actes d’une âme dirigeante frauduleuse à une société lorsque l’exception pour cause de fraude ou celle pour cause d’absence d’avantage s’applique.
[74]                        Je tiens à clarifier l’affirmation en apparence inflexible que notre Cour a faite dans ses brefs motifs oraux de l’arrêt DeJong. En tout respect, je suis en désaccord avec toute proposition selon laquelle les critères établis dans l’arrêt Canadian Dredge devraient être appliqués machinalement dans chaque cas, même dans le cas où ils seraient incompatibles avec l’objet de la loi au titre de laquelle l’attribution est demandée. La principale préoccupation de la Cour dans l’arrêt DeJong était de rejeter l’idée que les tribunaux disposent d’un pouvoir discrétionnaire absolu pour assouplir l’application de la théorie de l’attribution d’actes à une société sur le fondement des circonstances factuelles de l’affaire en cause. À mon avis, l’arrêt DeJong ne devrait pas être interprété comme s’éloignant de l’approche téléologique, contextuelle et pragmatique suivie depuis longtemps et reconnue dans les arrêts Canadian Dredge et Livent aux fins de l’application de la théorie de l’attribution d’actes à une société.
(3)         Indications tirées de la jurisprudence du Royaume‑Uni
[75]                        Au cours des dernières années, les tribunaux du Royaume‑Uni ont appliqué de façon similaire la théorie de l’attribution d’actes à une société d’une manière téléologique, contextuelle et pragmatique.
[76]                        L’arrêt Meridian marque le début de l’histoire moderne de la théorie de l’attribution d’actes à une société au Royaume‑Uni. Dans cet arrêt, lord Hoffman a expliqué, au nom du Conseil privé, que les règles en matière d’attribution d’actes à une société doivent être adaptées à [traduction] « la règle de fond précise » au titre de laquelle l’attribution est sollicitée (p. 507). Lord Hoffman a écrit ce qui suit :
      [traduction] Il s’agit toujours d’une question d’interprétation : étant donné que la règle devait s’appliquer à une société, comment devait‑elle s’appliquer? L’acte (ou la connaissance, ou l’état d’esprit) de quelle personne devait à cette fin être considéré comme l’acte etc. de la société? La réponse à cette question se trouve dans l’application des règles d’interprétation habituelles et dans la prise en compte du libellé de la règle (s’il s’agit d’une loi), de son contenu et des considérations de politique générale. [En italique dans l’original; p. 507.]
[77]                        Lord Hoffman a ajouté que [traduction] « [u]ne fois établi qu’il s’agit d’une question d’interprétation plutôt que de métaphysique » (p. 511), les questions relatives à l’attribution d’actes à une société deviennent simples. Les tribunaux doivent toujours appliquer [traduction] « une règle d’attribution à une fin particulière, adaptée, comme elle doit toujours l’être, au libellé et aux considérations de politique générale de la règle de fond » au titre de laquelle l’attribution est sollicitée (p. 512).
[78]                        Dans l’arrêt Meridian, lord Hoffman a appliqué ces principes pour conclure qu’une société cotée en bourse avait manqué à ses obligations de divulgation prévues par les lois néo‑zélandaises sur les valeurs mobilières. Il a attribué à la société la connaissance d’un directeur de niveau inférieur qui était responsable d’obtenir, au nom de la société, une participation substantielle dans des valeurs mobilières cotées en bourse. [traduction] « Autrement », a affirmé lord Hoffman, « les politiques générales à la base de la Loi seraient contrecarrées » :
      [traduction] Les sociétés seraient en mesure d’autoriser leurs employés à acquérir une participation en leur nom, ce qui ferait d’elles des détentrices de valeurs mobilières importantes, mais elles ne seraient pas tenues de déclarer cette participation avant que le conseil d’administration ou un autre membre de la haute direction en prenne connaissance. Cela donnerait un avantage au conseil d’administration qui accorde le moins d’attention possible à ce que font ses gestionnaires de placements. [p. 511]
[79]                        La professeure Jennifer Payne souligne deux enseignements importants à tirer de l’arrêt Meridian. Premièrement, les règles spéciales d’attribution à la base de la théorie de common law [traduction] « ne signifient pas qu’une société a elle‑même fait quelque chose ou qu’elle avait un certain état d’esprit » (« Corporate Attribution and the Lessons of Meridian », dans P. S. Davies et J. Pila, The Jurisprudence of Lord Hoffman : A Festschrift in Honour of Lord Leonard Hoffman (2015), 357, p. 375). Elle fait remarquer que l’arrêt Meridian a été utile en ce qu’il s’est [traduction] « éloigné de l’approche anthropomorphique et “métaphysique” concernant l’application de la théorie de l’attribution d’actes à une société pour se rapprocher d’une approche axée sur le contexte » (p. 363). Deuxièmement, [traduction] « la question de l’attribution est tributaire du contexte. Il est toujours nécessaire de se demander si l’acte ou l’état d’esprit d’une personne donnée devrait être attribué à la société à cette fin précise » (p. 375 (en italique dans l’original)). La professeure Eilís Ferran convient que [traduction] « la contextualisation, plutôt qu’une analyse anthropomorphique de la personnalité morale, est la clé pour trouver réponse à ces questions » portant sur l’attribution d’actes à une société (p. 239).
