COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Nova Chemicals Corp. c. Dow Chemical Co., 2022 CSC 43
Appel entendu : 20 avril 2022
Jugement rendu : 18 novembre 2022
Dossier : 39439
Entre :
Nova Chemicals Corporation
Appelante
et
The Dow Chemical Company, Dow Global Technologies Inc.
et Dow Chemical Canada ULC
Intimées
- et -
Bell Canada, Rogers Communications Canada Inc., TELUS Communications Inc., Vidéotron ltée et Association canadienne du médicament générique
Intervenantes
Traduction française officielle
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal
Motifs de jugement :
(par. 1 à 87)
Le juge Rowe (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Karakatsanis, Brown, Martin, Kasirer et Jamal)
Motifs dissidents :
(par. 88 à 227)
La juge Côté
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
Nova Chemicals Corporation Appelante
c.
The Dow Chemical Company,
Dow Global Technologies Inc. et
Dow Chemical Canada ULC Intimées
et
Bell Canada,
Rogers Communications Canada Inc.,
TELUS Communications Inc.,
Vidéotron ltée et
Association canadienne du médicament générique Intervenantes
Répertorié : Nova Chemicals Corp. c. Dow Chemical Co.
2022 CSC 43
No du greffe : 39439.
2022 : 20 avril; 2022 : 18 novembre.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal.
en appel de la cour d’appel fédérale
Propriété intellectuelle — Brevets — Contrefaçon — Réparations — Remise des profits — Solution non contrefaisante — Bénéfices de rebond — Titulaire d’un brevet autorisé à réclamer une remise des profits à la suite d’une poursuite en contrefaçon intentée avec succès contre le contrefacteur — Octroi au titulaire du brevet par le juge chargé du renvoi d’une somme équivalente aux recettes réelles tirées par le contrefacteur de la vente du produit breveté, déduction faite de l’ensemble des coûts réellement engagés par ce dernier, ainsi que d’une somme correspondant aux bénéfices de rebond — Confirmation par la Cour d’appel de la somme accordée par le juge chargé du renvoi — Les juridictions inférieures ont‑elles commis une erreur dans le calcul des profits du contrefacteur dans le cadre d’une remise des profits? — Les profits hypothétiques que le contrefacteur aurait pu réaliser en vendant un produit sans lien peuvent‑ils être considérés comme une solution non contrefaisante dans le calcul des profits que le contrefacteur doit restituer? — Le titulaire du brevet a‑t‑il droit aux bénéfices de rebond?
Nova a fabriqué et vendu des produits visés par le brevet de Dow concernant des polyéthylènes métallocènes à basse densité et structure linéaire, qui sont des plastiques minces mais résistants. La Cour fédérale a autorisé Dow à réclamer une remise ou restitution des profits, dont le montant serait évalué au moyen d’un renvoi. Le juge chargé du renvoi a accordé à Dow une somme équivalant aux recettes réelles tirées par Nova de la vente des plastiques brevetés, moins la totalité des coûts qu’elle avait engagés pour fabriquer les plastiques brevetés. Par conséquent, Nova n’a été autorisée à déduire que les coûts réels engagés pour fabriquer l’éthène, le principal composant des plastiques brevetés, et non le coût plus élevé de l’éthène au prix du marché. Le juge chargé du renvoi a également conclu que Dow avait droit aux « bénéfices de rebond », des profits qui sont réalisés après l’expiration du brevet, mais qui ont un lien de causalité avec la contrefaçon de l’invention durant la période de protection par brevet. La Cour d’appel fédérale a confirmé la totalité de la somme attribuée à Dow.
Arrêt (la juge Côté est dissidente) : Le pourvoi est rejeté.
Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal : Lorsque le titulaire d’un brevet opte pour une remise des profits à titre de réparation pour la contrefaçon du brevet, le contrefacteur doit restituer tous les profits qui ont un lien de causalité avec l’invention. Cela peut supposer la prise en considération des profits hypothétiques qu’un contrefacteur aurait pu réaliser en vendant une solution non contrefaisante. Il est également possible d’octroyer des bénéfices de rebond.
La remise des profits consiste à exiger que le contrefacteur restitue tous les profits ayant un lien de causalité avec la contrefaçon de l’invention qui ont été réalisés après l’octroi du brevet. La remise des profits est parfois présentée comme un choix à faire entre (1) la méthode des coûts différentiels, (2) la méthode de la totalité des coûts et (3) la méthode des profits différentiels. Selon la méthode des coûts différentiels et celle de la totalité des coûts, le contrefacteur doit restituer la différence entre les recettes réelles tirées de la vente du produit contrefait et les coûts réels associés à la fabrication du produit contrefait; suivant la méthode des profits différentiels, le contrefacteur doit restituer la différence entre les profits réels tirés de la vente du produit contrefait et les profits qu’il aurait pu réaliser s’il avait vendu le produit constituant la meilleure solution non contrefaisante. Mais ces approches ne sont pas tout à fait distinctes, car toutes les trois ont comme point de départ l’établissement des recettes et des coûts réels associés au produit contrefait. Il est donc plus judicieux de concevoir la remise des profits comme un test en trois étapes. À la première étape, le tribunal doit calculer les profits réels tirés de la vente du produit contrefait — c.‑à‑d. les recettes moins les coûts (totaux ou différentiels). À la deuxième étape, le tribunal doit déterminer s’il existe une solution non contrefaisante susceptible d’aider à isoler les profits ayant un lien de causalité avec l’invention de la portion des profits du contrefacteur n’ayant pas de lien de causalité avec l’invention — c.‑à‑d. les profits différentiels. C’est à cette étape que les juges devraient appliquer les principes de la causalité. À la troisième étape, s’il existe une solution non contrefaisante, le tribunal doit soustraire les profits qu’aurait pu réaliser le contrefacteur s’il avait eu recours à la solution non contrefaisante de ses profits réels, afin de déterminer le montant à restituer.
Au moment de calculer les profits du contrefacteur à la première étape, les tribunaux doivent uniquement tenir compte des coûts et recettes réels. Si le contrefacteur est un fabricant inefficace et que, par conséquent, il enregistre moins de profits qu’il n’est théoriquement possible d’en enregistrer, le titulaire d’un brevet ne pourra pas réclamer les profits que le contrefacteur « aurait dû » réaliser, mais si le contrefacteur est un fabricant efficace, le titulaire d’un brevet a droit à tous les profits réellement enregistrés, même si celui‑ci n’aurait pas été en mesure d’atteindre des niveaux de bénéfice comparables.
À la deuxième étape, une « solution non contrefaisante » est tout produit qui aide le tribunal à isoler les profits ayant un lien de causalité avec l’invention des profits qui n’ont pas de lien de causalité avec l’invention. Il ne s’agit pas du produit de remplacement qui est le « plus profitable » d’un point de vue commercial pour le contrefacteur et que celui‑ci « aurait » vendu ou « aurait pu » vendre s’il n’avait pas commis de contrefaçon. Cette dernière approche est viciée pour deux raisons. Premièrement, elle repose sur la prémisse erronée selon laquelle une remise des profits vise à faire en sorte que le contrefacteur ne se retrouve pas dans une position plus défavorable que s’il n’y avait jamais eu contrefaçon de sa part. Le but de la remise des profits est plutôt de s’assurer que tous les profits ayant un lien de causalité avec l’invention soient restitués au titulaire du brevet. Deuxièmement, interpréter ainsi les solutions non contrefaisantes reviendrait à dénaturer l’objet de la remise des profits et, par conséquent, à saper le marché inhérent à l’octroi d’un brevet sur lequel repose la Loi sur les brevets. Si l’on permet au contrefacteur d’utiliser n’importe quelle précédente entreprise commerciale profitable comme solution non contrefaisante, il sera toujours tenté de consacrer sa capacité opérationnelle à un produit contrefait plus profitable, ce qui aurait pour conséquence de créer une forme d’assurance d’entreprise pour les contrefacteurs, qui pourraient toujours se servir de leurs précédentes gammes de produits comme solutions non contrefaisantes et ainsi protéger les profits en découlant, si leur nouveau produit contrefaisait un brevet.
Le point de savoir s’il existe une solution non contrefaisante est une question de fait. Aucune règle rigide n’encadre cet exercice factuel, et il n’est pas nécessaire que la solution non contrefaisante soit un strict produit de remplacement au produit breveté sur le marché. Il incombe au contrefacteur de présenter des éléments de preuve suffisants pour convaincre le tribunal que les profits tirés de son produit contrefait l’ont été grâce à des caractéristiques autres que l’invention du titulaire du brevet, et qu’il existe une solution non contrefaisante pouvant aider les tribunaux à isoler cette valeur.
L’octroi de bénéfices de rebond est autorisé en droit. La remise des profits consiste à exiger du contrefacteur qu’il restitue tous les profits ayant un lien de causalité avec la contrefaçon de l’invention, sans égard au moment où les profits se matérialisent, y compris les profits réalisés par le contrefacteur en raison d’une percée rapide sur le marché. Pendant toute sa durée, le brevet confère à son titulaire un monopole à durée limitée sur la fabrication, l’exploitation et la vente d’une invention. Ce monopole lui donne le droit de se constituer une capacité de vente et une part de marché sans faire face à quelque concurrence que ce soit. Le titulaire d’un brevet peut ensuite se servir de cet avantage commercial contre ses concurrents après l’expiration du brevet. Le contrefacteur qui se met à vendre une invention brevetée avant que le brevet n’expire peut créer une capacité de vente et se tailler une part de marché pour sa propre version du produit breveté. Ensuite, après l’expiration du brevet, le contrefacteur peut utiliser cette capacité de vente et part de marché pour réaliser des profits qu’il n’aurait pas touchés, n’eût été l’activité contrefaisante qui a eu lieu pendant la durée de vie du brevet. Une partie de ces profits postexpiration peut avoir un lien de causalité avec la contrefaçon de l’invention. Ne pas restituer ces profits laisserait entre les mains du contrefacteur des bénéfices qui ont un lien de causalité avec la contrefaçon de l’invention en plus d’être inéquitable pour les tiers qui ont attendu l’expiration du brevet pour livrer concurrence à son titulaire.
En l’espèce, le juge chargé du renvoi n’a pas commis d’erreur en refusant de déduire le prix de l’éthène sur le marché en tant que coût que Nova avait assumé en fabriquant les plastiques brevetés. Le juge chargé du renvoi n’a pas non plus commis d’erreur en concluant que l’ensemble des profits tirés par Nova de la vente des plastiques brevetés avaient un lien de causalité avec l’invention de Dow. Sa conclusion s’appuie sur deux faits. Premièrement, il a conclu que les clients achetaient seulement les plastiques contrefaits de Nova parce qu’ils présentaient les caractéristiques visées par le brevet de Dow. Deuxièmement, Nova n’a pas établi l’existence de solutions non contrefaisantes pertinentes susceptibles d’aider le tribunal à isoler la part des profits ayant un lien de causalité avec l’invention de Dow des profits attribuables aux caractéristiques non inventives du produit contrefait. Il incombait à Nova de l’établir. Au contraire, Nova a concédé devant le juge chargé du renvoi, puis de nouveau devant la Cour d’appel fédérale, qu’il n’existait aucune solution non contrefaisante pertinente permettant l’application de la méthode des profits différentiels. Comme le juge chargé du renvoi n’a pas mal appliqué le droit, rien ne justifie de renvoyer l’affaire pour qu’il soit statué à nouveau sur celle‑ci.
Il n’y a pas lieu non plus d’intervenir relativement à la décision d’accorder des bénéfices de rebond à Dow. En contrefaisant le brevet de Dow, Nova a investi prématurément le marché créé par l’invention, s’est constituée une part de marché, et s’est servie de cet avantage commercial pour réaliser après l’expiration du brevet des profits qui avaient un lien de causalité avec la contrefaçon de l’invention au cours de la période de protection par brevet. Le juge chargé du renvoi n’a trouvé aucun appui à l’argument de Nova selon lequel les bénéfices de rebond qu’elle avait réalisés avaient déjà été pris en compte dans son paiement d’une redevance raisonnable pour la période précédant l’octroi du brevet, et Nova a concédé qu’il n’existait aucune solution non contrefaisante en raison de laquelle il y aurait lieu de réduire la somme accordée au titre des bénéfices de rebond.
La juge Côté (dissidente) : L’appel devrait être accueilli. L’analyse relative à la restitution des profits dans le contexte des brevets doit être axée sur les profits du contrefacteur qui sont attribuables à sa contrefaçon. Cette détermination se fait au moyen de l’application du test du « n’eût été ». En plus de s’harmoniser avec la nature de la réparation, à savoir une réparation fondée sur les gains réalisés, l’application de cette approche permet d’assurer que l’analyse demeure strictement axée sur le contrefacteur et sur les profits que la contrefaçon lui a permis de réaliser, que ce soit pendant la durée de vie du brevet ou après son expiration.
La restitution des profits, qui est une approche axée sur les gains réalisés par le contrefacteur, a pour but de le remettre dans l’état où il se serait trouvé n’eût été la contrefaçon. Dès lors, le critère de causalité du « n’eût été » est approprié, puisque l’analyse est axée sur la remise du contrefacteur dans l’état où il se serait trouvé, n’eût été la contrefaçon. La restitution des profits peut viser un des deux objectifs d’equity — soit l’objectif de restitution et l’objectif de dissuasion préventive — ou les deux à la fois. En matière de brevets, bien que la restitution des profits puisse servir à dissuader d’éventuelles contrefaçons délibérées et efficaces, elle vise principalement un objectif restitutoire. Comme dans d’autres contextes, il faut établir un lien de causalité entre la contrefaçon et les profits, mais, dans le contexte des brevets, l’accent est mis sur la causalité, puisque le breveté n’a droit qu’aux profits ayant un lien de causalité avec la contrefaçon du brevet. La méthode du profit différentiel est l’approche privilégiée dans ce contexte parce qu’elle est celle qui permet d’approximer au mieux la part des profits attribuables à la contrefaçon. Elle isole la valeur du brevet entre les mains du contrefacteur, grâce à une comparaison entre ses profits réels et les profits hypothétiques qu’il aurait pu réaliser et qu’il aurait réalisés, n’eût été la contrefaçon. Une fois que les profits attribuables à la contrefaçon sont isolés, aucune autre répartition ne semble être nécessaire pour remettre le contrefacteur dans l’état où il se serait trouvé, n’eût été la contrefaçon.
Interpréter la jurisprudence comme énonçant que la restitution des profits vise à isoler la valeur du brevet entre les mains du contrefacteur est préférable, et ce, pour quatre raisons. Premièrement, l’énoncé du droit par les décisions de principe souligne que l’accent est mis sur la contrefaçon. Deuxièmement, l’application de la méthode du profit différentiel confirme que l’analyse est ainsi axée. Troisièmement, une interprétation étroite strictement axée sur la valeur de l’invention est incompatible avec la proposition selon laquelle les profits à remettre sont ceux qui, selon une conception normale du lien de causalité, ont été causés par le manquement. L’énoncé « une conception normale du lien de causalité » clarifie que le « n’eût été » s’applique. Quatrièmement, il est nécessaire de mettre l’accent sur la contrefaçon afin de pouvoir tenir compte de tous les profits potentiels qu’un contrefacteur peut tirer de son atteinte au monopole dont jouit le breveté en vertu de la loi. L’avantage de la technologie brevetée par rapport aux solutions non contrefaisantes ne dépend pas uniquement d’une quelconque valeur qu’on pourra décider d’attribuer à la qualité inventive de cette technologie; il tient à la différence concrète sur le plan de la profitabilité.
Lorsqu’il s’agit d’appliquer la méthode du profit différentiel, une solution non contrefaisante n’a pas nécessairement à être un véritable produit de substitution au produit breveté pour le consommateur. Deux raisons de principe justifient cette conclusion. Premièrement, l’exigence relative au véritable produit de substitution pour le consommateur n’a aucune pertinence en droit, puisque la restitution des profits n’a pas le même objet et ne poursuit pas le même objectif que d’autres mesures de réparation. La restitution des profits n’est pas de nature compensatoire, puisque les profits à restituer sont calculés exclusivement en fonction du gain illicite du défendeur, qu’ils correspondent ou non au préjudice subi par le demandeur. Il n’est donc pas pertinent en droit de savoir si, dans un monde hypothétique, les consommateurs considéreraient le produit que le contrefacteur aurait pu fabriquer, ou aurait fabriqué, comme un substitut au produit breveté. Ce qui importe, ce sont les profits réalisés par le contrefacteur grâce à sa violation du monopole conféré au breveté par la loi. Deuxièmement, limiter les solutions non contrefaisantes à des produits représentant des substituts pour le consommateur a pour effet de fausser l’analyse du lien de causalité. Mettre l’accent sur la valeur du brevet dans l’abstrait revient à ne pas tenir compte de la valeur apportée au contrefacteur par la contrefaçon. Cela défavorise indûment les contrefacteurs qui auraient pu fabriquer et qui auraient fabriqué un produit différent ne représentant pas, pour le consommateur, un produit de substitution au produit breveté ou qui aurait fait concurrence sur un marché de consommation différent. À l’inverse, agir en ce sens risque d’encourager la contrefaçon efficace en avantageant les contrefacteurs qui, autrement, n’auraient pas pu fabriquer ou n’auraient pas fabriqué un produit constituant un substitut au produit breveté pour le consommateur. Sans aucune justification de principe, cette exigence empêche l’application de la méthode du profit différentiel en obligeant le contrefacteur à restituer des bénéfices qui n’ont pas de lien de causalité avec sa contrefaçon du brevet.
Les tribunaux doivent identifier la « meilleure solution non contrefaisante » hypothétique à utiliser en tenant compte de ce qu’un contrefacteur aurait pu faire et aurait fait, n’eût été la contrefaçon. L’examen de ce que le contrefacteur aurait pu faire comporte une évaluation objective de ce qui était possible dans les circonstances, tandis qu’un examen de ce que le contrefacteur aurait fait suppose d’évaluer de façon plus subjective ce qu’aurait été l’autre ligne de conduite du contrefacteur. Dans un dossier de restitution des profits, la meilleure solution non contrefaisante du contrefacteur pourra être, et sera souvent, un substitut au produit breveté pour le consommateur, mais l’accent devrait être mis sur ce que le contrefacteur aurait pu faire et aurait fait, n’eût été la contrefaçon. Le monde réel renseigne sur l’un et l’autre des éléments « aurait pu faire » et « aurait fait » de l’analyse à réaliser pour construire la situation hypothétique et le fardeau de prouver ce que le contrefacteur aurait pu faire et aurait fait repose sur lui, même si chacune des deux parties peut produire une preuve sur cette question.
Il n’importe nullement qu’une certaine part des profits — appelés les bénéfices de rebond — attribuables à la contrefaçon ait été générée après l’expiration du brevet. Pourvu qu’ils aient un lien de causalité avec la contrefaçon, les profits demeurent susceptibles de restitution.
En l’espèce, il est problématique pour trois raisons de confirmer la conclusion qu’il n’y avait pas de solution non‑contrefaisante. Premièrement, cette confirmation est fondée sur deux conclusions de fait qui montrent clairement que la question du marché de consommation distinct est demeurée essentielle et juridiquement pertinente dans le cadre de l’analyse du juge chargé du renvoi. Deuxièmement, cette confirmation fait abstraction de la conclusion du juge chargé du renvoi selon laquelle, d’un point de vue juridique, il n’était pas possible de recourir à la méthode du profit différentiel parce que la solution non contrefaisante devait être un véritable substitut. Troisièmement, la majorité se montre équivoque à propos des exigences juridiques applicables à la solution non contrefaisante. L’existence d’une telle solution ne saurait être une question uniquement de fait. Elle doit être une question mixte de fait et de droit.
Même si le juge chargé du renvoi a tiré des conclusions précises quant à ce que Nova aurait pu faire et aurait, fait, n’eût été la contrefaçon, il a appliqué une jurisprudence qui exigeait l’existence d’un véritable produit de substitution pour le consommateur, ce qui a fait obstacle au recours à la méthode du profit différentiel. Cette approche a eu pour résultat de fausser l’analyse du lien de causalité, car elle empêche d’établir une comparaison entre les profits réels de Nova et les profits hypothétiques qu’elle aurait réalisés si elle n’avait pas commis la contrefaçon et elle oblige Nova à restituer des millions de dollars de profits pour lesquels le lien de causalité avec sa contrefaçon du brevet de Dow n’a pas été démontré.
La concession faite par Nova qu’il n’existait pas de produit alternatif non contrefait direct à ses produits contrefaits ne devrait pas par ailleurs l’empêcher d’obtenir le remède qu’elle sollicite. Cette concession était fondée sur la compréhension que le produit de substitution non contrefait devait représenter un véritable produit de substitution pour le consommateur pour que la méthode du profit différentiel s’applique. Comme le juge chargé du renvoi a commis une erreur de droit en statuant qu’une solution non contrefaisante devait être un véritable produit de substitution au produit breveté pour le consommateur pour que la méthode du profit différentiel s’applique, la concession de Nova n’est pas déterminante quant à l’issue du pourvoi.
Enfin, Dow devrait avoir droit à la restitution de tous les profits réalisés par Nova grâce à sa contrefaçon, y compris les bénéfices de rebond. L’analyse du lien de causalité applicable à toute période postérieure à l’expiration du brevet doit être fondée sur le même raisonnement hypothétique « n’eût été » que celui sur lequel repose la méthode du profit différentiel. Cependant, compte tenu du dossier dont elle dispose, la Cour n’est pas en mesure de déterminer de quelle manière la méthode du profit différentiel s’applique aux faits et les bénéfices de rebond n’ont pas été correctement calculés. Le dossier devrait être renvoyé à la Cour fédérale pour qu’elle applique la méthode du profit différentiel et qu’elle calcule les bénéfices de rebond.
Jurisprudence
Citée par le juge Rowe
Arrêt appliqué : Monsanto Canada Inc. c. Schmeiser, 2004 CSC 34, [2004] 1 R.C.S. 902; arrêts examinés : Monsanto Canada Inc. c. Rivett, 2009 CF 317, [2010] 2 R.C.F. 93, inf. en partie par 2010 CAF 207, [2012] 1 R.C.F. 473; Monsanto Canada Inc. c. Janssens, 2009 CF 318, inf. en partie par 2010 CAF 207, [2012] 1 R.C.F. 473; Lubrizol Corp. c. Compagnie Pétrolière Impériale Ltée, 1996 CanLII 4095 (CAF), [1997] 2 C.F. 3; arrêts mentionnés : AlliedSignal Inc. c. Du Pont Canada Inc., 1998 CanLII 7464; Unilever PLC c. Procter & Gamble Inc. (1993), 47 C.P.R. (3d) 479; Apotex Inc. c. ADIR, 2020 CAF 60; AlliedSignal Inc. c. Du Pont Canada Inc., [1995] A.C.F. no 744 (QL); Bayer Inc. c. Cobalt Pharmaceuticals Company, 2016 CF 1192; Seedlings Life Science Ventures, LLC c. Pfizer Canada ULC, 2021 CAF 154; Beloit Canada Ltée c. Valmet Oy, [1994] A.C.F. no 682 (QL); Merck & Co., Inc. c. Apotex Inc., 2015 CAF 171, [2016] 2 R.C.F. 202, conf. 2013 CF 751, [2015] 1 R.C.F. 405; Snell c. Farrell, 1990 CanLII 70 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 311; Apotex Inc. c. Sanofi-Synthelabo Canada Inc., 2008 CSC 61, [2008] 3 R.C.S. 265; Teva Canada Ltée c. Pfizer Canada Inc., 2012 CSC 60, [2012] 3 R.C.S. 625; Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., 2002 CSC 77, [2002] 4 R.C.S. 153; Société des loteries de l’Atlantique c. Babstock, 2020 CSC 19; Bayer Aktiengesellschaft c. Apotex Inc. (2001), 2001 CanLII 28237 (ON SC), 10 C.P.R. (4th) 151; Laboratoires Servier c. Apotex Inc., 2008 CF 825, conf. par 2009 CAF 222; Cinar Corporation c. Robinson, 2013 CSC 73, [2013] 3 R.C.S. 1168; AFD Petroleum Ltd. c. Frac Shack Inc., 2018 CAF 140; AstraZeneca Canada Inc. c. Apotex Inc., 2015 CF 671; Teva Canada Limited c. Janssen Inc., 2018 CAF 33; Apotex Inc. c. Eli Lilly and Company, 2018 CAF 217.
Citée par la juge Côté (dissidente)
Warman International Ltd. c. Dwyer (1995), 182 C.L.R. 544; Monsanto Canada Inc. c. Schmeiser, 2004 CSC 34, [2004] 1 R.C.S. 902; Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., 2002 CSC 77, [2002] 4 R.C.S. 153; Teva Canada Ltée c. Pfizer Canada Inc., 2012 CSC 60, [2012] 3 R.C.S. 625; Free World Trust c. Électro Santé Inc., 2000 CSC 66, [2000] 2 R.C.S. 1024; Bristol-Myers Squibb Co. c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 26, [2005] 1 R.C.S. 533; Merck & Co., Inc. c. Apotex Inc., 2015 CAF 171, [2016] 2 R.C.F. 202; Lubrizol Corp. c. Compagnie Pétrolière Impériale Ltée, 1996 CanLII 4095 (CAF), [1997] 2 C.F. 3; Société des loteries de l’Atlantique c. Babstock, 2020 CSC 19; Southwind c. Canada, 2021 CSC 28; Strother c. 3464920 Canada Inc., 2007 CSC 24, [2007] 2 R.C.S. 177; Beloit Canada Ltée. c. Valmet-Dominion Inc., 1997 CanLII 6342 (CAF), [1997] 3 C.F. 497; Bayer Aktiengesellschaft c. Apotex Inc. (2002), 2002 CanLII 18194 (ON CA), 16 C.P.R. (4th) 417; Bayer Inc. c. Cobalt Pharmaceuticals Company, 2016 CF 1192, conf. par 2018 CAF 32, [2018] 4 R.C.F. 58; AlliedSignal Inc. c. Du Pont Canada Inc., [1995] A.C.F. no 744 (QL); Pfizer Canada Inc. c. Teva Canada Limitée, 2016 CAF 161; AFD Petroleum Ltd. c. Frac Shack Inc., 2018 CAF 140; Apotex Inc. c. Eli Lilly and Company, 2018 CAF 217; Apotex Inc. c. ADIR, 2017 CAF 23; Apotex Inc. c. ADIR, 2020 CAF 60; Pettkus c. Becker, 1980 CanLII 22 (CSC), [1980] 2 R.C.S. 834; Philip Morris Products S.A. c. Marlboro Canada Ltd., 2015 CF 364, [2015] F.C.J. No. 1564 (QL); Hodgkinson c. Simms, 1994 CanLII 70 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 377; Canadian Aero Service Ltd. c. O’Malley, 1973 CanLII 23 (CSC), [1974] R.C.S. 592; Lac Minerals Ltd. c. International Corona Resources Ltd., 1989 CanLII 34 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 574; Canson Enterprises Ltd. c. Boughton & Co., 1991 CanLII 52 (CSC), [1991] 3 R.C.S. 534; Cadbury Schweppes Inc. c. Aliments FBI Ltée, 1999 CanLII 705 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 142; ADIR c. Apotex Inc., 2015 CF 721; Reading & Bates Construction Co. c. Baker Energy Resources Corp., 1994 CanLII 3524 (CAF), [1995] 1 C.F. 483; Constellation Brands US Operations Inc. c. Société de vin internationale ltée, 2021 QCCA 1664; Wellcome Foundation Ltd. c. Apotex Inc., 2001 CanLII 22028 (CAF), [2001] 2 C.F. 618; Celanese International Corp. c. BP Chemicals Ltd, [1999] R.P.C. 203; Monsanto Canada Inc. c. Schmeiser, 2002 CAF 309, [2003] 2 C.F. 165; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Cinar Corporation c. Robinson, 2013 CSC 73, [2013] 3 R.C.S. 1168; Monsanto Canada Inc. c. Rivett, 2009 CF 317, [2010] 2 R.C.F. 93, inf. en partie par 2010 CAF 207, [2012] 1 R.C.F. 473; Monsanto Canada Inc. c. Schmeiser, 2001 CFPI 256.
Lois et règlements cités
Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, c. P-4, art. 42, 55(1), (2), 57.
Doctrine et autres documents cités
Andrews, Kurtis, and Jeremy de Beer. « Accounting of Profits to Remedy Biotechnology Patent Infringement » (2009), 47 Osgoode Hall L.J. 619.
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Snell’s Equity, 34th ed. by John McGhee and Steven Elliott, London, Thomson Reuters, 2020.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale (les juges Stratas, Near et Woods), 2020 CAF 141, [2021] 1 R.C.F. 551, 452 D.L.R. (4th) 318, 177 C.P.R. (4th) 145, [2020] A.C.F. no 928 (QL), 2020 CarswellNat 7723 (WL), qui a confirmé une décision du juge Fothergill, 2017 CF 350, [2018] 2 R.C.F. 154, [2017] A.C.F. no 441 (QL), 2017 CarswellNat 7877 (WL). Pourvoi rejeté, la juge Côté est dissidente.
Andrew Bernstein, Sheila Block, Nicole Mantini et Jonathan Silver, pour l’appelante.
Steve Garland, Jeremy Want, Daniel Davies et Matthew Burt, pour les intimées.
Audrey Boctor et Danielle Marcovitz, pour les intervenantes Bell Canada, Rogers Communications Canada Inc., TELUS Communications Inc. et Vidéotron ltée.
Andrew Brodkin, Harry Radomski et Jordan Scopa, pour l’intervenante l’Association canadienne du médicament générique.
Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Karakatsanis, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal rendu par
Le juge Rowe —
I. Introduction
[1] Le présent pourvoi concerne le bon calcul du montant que l’appelante (« Nova ») doit verser aux intimées (« Dow ») à titre de réparation pour la contrefaçon d’un brevet. La mesure de réparation relevant du droit des brevets appelée « remise des profits » est au cœur du présent pourvoi. Elle consiste à exiger de la partie qui contrefait un brevet (le « contrefacteur ») qu’elle restitue tous les profits qui ont un lien de causalité avec l’invention.
[2] Nova demande à la Cour de déduire des profits que la société a recueillis en vendant des produits ayant contrefait le brevet de Dow les profits hypothétiques qu’elle aurait pu tirer d’un produit dénué de tout lien si elle n’avait pas commis de contrefaçon. La différence entre ces deux valeurs, fait valoir Nova, devrait être la somme payable à Dow.
[3] Je ne suis pas d’accord. S’il est vrai que, dans certaines circonstances, les profits hypothétiques qu’un contrefacteur aurait pu réaliser en vendant une solution non contrefaisante sont pertinents pour le calcul des profits à restituer, nous n’avons pas affaire à un tel cas en l’espèce. Une « solution non contrefaisante » est tout produit qui aide le tribunal à isoler les profits ayant un lien de causalité avec l’invention des profits qui ont été réalisés au cours de la période où le produit contrefait a été utilisé ou vendu, mais qui n’ont pas de lien de causalité avec l’invention. La question de savoir s’il existe une solution non contrefaisante pertinente susceptible d’aider le tribunal à effectuer ce calcul est une question de fait. Il incombe au contrefacteur de prouver l’existence d’une solution non contrefaisante pertinente. D’après le dossier dont disposait le juge chargé du renvoi, il n’existait aucune solution de ce genre à prendre en compte. Le juge chargé du renvoi a donc décidé de façon équitable que tous les profits de Nova avaient un lien de causalité avec l’invention de Dow. Je ne vois aucune raison de modifier cette conclusion de fait.
[4] Qui plus est, pour la première fois en droit canadien, le juge chargé du renvoi a octroyé à Dow des « bénéfices de rebond ». Les bénéfices de rebond sont des profits qui sont réalisés après l’expiration du brevet, mais qui ont un lien de causalité avec la contrefaçon de l’invention durant la période de protection par brevet. Nova se pourvoit en appel contre cette adjudication, qui a été confirmée par la Cour d’appel fédérale. Sur ce point également, le pourvoi de Nova doit être rejeté. Les bénéfices de rebond sont un prolongement du principe fondamental selon lequel, dans le cadre d’une remise des profits, le contrefacteur doit restituer tous les profits ayant un lien de causalité avec la contrefaçon de l’invention. Il importe peu de savoir à quel moment les profits ont été réalisés, pourvu qu’il existe ce lien de causalité. Comme dans le cas des solutions non contrefaisantes, la question de savoir si les profits recueillis après l’expiration du brevet ont un lien de causalité avec la contrefaçon de l’invention durant la période de protection par brevet est une question de fait. Sur la foi du dossier qui lui avait été soumis, le juge chargé du renvoi a décidé qu’une partie des profits réalisés par Nova après l’expiration du brevet avaient un lien de causalité avec la contrefaçon de l’invention : en contrefaisant le brevet de Dow, Nova a investi prématurément le marché créé par l’invention, s’est constituée une part de marché, et s’est servie de cet avantage commercial pour réaliser après l’expiration du brevet des profits qui avaient un lien de causalité avec la contrefaçon de l’invention au cours de la période de protection par brevet. Je ne vois aucune raison de modifier les conclusions de fait du juge chargé du renvoi sur ce point.
[5] Je suis par conséquent d’avis de rejeter le pourvoi de Nova.
II. Introduction aux réparations en droit des brevets
[6] Pour comprendre cette décision, il est d’abord nécessaire de présenter les trois concepts suivants : (1) les réparations offertes en droit des brevets; (2) les méthodes de calcul applicables à la réparation en litige dans la présente affaire (la « remise des profits »); et (3) l’arrêt de principe de la Cour en ce qui a trait au calcul des profits à remettre (Monsanto Canada Inc. c. Schmeiser, 2004 CSC 34, [2004] 1 R.C.S. 902). J’expliquerai ci‑dessous chacun d’entre eux. Après cette introduction, je (4) préciserai les méthodes de calcul des profits devant être restitués.
A. Réparations en droit des brevets
[7] Je définirai ci‑après trois mesures de réparation possibles en droit des brevets et expliquerai le lien entre elles. Il s’agit de trois réparations prévues par la loi, à savoir : (1) l’indemnité raisonnable, (2) les dommages‑intérêts et (3) la remise des profits.
Terme
Définition
Indemnité raisonnable
Une indemnité raisonnable peut être accordée pour toute perte causée par l’utilisation qu’a faite le contrefacteur de l’invention entre la publication du brevet et l’octroi de celui‑ci.
Cette réparation est fondée sur le par. 55(2) de la Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, c. P‑4.
Elle donne habituellement au titulaire d’un brevet droit à une « redevance raisonnable » (S. J. Perry et T. A. Currier, Canadian Patent Law (4e éd. 2021), §17.93‑17.94).
La redevance raisonnable est celle « que le contrefacteur aurait payé[e] si, au lieu de contrefaire le brevet, [le contrefacteur] avait été autorisé à exploiter le brevet » (AlliedSignal Inc. c. Du Pont Canada Inc., 1998 CanLII 7464 (C.F. (1re inst.)), par. 199, citant Unilever PLC c. Procter & Gamble Inc. (1993), 47 C.P.R. (3d) 479 (C.F. (1re inst.)), p. 571 (texte entre crochets dans l’original)). « La question est de savoir quel taux découlerait des négociations entre un concédant consentant et un porteur de brevet consentant » (par. 199).
Dommages‑intérêts
Les dommages‑intérêts indemnisent le titulaire d’un brevet de toutes les pertes pécuniaires ayant un lien de causalité avec la contrefaçon qu’il a subies après l’octroi du brevet.
Cette réparation est fondée sur le par. 55(1) de la Loi sur les brevets.
Les dommages‑intérêts peuvent comprendre les profits perdus sur les ventes ou en raison d’une diminution des prix et la perte de revenus liée notamment aux possibilités d’octroi de licences (Perry et Currier, §17.9).
Remise des profits
La remise des profits consiste à exiger que le contrefacteur restitue tous les profits ayant un lien de causalité avec la contrefaçon de l’invention qui ont été réalisés après l’octroi du brevet.
Cette réparation est fondée sur l’al. 57(1)b) de la Loi sur les brevets.
La remise des profits constitue une solution de rechange à l’octroi de dommages‑intérêts (Apotex Inc. c. ADIR, 2020 CAF 60, par. 35 (CanLII)). Il s’agit d’un redressement en equity accordé sur une base discrétionnaire (AlliedSignal Inc. c. Du Pont Canada Inc., [1995] A.C.F. no 744 (QL), par. 77). Au moment d’exercer leur pouvoir discrétionnaire pour ordonner ce redressement, les juges peuvent tenir compte des conséquences d’une telle ordonnance sur le plan pratique, tel que son caractère opportun, le comportement répréhensible des parties et le fait que le titulaire d’un brevet réalise lui‑même ou non l’invention (K. Andrews et J. de Beer, « Accounting of Profits to Remedy Biotechnology Patent Infringement » (2009), 47 Osgoode Hall L.J. 619, p. 641; Bayer Inc. c. Cobalt Pharmaceuticals Company, 2016 CF 1192, par. 6 et 10 (CanLII); Seedlings Life Science Ventures, LLC c. Pfizer Canada ULC, 2021 CAF 154, par. 76 et 79‑81 (CanLII)).
B. Calcul des profits à remettre
[8] Comme je l’ai déjà mentionné, le présent pourvoi concerne la méthode qu’il convient d’employer pour calculer les profits à restituer. Trois méthodes ont été utilisées par les tribunaux à cette fin, soit celles : (1) des coûts différentiels, (2) de la totalité des coûts et (3) des profits différentiels. J’expliquerai ci‑dessous chacune d’entre elles.
Terme
Définition
Méthode des coûts différentiels
Selon la méthode des coûts différentiels, le contrefacteur doit restituer la différence entre les recettes réelles tirées de la vente du produit contrefait et les coûts réels associés à la fabrication du produit contrefait.
Les contrefacteurs peuvent déduire toute dépense entraînée par l’activité contrefaisante. Toute catégorie de dépense, pourvu qu’elle soit directement attribuable à l’activité contrefaisante, est déductible. On peut considérer qu’il s’agit de dépenses « directes », car [traduction] « toutes les dépenses — variables, courantes, supplémentaires, fixes ou en immobilisations — qui sont directement attribuables à la contrefaçon sont déductibles » (Andrews et de Beer, p. 646).
Les contrefacteurs ne peuvent toutefois déduire les dépenses qu’ils auraient engagées en l’absence de contrefaçon (Monsanto Canada Inc. c. Rivett, 2009 CF 317, [2010] 2 R.C.F. 93, par. 30; Andrews et de Beer, p. 643‑644).
Méthode de la totalité des coûts
La méthode de la totalité des coûts oblige également le contrefacteur à restituer la différence entre les recettes réelles tirées de la vente du produit contrefait et les coûts réels associés à la fabrication du produit contrefait.
Mais contrairement à la méthode des coûts différentiels, celle de la totalité des coûts permet aux contrefacteurs de déduire tous les coûts directs et une partie des dépenses indirectes engagés pour fabriquer le produit contrefait.
Les dépenses indirectes sont des coûts qui ne découlent pas uniquement de la fabrication des produits contrefaits par le contrefacteur (autrement dit, il s’agit de dépenses qui auraient été engagées même en l’absence de contrefaçon) (Rivett, par. 32; Andrews et de Beer, p. 643 et 646).
En résumé, selon la méthode de la totalité des coûts, les contrefacteurs peuvent déduire davantage de coûts de leurs recettes (et réduire ainsi les profits payables au titulaire d’un brevet) que selon la méthode des coûts différentiels.
Méthode des profits différentiels
Suivant la méthode des profits différentiels, le contrefacteur doit restituer la différence entre les profits réels (les recettes moins les coûts) tirés de la vente du produit contrefait et les profits qu’il aurait pu réaliser s’il avait vendu le produit constituant la meilleure « solution non contrefaisante » (Schmeiser, par. 102).
Comme je l’expliquerai, la principale question à trancher dans le présent pourvoi est celle de la portée appropriée d’une solution non contrefaisante. Je préciserai davantage cette notion dans la prochaine section.
Il incombe au contrefacteur de prouver l’existence d’une solution non contrefaisante (voir Beloit Canada Ltée c. Valmet Oy, [1994] A.C.F. no 682 (QL) (1re inst.), par. 72).
C. Schmeiser
[9] Schmeiser constitue l’arrêt de principe de notre Cour en matière de calcul des profits à restituer. Il était question, dans cette décision, d’une contrefaçon de brevet alléguée et de la réparation qu’il convenait d’accorder par suite de cette contrefaçon. Les éléments les plus pertinents de cette décision, pour l’analyse du présent pourvoi, sont l’acceptation par la Cour de la méthode des profits différentiels ainsi que le recours à une solution non contrefaisante.
[10] À titre indicatif, Monsanto a introduit contre M. Schmeiser une action en contrefaçon de brevet. Monsanto détenait un brevet visant la modification génétique de semences de canola commercialisées sous le nom de « canola Roundup Ready ». Cette modification génétique du canola augmentait « remarquablement » la tolérance de la plante aux herbicides contenant du glyphosate (par. 8). Une fois les plants de canola sortis de terre, les agriculteurs pouvaient les pulvériser d’un herbicide à base de glyphosate, sans que cela ne les tue.
[11] La Cour a statué que le brevet de Monsanto était valide et que M. Schmeiser l’avait contrefait en plantant du canola Roundup Ready sans détenir de licence. Monsanto a demandé, et s’est vu accorder, une remise des profits à titre de réparation. La société a soutenu que M. Schmeiser devait lui restituer les profits qu’il avait réalisés grâce à la vente des semences de canola récoltées.
[12] La Cour n’était pas de cet avis. Elle a insisté sur le fait qu’il était « bien établi » que, dans le cadre d’une remise des profits, le titulaire du brevet « a seulement droit à la remise de la portion des profits réalisés par le contrefacteur, qui a un lien de causalité avec l’invention » (par. 101). La méthode privilégiée pour en calculer le montant était la « méthode fondée sur la valeur ou méthode du “profit différentiel” » (par. 102). Pour déterminer quelle portion des profits de M. Schmeiser avait un lien de causalité avec l’invention de Monsanto, la Cour a comparé les profits réalisés par M. Schmeiser grâce à la vente de canola Roundup Ready aux profits qu’il aurait pu réaliser en utilisant la meilleure solution non contrefaisante : des semences de canola ordinaires, non génétiquement modifiées. Dans cette affaire, il n’y avait aucune différence entre les deux valeurs : M. Schmeiser n’avait pas pulvérisé d’herbicide au glyphosate sur les plantes de canola, et, par conséquent, n’avait pas bénéficié des rendements accrus offerts par le brevet de Monsanto. La totalité des profits de M. Schmeiser découlait de caractéristiques non brevetées du produit : les semences de canola elles‑mêmes. Monsieur Schmeiser n’avait réalisé aucun profit ayant un lien de causalité avec l’invention.
[13] On peut déduire de l’arrêt Schmeiser qu’une solution non contrefaisante est tout produit qui aide le tribunal à isoler les profits ayant un lien de causalité avec l’invention des profits qui ont été réalisés au cours de la période où le produit contrefait a été utilisé ou vendu, mais qui n’ont pas de lien de causalité avec l’invention. Comme l’a déclaré la Cour, le titulaire d’un brevet n’a droit qu’aux profits « qui [ont] un lien de causalité avec l’invention » (par. 101).
D. Méthode simplifiée de calcul des profits à restituer
[14] On présente parfois la remise des profits comme un choix à faire entre (1) la méthode des coûts différentiels, (2) la méthode de la totalité des coûts et (3) la méthode des profits différentiels (voir Rivett, par. 28). Mais ces méthodes ne sont pas tout à fait distinctes. Dans le cas de chacune des trois méthodes, le point de départ de l’analyse consiste à établir les recettes et les coûts réels associés au produit contrefait. Même lorsqu’il emploie la méthode des profits différentiels, le tribunal doit d’abord calculer les profits réels que le contrefacteur a tirés de la vente du produit contrefait (c.‑à‑d. soustraire des recettes réelles les coûts réels engagés pour fabriquer le produit contrefait). Ce calcul doit précéder la comparaison entre les profits réels tirés du produit contrefait et les profits qu’un contrefacteur aurait pu réaliser s’il avait vendu la meilleure solution non contrefaisante.
[15] Il est donc plus judicieux de concevoir la remise des profits comme un test en trois étapes :
Première étape : Calculer les profits réels tirés de la vente du produit contrefait — c.‑à‑d. les recettes moins les coûts (totaux ou différentiels).
Deuxième étape : Déterminer s’il existe une solution non contrefaisante susceptible d’aider à isoler les profits ayant un lien de causalité avec l’invention de la portion des profits du contrefacteur n’ayant pas de lien de causalité avec l’invention — c.‑à‑d. les profits différentiels. C’est à cette étape que les juges devraient appliquer les principes de la causalité. La causalité « n’a pas à être déterminée avec une précision scientifique et [. . .] il s’agit [traduction] “essentiellement [d’]une question de fait pratique à laquelle on peut mieux répondre par le bon sens ordinaire” » (Merck & Co., Inc. c. Apotex Inc., 2015 CAF 171, [2016] 2 R.C.F. 202, par. 44, citant Snell c. Farrell, 1990 CanLII 70 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 311, par. 328).
Troisième étape : S’il existe une solution non contrefaisante, soustraire les profits qu’aurait pu réaliser le contrefacteur s’il avait eu recours à la solution non contrefaisante de ses profits réels, afin de déterminer le montant à restituer.
[16] La deuxième étape constitue la principale question en litige dans le présent pourvoi. Comme je l’exposerai plus loin, la Cour est appelée à clarifier en quoi consiste une solution non contrefaisante. Elle n’a pas à décider quelle est la méthode à privilégier entre celle des coûts différentiels ou celle de la totalité des coûts pour calculer à la première étape les coûts engagés par le contrefacteur. Bien que la question ait été traitée dans la décision faisant l’objet du présent pourvoi, aucune observation ne nous a été faite à ce sujet (voir 2020 CAF 141, [2021] 1 R.C.F. 551, par. 143‑164). Par conséquent, je ne traiterai pas davantage de cette question.
III. Faits
[17] Nova et Dow sont des concurrents dans l’industrie du plastique. En 1994, Dow a déposé un brevet pour de nouveaux plastiques (« plastiques brevetés »). Les plastiques brevetés étaient des polyéthylènes métallocènes à basse densité et structure linéaire ayant une résistance et une transformabilité plus grandes que les polyéthylènes à basse densité et structure linéaire conventionnels. En termes simples, les plastiques brevetés sont des plastiques minces mais résistants utilisés dans la fabrication d’articles comme des sacs à déchets et des emballages alimentaires. Les plastiques brevetés répondaient à une demande du marché pour des articles possédant ces caractéristiques. Délivré en 2006, le brevet de Dow est arrivé à expiration en 2014.
[18] Nova a fabriqué et vendu des plastiques visés par le brevet de Dow. Dow a intenté contre elle une poursuite en contrefaçon de brevet. Dans l’instance en contrefaçon, Nova a contesté la validité du brevet de Dow pour divers motifs. La Cour fédérale a rejeté les arguments soulevés à cet égard, en déclarant que le brevet était valide et que Nova l’avait contrefait (2014 CF 844, conf. par 2016 CAF 216). À titre de réparation, Dow a été autorisée à réclamer une restitution des profits, dont le montant serait évalué par la voie d’un renvoi subséquent.
[19] La décision relative à la contrefaçon n’est pas en litige. Le présent pourvoi porte uniquement sur la réparation à accorder.
IV. Décisions des juridictions inférieures
A. Cour fédérale, 2017 CF 350, [2018] 2 R.C.F. 154
[20] La principale question soumise au juge chargé du renvoi était celle de la méthode à employer pour calculer le montant des profits tirés de la contrefaçon que Nova devait restituer. Nova a fait valoir qu’elle devrait être autorisée à déduire du montant des recettes issues de la vente des plastiques brevetés le coût de l’éthène établi selon le prix du marché.
[21] L’éthène (aussi appelé « éthylène ») est le principal composant des plastiques brevetés. Nova fabrique son propre éthène à un coût inférieur à celui du marché. Par conséquent, les coûts engagés par Nova pour fabriquer les plastiques brevetés étaient bien moins élevés que si elle avait acheté l’éthène au prix du marché.
[22] Le juge chargé du renvoi a rejeté l’argument de Nova. Il a estimé que seuls les coûts réels engagés pour fabriquer les plastiques brevetés étaient correctement déductibles à la première étape du test. Le prix de l’éthène sur le marché ne représentait pas un « coût » que Nova avait assumé (par. 137‑140).