[80]                          Dans ses arrêts récents, la Cour suprême du Royaume‑Uni a confirmé l’approche adoptée dans l’arrêt Meridian en appliquant la théorie de l’attribution d’actes à une société compte tenu du contexte et de l’objet de la loi au titre de laquelle l’attribution est sollicitée (voir Bilta, par. 9, lord Neuberger, par. 41‑42, lord Mance, par. 92, lord Sumption, et par. 181, lords Toulson et Hodge). Comme l’a affirmé succinctement lady Hale dans l’arrêt Singularis, [traduction] « on trouve toujours la réponse à une question relative à l’attribution en examinant le contexte et la raison pour laquelle l’attribution [est] pertinente » (par. 30).
[81]                          La Cour suprême du Royaume‑Uni a également souligné que, puisque la théorie de l’attribution d’actes à une société doit être appliquée de manière téléologique et contextuelle, une société ou le tribunal [traduction] « peut s’appuyer sur l’attribution à une fin, mais y renoncer à une autre fin » (Bilta, par. 43, lord Mance). Par conséquent, l’attribution peut être inappropriée dans le cadre d’une action intentée par une société contre ses administrateurs pour un manquement à leurs obligations envers elle, mais peut être appropriée pour déterminer la responsabilité d’une société envers un tiers ou dans le cas de la violation d’une disposition législative (voir Bilta, par. 7, lord Neuberger, par. 43, lord Mance, par. 67 et 92, lord Sumption, et par. 208‑209, lords Toulson et Hodge; Payne, p. 376).
(4)         Résumé
[82]                        Les principes directeurs pour l’application de la théorie de common law de l’attribution d’actes à une société en droit canadien se résument ainsi :
a)            En règle générale, les actes frauduleux d’une personne peuvent être attribués à une société si deux conditions sont remplies : (1) l’auteur de la faute était l’âme dirigeante de la société aux moments pertinents; et (2) les actes fautifs de l’âme dirigeante ont été accomplis dans le cadre du secteur d’activités de la société qui lui est attribué (Canadian Dredge, p. 681‑682; Livent, par. 100).
b)            L’attribution sera généralement inappropriée lorsque : (1) l’âme dirigeante a commis un acte complètement frauduleux envers la société (l’exception pour cause de fraude); ou lorsque (2) les actes que l’âme dirigeante a commis n’avaient pas en partie pour but ou pour conséquence de procurer un avantage à la société (l’exception pour cause d’absence d’avantage) (Canadian Dredge, p. 712‑713; Livent, par. 100).
c)            Outre les exceptions pour cause de fraude et d’absence d’avantage, les tribunaux ont le pouvoir discrétionnaire de s’abstenir d’attribuer à la société les actes, les connaissances, l’état d’esprit ou l’intention de l’âme dirigeante lorsque cette abstention serait dans l’intérêt public, en ce sens qu’elle favoriserait la réalisation de l’objet de la loi au titre de laquelle l’attribution est sollicitée (Livent, par. 104; DeJong, par. 2).
d)            Dans tous les cas, les tribunaux doivent appliquer la théorie de common law de l’attribution d’actes à une société de manière téléologique, contextuelle et pragmatique. Cette théorie n’est pas une « doctrine autonome » (Livent, par. 97); il n’y a pas d’approche universelle. Le tribunal doit toujours déterminer si les actes, les connaissances, l’état d’esprit ou l’intention d’une personne devraient être considérés comme ceux de la société pour l’application de la loi au titre de laquelle l’attribution est sollicitée (Livent, par. 102‑103). Cela pourrait l’obliger à adapter la règle générale d’attribution ou ses exceptions au contexte juridique donné. L’attribution peut être appropriée à une fin précise dans un certain contexte, mais peut être inappropriée à une autre fin dans un autre contexte.