[23] Fait à noter, Nova n’a pas plaidé que la vente d’éthène au prix du marché constituait une solution non contrefaisante pour les besoins de la méthode des profits différentiels. Nova a concédé qu’il n’existait aucune alternative à titre de solution non contrefaisante directe aux plastiques brevetés (par. 146).
[24] Nova a plutôt fait valoir, à titre subsidiaire, que le juge chargé du renvoi devait déduire le « coût de revient complet » engagé pour fabriquer les plastiques brevetés (par. 134). Le juge chargé du renvoi a accepté cet argument. Il a accordé à Dow une somme équivalant aux recettes réelles tirées par Nova de la vente des plastiques brevetés, moins la totalité des coûts qu’elle avait engagés (comme il est mentionné au par. 8, ci‑dessus) pour fabriquer les plastiques brevetés.
[25] Un autre élément pertinent pour trancher le présent pourvoi est la décision du juge chargé du renvoi d’octroyer des bénéfices de rebond. Dow a fait valoir qu’une partie des profits que Nova avait tirés des plastiques brevetés après l’expiration du brevet avaient un lien de causalité avec la contrefaçon du brevet par Nova. Si Nova n’avait pas contrefait le brevet, cela lui aurait pris du temps pour atteindre le même niveau de ventes que celui dont elle jouissait après l’expiration du brevet. Il s’ensuivait, selon Dow, que ces profits avaient un lien de causalité avec la contrefaçon de Nova et qu’ils devaient donc être restitués.
[26] En réponse, Nova a présenté deux arguments. Premièrement, elle a soutenu que le droit canadien ne permettait pas d’accorder des bénéfices de rebond. Deuxièmement, elle a affirmé subsidiairement qu’à supposer que les bénéfices de rebond soient autorisés, alors l’octroi d’une indemnité raisonnable au titre du par. 55(2) (comme il est mentionné au par. 7, ci‑dessus) suffisait pour tenir compte des ventes réalisées par la société après l’expiration du brevet.
[27] Le juge chargé du renvoi a conclu que Dow avait droit aux bénéfices de rebond. En effet, une partie des profits réalisés par Nova après l’expiration du brevet avaient un lien de causalité avec la contrefaçon de l’invention par Nova durant la période de protection par brevet, mais n’étaient pas compris dans l’indemnité accordée sur la base du par. 55(2) (par. 123 et 130). Ces profits devaient être restitués. Peu importe le moment où les profits se matérialisent, le droit exige que les contrefacteurs restituent tous les profits ayant un lien de causalité avec la contrefaçon de l’invention.
B. Cour d’appel fédérale, 2020 CAF 141, [2021] 1 R.C.F. 551
[28] En appel, Nova a une fois de plus soutenu que, pour calculer les profits payables à Dow, le tribunal devrait utiliser le prix de l’éthène sur le marché plutôt que les coûts réels engagés par Nova pour fabriquer l’éthène. Néanmoins, les observations présentées par la société quant à savoir pourquoi il s’agissait là du bon calcul différaient de celles qu’elle avait soumises au procès.
[29] Lors du procès, Nova avait demandé à ce que le prix de l’éthène sur le marché soit déduit en tant que « coût ». En appel, Nova a avancé deux nouveaux arguments. Premièrement, elle a plaidé que, si elle n’avait pas utilisé l’éthène pour fabriquer les plastiques brevetés, elle aurait pu réaliser un profit en le vendant à des tiers. Elle avait par conséquent le droit de déduire du montant des profits à verser à Dow celui des profits qu’elle aurait pu réaliser en vendant l’éthène à des tiers (par. 90‑92). Deuxièmement, et à titre subsidiaire, Nova a soutenu qu’une partie des profits tirés de la vente des plastiques brevetés étaient dus à sa propre efficacité de fabrication plutôt qu’au brevet de Dow. La Cour d’appel devrait donc soustraire la part de profits correspondante de la somme accordée à Dow (par. 98).
[30] Enfin, Nova a soutenu que l’octroi de bénéfices de rebond était inapproprié.
[31] Les juges majoritaires de la Cour d’appel fédérale ont rejeté les arguments de Nova et confirmé la totalité de la somme attribuée à Dow.
[32] La juge dissidente était en désaccord sur la question de savoir si Nova pouvait réduire les profits payables à Dow parce qu’elle fabriquait l’éthène à un prix inférieur à celui du marché. Selon elle, Nova n’avait pas à restituer les profits attribuables à sa fabrication d’éthène à un coût inférieur à celui du marché, car ces profits ne découlaient pas de la fabrication et de la vente des plastiques brevetés. Il devait dès lors y avoir « répartition » des profits entre ceux attribuables à l’éthène et ceux réalisés grâce à la vente des plastiques brevetés.
V. Questions en litige
[33] Le présent pourvoi soulève deux questions :
(1) Les juridictions inférieures ont‑elles commis une erreur dans le calcul des profits payables à Dow dans le cadre d’une remise des profits?
(2) Dow a‑t‑elle droit aux bénéfices de rebond?
VI. Analyse
A. Première question en litige : Les juridictions inférieures ont‑elles commis une erreur dans le calcul des profits payables à Dow dans le cadre d’une remise des profits?
[34] Devant la Cour, Nova a de nouveau modifié ses prétentions quant aux raisons pour lesquelles la somme accordée à Dow était indûment élevée. Alors qu’elle avait auparavant centré ses arguments sur la « première étape » du calcul des profits à restituer, Nova, devant notre Cour, les a plutôt axés sur la « deuxième étape ».
[35] Pour analyser la question, je procéderai de la manière suivante. Premièrement, j’expliquerai pourquoi le juge chargé du renvoi n’a pas commis d’erreur en refusant de déduire le prix de l’éthène sur le marché en tant que coût que Nova avait engagé. Deuxièmement, je dresserai un bref résumé des nouveaux arguments présentés par Nova devant notre Cour. Dans les troisième et quatrième sections, j’exposerai les fondements conceptuels respectifs de la remise des profits et de la solution non contrefaisante. Il est essentiel de comprendre ces enjeux pour pouvoir apprécier les nouveaux arguments de Nova. Cinquièmement, j’appliquerai aux faits de l’espèce les principes ainsi définis et expliquerai les raisons pour lesquelles les arguments de Nova doivent être rejetés.
(1) Le prix de l’éthène sur le marché n’était pas un coût déductible
[36] Nova a effectivement concédé devant notre Cour que le juge chargé du renvoi ne s’était pas trompé en refusant de déduire le prix de l’éthène sur le marché en tant que coût réel associé à la fabrication des plastiques brevetés. Il s’agissait là d’une décision raisonnable. Au moment de calculer les profits du contrefacteur à la première étape, les tribunaux doivent uniquement tenir compte des coûts et recettes réels.
[37] Cette conclusion découle du principe selon lequel le titulaire d’un brevet doit prendre le contrefacteur tel qu’il est. Si le contrefacteur est un fabricant inefficace et que, par conséquent, il enregistre moins de profits qu’il n’est théoriquement possible d’en enregistrer, le titulaire d’un brevet ne pourra pas réclamer les profits que le contrefacteur « aurait dû » réaliser (N. V. Siebrasse, A. J. Stack et autres, « Accounting of Profits in Intellectual Property Cases in Canada (2007) » (2008), 24 R.C.P.I. 83, p. 87). L’inverse est également vrai : si le contrefacteur est un fabricant efficace, le titulaire d’un brevet a droit à tous les profits réellement enregistrés, même si celui‑ci n’aurait pas été en mesure d’atteindre des niveaux de bénéfice comparables. Ainsi, le juge chargé du renvoi n’a pas commis d’erreur en refusant de déduire le prix de l’éthène sur le marché en tant que « coût » visé à la première étape (motifs de la C.F., par. 139‑140).
(2) Nouvel argument de Nova : les plastiques de type seau et cageot étaient des solutions non contrefaisantes valables
[38] Devant notre Cour, Nova fait valoir de nouveaux arguments axés sur la deuxième étape. Nova soutient que, si elle n’avait pas fabriqué les plastiques brevetés, elle aurait utilisé sa capacité de fabrication pour produire et vendre des produits de plastique entièrement différents, soit des polyéthylènes à haute densité, qui sont des plastiques rigides employés dans la fabrication d’articles comme des seaux et des cageots (« plastiques de type seau et cageot »). La vente de plastiques de type seau et cageot aurait généré des profits qui, selon ce qu’avance Nova, étaient à juste titre déductibles des profits tirés de la contrefaçon.
[39] Il n’y a cependant pas de chevauchement entre les marchés respectifs des plastiques de type seau et cageot et des plastiques brevetés. Un acheteur éventuel désireux d’acquérir les plastiques brevetés ne se tournerait pas vers des plastiques de type seau et cageot comme solution de rechange (motifs de la C.F., par. 146‑149; motifs de la C.A.F., par. 97). Nova n’en affirme pas moins que la seule manière d’établir quelle part de ses profits a un lien de causalité avec l’invention de Dow est de retrancher les profits qu’elle aurait tirés de la vente de plastiques de type seau et cageot des profits provenant des plastiques brevetés. Nova soutient que cette approche découle de l’arrêt Schmeiser.
[40] Rappelons que, dans l’arrêt Schmeiser, la Cour a déclaré que la méthode du profit différentiel était la méthode « privilégiée » pour déterminer quelle part des profits a un lien de causalité avec l’invention. Selon la méthode du profit différentiel, le tribunal soustrait les profits que le contrefacteur aurait pu réaliser grâce à la « meilleure solution non contrefaisante » des « profit[s] que l’invention a permis au défendeur de réaliser » (Schmeiser, par. 102). Le titulaire d’un brevet a droit à la différence entre ces deux sommes.
[41] Nova affirme que la « meilleure solution non contrefaisante » d’un contrefacteur équivaut à la solution de rechange « la plus profitable » pour lui. Selon l’interprétation que fait Nova de l’arrêt Schmeiser, les tribunaux devraient calculer les profits à verser au titulaire du brevet en soustrayant a) les profits que le contrefacteur aurait pu réaliser s’il avait adopté n’importe quelle autre conduite des b) profits tirés du produit contrefait (c.‑à‑d. les profits payables = b) moins a)). Ma collègue, à l’instar de plusieurs intervenants, adhère à cette approche préconisée par Nova. L’Association canadienne du médicament générique, par exemple, a fait valoir que si un fabricant de médicaments réalisait un profit d’un million de dollars par année en vendant des analgésiques, mais se mettait à consacrer sa capacité de production à un médicament breveté contre le cancer générant 2 millions de dollars de profit annuel, le contrefacteur n’aurait qu’à restituer un million de dollars par année suivant la méthode des profits différentiels. Cela s’explique par le fait que la vente d’analgésiques aurait permis à la compagnie de réaliser des profits d’un million de dollars en l’absence de toute contrefaçon de sa part. Donc, si un contrefacteur parvient à établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’il aurait réalisé d’autres profits (si la contrefaçon n’avait jamais eu lieu), il peut déduire la somme correspondante des profits générés grâce à la contrefaçon, même s’il n’y a absolument aucun lien entre les produits.
[42] Je ne suis pas de cet avis. J’expliquerai pourquoi; mais d’abord, il faut bien comprendre les objets respectifs (1) de la remise des profits et (2) des solutions non contrefaisantes.
(3) Objet de la remise des profits
[43] La Loi sur les brevets vise à favoriser la recherche et le développement (Apotex Inc. c. Sanofi‑Synthelabo Canada Inc., 2008 CSC 61, [2008] 3 R.C.S. 265, par. 64). Elle établit pour ce faire un « marché inhérent à l’octroi d’un brevet » : l’inventeur divulgue son invention utile au public en échange d’un monopole de marché qu’il détiendra sur celle‑ci pendant une période déterminée (Teva Canada Ltée c. Pfizer Canada Inc., 2012 CSC 60, [2012] 3 R.C.S. 625, par. 32; Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., 2002 CSC 77, [2002] 4 R.C.S. 153, par. 37; Perry et Currier, §3.1; R. T. Hughes et D. P. Clarizio, Hughes & Woodley on Patents (2e éd. (feuilles mobiles)), §1). Ce marché est avantageux tant pour le public que pour l’inventeur : le public y gagne des innovations scientifiques et techniques, alors que l’inventeur, lui, bénéficie d’un monopole sur le marché pour une durée limitée. L’inventeur peut se servir de son monopole pour générer des profits et s’indemniser du temps, des efforts et des risques qu’a entraînés pour lui la fabrication de l’invention.
[44] La remise des profits est une mesure de redressement destinée à protéger le marché inhérent à l’octroi d’un brevet. Elle protège ce marché en (1) restituant au titulaire d’un brevet les profits réalisés au moyen de la contrefaçon du brevet et en (2) dissuadant les contrefacteurs sans les punir (ADIR, par. 37; Société des loteries de l’Atlantique c. Babstock, 2020 CSC 19, par. 24).
[45] La restitution est nécessaire parce que le fait de permettre aux éventuels contrefacteurs de s’approprier les avantages du monopole sur le brevet « aurait pour effet de décourager la recherche et le développement ainsi que la divulgation d’inventions utiles » (Merck, par. 42). S’il était possible pour les contrefacteurs de conserver les profits issus de la contrefaçon d’un brevet, ils pourraient utiliser à leur propre avantage le temps, les efforts et les risques associés à la fabrication de l’invention. Les inventeurs seraient ainsi moins susceptibles de divulguer leurs inventions, et le public bénéficierait d’un moins grand nombre de produits novateurs.
[46] Pour réaliser l’objectif qui sous‑tend la remise des profits, le contrefacteur doit restituer au titulaire d’un brevet la « portion des profits réalisés par le contrefacteur, qui a un lien de causalité avec l’invention » (Schmeiser, par. 101 (je souligne)). Les tribunaux isolent d’abord « la valeur que l’invention a apportée au produit » (Rivett, par. 61). Ils veillent ensuite à ce que le défendeur [traduction] « restitue tous les bénéfices [qu’il a] illicitement réalisés en raison de son usage à mauvais escient du droit de propriété du demandeur. Ces bénéfices, tirés de l’usage des biens du demandeur, appartiennent à bon droit au demandeur. » (Bayer Aktiengesellschaft c. Apotex Inc. (2001), 2001 CanLII 28237 (ON SC), 10 C.P.R. (4th) 151 (C.S.J. Ont.), par. 12; voir aussi Laboratoires Servier c. Apotex Inc., 2008 CF 825, par. 504 (CanLII), conf. par 2009 CAF 222).
[47] La restitution a un effet dissuasif. L’incitation à la contrefaçon est moindre si le contrefacteur est tenu de restituer tous les profits qui ont un lien de causalité avec l’invention (Andrews et de Beer, p. 640). Précisons que la remise des profits n’est pas la seule mesure de redressement possible pour décourager la contrefaçon et protéger le marché inhérent à l’octroi d’un brevet. D’autres redressements, comme des dommages‑intérêts, des dépens majorés, une injonction et des dommages‑intérêts punitifs peuvent aussi être accordés afin de contrebalancer tout incitatif à la contrefaçon. La remise des profits, conjuguée à ces autres mesures de redressement, protège le marché inhérent à l’octroi d’un brevet. Par exemple, elle décourage la contrefaçon efficiente, c’est‑à‑dire lorsque les profits du contrefacteur excèdent les dommages subis par le titulaire d’un brevet.
[48] Cela dit, il ne faut pas confondre dissuasion et punition. Le contrefacteur peut être tenu responsable de la contrefaçon même s’il n’avait pas connaissance du brevet ou le croyait sincèrement invalide (Schmeiser, par. 49). La remise des profits doit donc servir à décourager la contrefaçon, sans plus. Ainsi, seuls les profits ayant un lien de causalité avec l’invention doivent être restitués. Exiger des contrefacteurs qu’ils restituent quoi que ce soit de plus tiendrait de la punition et risquerait de décourager l’innovation et la concurrence publiques. Exiger une restitution moindre aurait pour effet de diminuer l’incitation à inventer (Merck, par. 42; ADIR, par. 39).
[49] J’ouvre une parenthèse afin de signaler que la juge Côté et moi‑même sommes d’accord sur de nombreux points, notamment quant au fait que la remise des profits est une réparation en equity (quoique je tienne à souligner que, dans de telles circonstances, la mesure de réparation doit servir les objectifs de la Loi sur les brevets), que « [l]a réparation ne devrait pas décourager d’éventuels acteurs de livrer concurrence aux titulaires de brevets dans des domaines qu’ils estiment raisonnablement ne pas être couverts par un brevet », tel que je l’indique dans le précédent paragraphe, et que la méthode des profits différentiels devrait permettre d’isoler les profits attribuables à « l’exploitation illicite de l’invention du breveté » (par. 148 et 157). Là où nous divergeons fortement d’opinion, c’est sur le plan de la méthode à employer pour isoler ces profits. Nous convenons tous les deux qu’à cette fin, il faut prendre en considération une solution non contrefaisante, si tant est qu’il en existe une, mais nous sommes en désaccord sur la manière de donner concrètement effet à ce terme. Tel est notre point de désaccord fondamental. Je tenterai d’expliquer de quelle manière la jurisprudence, interprétée en fonction de l’économie et des objets de la Loi sur les brevets, exige que l’on donne effet au terme « solution non contrefaisante ».
(4) Objet de la solution non contrefaisante
[50] À mon avis, il convient d’interpréter le terme « solution non contrefaisante » employé dans l’arrêt Schmeiser en gardant à l’esprit les objectifs de la remise des profits : (1) restituer la « portion des profits réalisés par le contrefacteur, qui a un lien de causalité avec l’invention » et (2) dissuader les contrefacteurs sans les punir (Schmeiser, par. 101).
[51] Dans cette perspective, une solution non contrefaisante aide les tribunaux à isoler les profits ayant un lien de causalité avec l’invention des profits qui ont été réalisés au cours de la période où le produit contrefait a été utilisé ou vendu, mais qui n’ont pas de lien de causalité avec l’invention. À titre d’exemple, lorsqu’une société vend un produit dont un élément contrefait un brevet, les tribunaux doivent établir les profits découlant (1) de l’invention brevetée et (2) du reste du produit qui n’est pas breveté. Pour calculer ces sommes, les tribunaux doivent comparer les profits générés par la vente du produit contrefait comportant la caractéristique brevetée (c.‑à‑d. les profits réels) aux profits que le contrefacteur aurait tirés de la vente d’un produit similaire exempt de la caractéristique brevetée — soit la solution non contrefaisante (Perry et Currier, §17.50). Les solutions non contrefaisantes sont « généralement utilisée[s] dans les affaires où la contrefaçon permet à son auteur de commercialiser un produit d’une façon plus rentable qu’il n’aurait pu le faire sans la contrefaçon » (Cinar Corporation c. Robinson, 2013 CSC 73, [2013] 3 R.C.S. 1168, par. 80). Cette notion aide les tribunaux à reconnaître la nature limitée d’un brevet, car « [u]n brevet ne confère pas un monopole complet lorsqu’un défendeur pouvait fabriquer ou vendre une version non contrefaite de l’invention brevetée » (ADIR, par. 40).
[52] Schmeiser, l’arrêt de principe de notre Cour sur la remise des profits, confirme que tel est bien l’objet des solutions non contrefaisantes. Comme je l’ai déjà dit, dans l’arrêt Schmeiser, le brevet de Monsanto s’appliquait à un gène particulier du canola qui permettait à un agriculteur de pulvériser les plantes à l’aide d’un herbicide à base de glyphosate, qui promettait d’augmenter le rendement des récoltes. Afin de déterminer quelle part des profits de M. Schmeiser avait un lien de causalité avec cette invention, notre Cour a comparé les profits tirés par M. Schmeiser de la vente du canola breveté Roundup Ready à ceux qu’il aurait pu réaliser grâce à la meilleure solution non contrefaisante : des semences de canola ordinaires, non génétiquement modifiées. Étant donné que M. Schmeiser n’avait jamais pulvérisé d’herbicide sur ses semences de canola, il n’avait réalisé aucun profit qui ait un lien de causalité avec l’invention. Tous les profits recueillis étaient attribuables à des caractéristiques non brevetées du produit, soit les semences de canola elles‑mêmes. Le recours à une solution non contrefaisante avait permis à la Cour de déterminer que, malgré la contrefaçon du brevet, nul profit de M. Schmeiser n’avait un lien de causalité avec l’invention.
[53] Les solutions non contrefaisantes aident également les tribunaux à reconnaître les cas où une certaine partie, mais non la totalité, des profits du contrefacteur ont un lien de causalité avec l’invention. À titre d’exemple, dans l’affaire Rivett et le jugement connexe rendu dans Monsanto Canada Inc. c. Janssens, 2009 CF 318, la Cour fédérale avait obligé les défendeurs à restituer une portion des profits qu’ils avaient tirés de la vente de fèves de soja, car cette portion avait un lien de causalité avec l’invention de Monsanto. Les défendeurs avaient contrefait le brevet de Monsanto en plantant des semences de soja génétiquement modifiées sans détenir de licence. Comme dans l’affaire Schmeiser, les agriculteurs pouvaient pulvériser un certain herbicide sur les plants de soja sans que cela ne les tue. Toutefois, les défendeurs, contrairement à M. Schmeiser, avaient tiré profit de l’invention en pulvérisant de l’herbicide sur leur culture, pour ainsi accroître le rendement de leur récolte (Rivett, par. 95; Janssens, par. 27 (CanLII)).
[54] Conformément aux instructions données dans l’arrêt Schmeiser, le juge du procès dans les affaires Rivett et Janssens avait recouru à une solution non contrefaisante — des semences de soja non génétiquement modifiées — pour déterminer quelle portion des profits des défendeurs avait un lien de causalité avec l’invention de Monsanto. La Cour d’appel fédérale, qui a entendu les appels ensemble, s’est dite du même avis et s’est appuyée sur la preuve démontrant que les agriculteurs ayant planté les semences de soja génétiquement modifiées de Monsanto et ayant pulvérisé leur soja d’herbicide avaient réalisé des profits supérieurs de 18 p. 100 à ceux des agriculteurs utilisant des semences de soja traditionnelles (2010 CAF 207, [2012] 1 R.C.F. 473). Les défendeurs ont donc dû restituer 18 p. 100 de leurs profits.
[55] Les affaires Schmeiser, Rivett et Janssens montrent l’utilité des solutions non contrefaisantes : ce concept aide les tribunaux à départager les profits ayant un lien de causalité avec l’invention de ceux attribuables aux aspects non inventifs du produit contrefait. Puisque M. Schmeiser n’avait pas pulvérisé son canola d’herbicide, nul profit qu’il avait réalisé n’avait de lien de causalité avec l’invention de Monsanto. La totalité de ses profits provenait de la vente de semences de canola. Monsanto n’a pas inventé de semences de canola, ni ne détenait de brevet sur celles‑ci (Schmeiser, par. 16‑17 et 21). De même, dans les affaires Rivett et Janssens, une solution non contrefaisante avait aidé le tribunal à isoler les profits ayant un lien de causalité avec l’invention de Monsanto des profits attribuables aux caractéristiques non inventives du produit contrefait. Par exemple, les profits correspondant au rendement majoré obtenu grâce au gène résistant à l’herbicide avaient été départagés des profits attribuables à la semence de soja elle‑même (Andrews et de Beer, p. 625). En d’autres termes, par la prise en considération d’une solution non contrefaisante, le tribunal a fait en sorte de ne pas étendre à tort la portée du brevet de Monsanto en lui donnant droit à des profits générés par des caractéristiques de produit qu’elle n’avait pas inventées. Obliger les contrefacteurs à restituer des profits dénués de tout lien de causalité avec l’invention viendrait saper le marché inhérent à l’octroi d’un brevet, car on accorderait au titulaire d’un brevet un gain fortuit et on punirait le contrefacteur.