[83]                        Gardant ces principes directeurs à l’esprit, je vais maintenant examiner comment la théorie de l’attribution d’actes à une société devrait s’appliquer aux opérations sous‑évaluées visées à l’art. 96 de la LFI.
(5)         L’application de la théorie de l’attribution d’actes à une société dans le contexte de l’art. 96 de la LFI
[84]                        Les intimés invitent notre Cour à appliquer la théorie de l’attribution d’actes à une société dans le contexte de l’art. 96 de la LFI de manière téléologique, contextuelle et pragmatique, conformément aux précédents de notre Cour et à la jurisprudence convaincante du Royaume‑Uni. Ils soutiennent que les exceptions pour cause de fraude et pour cause d’absence d’avantage ne devraient pas s’appliquer dans le contexte d’une demande fondée sur l’art. 96 de la LFI concernant une opération sous-évaluée puisque l’application de l’une ou l’autre de ces exceptions passerait outre à l’objet de l’art. 96.
[85]                        Je suis d’accord avec les intimés. Il importe de se rappeler que l’art. 96 de la LFI est un outil visant à remédier au dépouillages des actifs par le débiteur; il permet la récupération des actifs qui ont été transférés de façon irrégulière à d’autres avant la faillite en vue de la protection de l’ensemble des actifs accessibles aux créanciers. La question est de savoir si et quand l’attribution à une société débitrice des actes ou de l’intention de l’âme dirigeante de la société favoriserait la réalisation de l’objet de cette disposition.
[86]                        L’attribution à la société des actes, des connaissances, de l’état d’esprit ou de l’intention de son âme dirigeante permet de réaliser l’objectif réparateur de l’art. 96 de la LFI, même si l’âme dirigeante a agi frauduleusement envers la société et même si cette dernière n’a pas tiré avantage des actes de l’âme dirigeante. Le professeur Roderick J. Wood a expliqué que cette conclusion tient à la [traduction] « nature très particulière des droits en cause » (« Ernst & Young Inc. v. Aquino : Attributing Fraudulent Intent to a Defrauded Corporation » (2022), 66 Rev. can. dr. comm. 250, p. 259). Comme il l’a fait remarquer, [traduction] « [l]’objectif qui sous‑tend [l’art. 96] n’est pas de punir ou de dissuader le débiteur ou de le contraindre à verser des dommages‑intérêts, mais plutôt de protéger les intérêts des créanciers » (p. 259). [traduction] « L’objectif social de la loi [. . .] est atteint, que l’âme dirigeante ait agi ou non frauduleusement envers la société » (p. 259).
[87]                        En revanche, l’application des exceptions pour cause de fraude et d’absence d’avantage à l’art. 96 priverait les tiers créanciers d’un recours prévu par la loi censé les protéger contre le dépouillage des actifs et réduirait l’ensemble des actifs disponibles pour leurs réclamations. Cela minerait l’objet de l’art. 96.
[88]                        Comme dans l’arrêt Livent, où notre Cour a affirmé que « refuser d’imputer la responsabilité à la société au motif qu’un de ses employés a commis les actes mêmes contre lesquels le vérificateur a été retenu pour protéger la société reviendrait donc à vider de son sens la vérification exigée par la loi » (par. 103), l’application des exceptions pour cause de fraude et d’absence d’avantage machinalement sous le régime de l’art. 96 de la LFI viderait de son sens le recours visant l’annulation des opérations sous‑évaluées. L’objet de ce recours d’origine législative est de protéger les créanciers du débiteur qui transfère des actifs à d’autres contre peu ou pas d’avantage. L’application des exceptions minerait cet objet. Cela ferait en sorte que toute responsabilité serait niée, parce que l’âme dirigeante de la société a accompli les actes mêmes que vise la disposition. Une telle approche serait illogique.
[89]                        Par conséquent, le test applicable à l’attribution d’actes à une société au titre de l’art. 96 de la LFI consiste simplement à déterminer si la personne était l’âme dirigeante et si elle a accompli les actes dans le cadre du secteur d’activités de la société qui lui est attribué. Si ces critères sont respectés, les actes, les connaissances, l’état d’esprit ou l’intention de l’âme dirigeante devraient être attribués à la société, peu importe si les exceptions pour cause de fraude et d’absence d’avantage sont en cause (voir Wood (2022), p. 260‑261).