[56] Avant que ne soit rendu l’arrêt Schmeiser, les tribunaux avaient déjà reconnu la nécessité de tenir compte ainsi des solutions non contrefaisantes. Dans l’affaire Lubrizol Corp. c. Compagnie Pétrolière Impériale Ltée, 1996 CanLII 4095 (CAF), [1997] 2 C.F. 3 (C.A.), par exemple, l’Impériale avait vendu de l’huile à moteur contenant un additif dispersant visé par un brevet. La Cour d’appel fédérale a conclu à la possibilité que le contrefacteur n’ait pas à restituer la totalité de ses profits tirés de la vente du produit contrefait, car certains de ces profits pouvaient avoir un lien de causalité avec l’huile à moteur en soi, que le titulaire du brevet n’avait pas inventée :
Il se peut que l’Impériale puisse prouver que certains bénéfices qu’elle a réalisés par suite de la vente de produits contrefaits ne sont pas des bénéfices que la contrefaçon lui « a permis » de réaliser étant donné que ces bénéfices ne sont pas attribuables à la contrefaçon, mais ont simplement été réalisés à l’occasion de la contrefaçon . . .
. . . Il ne faut pas laisser la forme l’emporter sur le fond. Bien que l’huile à moteur contenant le dispersant ait été correctement revendiquée dans le brevet (il semblerait probable que le dispersant soit inutile sauf comme additif pour l’huile à moteur) et bien qu’il ait été statué à bon droit que cette revendication a été contrefaite, la réalité est que Lubrizol n’a pas inventé l’huile à moteur et que les huiles à moteur de l’Impériale renferment d’autres additifs que celui qui est litigieux en l’espèce. Selon le libellé du jugement cité par le protonotaire dans l’extrait susmentionné, il est clair que c’est la présence de l’additif (dérivés carboxyliques) revendiqué dans le brevet Meinhardt qui a fait en sorte que les huiles à moteur de l’Impériale constituent une contrefaçon. Il est donc possible que ces huiles se soient accaparé leur part de marché et aient entraîné les bénéfices correspondants pour d’autres raisons que la présence de l’additif breveté de Lubrizol. Conclure que les huiles à moteur de l’Impériale ont contrefait le brevet de Lubrizol ne revient pas forcément à conclure que tous les bénéfices réalisés par suite de la vente de ces huiles à moteur sont des bénéfices que la contrefaçon a permis de réaliser. Il s’agit d’une question de fait qui doit être tranchée dans le cadre de la référence.
. . .
. . . permettre à Lubrizol de toucher des bénéfices qui, selon la preuve que l’Impériale parvient à faire, sont entièrement attribuables à une caractéristique non contrefaite de son huile à moteur reviendrait à approuver judiciairement l’enrichissement injuste de Lubrizol aux dépens de l’Impériale. [Je souligne; par. 9‑15.]
[57] À l’époque où elle avait été saisie de l’affaire Imperial Oil, la Cour d’appel fédérale ne bénéficiait pas de l’arrêt Schmeiser. Néanmoins, le raisonnement qu’elle a suivi cadre avec celui tenu plus tard dans Schmeiser. Pour isoler les profits ayant un lien de causalité avec l’invention des profits attribuables aux caractéristiques non inventives du produit contrefait, le tribunal devait établir une comparaison entre les bénéfices que le produit contrefait avait permis au contrefacteur de réaliser et les bénéfices qu’il aurait enregistrés en utilisant une solution non contrefaisante : une huile à moteur exempte de l’additif breveté.
[58] En résumé, une solution non contrefaisante est tout produit qui aide le tribunal à isoler les profits ayant un lien de causalité avec l’invention des profits qui ont été réalisés au cours de la période où le produit contrefait a été utilisé ou vendu, mais qui n’ont pas de lien de causalité avec l’invention.
[59] Une solution non contrefaisante n’est pas, comme Nova et ma collègue le prétendent, le produit de remplacement qui est le « plus profitable » d’un point de vue commercial pour le contrefacteur et que celui‑ci « aurait » vendu ou « aurait pu » vendre s’il n’avait pas commis de contrefaçon. Cette approche est viciée pour deux raisons.
[60] Premièrement, elle va à l’encontre de l’arrêt Schmeiser. L’argument avancé par Nova et ma collègue repose sur la prémisse erronée selon laquelle une remise des profits vise à faire en sorte que le contrefacteur ne se retrouve pas dans une position plus défavorable que s’il n’y avait jamais eu contrefaçon de sa part (motifs de la juge Côté, par. 146). Or, la Cour n’a pas établi, dans l’arrêt Schmeiser, que l’objectif d’une remise des profits était de déterminer quels profits le contrefacteur « aurait pu réaliser », n’eût été la contrefaçon. Non plus qu’elle n’a même laissé entendre que l’analyse devait être centrée sur la « valeur de l’invention entre les mains du contrefacteur » (motifs de la juge Côté, par. 91; voir aussi par. 118). Ces mots n’ont jamais été employés dans l’arrêt Schmeiser. On n’en trouve pas trace non plus dans l’application du droit aux faits de cette affaire, puisque la Cour ne traite nullement, dans l’arrêt Schmeiser, de la question de savoir ce que M. Schmeiser « aurait pu gagner » en utilisant des semences de canola non contrefaites. La Cour y a plutôt affirmé que le but de la remise des profits était de s’assurer que tous les profits ayant un lien de causalité avec l’invention soient restitués au titulaire du brevet :
Il est bien établi que l’inventeur a seulement droit à la remise de la portion des profits réalisés par le contrefacteur, qui a un lien de causalité avec l’invention . . .
. . .
Le problème est que, en ordonnant la remise des profits, le juge de première instance n’a fait état d’aucun lien de causalité entre l’invention et les profits que, selon lui, les appelants ont tirés de la culture de canola Roundup Ready. D’après les faits constatés, les appelants n’ont réalisé aucun profit dû à l’invention. [Soulignement dans l’original; par. 101‑103.]
[61] Ma collègue rejette la directive claire énoncée dans l’arrêt Schmeiser, selon laquelle les tribunaux doivent s’attacher à isoler les profits « qui [ont] un lien de causalité avec l’invention » (Schmeiser, par. 101; voir aussi par. 102). Selon elle, cette formulation explicite constitue une ambiguïté involontaire (motifs de la juge Côté, par. 173). Je ne puis accepter cette thèse. Les propos tenus dans l’arrêt Schmeiser sont clairs et non équivoques, et ils lient la Cour. À mon avis, il serait malvenu de la part de la Cour que de faire abstraction de cette directive donnée dans l’arrêt Schmeiser et de modifier l’objet principal de la remise des profits en fonction d’une nouvelle terminologie qui ne figure pas dans le jugement.
[62] Deuxièmement, interpréter ainsi les solutions non contrefaisantes reviendrait à dénaturer l’objet de la remise des profits et, par conséquent, à saper le marché inhérent à l’octroi d’un brevet sur lequel repose la Loi sur les brevets. Si l’on permet au contrefacteur d’utiliser n’importe quelle précédente entreprise commerciale profitable comme solution non contrefaisante, il sera toujours tenté de consacrer sa capacité opérationnelle à un produit contrefait plus profitable. Dans le pire des scénarios, le contrefacteur conserverait tous les profits qu’il aurait gagnés grâce à la vente des produits non contrefaits qu’il vendait précédemment. Et dans le meilleur des cas, le contrefacteur garderait une partie ou la totalité des profits supplémentaires réalisés grâce à la contrefaçon. Interpréter la « solution non contrefaisante » de la manière dont le proposent Nova et ma collègue aurait pour conséquence de créer une forme d’assurance d’entreprise pour les contrefacteurs, qui pourraient toujours se servir de leurs précédentes gammes de produits comme solutions non contrefaisantes et ainsi protéger les profits en découlant, si leur nouveau produit contrefaisait un brevet.
[63] Cette dénaturation de l’objet de la remise des profits emporte des conséquences inacceptables, dont le fait que le montant des profits à restituer variera selon la taille de l’entreprise contrefactrice et l’étendue de ses gammes de produits. L’approche préconisée par Nova avantage de manière disproportionnée les grandes sociétés (comme elle‑même) qui disposent de multiples gammes de produits. Ce genre d’entreprise compte de nombreux produits qu’elle « aurait » fabriqués ou « aurait pu » fabriquer en l’absence de contrefaçon de sa part. Nova, par exemple, fabrique un grand nombre de plastiques exempts de contrefaçon. Dans des circonstances comme celles‑là, les motifs de ma collègue ne prévoient aucun incitatif à s’abstenir de contrefaire. Au mieux, Nova conserverait tous les profits réalisés grâce à la contrefaçon. Au pire, il lui serait possible de conserver les profits qu’elle aurait tirés de n’importe laquelle de ses autres gammes de produits. L’approche de Nova lui permettrait, à elle et à d’autres grandes entreprises, de contrefaire des brevets en relative impunité. Voilà qui saperait le marché prévu par la Loi sur les brevets.
[64] À l’opposé, les petites entreprises seraient disproportionnellement désavantagées par l’approche de Nova. Les faits de l’affaire Rivett sont instructifs à cet égard. Monsieur Rivett n’était pas parvenu à établir qu’il « aurait pu » planter des graines de soja conventionnelles, car il n’était pas possible de s’en procurer dans sa localité (Rivett, par. 63). Malgré cette indisponibilité, selon l’interprétation de l’arrêt Schmeiser retenue dans les présents motifs et par la Cour fédérale dans l’affaire Rivett, il y avait lieu de considérer les graines de soja conventionnelles comme une solution non contrefaisante applicable. Le fait de tenir compte des profits que M. Rivett aurait réalisés grâce aux graines de soja conventionnelles a permis aux tribunaux d’isoler la « portion des profits réalisés par le contrefacteur, qui a[vait] un lien de causalité avec l’invention » (le gène breveté qui rendait les plantes résistantes à l’herbicide à base de glyphosate) des profits attribuables aux caractéristiques non brevetées du produit vendu (la graine de soja elle‑même), conformément aux directives énoncées dans l’arrêt Schmeiser (par. 101).
[65] Aux yeux de ma collègue, ces conséquences ne posent aucun problème. De fait, elle sous‑entend que la décision rendue dans l’affaire Rivett était erronée. À son avis, M. Rivett aurait dû se voir contraint de restituer tous ses profits à Monsanto, y compris ceux n’ayant aucun lien de causalité avec l’invention de Monsanto (motifs de la juge Côté, par. 198‑199). Je ne puis souscrire à un tel résultat. Cette approche est en rupture avec la Loi sur les brevets : elle lie les profits à restituer à la taille de l’entreprise du contrefacteur, tout en faisant fi de la valeur d’un brevet.
[66] En somme, je ne vois aucune raison de nous écarter de l’arrêt Schmeiser et d’adopter la définition de « solution non contrefaisante » proposée par Nova et entérinée par ma collègue. Bien que l’approche préconisée par Nova serve ses propres intérêts, elle a pour résultat d’avantager le fort et de défavoriser le faible, une conséquence qui ne s’accorde avec aucun principe d’equity dont je connaisse l’existence.
[67] Le point de savoir s’il existe une solution non contrefaisante susceptible d’aider le tribunal à isoler les profits ayant un lien de causalité avec l’invention est une question de fait. Aucune règle rigide n’encadre cet exercice factuel. Malgré les affirmations de ma collègue selon lesquelles je conclus le contraire, il n’est pas nécessaire que la solution non contrefaisante soit un strict produit de remplacement au produit breveté sur le marché. Il incombe au contrefacteur de présenter des éléments de preuve suffisants pour convaincre le tribunal que les profits tirés de son produit contrefait l’ont été grâce à des caractéristiques autres que l’invention du titulaire du brevet, et qu’il existe une solution non contrefaisante pouvant aider les tribunaux à isoler cette valeur (Beloit, par. 76‑77; Bayer Aktiengesellschaft, par. 15‑16; AFD Petroleum Ltd. c. Frac Shack Inc., 2018 CAF 140, par. 62‑63 (CanLII)). Les solutions non contrefaisantes seront normalement plus pertinentes lorsque le brevet ne vise qu’une partie du produit vendu. En pareil cas, les profits que la vente du produit contrefait a permis de réaliser peuvent être attribuables à des caractéristiques inventives et non inventives du produit. Mais les solutions non contrefaisantes peuvent également se révéler pertinentes lorsque la totalité du produit vendu est brevetée. En définitive, [traduction] « la question est de savoir si le brevet a contribué à l’ensemble de la valeur du produit vendu, ou seulement à une partie; il ne s’agit pas de savoir si le brevet englobe tout l’objet vendu, ou seulement une partie » (N. Siebrasse, « A Remedial Benefit‑Based Approach to the Innocent‑User Problem in the Patenting of Higher Life Forms » (2004), 20 R.C.P.I. 79, p. 109 (en italique dans l’original)).
(5) Application aux faits
[68] À mon avis, le juge chargé du renvoi n’a pas commis d’erreur en concluant que l’ensemble des profits tirés par Nova de la vente des plastiques brevetés avaient un lien de causalité avec l’invention de Dow. Cette interprétation s’appuie sur deux faits.
[69] Premièrement, le juge chargé du renvoi a conclu que les clients achetaient seulement les plastiques contrefaits de Nova parce qu’ils présentaient les caractéristiques visées par le brevet de Dow : autrement dit, Nova a vendu les plastiques uniques, minces et durables, visés par le brevet de Dow. L’invention de Dow avait fait naître un marché distinct que Nova ne pouvait desservir qu’en vendant des plastiques contrefaits. Les deux sociétés étaient les seules à approvisionner le marché distinct créé par les plastiques brevetés (motifs de la C.F., par. 70 et 73‑76).
[70] Deuxièmement, Nova n’a pas établi l’existence de solutions non contrefaisantes pertinentes susceptibles d’aider le tribunal à isoler la part des profits ayant un lien de causalité avec l’invention de Dow des profits attribuables aux caractéristiques non inventives du produit contrefait. Comme je l’ai expliqué précédemment, l’existence d’une solution non contrefaisante appropriée est une question de fait. Il incombait à Nova de l’établir, mais elle ne s’est pas acquittée de ce fardeau. Devant le juge chargé du renvoi, Nova a concédé qu’il n’existait aucune solution non contrefaisante pertinente permettant l’application de la méthode des profits différentiels (motifs de la C.F., par. 146). Les transcriptions du procès le confirment également :
[traduction] [Le juge chargé du renvoi] : Maintenant, Nova ne demande pas la déduction de profits tirés de plastiques auxquels elle a renoncé. Elle cherche seulement à convaincre le tribunal que les coûts fixes auraient été englobés, et qu’ils devraient par conséquent être déduits.
[L’avocat de Nova au procès] : Oui. C’est vrai.
(d.i., p. 27)
[71] Nova a réitéré cette position en Cour d’appel fédérale. Dans son mémoire en réponse au pourvoi incident, elle a écrit :
[traduction] Dans l’arrêt Schmeiser, la Cour suprême a reconnu que la « méthode privilégiée » pour atteindre cet objectif était celle des profits différentiels, « qui consiste à calculer les profits en fonction de la valeur que le brevet a permis aux marchandises du défendeur d’acquérir ». Elle consiste à calculer seulement les profits que le défendeur a tirés de l’invention (c.‑à‑d. les profits ayant un lien de causalité avec l’invention) en les comparant aux profits qu’il aurait gagnés grâce à une véritable solution de substitution ou à un produit de « rechange non contrefait » direct.
Toutes les parties ont convenu que la méthode des profits différentiels n’était pas celle qu’il convenait d’utiliser en l’espèce. [Notes en bas de page omises.]
[72] La concession faite par Nova devant le juge chargé du renvoi est suffisante pour trancher le présent pourvoi relativement à cette question. Cette concession lors du procès a d’ailleurs été confirmée par des admissions répétées devant la Cour d’appel fédérale. Permettre ici à Nova de modifier fondamentalement son argument reviendrait à lui permettre de traiter notre Cour comme un tribunal de première instance. Il ne nous appartient pas de tirer des conclusions de fait quant à savoir si des profits hypothétiquement tirés de la vente de plastiques de type seau et cageot pourraient aider à déterminer quelle part des profits de Nova avait un lien de causalité avec l’invention de Dow. Pour pouvoir évaluer correctement l’argument de Nova, la Cour devrait réévaluer l’ensemble du dossier factuel. Tel n’est pas son rôle.
[73] Je n’accepte pas davantage la demande de Nova visant à ce que la Cour renvoie l’affaire au juge chargé du renvoi pour réexamen. La présente décision confirme le droit établi en ce qui a trait à la remise des profits, ainsi qu’il est énoncé dans l’arrêt Schmeiser. Le juge chargé du renvoi n’a pas mal appliqué cet arrêt. Dans ces circonstances, rien ne justifie de renvoyer l’affaire pour qu’il soit statué à nouveau sur celle‑ci.
B. Deuxième question en litige : Dow a‑t‑elle droit aux bénéfices de rebond?
[74] La remise des profits exige que le contrefacteur restitue tous les profits ayant un lien de causalité avec la contrefaçon de l’invention, sans égard au moment où les profits se matérialisent. Par exemple, si un contrefacteur réalise des profits supplémentaires une fois le brevet expiré en raison d’une percée rapide sur le marché, il devrait restituer les profits dégagés après l’expiration du brevet. Ce principe est connu sous l’appellation de « bénéfices de rebond »; on en parle aussi comme d’un « recours relatif à l’effet de tremplin ».
[75] Pour la première fois en droit canadien, le juge chargé du renvoi a octroyé des bénéfices de rebond à Dow. La Cour d’appel fédérale a confirmé cette décision, et s’est rangée à l’opinion du juge chargé du renvoi selon laquelle « les profits dits de rebond “relèvent purement du type de [gain] devant être démontr[é] par preuve” » (motifs de la C.A.F., par. 126 (texte entre crochets dans l’original), citant les motifs de la C.F., par. 124).
[76] Nova conteste la décision d’accorder des bénéfices de rebond, en invoquant à cet égard les trois motifs suivants : (1) l’octroi de bénéfices de rebond n’est pas autorisé en droit; (2) Dow a déjà été indemnisée de l’« avancée » de Nova sur le marché par le versement d’une redevance raisonnable (comme il est mentionné au par. 7, ci‑dessus); et, (3) subsidiairement, si les bénéfices de rebond sont autorisés en droit, leur montant devrait être réduit pour tenir compte du fait que Nova aurait réalisé des profits en vendant des plastiques de type seau et cageot si elle n’avait pas contrefait le brevet.
[77] Aucun de ces arguments n’est convaincant. Comme je l’expliquerai plus loin, (1) l’octroi de bénéfices de rebond est autorisé en droit; (2) la question de savoir si des profits réalisés après l’expiration du brevet ont un lien de causalité avec la contrefaçon de celui‑ci est une question de fait, et Nova n’a pas démontré que les conclusions du juge chargé du renvoi comportaient une erreur manifeste et déterminante; et (3) pour les motifs exposés ci‑dessus, Nova n’a pas droit à une déduction des profits qu’elle aurait pu tirer de la vente de plastiques de type seau et cageot. Il n’y a donc pas lieu d’intervenir relativement à cette partie de la somme accordée à Dow par le juge du renvoi.
(1) L’octroi de bénéfices de rebond est autorisé en droit
[78] Nova soutient que les tribunaux canadiens n’ont jamais accordé de bénéfices de rebond auparavant. C’est exact. Toutefois, ils ont reconnu comme valables et accordé des dommages‑intérêts fondés sur la règle dite du « tremplin » (AstraZeneca Canada Inc. c. Apotex Inc., 2015 CF 671, par. 7 (CanLII); Teva Canada Limited c. Janssen Inc., 2018 CAF 33, par. 107‑112 (CanLII); Merck & Co., Inc. c. Apotex Inc., 2013 CF 751, [2015] 1 R.C.F. 405, par. 183, conf. par 2015 CAF 171, [2016] 2 R.C.F. 202; Apotex Inc. c. Eli Lilly and Company, 2018 CAF 217, par. 114 (CanLII); voir aussi Siebrasse, Stack et autres, p. 96‑97).
[79] L’objectif qui sous‑tend les dommages‑intérêts fondés sur la règle dite du « tremplin » est valable, compte tenu de l’économie et des objets de la Loi sur les brevets. Pendant toute sa durée, le brevet confère à son titulaire un monopole à durée limitée sur la fabrication, l’exploitation et la vente d’une invention (Loi sur les brevets, art. 42). Ce monopole lui donne le droit de se constituer une capacité de vente et une part de marché sans faire face à quelque concurrence que ce soit. Le titulaire d’un brevet peut ensuite se servir de cet avantage commercial contre ses concurrents après l’expiration du brevet (M. E. Charles, « Monetary Remedies in Intellectual Property Litigation », [2007] J. Bus. Valuation 159, p. 160 et 167).
[80] Le contrefacteur qui se met à vendre l’invention brevetée avant que le brevet n’expire empiète sur le droit du titulaire du brevet de se constituer une capacité de vente et d’acquérir une part de marché en l’absence de toute concurrence. Le titulaire du brevet risque ainsi de voir ses profits réduits après l’expiration du brevet. S’il est en mesure de prouver qu’il a perdu des ventes après l’expiration du brevet en raison d’une activité contrefaisante qui a eu lieu au cours de la durée de vie du brevet, le titulaire du brevet a droit à des dommages‑intérêts fondés sur la règle dite du « tremplin » pour compenser cette perte.
[81] Un objectif correspondant sous‑tend la remise des profits. En contrefaisant le brevet au cours de la durée de vie de celui‑ci, le contrefacteur peut également créer une capacité de vente et se tailler une part de marché pour sa propre version du produit breveté. Ensuite, après l’expiration du brevet, le contrefacteur peut utiliser cette capacité de vente et part de marché pour réaliser des profits qu’il n’aurait pas touchés, n’eût été l’activité contrefaisante qui a eu lieu pendant la durée de vie du brevet. Ainsi, une partie de ces profits postexpiration peuvent avoir un lien de causalité avec la contrefaçon de l’invention. Ne pas restituer ces profits laisserait entre les mains du contrefacteur des bénéfices qui ont un lien de causalité avec la contrefaçon de l’invention, en plus d’être inéquitable pour les tiers qui ont attendu l’expiration du brevet pour livrer concurrence à son titulaire.
[82] Je partage l’avis du juge chargé du renvoi et de la Cour d’appel fédérale que les bénéfices de rebond « relèvent purement du type de [gain] devant être démontrée par preuve ». La Loi sur les brevets ne prohibe pas la restitution des profits qui sont réalisés après l’expiration du brevet. Au contraire, limiter artificiellement la remise des profits de la manière proposée par Nova aurait pour effet de laisser entre les mains du contrefacteur des bénéfices qui ont un lien de causalité avec la contrefaçon de l’invention et de saper par conséquent le marché qui sous‑tend la Loi sur les brevets. Les juges doivent déterminer si des profits réalisés après l’expiration du brevet ont un lien de causalité avec la contrefaçon de l’invention durant la période de protection par brevet. Dans l’affirmative, ces profits doivent être restitués.
(2) La redevance raisonnable attribuée ne comprenait pas les profits réalisés par Nova après l’expiration du brevet
[83] Le juge chargé du renvoi n’a trouvé aucun appui à l’argument de Nova selon lequel les bénéfices de rebond qu’elle avait réalisés avaient déjà été pris en compte dans son paiement d’une redevance raisonnable pour la période précédant l’octroi du brevet (par. 122‑124). La Cour d’appel fédérale en a convenu. Elle a statué que les redevances versées pour couvrir la période consécutive au dépôt du brevet et celle précédant son octroi n’avaient rien à voir avec le montant des profits que Nova avait réalisés grâce à la contrefaçon de l’invention durant la période de protection par brevet (par. 137‑140).
[84] Devant notre Cour, Nova a de nouveau plaidé qu’elle avait déjà indemnisé Dow de son « avancée » sur le marché par son versement d’une redevance raisonnable (comme il est mentionné au par. 7, ci‑dessus; voir m.a., par. 126). À mon avis, cet argument n’est pas fondé. La restitution des bénéfices de rebond est un moyen d’empêcher le contrefacteur de tirer profit de sa contrefaçon qui diffère du fait d’indemniser le titulaire d’un brevet à l’aide d’une redevance raisonnable, mais qui (dans les circonstances de l’espèce) est complémentaire à cette indemnisation. La nécessité de restituer des bénéfices de rebond est une question de fait : y a‑t‑il des profits réalisés après l’expiration du brevet qui ont un lien de causalité avec la contrefaçon de l’invention durant la période de protection par brevet? Nova n’a démontré l’existence d’aucune erreur manifeste et déterminante dans les conclusions du juge du renvoi à cet égard.
(3) Dow a droit à tous les bénéfices de rebond ayant un lien de causalité avec la contrefaçon de l’invention
[85] À titre subsidiaire, Nova fait valoir que le montant des bénéfices de rebond devrait être réduit pour tenir compte du fait que, si elle n’avait pas contrefait le brevet de Dow, elle aurait tiré des profits de la vente de plastiques de type seau et cageot. Pour les motifs précédemment exposés, je rejette cet argument. Comme c’est le cas pour les profits réalisés pendant la durée du brevet, le titulaire du brevet a droit à tous les bénéfices du contrefacteur ayant un lien de causalité avec la contrefaçon de l’invention, même s’ils sont réalisés après l’expiration du brevet. Nova a concédé que les plastiques de type seau et cageot n’étaient pas une solution non contrefaisante. Ainsi, la preuve n’a pas été faite qu’il existe, dans les circonstances, un motif valable de réduire la somme accordée par le juge chargé du renvoi au titre des bénéfices de rebond.
VII. Dispositif
[86] Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
[87] Dow a droit à ses dépens devant toutes les cours.
Version française des motifs rendus par
La juge Côté —
TABLE DES MATIÈRES
Paragraphe
I. Aperçu
88
II. Historique et contexte
95
A. Le marché inhérent à l’octroi d’un brevet et les réparations possibles en cas de contrefaçon de brevet
97
(1) Dommages‑intérêts
101
(2) La restitution des profits
105
(3) Le choix entre les dommages intérêts et la restitution des profits
109
B. La jurisprudence postérieure à l’arrêt Schmeiser
111
C. Faits
119
(1) Contrefaçon par Nova du brevet de Dow
119
(2) Fabrication de SURPASS par Nova
121
D. Historique des procédures
124
(1) La décision du juge chargé du renvoi : Cour fédérale, 2017 CF 350, [2018] 2 R.C.F. 154
124
(2) La décision de la Cour d’appel fédérale : 2020 CAF 141, [2021] 1 R.C.F. 551
128
III. Questions en litige
130
IV. Analyse
132
A. Principes régissant la restitution des profits
133
(1) Les objectifs d’equity pouvant être atteints par la restitution des profits
133
(2) Les objectifs d’equity que vise la restitution des profits dans le contexte des brevets
140
(3) Le rôle de la causalité
152
B. La méthode du profit différentiel aurait dû pouvoir être appliquée
186
(1) Il n’est pas nécessaire que la meilleure solution non contrefaisante d’un contrefacteur soit un véritable produit de substitution pour le consommateur
187
(2) Comment les tribunaux doivent‑ils s’y prendre pour juger de la situation hypothétique raisonnable à considérer dans le cadre d’une restitution des profits?
203
(3) La possibilité de recourir à la méthode du profit différentiel en l’espèce
214
C. L’octroi de bénéfices de rebond est possible
221
V. Dispositif
226
I. Aperçu
[88] Le présent pourvoi se rapporte aux principes régissant la restitution des profits à titre de réparation. Plus précisément, il concerne la manière dont la restitution des profits s’applique en tant que mesure de réparation pour la contrefaçon d’un brevet. L’appelante, Nova Chemicals Corporation, a contrefait un brevet que détenait Dow Chemical Company et à l’égard duquel Dow Global Technologies Inc. et Dow Chemical Canada ULC détenaient une licence (collectivement « Dow »). Les questions à trancher par les tribunaux d’instances inférieures avaient trait à la méthode appropriée pour calculer le montant à verser dans le cadre d’une restitution des profits, une réparation en equity décrite avec beaucoup d’à propos comme [traduction] « ancienne et notoirement difficile à appliquer en pratique » (Warman International Ltd. c. Dwyer (1995), 182 C.L.R. 544 (H.C.A.), p. 556 (note en bas de page omise)).
[89] Par conséquent, le présent pourvoi donne à notre Cour l’occasion de clarifier la manière dont la restitution des profits s’applique à titre de réparation pour la contrefaçon d’un brevet, en harmonie avec l’objet de la Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, c. P‑4. La restitution des profits est une réparation souple et équitable, et dont l’application est tributaire du contexte particulier de chaque cas. En effet, le contexte d’une violation des droits de propriété intellectuelle se distingue sensiblement d’autres situations où une restitution des profits peut être accordée, par exemple dans le cas d’un manquement à une obligation fiduciaire. Cette distinction a d’importantes implications quant à la manière dont la réparation s’applique. Plus spécifiquement, en matière de brevets, une analyse plus rigoureuse du lien de causalité est à la fois nécessaire et appropriée. Cette analyse plus rigoureuse — ancrée dans la méthode du profit différentiel — permet d’isoler adéquatement les profits devant être restitués. Elle garantit que les montants à être restitués par le contrefacteur sont limités aux profits attribuables à la contrefaçon du brevet.
[90] Dans l’arrêt Monsanto Canada Inc. c. Schmeiser, 2004 CSC 34, [2004] 1 R.C.S. 902, notre Cour a reconnu la méthode du profit différentiel comme étant la « méthode privilégiée de calcul des profits devant être remis » en cas de contrefaçon de brevet (par. 102). Cette méthode consiste à examiner les profits réellement gagnés par le contrefacteur en raison de la contrefaçon, puis à comparer ceux‑ci aux profits hypothétiques qu’il aurait pu réaliser et aurait réalisés s’il n’avait pas contrefait le brevet. Autrement dit, elle permet de comparer les profits réels d’un contrefacteur aux profits hypothétiques que lui aurait permis de réaliser la meilleure solution non contrefaisante.
[91] Comme je l’explique, la méthode du profit différentiel aurait dû être appliquée en l’espèce. Aucune raison de principe ne justifie de limiter son application aux seuls cas où la solution non contrefaisante hypothétique représente, pour le consommateur, un véritable produit de substitution pour la concrétisation du brevet, que, dans les présents motifs, j’appellerai le « produit breveté ». Au contraire, aux fins du calcul selon la méthode du profit différentiel, il est possible d’utiliser les profits hypothétiques associés à toute solution non contrefaisante pouvant être établie par la preuve, y compris les profits hypothétiquement perdus à l’égard de la vente d’un produit desservant une clientèle différente. Quoi qu’il en soit, le contrefacteur du brevet doit établir, selon la prépondérance des probabilités, que, n’eût été la contrefaçon, il aurait pu exploiter et aurait exploité cette autre solution de substitution. L’objectif n’est pas d’isoler, dans l’abstrait, la valeur de l’invention. Il s’agit plutôt, comme il ressort de l’arrêt Schmeiser, d’isoler les profits attribuables à la contrefaçon. C’est cela qui détermine la valeur de l’invention entre les mains du contrefacteur.
[92] Avec égards, j’estime que, même si elle affirme le contraire, la majorité en l’espèce — s’appuyant sur un courant jurisprudentiel en matière de dommages‑intérêts postérieur à l’arrêt Schmeiser — suit une méthode de calcul simplifiée selon laquelle l’analyse des profits différentiels ne peut s’appliquer que lorsqu’il y a concurrence entre la solution non contrefaisante et le produit breveté au sein du même marché de consommation. À tout le moins, la majorité affirme qu’il est pertinent, sur le plan juridique, de se demander si le produit breveté et la solution non contrefaisante hypothétique se feraient concurrence dans le même marché. Or, une telle approche ne tient ni suffisamment compte du fait que la mesure de réparation en question relève de l’equity, ni de son utilisation appropriée dans le contexte des brevets. La majorité préconise une approche en matière de causalité qui est incertaine, confirmant le montant des profits octroyés par le juge chargé du renvoi à la suite d’un calcul où celui‑ci a omis d’isoler adéquatement les profits attribuables à la contrefaçon du brevet de Dow par Nova.
[93] Les conséquences d’une telle approche quant à la causalité sont importantes, tant pour les parties en l’espèce qu’en raison du précédent qu’elle crée. Pour les parties, elle conduit à un résultat inéquitable qui, selon Nova, s’est traduit par une majoration des profits de plus de 300 M$. Une telle approche dénature aussi l’objet de la Loi sur les brevets. Qui plus est, sa prétendue simplicité est démentie par son incapacité à isoler les profits attribuables à la contrefaçon dans de nombreuses hypothèses, y compris le cas présent. L’analyse de la majorité manque également de cohérence. En effet, lorsqu’il est question des profits réalisés par le contrefacteur au cours de la durée du brevet, la majorité insiste sur le fait que l’analyse de la causalité requiert d’isoler les profits attribuables à l’invention. Cependant, lorsqu’il s’agit d’isoler les profits réalisés après l’expiration du brevet (c.‑à‑d. les bénéfices de rebond), elle change de point de vue et souligne qu’il faut plutôt isoler les profits attribuables à la contrefaçon. Avec égards, la méthode de calcul préconisée par la majorité est aussi déficiente sur le plan conceptuel qu’erronée d’un point de vue doctrinal.
[94] Pour les motifs qui suivent, j’accueillerais le présent pourvoi et je renverrais l’affaire à la Cour fédérale.
II. Historique et contexte
[95] Mon collègue le juge Rowe expose certains renseignements généraux ayant trait aux réparations en droit des brevets, à la restitution des profits et à la décision rendue par notre Cour dans l’arrêt Schmeiser. Toutefois, avec égards, j’estime qu’il n’a pas suffisamment analysé tous les concepts nécessaires pour bien comprendre les questions que soulève le présent pourvoi. De même, bien que je souscrive en grande partie à l’énoncé des faits et de l’historique des procédures judiciaires de mon collègue, celui‑ci omet certains facteurs contextuels importants.
[96] Je traite de ces facteurs contextuels ci‑après. Ceux‑ci se rapportent (1) au marché inhérent à l’octroi d’un brevet et aux recours possibles en cas de contrefaçon de brevet, (2) à la jurisprudence en matière de solutions non contrefaisantes élaborée par les cours fédérales après l’arrêt Schmeiser, (3) aux faits relatifs à la contrefaçon, par Nova, du brevet de Dow, et (4) à l’historique judiciaire et à la façon dont l’affaire a été plaidée devant les instances inférieures.
A. Le marché inhérent à l’octroi d’un brevet et les réparations possibles en cas de contrefaçon de brevet
[97] L’octroi d’un brevet ne constitue en rien « une distinction ou une récompense civique accordée pour l’ingéniosité » (Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., 2002 CSC 77, [2002] 4 R.C.S. 153, par. 37). Le régime des brevets repose plutôt sur un marché — c.‑à‑d. un quid pro quo — entre les inventeurs et la population. Selon ce marché, « l’inventeur obtient, pour une période déterminée, un monopole sur une invention nouvelle et utile en contrepartie de la divulgation de l’invention de façon à en faire bénéficier la société » (Teva Canada Ltée c. Pfizer Canada Inc., 2012 CSC 60, [2012] 3 R.C.S. 625, par. 32; voir aussi Free World Trust c. Électro Santé Inc., 2000 CSC 66, [2000] 2 R.C.S. 1024, par. 13; Wellcome, par. 37). Ainsi, la Loi sur les brevets confère à l’inventeur un monopole sur son invention pendant une période limitée. En échange de la divulgation de l’invention, le titulaire du brevet se voit reconnaître « le droit, la faculté et le privilège exclusif de fabriquer, construire, exploiter et vendre à d’autres, pour qu’ils l’exploitent, l’objet de l’invention » (Loi sur les brevets, art. 42). Le marché inhérent à l’octroi d’un brevet constitue le principe fondamental sur lequel est fondée la Loi sur les brevets (Teva, par. 32).
[98] La violation du monopole statutaire du breveté a déjà été qualifiée de délit créé par voie législative (S. J. Perry et T. A. Currier, Canadian Patent Law (4e éd. 2021), §17.1; Bristol‑Myers Squibb Co. c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 26, [2005] 1 R.C.S. 533, par. 134, le juge Bastarache, dissident, mais non sur cette question). Comme notre Cour l’a précisé dans l’arrêt Schmeiser, « [i]l faut donc se demander si, par ses actes, ses activités ou sa conduite, le défendeur s’est effectivement arrogé l’invention brevetée et a ainsi privé l’inventeur, en tout ou en partie, directement ou indirectement, de la pleine jouissance du monopole conféré par le brevet » (par. 49). La responsabilité, qui est absolue, découle donc de toute atteinte au monopole d’un breveté. L’intention du contrefacteur, ou la connaissance qu’il a de l’exploitation du brevet, n’est pas pertinente (Schmeiser, par. 49 et 86).
[99] Dès lors que le demandeur a prouvé la contrefaçon, un certain nombre de réparations différentes s’offrent à lui. Souvent, comme c’est le cas en l’espèce, la question de la responsabilité à l’égard d’une contrefaçon de brevet est examinée séparément de celle du calcul de l’indemnité appropriée.
[100] Mon collègue met en lumière trois recours différents prévus par la Loi sur les brevets : l’indemnité raisonnable, les dommages‑intérêts et la restitution des profits. Avec égards, j’estime qu’il est nécessaire de faire une synthèse plus complète des réparations que sont les dommages‑intérêts et la restitution des profits. J’offre une telle synthèse ci‑après. Néanmoins, avant d’aborder plus en détail ces deux mesures de réparation, il importe de souligner qu’il ne s’agit pas des seules réparations dont peut se prévaloir un breveté en cas de contrefaçon d’un brevet. De fait, la Loi sur les brevets met un grand nombre d’autres mesures de réparation à la disposition d’un demandeur qui a établi la contrefaçon, par exemple l’émission d’une injonction au titre de l’al. 57(1)a). Une ordonnance de remise ou de destruction, selon laquelle les produits contrefaits doivent être remis au breveté ou détruits, peut également être octroyée (Perry et Currier, §17.117‑17.118). Le demandeur qui a prouvé la contrefaçon peut également obtenir d’autres réparations, notamment sous forme de dépens, d’intérêts sur les dommages‑intérêts octroyés ou sur les profits à restituer, et de dommages‑intérêts punitifs (Perry et Currier, §17.5).
(1) Dommages‑intérêts
[101] Des dommages‑intérêts peuvent être octroyés par une cour pour toute perte pécuniaire subie par le breveté en raison de la contrefaçon d’un brevet. Quiconque contrefait un brevet est responsable envers le breveté du « dommage que cette contrefaçon [lui] a fait subir après l’octroi du brevet » (Loi sur les brevets, par. 55(1)). Les dommages‑intérêts, qui sont de nature compensatoire, peuvent englober : les profits perdus sur les ventes directes du produit breveté ou sur les ventes de biens ou services connexes; les profits perdus en raison d’une réduction des prix ou d’une augmentation des coûts; et les profits perdus sur les redevances provenant de contrats de licence (Perry et Currier, §17.9 et 17.22‑17.35).
[102] L’objectif des dommages‑intérêts dans le contexte de la contrefaçon d’un brevet est le même que pour les autres délits civils, à savoir, indemniser la partie lésée par l’acte fautif. Les dommages‑intérêts sont donc une réparation fondée sur la perte, en ce qu’ils visent à compenser celle subie par le demandeur. Ils placent le breveté dans la situation où il se serait trouvé, n’eût été la contrefaçon (Perry et Currier, §17.15).
[103] Au moment de calculer le montant des dommages‑intérêts à accorder, les tribunaux cherchent à atteindre une indemnisation parfaite : ils ne veulent ni surindemniser le demandeur ni le sous‑indemniser. Il convient de souligner que, en matière de brevets, la préoccupation au sujet d’une éventuelle surindemnisation ou sous‑indemnisation est particulièrement grande. La sous‑indemnisation décourage l’innovation. Toutefois, dans l’arrêt Merck & Co., Inc. c. Apotex Inc., 2015 CAF 171, [2016] 2 R.C.F. 202 (« Lovastatine »), la Cour d’appel fédérale traite aussi du problème équivalent que pose la surindemnisation :
Au cœur de ce marché avec l’inventeur et au cœur même de la Loi, il y a la notion d’équilibre entre l’avantage qu’en tire la population grâce à la divulgation d’une nouvelle invention utile et l’avantage qu’en tire l’inventeur grâce à l’octroi d’un monopole. Par conséquent, lorsqu’il y a contrefaçon, la sous‑indemnisation de l’inventeur aurait pour effet de décourager la recherche et le développement ainsi que la divulgation d’inventions utiles. De la même façon, la surindemnisation de l’inventeur aurait pour effet de décourager la concurrence éventuelle si un contrefacteur éventuel ne serait [sic] pas sûr de la portée et de la validité d’un brevet. L’équilibre prévu par la Loi suppose une indemnisation parfaite. [Je souligne; par. 42.]
[104] En fin de compte, la possibilité d’obtenir des dommages‑intérêts en tant que mesure de réparation pour la contrefaçon d’un brevet contribue à protéger le marché inhérent à l’octroi d’un brevet en faisant en sorte que les brevetés soient pleinement indemnisés pour tout dommage découlant de la contrefaçon.
(2) La restitution des profits
[105] La restitution des profits — parfois appelée remise des profits, restitution des bénéfices ou restitution — est une réparation en equity. Elle est non punitive et s’applique de façon à priver le défendeur des gains illicites qu’il a tirés (Schmeiser, par. 101; Lubrizol Corp. c. Compagnie Pétrolière Impériale Ltée, 1996 CanLII 4095 (CAF), [1997] 2 C.F. 3 (C.A.), par. 15). Puisqu’il s’agit d’une réparation fondée sur les gains réalisés, elle est « calculée exclusivement en fonction du gain illicite du défendeur » (Société des loteries de l’Atlantique c. Babstock, 2020 CSC 19, par. 23). Les réparations de ce type se distinguent des réparations fondées sur la perte, comme les dommages‑intérêts compensatoires ou l’indemnité en equity (Southwind c. Canada, 2021 CSC 28, par. 67).
[106] Le fondement statutaire pour l’attribution d’une restitution des profits réalisés par le contrefacteur se trouve à l’art. 57 de la Loi sur les brevets, qui se lit comme suite :
(1) Dans toute action en contrefaçon de brevet, le tribunal, ou l’un de ses juges, peut, sur requête du plaignant ou du défendeur, rendre l’ordonnance qu’il juge à propos de rendre :
a) pour interdire ou défendre à la partie adverse de continuer à exploiter, fabriquer ou vendre l’article qui fait l’objet du brevet, et pour prescrire la peine à subir dans le cas de désobéissance à cette ordonnance;
b) pour les fins et à l’égard de l’inspection ou du règlement de comptes,
et d’une façon générale, quant aux procédures de l’action.
[107] En tant que recours statutaire, la restitution des profits contribue à faire respecter le marché inhérent à l’octroi d’un brevet en assurant que l’auteur de la contrefaçon ne puisse conserver aucun profit attribuable à la contrefaçon. Il en est ainsi, même si le breveté ne subit aucun dommage susceptible d’indemnisation en raison de la violation, par le contrefacteur, du monopole que lui confère la loi. Cette mesure de réparation dissuade les concurrents de porter atteinte au monopole du breveté créé par la loi, même si leur contrefaçon peut être qualifiée de « rentable ». Une contrefaçon rentable — qui, par sa nature, se rapproche de la notion d’inexécution rentable en droit des contrats — est celle qui permet au contrefacteur d’en tirer des profits supérieurs aux dommages subis par le breveté. La restitution des profits sert donc de réparation pour faire en sorte que le contrefacteur ne puisse conserver les profits qui sont attribuables à sa contrefaçon du brevet. Le monopole sur le brevet est alors respecté : seul le breveté peut exploiter l’invention pour en tirer des gains.
[108] Même si la loi permet le recours à la restitution des profits en tant que mesure possible de réparation, celle‑ci conserve ses origines : elle demeure une réparation issue de l’equity. Ne l’oublions pas : les réparations en equity relèvent toujours du pouvoir discrétionnaire du tribunal (Strother c. 3464920 Canada Inc., 2007 CSC 24, [2007] 2 R.C.S. 177, par. 74), et les considérations liées à l’equity s’appliquent au moment d’évaluer si la réparation est appropriée dans les circonstances (Beloit Canada Ltée. c. Valmet‑Dominion Inc., 1997 CanLII 6342 (CAF), [1997] 3 C.F. 497 (C.A.), par. 106‑125; Bayer Aktiengesellschaft c. Apotex Inc. (2002), 2002 CanLII 18194 (ON CA), 16 C.P.R. (4th) 417 (C.A. Ont.), par. 10‑15).
(3) Le choix entre les dommages‑intérêts et la restitution des profits
[109] Comme la restitution des profits est une réparation qui relève du pouvoir discrétionnaire du tribunal fondée sur l’equity, le demandeur dans une action en contrefaçon de brevet n’a pas de droit absolu de choisir entre des dommages‑intérêts et la restitution des profits. La décision d’accorder sur demande une restitution des profits relève du pouvoir discrétionnaire du tribunal. Néanmoins, « [i]l est de pratique courante dans les affaires de contrefaçon de brevet de permettre au demandeur de choisir entre des dommages‑intérêts et la restitution des bénéfices » (Bayer Inc. c. Cobalt Pharmaceuticals Company, 2016 CF 1192, par. 6 (CanLII), conf. par 2018 CAF 32, [2018] 4 R.C.F. 58; AlliedSignal Inc. c. Du Pont Canada Inc., [1995] A.C.F. no 744 (QL) (C.A.), par. 77; Perry et Currier, §17.80).
[110] En l’espèce, la question de la responsabilité a été examinée séparément de celle du montant approprié à accorder. Après avoir prouvé que Nova était responsable de la contrefaçon de son brevet, Dow pouvait « choi[sir], après enquête et communication intégrale, entre une comptabilisation des profits de la défenderesse et des dommages‑intérêts [l’]indemnisant en totalité du préjudice subi par suite du manque à gagner qui découle directement pour ell[e] de la contrefaçon » (2014 CF 844, par. 283 (CanLII)).
B. La jurisprudence postérieure à l’arrêt Schmeiser
[111] Depuis l’arrêt rendu par notre Cour dans l’affaire Schmeiser, une jurisprudence s’est développée au sein de la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale concernant la manière dont les tribunaux devraient identifier la bonne solution non contrefaisante, tant dans le contexte des demandes de dommages‑intérêts que dans celui des demandes de restitution des profits. Il importe d’examiner la jurisprudence postérieure à l’arrêt Schmeiser, puisqu’elle a joué un rôle de premier plan dans l’historique judiciaire de la présente affaire.
[112] Un courant jurisprudentiel s’est développé à la Cour d’appel fédérale relativement à la pertinence juridique des produits de substitution non contrefaisants pour les fins du calcul des dommages‑intérêts à accorder (voir, p. ex., Lovastatine; Pfizer Canada Inc. c. Teva Canada Limitée, 2016 CAF 161 (« Pfizer (2016) »); AFD Petroleum Ltd. c. Frac Shack Inc., 2018 CAF 140; Apotex Inc. c. Eli Lilly and Company, 2018 CAF 217 (« Cefaclor »)). Je constate que ces précédents font abondamment référence à des produits de substitution (ou de rechange) non contrefaisants plutôt qu’au terme utilisé dans l’arrêt Schmeiser, soit « solution non contrefaisante ».
[113] Dans la décision Lovastatine, la Cour d’appel fédérale a reconnu la pertinence, en droit, de tenir compte de l’existence de produits de substitution non contrefaits pour calculer les dommages‑intérêts. Tel que l’a expliqué la Cour d’appel fédérale, lorsque le défendeur peut fabriquer et vendre un produit de substitution qui ne contrefait pas la concrétisation du brevet, cela laisse entendre que le brevet ne confère un monopole que sur une partie du marché. Le titulaire du brevet détient certes un monopole sur l’invention, mais les consommateurs ont aussi le choix d’acheter le produit de substitution non contrefait (par. 48). Dès lors que le brevet ne crée pas de monopole sur l’ensemble du marché pour le produit, la possibilité de recourir à un produit de substitution non contrefait est pertinente en droit aux fins de l’examen d’une demande de dommages‑intérêts. Dans le cas où « le contrefacteur aurait pu fabriquer et vendre un produit de substitution non contrefait et l’aurait fait, ces ventes auraient pu en fait réduire celles du titulaire du brevet » (par. 49). En conséquence, si le contrefacteur est en mesure de démontrer qu’il aurait pu fabriquer et aurait fabriqué un produit de substitution non contrefait, le tribunal pourra en tenir compte au moment de calculer le montant des dommages subis par le breveté. En effet, les ventes hypothétiques par le contrefacteur du produit de substitution non contrefait — lequel aurait fait concurrence au produit du breveté sur le même marché — réduisent la quantité de ventes véritablement perdues par le breveté en raison de la contrefaçon.