[90]                        Il s’ensuit que je ne retiens pas l’argument des appelants selon lequel les principes d’interprétation législative exigent des tribunaux qu’ils appliquent les exceptions pour cause de fraude et d’absence d’avantage dans ce contexte. Selon les appelants, comme l’art. 96 de la LFI ne déroge pas clairement et sans ambiguïté à la théorie de common law de l’attribution d’actes à une société, les règles établies dans les arrêts Canadian Dredge, Livent et DeJong doivent être appliquées sans modification, y compris les exceptions pour cause de fraude et d’absence d’avantage. L’argument des appelants présuppose que les règles de common law sur l’attribution d’actes à une société devraient s’appliquer peu importe le contexte ou l’objet de la loi au titre de laquelle l’attribution est sollicitée, à moins que le législateur ait prévu une dérogation expresse à ces règles. Or, il s’agit d’une prémisse erronée. La théorie de l’attribution d’actes à une société doit toujours être appliquée eu égard au contexte et à l’objet de la loi au titre de laquelle l’attribution est sollicitée. Cette approche fait partie intégrante de la théorie canadienne de common law de l’attribution d’actes à une société depuis l’arrêt Canadian Dredge.
[91]                        Je souscris donc à la conclusion de la Cour d’appel selon laquelle l’attribution de l’intention frauduleuse de M. Aquino à Bondfield et à Forma‑Con favoriserait l’atteinte des objectifs de politique générale sous‑tendant l’art. 96 de la LFI. Elle permettrait aux créanciers de recouvrer les actifs transférés frauduleusement qui ont réduit illégalement la valeur de l’actif à répartir entre eux. Toutefois, soit dit en tout respect, je suis en désaccord avec la Cour d’appel relativement à deux aspects de son raisonnement sur cette question.
[92]                        Premièrement, la Cour d’appel a déclaré qu’on peut difficilement affirmer que le fait d’attribuer à la société elle-même les connaissances ou l’intention de l’âme dirigeante [traduction] « causerait injustement un préjudice à la société dans un contexte de faillite, alors que cette dernière n’est plus qu’un ensemble d’actifs à liquider dont le produit sera distribué aux créanciers » (par. 77). La cour a ajouté qu’une [traduction] « approche favorisant les intérêts des fraudeurs au détriment de ceux des créanciers semble paradoxale et ne devrait pas être adoptée rapidement » (par. 77).
[93]                        Soit dit avec égards, cependant, le raisonnement suivi par la Cour d’appel pour justifier l’attribution ne s’applique pas aux opérations sous‑évaluées effectuées dans le contexte d’une restructuration sous le régime de la LACC. Comme l’ont correctement expliqué les appelants, [traduction] « [d]ans le cadre d’un contrôle sous le régime de la LACC, contrairement à une faillite traditionnelle, il demeure possible pour la société débitrice d’être réhabilitée et de reprendre ses activités normales à une date ultérieure » (m.a., par. 47). Par conséquent, dans le contexte d’une restructuration, on ne peut pas dire que [traduction] « la société n’est plus qu’un ensemble d’actifs à liquider dont le produit sera distribué aux créanciers » (par. 47).
[94]                        Deuxièmement, la Cour d’appel a reformulé le critère applicable à l’attribution d’actes à une société dans un contexte de faillite en affirmant que [traduction] « [l]a question sous‑jacente en l’espèce est celle de savoir qui devrait assumer la responsabilité des actes frauduleux que l’âme dirigeante d’une société a accomplis dans les limites de son pouvoir — les fraudeurs ou les créanciers? » (par. 78). Il n’est guère surprenant que la cour ait répondu à cette question en faveur des créanciers et qu’elle ait attribué l’intention frauduleuse de M. Aquino à Bondfield et à Forma‑Con. Elle a affirmé que [traduction] « [p]ermettre aux fraudeurs de retirer un avantage au détriment des créanciers serait illogique » (par. 79).