[114] Cependant, comme la Cour d’appel fédérale l’a précisé dans Lovastatine, « [t]oute cour invitée à examiner les effets d’une concurrence légitime par un défendeur commercialisant un produit de substitution non contrefait est tenue de se poser [la question suivante] : Le produit non contrefaisant proposé offre‑t‑il un véritable produit de substitution et donc un véritable choix? » (par. 73 (je souligne)). Dans l’arrêt Cefaclor, la Cour d’appel fédérale a souligné que, dans les affaires qui ne concernent pas des brevets pharmaceutiques, la question de savoir si le produit de substitution non contrefait représente un véritable produit de rechange est une « question très importante qui consiste habituellement à décider si le consommateur estimerait que le produit en question constitue un véritable substitut » (par. 54 (CanLII) (je souligne)).
[115] Dans le contexte des dommages‑intérêts, il y a une valeur analytique potentielle à l’obligation, pour le contrefacteur, de prouver qu’il aurait pu fabriquer et aurait fabriqué un produit de substitution qui aurait fait concurrence au produit breveté sur le même marché. Ce sont les ventes hypothétiques, par le contrefacteur, du produit de substitution non contrefait qui diminuent les dommages‑intérêts dus au breveté. En effet, ces ventes hypothétiques réduisent le nombre de ventes perdues (et donc les profits perdus) du breveté. Si, aux yeux du consommateur, le produit de substitution non contrefait n’est pas un véritable substitut, de sorte qu’il ne pourrait remplacer les ventes du produit breveté, alors il ne serait pas pertinent, sur le plan juridique, d’en tenir compte dans le calcul des dommages‑intérêts.
[116] Voici un exemple qui illustre bien mon propos. Supposons qu’un breveté soit titulaire d’un brevet sur un certain produit, que j’appellerai « gadget breveté ». Un contrefacteur porte atteinte au monopole conféré au breveté par la loi en vendant 100 de ces gadgets brevetés. Le breveté opte pour réclamer des dommages‑intérêts, et fait valoir que, n’eût été la contrefaçon, il aurait vendu 100 gadgets brevetés. Il ajoute que la vente illicite, par le contrefacteur, des 100 gadgets brevetés a donc entraîné pour lui (le breveté) la perte d’autant de ventes. Le contrefacteur, toutefois, peut faire valoir qu’il aurait pu vendre et aurait vendu un produit non contrefait comme substitut aux gadgets visés par le brevet s’il n’avait pas contrefait le brevet. Ce produit non breveté, bien qu’il ne soit pas identique aux gadgets brevetés, leur aurait fait concurrence sur le même marché. Si le contrefacteur parvient à démontrer qu’il aurait pu vendre et aurait vendu, par exemple, 25 gadgets non brevetés, le nombre de ventes perdues par le breveté est réduit à 75.
[117] En somme, dans le contexte des dommages‑intérêts, le recours à un produit de substitution non contrefait est pertinent dans la mesure où les ventes hypothétiques qu’aurait réalisées le contrefacteur diminuent le nombre de ventes perdues par le breveté. Par ailleurs, ces ventes — et la perte de profits correspondante pour le breveté — constituent un chef de dommages‑intérêts. Si le contrefacteur est en mesure d’établir qu’un produit de substitution non contrefait faisant concurrence au produit breveté sur le même marché avait pu lui permettre de générer et avait généré des ventes, le montant des dommages‑intérêts du breveté au titre des ventes perdues peut être réduit.
[118] La jurisprudence en matière de dommages‑intérêts portant sur le recours à des produits de substitution non contrefaits a été citée, avec approbation, dans des affaires concernant la restitution des profits (voir Apotex Inc. c. ADIR, 2017 CAF 23 (« ADIR (2017) »), par. 34 (CanLII); Apotex Inc. c. ADIR, 2020 CAF 60 (« ADIR (2020) »), par. 48‑49 (CanLII)). En effet, à la suite de l’arrêt Schmeiser, il y a eu convergence dans le droit en ce qui concerne les dommages‑intérêts et la restitution des profits. Depuis qu’il a été rendu en 2015, l’arrêt Lovastatine — y compris l’exigence qui y est posée, selon laquelle le produit de substitution non contrefait doit être un « véritable produit de substitution » au produit breveté ou un « véritable choix » — a été appliqué aussi bien dans des affaires de dommages‑intérêts que dans des affaires de restitution des profits.
C. Faits
(1) Contrefaçon par Nova du brevet de Dow
[119] En avril 1994, Dow a déposé une demande de brevet concernant les « Articles produits à partir de mélanges de polymères éthyléniques », le brevet canadien no 2,160,705 (« brevet 705 »). Le brevet 705 a été publié en novembre 1994, mais n’a été délivré qu’en août 2006. Il vise certaines catégories de polyéthylène utilisées pour fabriquer des produits de pellicule plastique, tels des sacs à ordures et des emballages alimentaires. Dow vendait des produits fabriqués avec ses catégories de polyéthylène brevetées au Canada sous le nom « ELITE ».
[120] En décembre 2010, Dow a intenté une poursuite contre Nova dans laquelle elle affirmait que le polyéthylène commercialisé par celle‑ci sous le nom « SURPASS » contrefaisait le brevet 705. En défense, Nova a allégué que ce brevet était invalide. En septembre 2014, la Cour fédérale a déclaré que le brevet de Dow était valide, et a statué qu’il avait été contrefait par Nova (2014 CF 844). Cette décision a été confirmée en appel (2016 CAF 216).
(2) Fabrication de SURPASS par Nova
[121] L’éthylène est une matière première qui entre dans la fabrication du polyéthylène. Nova a utilisé de l’éthylène dans la production de son polyéthylène contrefait, le SURPASS, ainsi que dans celle d’autres catégories de polyéthylène non contrefaites.
[122] Nova exploitait deux principaux secteurs d’activité au Canada : (1) la division des oléfines, qui produisait l’éthylène; et (2) la division des polyoléfines, qui fabriquait le polyéthylène. Nova tenait des registres commerciaux distincts pour ces deux divisions. Selon ces registres, elle ne payait pas le prix du marché pour l’éthylène utilisé dans la fabrication du produit SURPASS. En effet, comme l’a conclu le juge chargé du renvoi, Nova pouvait produire de l’éthylène à sa division des oléfines « à un prix considérablement moins élevé que le prix en vigueur sur le marché » (2017 CF 350, [2018] 2 R.C.F. 154, par. 137). Nova payait donc un « prix de cession » interne pour l’éthylène.
[123] Au cours de la période où elle a contrefait le brevet, Nova s’est servie d’une petite quantité de sa production totale d’éthylène pour fabriquer son polyéthylène de catégorie contrefaisante. Le reste de l’éthylène de Nova a été soit vendu à des clients aux prix du marché, soit utilisé pour fabriquer des catégories de polyéthylène non contrefaisantes, dont du polyéthylène de type « seau et cageot ».
D. Historique des procédures
(1) La décision du juge chargé du renvoi : Cour fédérale, 2017 CF 350, [2018] 2 R.C.F. 154
[124] Au procès, Nova a concédé qu’il n’existait pas de [traduction] « produit alternatif non contrefait direct » aux produits contrefaits SURPASS (par. 146). Elle a donc reconnu que, selon son interprétation de la jurisprudence postérieure à l’arrêt Schmeiser, il n’était pas possible de recourir à la méthode du profit différentiel. Nova a ensuite fait porter ses arguments sur une déduction des coûts de l’éthylène plutôt que des profits pour le calcul d’une restitution des profits. Elle a ajouté qu’elle devrait être autorisée à déduire le prix du marché de l’éthylène (c.‑à‑d., le prix moyen de vente par un tiers) plutôt que les coûts réels encourus (c.‑à‑d., le prix de cession moins élevé qu’elle avait payé). À titre subsidiaire, Nova a soutenu qu’elle devrait être autorisée à déduire le coût complet — qui comprend les coûts variables, fixes et en capital — associé à sa fabrication de l’éthylène (par. 134).
[125] Le juge chargé du renvoi a statué que la méthode du profit différentiel ne pouvait être utilisée. Au moment d’exposer le droit concernant le recours à cette méthode, il a déclaré, en citant à l’appui l’arrêt Lovastatine (une affaire de dommages‑intérêts), que la meilleure solution non contrefaisante « d[evait] être un réel substitut ou une réelle alternative » (par. 143). Il a également rejeté le principal argument de Nova selon lequel elle devrait pouvoir déduire le prix du marché de l’éthylène plutôt que les coûts qu’elle avait réellement encourus, puisqu’un « recouvrement des bénéfices devrait se fonder sur les recettes et les coûts réels » (par. 139). Toutefois, il a retenu l’argument subsidiaire de Nova et l’a autorisée à déduire ses coûts complets, y compris ses coûts variables et ses coûts fixes (par. 140).
[126] Au moment de calculer les coûts fixes déductibles de Nova associés à sa fabrication d’éthylène, le juge chargé du renvoi a tiré l’importante conclusion de fait suivante :
Je suis convaincu que si Nova n’avait pas fabriqué de produits contrefaits, elle se serait acharnée à exploiter l’usine PE2 pour fabriquer d’autres produits, notamment ceux appartenant à la catégorie seau et cageot ou encore d’autres résines qui forment la « gamme de produits » de Nova. Je suis aussi convaincu que Nova aurait vendu ces autres produits sur des marchés en Amérique du Nord ou en Asie. [par. 158]
[127] En fin de compte, la Cour fédérale a ordonné à Nova de restituer quelque 644 M$ à Dow (2017 CF 637).
(2) La décision de la Cour d’appel fédérale : 2020 CAF 141, [2021] 1 R.C.F. 551
[128] Devant la Cour d’appel, Nova a repositionné son argumentation. Elle a fait valoir deux principaux arguments relatifs à une répartition des profits. En premier lieu, Nova a fait valoir que, « si elle n’avait pas contrefait le brevet, elle aurait produit de l’éthène de toute façon et en aurait tiré des profits licites » en le vendant au prix du marché (par. 90). Elle a soutenu que ces profits hypothétiques devaient être pris en compte dans le calcul, car elle [traduction] « aurait tiré des profits de l’éthène [. . .] même sans la contrefaçon » (par. 90, citant le mémoire des faits et du droit révisé de Nova, par. 24 et 55‑56). En deuxième lieu, Nova a plaidé qu’elle devait une partie de ses profits à sa capacité unique de produire de l’éthylène à un prix considérablement moins élevé que celui du marché. Selon elle, les profits en question n’avaient pas de lien de causalité avec le brevet, mais étaient plutôt attribuables à [traduction] « [l’]avantage propre à l’Alberta » dont elle jouissait, de sorte qu’ils devaient être soustraits de la restitution des profits.
[129] La majorité de la Cour d’appel fédérale a ultimement rejeté ces deux arguments; elle a maintenu la restitution des profits ordonnée par le juge chargé du renvoi et elle a conclu que la prétention de Nova était purement hypothétique, et donc sans valeur juridique dans le contexte d’une restitution des profits. La majorité a en outre constaté que le juge chargé du renvoi avait refusé de tirer les conclusions de fait nécessaires relativement à cet argument. La juge dissidente, quoique souscrivant à l’état du droit tel qu’exposé par la majorité, a conclu que le juge chargé du renvoi avait commis une erreur en ne tenant pas compte de la question de la causalité, qui se rattache directement au test juridique applicable à la répartition des profits.
III. Questions en litige
[130] Le présent pourvoi soulève deux questions principales. Premièrement, la Cour d’appel fédérale a‑t‑elle commis une erreur de droit en omettant d’appliquer une répartition des profits de manière à ce que soient soustraits du montant accordé à Dow les profits tirés par Nova de la production d’éthylène? Pour répondre à cette question, il faut se demander si, d’un point de vue juridique, la méthode du profit différentiel ne peut s’appliquer que dans les cas où la meilleure solution non contrefaisante d’un contrefacteur est, pour le consommateur, un véritable substitut au produit breveté.
[131] Deuxièmement, la Cour d’appel fédérale a‑t‑elle commis une erreur de droit en confirmant l’attribution, à Dow, des bénéfices de rebond associés aux produits fabriqués et vendus après l’expiration du brevet?
IV. Analyse
[132] La complexité et les difficultés associées à la mesure de réparation qu’est la restitution des profits justifient que l’on revienne aux principes de base. Mon analyse procède en trois temps. Premièrement, j’expose les principes qui régissent la restitution des profits. Deuxièmement, j’examine la question de savoir si, en refusant d’appliquer la méthode du profit différentiel, les tribunaux d’instances inférieures ont commis une erreur en omettant de procéder à une répartition des profits qui tienne compte de ceux tirés de l’éthylène. À cette fin, il faut déterminer si, d’un point de vue juridique, la meilleure solution non contrefaisante d’un contrefacteur doit représenter, pour le consommateur, un véritable substitut au produit breveté. Troisièmement, je détermine si les tribunaux d’instances inférieures ont eu tort d’accorder des bénéfices de rebond.
A. Principes régissant la restitution des profits
(1) Les objectifs d’equity pouvant être atteints par la restitution des profits
[133] Bien qu’il existe certains principes fondamentaux encadrant le recours à la restitution des profits, le caractère souple et contextuel des réparations en equity permet de les adapter de sorte qu’elles puissent réparer le tort qu’elles visent à remédier. Comme l’énonçait le juge Dickson dans l’arrêt Pettkus c. Becker, 1980 CanLII 22 (CSC), [1980] 2 R.C.S. 834, p. 847‑848, « [l]e grand avantage des principes anciens d’equity est leur souplesse : les tribunaux peuvent donc modeler ces principes malléables pour répondre aux nécessités et aux mœurs changeantes de la société, afin que justice soit rendue. »
[134] Pour comprendre adéquatement la manière dont la restitution des profits s’applique dans le contexte des brevets, il importe de préciser d’abord les objectifs d’equity qui peuvent être atteints grâce à cette réparation. Ces objectifs ont été examinés dans l’arrêt Strother, l’arrêt de principe de notre Cour en ce qui concerne la restitution des profits. Dans cette affaire, il était question d’un avocat ayant omis de conseiller son client à propos d’une décision favorable en matière d’impôt dont ce dernier aurait pu bénéficier. En contravention à son obligation fiduciaire, l’avocat a ensuite profité, de concert avec un autre client, d’une occasion d’affaires liée à la décision fiscale favorable, et a ainsi réalisé des millions de dollars de profits. La Cour a ordonné à l’avocat de rendre compte des profits résultant du manquement.
[135] S’exprimant au nom de la majorité, le juge Binnie a indiqué que « la “restitution” des profits [. . .] peut viser l’un ou l’autre de deux objectifs d’equity, ou les deux à la fois » : (1) un objectif de prévention, qui consiste à dissuader la conduite fautive; et (2) un objectif de restitution, qui consiste à restituer au demandeur les profits qui lui appartiennent à bon droit, mais que le défendeur s’est appropriés (par. 75‑76 (je souligne)). Cet objectif de restitution s’applique, notamment, à « l’exploitation illicite par le défendeur de la propriété intellectuelle du demandeur » (par. 76).
[136] Avant d’expliquer plus en détail quelle incidence ont ces deux objectifs d’equity sur l’application de la restitution des profits en tant que réparation, il est utile d’apporter certaines clarifications au sujet de l’emploi du terme « restitution ». Comme la Cour l’a récemment précisé dans l’arrêt Société des loteries de l’Atlantique, la restitution pour enrichissement sans cause et la restitution des gains illicites sont deux réparations distinctes fondées sur les gains réalisés : « . . . la restitution des gains illicites exige seulement que le défendeur ait obtenu un avantage (sans qu’il soit nécessaire de prouver que le demandeur a subi un appauvrissement), alors que la restitution est accordée en réponse à l’élément causal d’un enrichissement sans cause [. . .], lorsque le gain réalisé par le défendeur correspond à l’appauvrissement subi par le demandeur . . . » (par. 24 (italique omis)).
[137] Il y a une apparente incompatibilité entre la définition de la « restitution des gains illicites » donnée dans l’arrêt Société des loteries de l’Atlantique et l’objectif potentiel de la « restitution des profits » tel qu’il est décrit dans l’arrêt Strother. Selon l’arrêt Société des loteries de l’Atlantique, la restitution des gains illicites et la restitution pour enrichissement sans cause sont deux réparations distinctes fondées sur les gains réalisés, tandis que, selon l’arrêt Strother, la restitution des profits peut avoir un objectif de restitution. À mon avis, la qualification, dans l’arrêt Strother, de la restitution des gains illicites comme servant un objectif de restitution constitue un exemple de cette « terminologie incohérente » qui foisonne dans la jurisprudence (Société des loteries de l’Atlantique, par. 23). Correctement interprété, l’objectif de restitution, dans l’arrêt Strother, serait plus judicieusement qualifié d’objectif de remise en état. Il consiste à remettre au demandeur les gains illicitement obtenus par le défendeur, car ces gains appartiennent à bon droit au demandeur.
[138] Par souci d’assurer une « plus grande précision » et d’éviter « l’ambiguïté inhérente à cette terminologie » (Société des loteries de l’Atlantique, par. 23), je réfère à l’objectif de remise en état plutôt qu’à l’objectif de restitution parce que, selon moi, ce terme plus précis correspond exactement au sens voulu dans l’arrêt Strother et évite la confusion inutile évoquée dans l’arrêt Société des loteries de l’Atlantique. La réparation a pour objectif de remettre le contrefacteur dans sa situation initiale, puisque [traduction] « la faute à laquelle la restitution des gains illicites vise à remédier est l’utilisation par le contrefacteur, sans consentement, de ce qui revient de droit au demandeur. [La faute] ne consiste pas à utiliser l’objet de ce droit en combinaison avec les propres ressources du contrefacteur de manière à générer de la richesse » (M. P. Gergen, « Causation in Disgorgement » (2012), 92 B.U.L. Rev. 827, p. 830). Dès lors, le critère de causalité du « n’eût été » est approprié, vu que l’analyse est axée sur la remise du contrefacteur dans l’état où il se serait trouvé, n’eût été la contrefaçon. Les dommages‑intérêts, une réparation fondée sur la perte, consistent à remettre le demandeur dans la situation qui aurait été la sienne, n’eût été la contrefaçon. Étant donné qu’elle est axée sur les gains réalisés par le contrefacteur, il est tout à fait logique que la restitution des profits ait pour but de remettre le contrefacteur dans l’état où il se serait trouvé, n’eût été la contrefaçon (voir Philip Morris Products S.A. c. Marlboro Canada Ltd., 2015 CF 364, [2015] F.C.J. No. 1564 (QL), par. 17).
[139] Même s’il ne fait pas référence à l’arrêt Strother, mon collègue décrit la restitution des profits comme une mesure de redressement qui permet de protéger le marché inhérent à l’octroi d’un brevet (1) en restituant au breveté les profits réalisés grâce à la contrefaçon du brevet, et (2) en dissuadant, mais pas en punissant, les contrefacteurs (motifs du juge Rowe, par. 44). J’ai peine à comprendre si mon collègue confirme ce qui a été énoncé dans l’arrêt Strother, modifie (comme je le fais moi‑même ici) la terminologie utilisée dans Strother, ou encore s’écarte de la discussion dans ce même arrêt au sujet des objectifs d’equity de la restitution des profits.
(2) Les objectifs d’equity que vise la restitution des profits dans le contexte des brevets
[140] Pour mettre en évidence les objectifs d’equity que la restitution des profits vise à atteindre dans le contexte des brevets, j’estime qu’il est utile de comparer son application avec la manière dont cette réparation s’applique dans un contexte fiduciaire. Comme je l’ai mentionné, l’objectif de la restitution des profits diffère sensiblement selon que cette réparation s’inscrive dans un contexte de brevet ou dans celui d’un manquement à une obligation de fiduciaire. Plus précisément, en matière de brevets, l’accent est mis sur la restitution, c’est‑à‑dire la restitution au breveté des profits réalisés par le contrefacteur grâce à son exploitation de l’invention brevetée. La dissuasion n’est pas un objectif primordial, même s’il est vrai que la restitution des profits contribue, de manière limitée, à préserver le monopole conféré par le brevet.
[141] L’approche de mon collègue n’identifie pas et n’explique pas suffisamment les objectifs d’equity que la restitution des profits permet d’atteindre dans le contexte des brevets. Depuis l’arrêt Strother de notre Cour, une grande partie des décisions relatives à cette mesure de réparation mentionnent simplement que la restitution des profits vise deux objectifs d’equity : la restitution et la dissuasion. Au paragraphe 44 de ses motifs, mon collègue cite d’ailleurs l’arrêt ADIR (2020) au soutien d’une telle proposition. Avec égards, cette décision ne rend pas fidèlement compte des propos tenus dans l’arrêt Strother. Tel qu’il est énoncé dans cet arrêt, la restitution des profits est un « recours [qui] peut viser l’un ou l’autre de deux objectifs d’equity, ou les deux à la fois » (par. 75). À mon avis, il importe de bien comprendre, sur le plan conceptuel, comment cette réparation s’applique dans le contexte des brevets, et en quoi son application diffère dans le contexte d’un manquement à une obligation fiduciaire. En matière de brevets, je ne nie pas que la restitution des profits puisse servir à dissuader d’éventuelles contrefaçons délibérées et efficaces; toutefois, dans ce contexte, elle vise principalement un objectif restitutoire. Décrire l’objectif de dissuasion de manière inexacte risque de dénaturer l’analyse du lien de causalité.
a) L’objectif de la restitution des profits dans le contexte fiduciaire
[142] En présence d’un manquement à une obligation fiduciaire, on ne saurait sous‑estimer l’objectif de dissuasion préventive visé par le recours en restitution des profits. L’equity a horreur de tels manquements. Cette Cour reconnaît par ailleurs depuis longtemps les objectifs politiques uniques sous‑tendant les rapports fiduciaires, et que l’equity vise à faire respecter. Comme le mentionnait le juge La Forest dans l’arrêt Hodgkinson c. Simms, 1994 CanLII 70 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 377, p. 453 :
Le droit des obligations fiduciaires a toujours comporté un élément de dissuasion. [. . .] Le droit est ainsi en mesure de surveiller une relation que la société considère comme utile, tout en écartant la nécessité d’une réglementation officielle qui risquerait d’en réduire l’utilité sociale.
(Voir aussi Canadian Aero Service Ltd. c. O’Malley, 1973 CanLII 23 (CSC), [1974] R.C.S. 592, p. 607 et 610; Lac Minerals Ltd. c. International Corona Resources Ltd., 1989 CanLII 34 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 574, p. 672‑673, le juge La Forest; Canson Enterprises Ltd. c. Boughton & Co., 1991 CanLII 52 (CSC), [1991] 3 R.C.S. 534, p. 571‑574, le juge La Forest, et p. 546‑547, la juge McLachlin.)
[143] Les réparations en equity sont souples et contextuelles. Le juge La Forest, s’exprimant alors au nom des juges majoritaires dans l’arrêt Canson, mentionnait ce qui suit à cet égard :
[s]i une situation nécessite la poursuite de différents objectifs de principe, on peut alors chercher le redressement dans le système qui paraît convenir le mieux. Souvent, ce sera l’equity. Ses redressements souples, tels que les fiducies par interprétation, la reddition de compte, le droit de suite et l’indemnisation, doivent donc continuer à être façonnés de manière à satisfaire aux exigences de l’équité et de la justice dans des situations précises . . .
[L]’equity ne saurait s’appliquer rigidement. Ses principes doivent être adaptés à différentes circonstances. Il est bien évident que toutes les obligations fiduciaires ne sont pas identiques. Il ne conviendrait pas du tout de donner aux principes d’equity une interprétation à ce point formaliste qu’elle écarterait des règles de common law qui assurent un degré considérable de justice dans des domaines qui relèvent des deux systèmes, laquelle interprétation entraînerait ainsi des résultats à la fois durs et inéquitables. [p. 588‑589]
[144] Vu la grande importance accordée, en equity, à la préservation de la relation fiduciaire et à la dissuasion du fiduciaire déloyal, l’absence de tout rapport fiduciaire peut atténuer considérablement la fonction dissuasive d’une réparation en equity. En effet, dans l’arrêt Cadbury Schweppes Inc. c. Aliments FBI Ltée, 1999 CanLII 705 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 142, où il était question d’un abus de confiance dans le contexte d’une relation non fiduciaire, le juge Binnie a souligné que « [l]’objectif primordial de dissuasion applicable au cas de vulnérabilité particulière à l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire [. . .] ne s’applique pas en l’espèce » (par. 30 (références omises)). Ce facteur a joué un rôle considérable au moment d’évaluer les droits des parties en equity et de déterminer la réparation appropriée.
b) L’objectif de la restitution des profits dans le contexte des brevets
[145] La restitution des profits peut viser un des deux objectifs d’equity — soit l’objectif de restitution ou l’objectif de dissuasion préventive — ou encore les deux à la fois. Elle n’a pas à viser les deux. Comme l’explique le professeur Devonshire, la fonction de la restitution des profits en cas de contrefaçon d’un brevet se distingue grandement de celle qu’elle joue dans le contexte d’un manquement à une obligation fiduciaire. Lorsqu’elle remédie à un manquement à une obligation fiduciaire, la restitution des profits [traduction] « donne effet à des concepts tels que la prophylaxie et la protection de la confiance. Dans les affaires relatives à la propriété intellectuelle, cette réparation reflète l’objectif, plus restreint, qui consiste à restituer les gains attribuables à l’atteinte aux droits du demandeur » (P. Devonshire, Account of Profits (2013), p. 131 (notes en bas de page omises)).
(i) L’objectif de la remise en état
[146] Tel que je l’ai mentionné, dans le contexte des brevets, l’objectif de remise en état que vise la restitution de profits consiste à remettre le contrefacteur dans la position où il se serait trouvé, n’eût été la violation du brevet. Dans le cas des réparations fondées sur la perte, notamment les dommages‑intérêts ou l’indemnisation en equity, l’objectif est d’indemniser le demandeur lésé en le remettant dans l’état où il se serait trouvé, n’eût été la violation. Toutefois, la restitution des profits étant une réparation fondée sur les gains, l’accent est mis sur les gains réalisés par le contrefacteur et l’objectif consiste à remettre ce dernier dans l’état où il se serait trouvé, n’eût été la violation, en lui ordonnant de restituer les profits attribuables à son comportement fautif.
(ii) L’objectif de dissuasion préventive
[147] À mon avis, aucun objectif primordial de dissuasion préventive ne s’applique dans le contexte des brevets. Comme dans l’affaire Cadbury Schweppes, l’absence de rapport fiduciaire signifie que la dissuasion n’est pas un objectif primordial. En outre, un tel objectif est contrebalancé par des préoccupations de politique générale ayant trait à la surévaluation des gains (p. ex., les gains inattendus) et à une dissuasion excessive, qui sont particulièrement marquées dans le contexte d’une restitution des profits, surtout en matière de brevets. Dans l’arrêt Free World Trust, notre Cour a déjà traité des préoccupations relatives à une éventuelle dissuasion excessive dans ce contexte. À mon sens, les observations du juge Binnie, au par. 42, demeurent pertinentes à cet égard :
Le régime de concession de brevets vise à favoriser la recherche et le développement et à encourager l’activité économique en général. La réalisation de ces objectifs est cependant compromise lorsqu’un concurrent craint de marcher dans les plates‑bandes du titulaire d’un brevet dont la portée n’est pas raisonnablement précise et certaine. Le brevet dont la portée est incertaine devient [traduction] « une nuisance publique » (R.C.A. Photophone, Ld. c. Gaumont‑British Picture Corp. (1936), 53 R.P.C. 167 (C.A. Angl.), à la p. 195). Les concurrents éventuels sont dissuadés d’œuvrer dans des domaines qui, en fait, échappent à la portée du brevet même lorsque, à l’issue d’une longue et coûteuse instance (les frais de justice en la matière pouvant effectivement être très élevés, et la procédure très longue), un tribunal pourrait confirmer que ce qu’un concurrent projette de faire est parfaitement licite. Les sommes qui auraient pu être investies sont perdues ou affectées à autre chose. La concurrence est « gelée ». Le breveté jouit d’un monopole plus grand que celui que l’État a voulu lui accorder. L’incertitude se double d’un grave préjudice économique, et il convient que le droit des brevets s’efforce de réduire le plus possible ce préjudice. [Je souligne.]
[148] Je reconnais que le juge Binnie discutait de la nécessité de veiller à ce que la portée d’un brevet soit juste et raisonnablement prévisible. À mon sens, la même logique s’applique à la restitution des profits. La réparation ne devrait pas décourager d’éventuels acteurs de livrer concurrence aux titulaires de brevets dans des domaines qu’ils estiment raisonnablement ne pas être couverts par un brevet. En effet, si le breveté pouvait bénéficier d’un gain inattendu en obtenant des profits n’ayant aucun lien causal avec la contrefaçon, la réparation deviendrait punitive, et la portée du monopole conféré par le brevet serait indûment élargie. Cela aurait pour conséquence d’ébranler le marché inhérent à l’octroi d’un brevet et de diminuer la concurrence.
[149] Les préoccupations au sujet d’une dissuasion excessive sont fréquemment soulevées dans les ouvrages doctrinaux portant sur le recours à la restitution des profits, tant en général que dans le contexte particulier des brevets (voir, p. ex., Devonshire, p. 58‑71 et 131‑133; Gergen, p. 837; C. B. Seaman et autres, « Lost Profits and Disgorgement », dans C. B. Biddle et autres, dir., Patent Remedies and Complex Products : Toward a Global Consensus (2019), 50, p. 60 et 72‑73; T. F. Cotter, Comparative Patent Remedies : A Legal and Economic Analysis (2013), p. 69; N. Siebrasse, « A Remedial Benefit‑Based Approach to the Innocent‑User Problem in the Patenting of Higher Life Forms » (2004), 20 R.C.P.I. 79, p. 96‑98).
[150] Je constate en outre que, dans l’arrêt ADIR (2017), la Cour d’appel fédérale a justement écarté l’idée que la restitution des profits puisse avoir un quelconque objectif dissuasif important. Dans cette affaire, la Cour d’appel fédérale a jugé que le recours à une solution non contrefaisante était inopportun. Selon la Cour fédérale, si le contrefacteur arrivait à prouver l’existence d’une solution non contrefaisante qui lui aurait permis de réaliser des profits hypothétiques semblables, il bénéficierait dès lors d’un « bouclier parfait contre les conséquences de n’importe quelle contrefaçon de brevet ultérieure au Canada » (ADIR c. Apotex Inc., 2015 CF 721, par. 121 (CanLII)). Néanmoins, la Cour d’appel fédérale a, à juste titre et conformément à la décision de notre Cour dans l’arrêt Schmeiser, rejeté la thèse du « bouclier parfait ». Elle a souligné que la disponibilité d’autres mesures de réparation — notamment l’imposition de dépens élevés, une injonction et des dommages‑intérêts punitifs — faisait contrepoids à l’éventualité d’une incitation à la contrefaçon (Lovastatine, par. 71).
[151] Je précise que mes propos ne doivent pas être interprétés comme suggérant que la restitution des profits ne sert aucun objectif dissuasif dans le contexte des brevets. Toutefois, dans ce contexte particulier, cette mesure de réparation a un effet dissuasif limité, et doit être considérée de pair avec les autres recours possibles. Plus particulièrement, le recours statutaire qu’est la restitution des profits contribue à dissuader la contrefaçon dans la mesure où, même si le breveté subit peu de dommages susceptibles d’indemnisation ou n’en subit pas, le contrefacteur se voit privé des profits attribuables à sa contrefaçon. Cette réparation dissuade donc les concurrents de contrefaire intentionnellement un brevet, même si cette contrefaçon peut être qualifiée de « rentable ». Ainsi, le monopole conféré par le brevet est maintenu et respecté.
(3) Le rôle de la causalité
[152] Compte tenu des différents objectifs sous‑tendant la restitution des profits, la question à se poser est celle de savoir comment cette réparation en equity s’applique dans diverses circonstances. La réponse réside dans l’approche à la causalité. Dans le cas d’un manquement à une obligation fiduciaire comme dans celui de la contrefaçon d’un brevet, il faut établir un lien de causalité entre la violation et la contrefaçon et les profits (Strother, par. 79; Schmeiser, par. 101; Lubrizol).
[153] Il existe toutefois d’importantes différences à l’égard de la façon d’analyser la causalité. Une comparaison entre les démarches suivies dans les arrêts Strother et Schmeiser est révélatrice. Le contexte propre à chacune de ces affaires explique les divergences subtiles, mais importantes, entre les méthodes d’analyse de la causalité. Cela est tout à fait conforme au caractère souple des réparations en equity (voir, p. ex., Hodgkinson, p. 443). J’entends ici illustrer de manière générale les divergences dans l’analyse de la causalité. On aurait tort d’y voir un guide complet sur la manière dont la restitution des profits s’applique dans le contexte d’un manquement à une obligation fiduciaire, car aucun manquement de la sorte n’est en cause en l’espèce.
a) La répartition est inappropriée lorsque la dissuasion constitue l’objectif primordial
[154] Dans l’arrêt Strother, notre Cour avait ordonné au fiduciaire déloyal de « rendre compte des profits réalisés en raison des avantages financiers personnels qu’il a[vait] obtenus en manquant à son obligation fiduciaire » (par. 85). La Cour avait souligné que M. Strother « d[evait] restituer les profits liés aux manquements à son devoir de loyauté », et que « [s]i l’objectif de prévention du recours en equity d[evait] être atteint, on ne saurait permettre à M. Strother de toucher l’argent ainsi gagné grâce à un intérêt personnel incompatible avec son obligation fiduciaire » (par. 86‑87).
[155] Devant notre Cour, M. Strother a fait valoir qu’il devrait être autorisé à répartir ses profits en fonction de la mesure dans laquelle ils étaient attribuables à son manquement. Or, le juge Binnie a rejeté cet argument, en insistant sur l’objectif de prévention dans un tel contexte :
À mon avis, il ne s’agit pas d’une affaire où il y a lieu de procéder à une répartition. En l’espèce, la Cour vise un objectif de prévention plutôt qu’un objectif de restitution. Il n’est donc pas question que nous répartissions un profit entre différentes sources qui ont contribué à le réaliser (ou différents « générateurs de profits »). Monsieur Strother a acquis, dans un client, un intérêt financier personnel qui entrait en conflit avec le devoir qu’il avait de conseiller, de manière franche et complète, un autre client concurrent. Il ne devrait pas pouvoir profiter de cet intérêt conflictuel même si on a raison d’affirmer que ses propres compétence et expérience ont contribué de façon importante à la réalisation de ces profits. Procéder à une répartition dans de telles circonstances aurait pour effet de récompenser le manquement et de compromettre la réalisation de l’objectif de prévention. [Je souligne; italique dans l’original omis; par. 96.]
[156] La gravité de l’acte fautif ainsi que le souci de l’equity de préserver l’intégrité des rapports fiduciaires peuvent donc influer sur la rigidité de principes limitatifs tel que celui de la causalité (P. Devonshire, « Account of Profits for Breach of Fiduciary Duty » (2010), 32 Sydney L. Rev. 389, p. 394‑404). Quant à l’objectif de dissuasion préventive visé par la restitution des profits, il « favorise l’équité, même au prix d’un gain inattendu pour [la partie] lésé[e] » (Strother, par. 77). Dans de telles circonstances, une répartition — c’est‑à‑dire une ventilation des profits selon leur différente source — pourrait ne pas convenir. Comme l’a souligné le professeur Gergen, [traduction] « le critère habituel du “n’eût été” en matière de causalité cède le pas à un critère élargi qui suppose que la conduite est la cause des faits survenus — et ce, nonobstant l’existence d’une autre cause hypothétique (et parfois non hypothétique) —, lorsque des raisons de principe ou d’équité justifient de faire abstraction de cette cause comparable » (p. 835).
[157] En revanche, l’absence d’objectif primordial de dissuasion comparable dans une affaire de contrefaçon de brevet fait en sorte que l’analyse dans ce contexte est fortement axée sur les profits attribuables à la contrefaçon. On en trouve une illustration dans la méthode du profit différentiel, qui vise à isoler les différents « générateurs de profit » — pour reprendre le terme employé dans l’arrêt Strother — attribuables à l’exploitation illicite de l’invention du breveté par le contrefacteur.
b) La méthode du profit différentiel
[158] Dans le contexte des brevets, l’accent est mis sur la causalité, car il est bien établi que le breveté n’a droit qu’aux profits ayant un lien de causalité avec la contrefaçon du brevet (Schmeiser, par. 101; Lubrizol). Cependant, il s’est avéré notoirement difficile d’isoler ces profits, ce qui ressort à l’évidence tant de la jurisprudence que de la doctrine en la matière.
[159] Dans l’arrêt Reading & Bates Construction Co. c. Baker Energy Resources Corp., 1994 CanLII 3524 (CAF), [1995] 1 C.F. 483 (C.A.), p. 493, le juge Létourneau a fait remarquer que « l’exercice de ce recours suscit[ait] des difficultés d’ordre pratique » (voir aussi AlliedSignal, par. 77; Beloit, par. 113; Constellation Brands US Operations Inc. c. Société de vin internationale ltée, 2021 QCCA 1664, par. 38‑40 (CanLII)).
[160] Les auteurs de doctrine ont également fait état des défis que pose la répartition des profits dans le contexte de la contrefaçon d’un brevet. Par exemple, le professeur Siebrasse a décrit dans les termes suivants les difficultés auxquelles sont confrontés les tribunaux lorsqu’ils tentent de répartir les différentes sources génératrices de profit :
[traduction] La restitution des profits a pour but d’obliger le contrefacteur à restituer tous les profits que le défendeur a réalisés grâce à sa contrefaçon. Cela peut rapidement soulever des questions épineuses, car il est possible que les profits soient issus de l’exploitation de nombreux biens non contrefaits complémentaires. La solution traditionnelle a consisté à accorder au demandeur uniquement la part des profits généraux réalisés par le défendeur qui a un lien de causalité avec la contrefaçon. Déterminer à quel moment et de quelle manière réaliser cette « répartition » des profits compte parmi les questions juridiques les plus complexes . . . [Je souligne; note en fin d’ouvrage omise.]
(N. V. Siebrasse, A. J. Stack et autres, « Accounting of Profits in Intellectual Property Cases in Canada (2007) » (2008), 24 R.C.P.I. 83, p. 112; voir aussi L. Bently et autres, Intellectual Property Law (5e éd. 2018), p. 1348‑1349; L. Smith et J. Berryman, « Disgorgement of Profits in Canada », dans E. Hondius et A. Janssen, dir., Disgorgement of Profits : Gain‑Based Remedies throughout the World (2015), 281, p. 292‑293.)
[161] Les difficultés inhérentes à l’exercice de répartition des profits ont été considérablement aplanies par l’arrêt Schmeiser, dans lequel cette Cour a retenu la méthode du profit différentiel comme « méthode privilégiée de calcul des profits devant être remis » lorsqu’il est question d’atteintes aux droits de propriété intellectuelle (par. 102). En effet, il y a une raison de principe pour laquelle la méthode du profit différentiel est l’approche privilégiée dans ce contexte : elle permet d’approximer la part des profits attribuables à la contrefaçon.
[162] La méthode du profit différentiel permet d’isoler les profits que le contrefacteur a réalisés grâce à la contrefaçon. Elle quantifie donc la valeur du brevet entre les mains du contrefacteur, grâce à une comparaison entre ses profits réels et ceux qui auraient hypothétiquement été réalisés en utilisant la meilleure solution non contrefaisante (Schmeiser, par. 102). Autrement dit, cette méthode consiste à comparer les profits réels aux profits hypothétiques qui auraient pu être réalisés et auraient été réalisés, n’eût été la contrefaçon.
[163] C’est pourquoi la méthode du profit différentiel a également été qualifiée de méthode « fondée sur la valeur ». Grâce à une comparaison entre les profits réels et les profits hypothétiques basés sur la meilleure solution non contrefaisante, la méthode du profit différentiel intègre l’analyse de la répartition à l’ensemble de la démarche. Une fois que les profits attribuables à la contrefaçon sont isolés, [traduction] « [a]ucune autre répartition ne semble être nécessaire pour remettre le [contrefacteur] dans l’état où il se serait trouvé, n’eût été la contrefaçon » (Cotter, p. 205).
[164] À mon sens, il ne fait aucun doute que c’est ce que la Cour entendait établir comme test applicable dans l’arrêt Schmeiser. Un survol de l’historique du recours en restitution des profits jusqu’à l’arrêt Schmeiser corrobore ma conclusion.
[165] Avant l’arrêt Schmeiser, la méthode du profit différentiel avait été rejetée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Reading & Bates. Les propos de la Cour d’appel fédérale à cet égard sont révélateurs : « . . . il faut considérer les bénéfices que l’appelante a effectivement réalisés en contrefaisant le brevet, et non ceux qu’elle aurait retirés si elle avait employé une méthode n’entraînant pas de contrefaçon » (p. 496; voir aussi Wellcome Foundation Ltd. c. Apotex Inc., 2001 CanLII 22028 (CAF), [2001] 2 C.F. 618 (C.A.), par. 19‑21).
[166] Même si, dans l’arrêt Schmeiser, notre Cour ne s’est pas appuyée sur la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale, elle a renvoyé à l’arrêt Celanese International Corp. c. BP Chemicals Ltd, [1999] R.P.C. 203. Dans cette affaire, la Haute Cour anglaise a examiné de manière approfondie la question qui nous occupe. Le juge Laddie a décrit deux approches pour le calcul de la restitution des profits, celle du [traduction] « coût incrémental », ou la méthode du profit différentiel; et celle de la « répartition » des profits. La première a été décrite de la façon suivante par les avocats de BP Chemicals Ltd. : [traduction] « La démarche appropriée pour estimer les profits tirés de la contrefaçon consiste à déterminer la valeur des avantages associés à l’exploitation du lit de protection, et à la comparer à celle du produit de substitution que BP aurait le plus vraisemblablement utilisé autrement, n’eût été la contrefaçon » (par. 16). En d’autres termes, la méthode du profit différentiel se fonde sur le test du « n’eût été » afin de remettre le défendeur dans l’état où il se serait trouvé, n’eût été la contrefaçon. La deuxième méthode adoptée par le juge Laddie consiste à [traduction] « examiner les profits que l’ensemble du procédé ou l’objet a permis de réaliser et, lorsque le contexte s’y prête, à les répartir entre les parties qui sont contrefaites et celles qui ne le sont pas » (par. 34). Le juge a ajouté qu’aucune importance [traduction] « ne devrait être accordée au fait que des profits auraient pu être réalisés d’une manière non contrefaisante » (par. 39).
[167] Ainsi, le juge Laddie a expressément écarté la méthode du profit différentiel en faveur de celle de la répartition des profits. Je reconnais qu’au par. 101 de l’arrêt Schmeiser, notre Cour a cité la décision Celanese à l’appui de la proposition selon laquelle la remise des profits doit nécessairement être fondée sur le lien de causalité. Cependant, dans le paragraphe suivant, elle a clairement rejeté la méthode de la répartition des profits en faveur de la méthode du profit différentiel, qui repose sur le critère de causalité du « n’eût été ». On peut difficilement suggérer que cette Cour n’ait pas eu connaissance de la décision du juge Laddie au moment de rendre l’arrêt Schmeiser. C’est pourtant ce que suggèrent les motifs de mon collègue, dans la mesure où, selon l’interprétation qu’il en fait, l’arrêt Schmeiser n’exige pas l’application du test de causalité du « n’eût été », mais requiert plutôt la détermination de la valeur abstraite de l’invention.
[168] Les faits de l’affaire Schmeiser confirment cette analyse. La Cour d’appel avait ordonné à M. Schmeiser de restituer tous les profits provenant de la vente de sa récolte, « et non la différence entre les profits de la vente de cette récolte et ceux de la vente d’une récolte de plantes qui n’ont pas été cultivées » (Monsanto Canada Inc. c. Schmeiser, 2002 CAF 309, [2003] 2 C.F. 165, par. 79). Mais cette différence correspond précisément à la somme accordée ensuite par notre Cour, c’est‑à‑dire : zéro dollar. Monsieur Schmeiser a donc été remis dans l’état où il se serait trouvé s’il n’avait pas contrefait le brevet.
[169] Ma proposition trouve un appui supplémentaire du fait de la citation par notre Cour, dans l’arrêt Schmeiser, de l’article du professeur Siebrasse (2004). Le simple extrait suivant de cet article démontre que le professeur Siebrasse — et, par analogie, la majorité de la Cour suprême dans l’arrêt Schmeiser — ont préféré le test du « n’eût été », que mon collègue rejette maintenant :
[traduction] L’argument en faveur de la méthode du profit différentiel est qu’elle consiste simplement à appliquer un lien de causalité hypothétique à la restitution des profits.
. . . l’exigence relative au lien de causalité mène ainsi directement à la conclusion selon laquelle la demanderesse n’a pas droit à la totalité de sa perte, mais seulement à sa « perte différentielle » — soit la différence entre la « situation après le préjudice », qui est en fait la position de la demanderesse, et la « situation originale », c’est‑à‑dire la situation dans laquelle la demanderesse se serait trouvée, n’eût été la faute du défendeur.
À partir de là, nous constatons que la méthode du profit différentiel appliquée à la restitution des profits est simplement une formulation spécialisée de ce principe général. Selon cette méthode, les profits du défendeur tirés de la contrefaçon correspondent à la différence entre les profits réels du défendeur et ceux qu’il aurait réalisés n’eût été la contrefaçon, à supposer que, n’eût été la contrefaçon, le défendeur aurait exploité la meilleure solution de rechange non contrefaisante disponible. [Je souligne; p. 91.]
Ainsi, il a bel et bien été décidé, dans l’arrêt Schmeiser, que « l’objectif d’une remise des profits était de déterminer quels profits le contrefacteur “aurait pu réaliser”, n’eût été la contrefaçon »; du moins dans la mesure où cela est nécessaire pour remettre le contrefacteur dans l’état où il se serait trouvé en l’absence de contrefaçon (motifs du juge Rowe, par. 60).
[170] Comme je le souligne plus loin, quelques années avant qu’elle rende sa décision dans la présente cause, la Cour d’appel fédérale a elle‑même statué que le raisonnement du « n’eût été » était essentiel au calcul des profits à restituer. Dans l’arrêt ADIR (2017), par. 40, elle a écrit que « la [c]our doit envisager un monde hypothétique dans lequel il n’y [a] pas eu de contrefaçon ». Afin de dissiper tout doute sur ce point, la cour s’est exprimée comme suit :
Pour plus de précision, la question que je renverrais à la Cour fédérale est de savoir si Apotex aurait obtenu et pu obtenir des quantités de périndopril non contrefaisant [. . .] et, le cas échéant, si elle aurait utilisé et pu utiliser ce périndopril non contrefaisant pour le vendre à ses sociétés affiliées au Royaume‑Uni et en Australie. [Je souligne; par. 65.]
De surcroît, à peine quelques mois avant de rendre son jugement dans la présente affaire, la Cour d’appel fédérale a eu recours à la méthode du profit différentiel telle que je l’applique (ADIR (2020)).
[171] En somme, et avec égards, contrairement aux affirmations du juge Stratas dans la décision qui fait l’objet du présent pourvoi — et à celles que formule maintenant mon collègue —, l’examen de ce que le défendeur aurait pu faire et aurait fait sont d’une importance primordiale pour le calcul des profits à restituer, car il permet de replacer le défendeur dans l’état où il se serait trouvé, n’eût été la contrefaçon. J’ajouterais que j’ai peine à comprendre pourquoi la Cour d’appel fédérale s’est écartée de ses propres précédents.
[172] Mon collègue me reproche d’affirmer que l’analyse relative à la restitution des profits doit être centrée sur la « valeur de l’invention entre les mains du contrefacteur », car ces mots « n’ont jamais été employés dans l’arrêt Schmeiser ». Toujours selon lui, il serait malvenu pour cette Cour de « modifier l’objet principal de la remise des profits en fonction d’une nouvelle terminologie qui ne figure pas dans le jugement » (par. 60‑61). Pourtant, on comprend difficilement pourquoi mon collègue trouve l’utilisation de cette expression inacceptable. Quant à moi, il s’agit simplement d’une autre manière d’exprimer que le contrefacteur est tenu de restituer les profits ayant un lien de causalité avec la contrefaçon. Il s’agit de la raison pour laquelle le tribunal examine et isole la valeur provenant de l’exploitation de l’invention par le contrefacteur.