[95]                        La Cour d’appel a formulé la question de manière à opposer les fraudeurs aux créanciers de la société. Toutefois, comme l’observe le professeur Wood, cette question est [traduction] « erronée » parce que les opérations sous‑évaluées peuvent impliquer non seulement des fraudeurs, mais aussi des destinataires innocents (Wood (2022), p. 257). Comme il l’explique, la question de la Cour d’appel [traduction] « oriente mal l’analyse », car, dans de tels cas, ce sont les créanciers de la société qui s’« opposent » aux destinataires de l’opération, lesquels pourraient être tout aussi innocents (p. 257). Le professeur Wood donne l’exemple utile de la vente d’une maison à un prix inférieur à la juste valeur marchande à un acheteur innocent, qui subirait un préjudice si la vente était contestée avec succès au titre de l’art. 96 de la LFI :
     [traduction] Prenons le cas où une maison est vendue à un acheteur innocent qui n’a aucun lien de dépendance avec le vendeur pour un prix qui est manifestement inférieur à sa valeur marchande. Si le débiteur avait l’intention de frustrer les créanciers et était insolvable au moment de l’opération, le syndic sera en mesure d’annuler la vente ou d’exiger de l’acheteur qu’il paie la différence de valeur en application de l’al. 96(1)a) de la LFI. Cela vaut même si l’acheteur a engagé d’importantes dépenses pour emménager dans la maison et qu’il n’a peut‑être pas l’argent pour payer la différence de valeur. Malgré une recherche infructueuse dans le système d’enregistrement immobilier, l’acheteur innocent se trouve dans une position précaire. S’il y a fraude, elle appartient au vendeur, mais l’acheteur est la partie qui risque de perdre contre les créanciers du vendeur. Cette situation n’oppose pas les fraudeurs aux créanciers, de sorte que la manière de répartir la responsabilité proposée par la [c]our est erronée. [Je souligne; note en bas de page omise; p. 257.]
[96]                        Par conséquent, je souscris à la conclusion de la Cour d’appel selon laquelle les exceptions pour cause de fraude et d’absence d’avantage à la théorie de l’attribution d’actes à une société ne s’appliquent pas sous le régime de l’art. 96 de la LFI, mais je dois respectueusement exprimer mon désaccord quant à certaines parties du raisonnement de celle-ci.
[97]                        En somme, les exceptions pour cause de fraude et d’absence d’avantage sont inappropriées et inapplicables dans le contexte d’opérations sous‑évaluées visées par l’art. 96, car ces exceptions mineraient l’objectif de protection des créanciers de cette disposition.
(6)         Application à l’espèce
[98]                        Monsieur Aquino, en tant qu’âme dirigeante de Bondfield et de Forma‑Con, avait l’intention de frauder ou de frustrer les créanciers de celles‑ci ou d’en retarder le désintéressement au moyen d’un stratagème de fausses factures. En opérant ce stratagème, il a agi dans le cadre du secteur de responsabilité des sociétés qui lui était attribué consistant à communiquer avec les fournisseurs et à superviser la prestation de services et la fourniture de matériaux. Conformément à la div. 96(1)b)(ii)(B) de la LFI, son intention devrait donc être attribuée ou imputée à Bondfield et à Forma‑Con.
[99]                        Par conséquent, je suis d’avis de confirmer l’ordonnance de la juge saisie des demandes concernant la responsabilité des appelants à l’égard des opérations sous‑évaluées.
VII.      Dispositif
[100]                     Je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens.
                    Pourvoi rejeté avec dépens.
                    Procureurs des appelants : Law Office of Terry Corsianos, Richmond Hill (Ont.); Corsianos Lee, Vaughan (Ont.).
                    Procureurs de l’intimée Ernst & Young Inc., en sa qualité de contrôleur nommé par le tribunal à l’égard de Bondfield Construction Company Limited : Cassels Brock & Blackwell, Toronto; Norton Rose Fulbright Canada, Toronto.
                    Procureurs de l’intimée KSV Kofman Inc., en sa qualité de syndic en matière de faillite de 1033803 Ontario Inc. et 1087507 Ontario Limited : Torys, Toronto.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Ministère du Procureur général — Bureau des avocats de la Couronne — Droit civil, Toronto.
                    Procureurs de l’intervenante l’Institut d’insolvabilité du Canada : Davies Ward Phillips & Vineberg, Toronto.

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Synthèse
Référence neutre : 2024CSC31 ?
Date de la décision : 11/10/2024

Analyses

âme dirigeante — actes — attribution — juge saisie — débiteurs — désintéressement — tribunaux — opérations sous-évaluées — créanciers — exceptions — avantages — situation financière — Forma-Con — sociétés débitrices — fausses factures — contrôleur


Parties
Demandeurs : Aquino
Défendeurs : Bondfield Construction Co.
Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 11 octobre 2024, Aquino c. Bondfield Construction Co., 2024 CSC 31


Origine de la décision
Date de l'import : 12/10/2024
Fonds documentaire ?: CAIJ
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2024-10-11;2024csc31 ?

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