[173] Avec égards, j’estime que l’expression « qui a un lien de causalité avec l’invention » utilisée dans Schmeiser, par. 101, est ambiguë et porte à confusion. Elle porte à croire que la restitution des profits vise à attribuer une valeur au brevet dans l’abstrait, plutôt qu’à remédier à une contrefaçon spécifique commise par un défendeur spécifique à un moment précis. Dans la mesure où mon collègue suggère que la restitution des profits sert à calculer la valeur du brevet dans l’abstrait, je ne suis pas d’accord et j’estime qu’il s’agit d’une interprétation erronée de l’arrêt Schmeiser. L’expression « qui a un lien de causalité avec l’invention » ne devrait pas être interprétée de cette façon. Elle vise plutôt à isoler la valeur du brevet entre les mains du contrefacteur. Mon interprétation de l’arrêt Schmeiser, de même que mon emploi constant de l’expression « qui a un lien de causalité avec la contrefaçon », est préférable, et ce, pour quatre raisons.
[174] Premièrement, bien qu’elle ne soit pas incluse dans la citation en bloc de mon collègue, au par. 60 de ses motifs, l’expression « qui a un lien de causalité avec l’invention » tirée de Schmeiser renvoyait à l’arrêt Lubrizol et au par. 37 de la décision Celanese. Ces deux décisions laissent clairement voir que l’accent est mis sur la conduite répréhensible — à savoir, la contrefaçon du brevet — et non sur la prétendue valeur abstraite du brevet. Dans l’arrêt Lubrizol, par exemple, la Cour d’appel fédérale a déclaré : « Il se peut [qu’]Impériale puisse prouver que certains bénéfices qu’elle a réalisés par suite de la vente de produits contrefaits ne sont pas des bénéfices que la contrefaçon lui “a permis” de réaliser étant donné que ces bénéfices ne sont pas attribuables à la contrefaçon, mais ont simplement été réalisés à l’occasion de la contrefaçon » (par. 9 (je souligne)). De même, dans la décision Celanese, la cour a souligné qu’il convient de se concentrer sur la contrefaçon :
[traduction] Bien que la restitution des profits et l’enquête visant à quantifier les dommages‑intérêts puissent donner lieu à des montants très différents, les deux s’appuient sur le principe commun du lien de causalité juridique. Dans le cadre de l’enquête, le tribunal s’efforce de déterminer quel est le dommage causé, du point de vue juridique, par les actes fautifs du défendeur. Il doit décider si la contrefaçon est la cause de la perte, ou si elle l’a simplement occasionnée [. . .] Dans le cadre de la restitution des profits, le tribunal tente de déterminer quels sont, au sens juridique, les profits attribuables à ces actes. [par. 37]
[175] Deuxièmement, l’application de la méthode du profit différentiel faite dans l’arrêt Schmeiser confirme également que l’analyse est axée sur la contrefaçon. Dans cette cause, le brevet de Monsanto visait des gènes et des cellules génétiquement modifiés qui peuvent être intégrés à des plantes pour accroître leur tolérance aux herbicides à base de glyphosate comme le Roundup. Les graines de canola porteuses des gènes brevetés étaient commercialisées sous le nom « canola Roundup Ready ». Ce n’était pas la valeur abstraite de l’invention brevetée qui importait, mais la valeur de l’invention brevetée entre les mains de M. Schmeiser. Étant donné qu’il n’avait pas pulvérisé ses champs d’herbicide Roundup, M. Schmeiser n’avait, « [s]ur le plan agricole, [. . .] tiré aucun avantage » de la contrefaçon, et avait réalisé « exactement les mêmes profits que s’i[l] avai[t] planté et récolté du canola ordinaire », c’est‑à‑dire, n’eut été la contrefaçon (par. 104 (je souligne)).
[176] Troisièmement, une interprétation étroite strictement axée sur la valeur de l’invention, et non sur la valeur générée par la contrefaçon, est incompatible avec la proposition selon laquelle les profits à restituer sont ceux qui, « selon une conception normale du lien de causalité, ont été causé[s] par le manquement » (Schmeiser, par. 101, citant Canson, p. 556 (je souligne)). L’énoncé « une conception normale du lien de causalité » clarifie que le « n’eût été » s’applique, même si d’autres exigences de common law relatives à la causalité juridique, par exemple la prévisibilité et l’éloignement, ne s’appliquent pas d’emblée en equity (Southwind, par. 75). Ainsi, il convient de s’appuyer sur une conception normale de la causalité du « n’eût été » au moment d’isoler les profits ayant un lien de causalité avec la contrefaçon.
[177] Quatrièmement, il est nécessaire de mettre l’accent sur la contrefaçon, plutôt que sur la prétendue valeur de l’invention, afin de pouvoir tenir compte de tous les profits potentiels qu’un contrefacteur peut tirer de son atteinte au monopole dont jouit le breveté en vertu de la loi. Il y a une différence entre l’examen, dans l’abstrait, de la valeur qu’un brevet apporte au produit et l’examen de la valeur que la contrefaçon a permis de générer. Le professeur Siebrasse explique clairement cette différence de la façon suivante :
[traduction] Nul ne connaît la valeur apportée par la qualité inventive de la technologie brevetée, et cela n’a pas d’importance. Inciter à l’invention est la raison d’être du régime des brevets. Un tel incitatif est assuré par le rendement privé qu’obtient le breveté en exploitant l’invention. Dans un monde exempt de toute contrefaçon, ce rendement privé est fonction de l’avantage que le breveté arrive à obtenir dans un contexte où il fait concurrence à différents rivaux utilisant une technologie non contrefaisante. L’avantage de la technologie brevetée par rapport aux solutions non contrefaisantes ne dépend pas uniquement d’une quelconque valeur qu’on pourra décider d’attribuer à la qualité inventive de cette technologie. Il tient à la différence concrète sur le plan de la profitabilité, laquelle dépend à son tour de certains éléments comme les avantages en matière de distribution — dont la disponibilité ou non, en pratique, des autres options présumées — ainsi que de tous les autres éléments qui participent de la fabrication d’un véritable produit et de sa mise en marché.
. . .
. . . L’avantage tiré de la contrefaçon ne correspond généralement pas à la valeur attribuable à la qualité inventive de la technologie brevetée. Il correspond plutôt à la différence entre ce que le contrefacteur a réellement réalisé et ce qu’il aurait réalisé dans le monde hypothétique où il aurait utilisé la meilleure solution non contrefaisante. [Soulignement dans l’original.]
(N. Siebrasse, Non‑Infringing Baseline as an Alternative to « But For » Causation, 19 octobre 2020 (en ligne))
[178] Avec égards, j’estime que la description par mon collègue de l’objet principal de la restitution des profits est imprécise et incohérente. Dans une grande partie de ses motifs, il décrit cet objectif comme étant axé sur la restitution des profits « [qui ont] un lien de causalité avec l’invention » (voir, p. ex., les par. 1, 3, 12‑13, 15, 40, 46‑48, 50‑53, 55, 57‑58, 60‑61, 64, 67 et 71 (je souligne)). Or, au moment d’aborder en particulier la question des bénéfices de rebond, il décrit l’objet du recours comme étant axé sur la restitution des profits ayant « un lien de causalité avec la contrefaçon de l’invention » (p. ex., par. 4, 27, 74, 81‑82 et 84‑85 (je souligne)).
[179] Mon collègue a besoin d’opérer ce changement d’optique pour pouvoir justifier sa conclusion quant aux bénéfices de rebond. Sans ce changement, il ne serait pas en mesure de justifier l’attribution des bénéfices de rebond, puisque ceux‑ci n’ont strictement rien à voir avec la prétendue « valeur de l’invention ». Ces bénéfices sont des profits que le contrefacteur a réalisés après l’expiration du brevet, mais qui sont attribuables à l’atteinte portée au monopole détenu par le breveté en vertu de la loi pendant que ce monopole était valide. En contrefaisant le brevet au cours de la durée de vie de celui‑ci, le contrefacteur s’approprie une part de marché et augmente ses ventes, ce qui a pour effet d’accroître ses profits après l’expiration du brevet. En somme, les bénéfices de rebond sont des profits qu’un contrefacteur tire de sa contrefaçon, plutôt que des profits découlant de la soi‑disant valeur de l’invention elle‑même.
[180] Avec égards, j’estime que l’énoncé « qui a un lien de causalité avec la contrefaçon de l’invention » est à la fois inexact et incompatible avec la nature d’une contrefaçon de brevet. Le contrefacteur qui, sans autorisation, exploite une invention visée par un brevet ne contrefait pas l’invention; il contrefait plutôt le brevet lui‑même, c’est‑à‑dire qu’il enfreint le monopole reconnu au breveté sur l’utilisation et l’exploitation de l’invention.
[181] De surcroît, je note que cette expression est inédite, car elle est manifestement absente de l’arrêt Schmeiser. Si, comme l’affirme mon collègue, les propos exacts tenus dans l’arrêt Schmeiser sont « clairs et non équivoques, et [. . .] lient la Cour » à un point tel qu’il serait inapproprié de « modifier l’objet principal de la remise des profits en fonction d’une nouvelle terminologie qui ne figure pas dans le jugement », il doit justifier l’octroi de bénéfices de rebond au regard de ce que la Cour a précisément déclaré dans l’arrêt Schmeiser, à savoir que « l’inventeur a seulement droit à la remise de la portion des profits réalisés par le contrefacteur, qui a un lien de causalité avec l’invention » (motifs du juge Rowe, par. 61; Schmeiser, par. 101 (je souligne)). Avec égards, j’estime que mon collègue ne peut jouer sur les deux tableaux. Il ne peut critiquer mon approche, qui met l’accent sur la valeur calculée en fonction de la contrefaçon, tout en y souscrivant au moment de calculer les bénéfices de rebond. Les profits réalisés pendant la durée de vie du brevet ne peuvent pas, et ne devraient pas, être calculés différemment des profits gagnés après cette période.
[182] Du reste, mon collègue évite d’utiliser l’expression « n’eût été » ou le terme « hypothétique » dans ses motifs. Il y est fait mention de profits « hypothétiques » (par. 3 et 72) à deux reprises seulement, alors que l’expression « n’eût été » n’y figure que lorsqu’est abordée la question des bénéfices de rebond (par. 81). Cela ne fait qu’ajouter à la confusion entourant l’application appropriée de la méthode du profit différentiel. Tout cela est d’autant plus problématique si l’on tient compte de la [traduction] « tension observable entre deux formations différentes de la Cour d’appel fédérale quant à l’utilisation d’une analyse fondée sur un scénario hypothétique dans des affaires comportant une restitution des profits » (Perry et Currier, §17.60). Les arrêts auxquels font référence les auteurs sont ceux faisant l’objet du présent pourvoi et l’arrêt ADIR (2020). Bien que mon collègue cite le second à différents endroits dans ses motifs, j’ai du mal à voir à quelle approche il souscrit exactement. Dans le cadre d’une restitution des profits, est‑il ou non permis de recourir à un raisonnement qui se fonderait sur des scénarios hypothétiques? Ou ce type de raisonnement n’est‑il acceptable qu’au moment de calculer les bénéfices de rebond? Mon collègue ne répond pas à ces questions.
[183] Il me paraît évident qu’un raisonnement fondé sur des scénarios hypothétiques est aussi approprié que nécessaire pour les fins de la méthode du profit différentiel. En effet, cette méthode repose nécessairement sur la création d’une situation hypothétique. L’arrêt Schmeiser de notre Cour et la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale qui y a fait suite démontrent clairement la pertinence d’un raisonnement s’appuyant sur des scénarios hypothétiques (voir, p. ex., Schmeiser, par. 104; ADIR (2017), par. 40‑41, 61, 71 et 79; ADIR (2020), par. 47‑51).
[184] La doctrine portant sur la restitution des profits dans les affaires de brevets a aussi traité de la pertinence du « n’eût été » en matière de causalité et de la création d’hypothèses raisonnables (voir, p. ex., Cotter, p. 197 et 205; Siebrasse, Stack et autres, p. 89, 112‑113 et 121‑122; Siebrasse (2004), p. 91‑93; Seaman et autres, p. 50; Gergen, p. 832; Devonshire (2013), p. 133; Perry et Currier, §17.59‑17.63; Smith et Berryman, p. 292).
[185] En somme, l’analyse relative à la restitution des profits dans le contexte des brevets doit être axée sur les profits du contrefacteur qui sont attribuables à sa contrefaçon. Autrement dit, il faut déterminer quels sont les profits réalisés par le contrefacteur grâce à sa violation du monopole conféré au breveté par la loi et à son exploitation de l’invention. Cette détermination se fait au moyen de l’application du test du « n’eût été ». En plus de s’harmoniser avec la nature de la réparation, à savoir une réparation fondée sur les gains réalisés, l’application de cette approche permet d’assurer que l’analyse demeure strictement axée sur le contrefacteur et sur les profits que la contrefaçon lui a permis de réaliser, que ce soit pendant la durée de vie du brevet ou après l’expiration de celui‑ci.
B. La méthode du profit différentiel aurait dû être appliquée
[186] À mon sens, le présent pourvoi soulève directement les questions juridiques qui suivent. Premièrement, une solution non contrefaisante doit‑elle nécessairement être un véritable produit de substitution au produit breveté (c.‑à‑d. un substitut aux yeux du consommateur)? Il s’agit là d’une question essentielle posée par Nova dans son mémoire de même qu’en plaidoirie. Dow en a également traité dans son mémoire et dans sa plaidoirie. Deuxièmement, comment les tribunaux doivent‑ils s’y prendre pour identifier la « meilleure solution non contrefaisante » à utiliser? Je réponds à ces questions ci‑après.
(1) Il n’est pas nécessaire que la meilleure solution non contrefaisante d’un contrefacteur soit un véritable produit de substitution pour le consommateur
[187] Pour les motifs qui suivent, je conclus que, lorsqu’il s’agit d’appliquer la méthode du profit différentiel, une solution non contrefaisante n’a pas nécessairement à être un véritable produit de substitution au produit breveté pour le consommateur. Deux raisons de principe justifient cette conclusion, à savoir que : (1) dans le contexte d’une restitution des profits, l’exigence relative au véritable produit de substitution pour le consommateur n’a aucune pertinence en droit, puisque la restitution des profits et les dommages‑intérêts n’ont pas le même objet et ne poursuivent pas le même objectif; et (2) limiter les solutions non contrefaisantes aux produits constituants de véritables substituts pour le consommateur a pour effet de fausser l’analyse du lien de causalité.
a) L’exigence relative au véritable produit de substitution pour le consommateur n’a aucune pertinence en droit, puisque la restitution des profits a un objet et un objectif distincts de ceux des dommages‑intérêts
[188] La restitution des profits et les dommages‑intérêts servent en définitive des objectifs différents et, par conséquent, leur objet n’est pas le même (Snell’s Equity (34e éd. 2020), par J. McGhee et S. Elliott, par. 20‑037). Une exigence relative au véritable substitut n’est pas pertinente en droit, compte tenu de l’objet et des objectifs distincts du recours en restitution des profits.
[189] Je le répète : les dommages‑intérêts sont compensatoires. Les ventes hypothétiques, par le contrefacteur, d’un produit de substitution non contrefait sont pertinentes en droit dans la mesure où elles peuvent réduire les ventes du produit breveté par le titulaire du brevet. Or, cela n’est possible que si les deux produits se font concurrence sur le même marché. En revanche, la restitution des profits n’est pas de nature compensatoire, puisque les profits à restituer sont « calculé[s] exclusivement en fonction du gain illicite du défendeur, qu’[ils] corresponde[nt] ou non au préjudice subi par le demandeur » (Société des loteries de l’Atlantique, par. 23). Dès lors, il n’est pas pertinent en droit de savoir si, dans un monde hypothétique, les consommateurs considéreraient le produit que le contrefacteur aurait pu fabriquer, ou aurait fabriqué, comme un substitut au produit breveté. Ce qui importe, ce sont les profits réalisés par le contrefacteur grâce à sa violation du monopole conféré au breveté par la loi. Or, la façon la plus exacte de déterminer le montant de ces profits est d’appliquer la méthode du profit différentiel, suivant laquelle on utilise le test du « n’eût été » afin d’identifier la meilleure solution non contrefaisante du contrefacteur.
[190] Mon collègue affirme qu’« [a]ucune règle rigide n’encadre [l’]exercice factuel » consistant à déterminer s’il existe une solution non contrefaisante, et qu’« il n’est pas nécessaire que la solution non contrefaisante soit un strict produit de remplacement au produit breveté sur le marché » (par. 67). Il me semble que l’élimination de l’exigence « rigide » concernant le véritable substitut pour le consommateur est un développement tant positif que bienvenu. Toutefois, avec égards, l’analyse de mon collègue, de même que sa confirmation de la conclusion de droit tirée par le juge du renvoi, pose problème pour trois raisons.
[191] En premier lieu, les deux conclusions de fait du juge chargé du renvoi sur lesquelles s’appuie mon collègue montrent clairement que la question du « marché [de consommation] distinct » est demeurée essentielle et juridiquement pertinente dans le cadre de l’analyse du juge du renvoi. Ce dernier, selon mon collègue, n’a pas commis d’erreur en concluant qu’il n’existait aucune solution non contrefaisante, car les clients qui avaient acheté le produit SURPASS de Nova l’avaient fait parce qu’il présentait les caractéristiques visées par le brevet de Dow. L’invention de Dow avait en effet « fait naître un marché distinct que Nova ne pouvait desservir qu’en vendant des plastiques contrefaits » (motifs du juge Rowe, par. 69 (je souligne)). De toute évidence, selon l’approche de mon collègue, la notion de « marché [de consommation] distinct » conserve sa pertinence sur le plan juridique. Mon collègue conclut de plus que le juge chargé du renvoi n’a pas commis d’erreur en jugeant qu’il n’existait pas de solutions non contrefaisantes parce que Nova n’avait pas établi l’existence d’une solution non contrefaisante pertinente, et avait même concédé qu’il n’existait pas de telle solution (motifs du juge Rowe, par. 70). Néanmoins, il importe de souligner qu’en fin de compte, cette concession de Nova se fondait sur son interprétation du droit — interprétation partagée par le juge chargé du renvoi et la Cour d’appel — selon laquelle une solution non contrefaisante devait être un véritable produit de substitution pour le consommateur.
[192] En deuxième lieu, mon collègue fait abstraction de la conclusion du juge chargé du renvoi selon laquelle, d’un point de vue juridique, il n’était pas possible de recourir à la méthode du profit différentiel. Le juge du renvoi, citant l’affaire Lovastatine, une cause en matière de dommages‑intérêts, a statué que la solution non contrefaisante « d[evait] être un réel substitut ou une réelle alternative » (par. 143). Ainsi, suivant l’approche de mon collègue, le juge aurait commis une erreur de droit. Cela devrait répondre à toute préoccupation concernant la légitimité du présent pourvoi à la lumière des concessions de Nova, un point que j’aborde plus loin.
[193] En troisième lieu, mon collègue se montre équivoque à propos des exigences juridiques applicables à la solution non contrefaisante. Selon ce qu’il affirme, l’existence d’une telle solution ne saurait être « une question de fait » (par. 67). Il doit y avoir à cet égard des exigences ou des normes juridiques pour guider les tribunaux et les parties. Cette question est, et doit être, une question mixte de fait et de droit. Je ne nie pas que la tâche de déterminer s’il existe une solution non contrefaisante est une tâche intrinsèquement factuelle qui, en l’absence d’erreur de droit ou de principe, est susceptible de révision selon la norme de l’erreur manifeste et dominante (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 26‑29; Cinar Corporation c. Robinson, 2013 CSC 73, [2013] 3 R.C.S. 1168, par. 78). Cependant, cette analyse doit être gouvernée par des normes juridiques et, à mon avis, la Cour est appelée à énoncer clairement ces normes dans le présent pourvoi. L’approche à laquelle je souscris quant à la façon dont les tribunaux doivent déterminer s’il existe une solution non contrefaisante doit tenir compte de ce qu’un contrefacteur aurait pu faire et aurait fait, n’eût été sa contrefaçon.
b) L’exigence relative au véritable produit de substitution pour le consommateur fausse l’analyse du lien de causalité
[194] Limiter les solutions non contrefaisantes à des produits représentant des substituts pour le consommateur — ou du moins, soutenir que le marché de consommation du produit breveté est une considération pertinente pour déterminer s’il existe une solution non contrefaisante — a pour effet de fausser l’analyse du lien de causalité. En effet, mettre l’accent sur la valeur du brevet dans l’abstrait revient à ne pas tenir compte de la valeur apportée au contrefacteur par la contrefaçon. Ce qui pose problème avec une analyse centrée principalement sur la valeur du brevet dans l’abstrait, c’est qu’elle défavorise indûment les contrefacteurs qui auraient pu fabriquer et qui auraient fabriqué un produit différent ne représentant pas, pour le consommateur, un produit de substitution au produit breveté. À l’inverse, agir en ce sens risque aussi d’encourager la contrefaçon efficace en avantageant les contrefacteurs qui, autrement, n’auraient pas pu fabriquer ou n’auraient pas fabriqué un produit constituant un substitut au produit breveté pour le consommateur. Je m’explique.
[195] L’exigence relative à l’existence d’un véritable produit de substitution pour le consommateur nuit au contrefacteur qui aurait pu fabriquer, et aurait fabriqué, un produit non contrefait faisant concurrence sur un marché de consommation différent. Sans aucune justification de principe, cette exigence empêche l’application de la méthode du profit différentiel. Elle dénature l’analyse du lien de causalité, car elle oblige le contrefacteur à restituer des bénéfices qui n’ont pas de lien de causalité avec sa contrefaçon du brevet.
[196] On peut observer une telle distorsion en l’espèce. Le juge chargé du renvoi a tiré des conclusions précises quant à ce que Nova aurait pu faire et aurait fait, n’eût été la contrefaçon. En effet, en ce qui concerne l’usine PE2 de Nova où étaient produites les qualités de polyéthylène contrefaites, le juge chargé du renvoi a tiré la conclusion de fait que « Nova aurait pu utiliser l’usine PE2 de manière adaptative [pour] remplacer tous les produits contrefaits par des [produits alternatifs non contrefaits] » (par. 86 (je souligne)). Il a également conclu que Nova « se serait acharnée à exploiter l’usine PE2 pour fabriquer d’autres produits », et qu’elle « aurait vendu ces autres produits sur des marchés en Amérique du Nord ou en Asie » (par. 158 (je souligne)). Quoi qu’il en soit, l’application de la jurisprudence en matière de dommages‑intérêts, qui exigeait l’existence d’un véritable produit de substitution pour le consommateur, a empêché le recours à la méthode du profit différentiel. Cela a eu pour résultat de fausser l’analyse du lien de causalité, car il n’était dès lors plus possible d’établir une comparaison entre les profits réels de Nova et les profits hypothétiques qu’elle aurait réalisés si elle n’avait pas commis la contrefaçon.
[197] En l’espèce, l’approche de mon collègue oblige Nova à restituer des millions de dollars de profits pour lesquels le lien de causalité avec sa contrefaçon du brevet de Dow n’a pas été démontré. Comme l’a constaté la juge dissidente de la Cour d’appel fédérale, les profits de Nova ne semblent pas tous attribuables à cette contrefaçon : « Pour mettre les choses en contexte, rappelons qu’il a été ordonné à NOVA de verser à Dow une somme totale d’environ 644 millions de dollars. Or, selon NOVA, le refus d’appliquer la répartition des profits a eu pour effet de gonfler la somme exigée de plus de 300 millions de dollars » (par. 187). La méthode du profit différentiel aurait dû être appliquée en l’espèce. Correctement appliquée, elle aurait fait en sorte que Nova ne restitue que les profits attribuables à sa contrefaçon.
[198] Alors qu’en l’espèce, les conséquences pour Nova sont particulièrement inéquitables et sévères, l’approche adoptée par mon collègue aura l’effet opposé pour d’autres contrefacteurs de brevets. En effet, il se pose un problème connexe sur le plan de la causalité dans le cas d’un contrefacteur qui n’aurait pas pu fabriquer ou n’aurait pas fabriqué de produit constituant une solution non contrefaisante. L’existence théorique d’un produit de rechange servant les mêmes consommateurs que le produit breveté lui permettra de conserver les profits provenant de son atteinte au monopole garanti au breveté par la loi. À tout le moins, cela crée la forme même d’« assurance d’entreprise pour les contrefacteurs » dont parle mon collègue (par. 62). Pourvu qu’il y ait une solution non contrefaisante représentant un véritable produit de substitution pour le consommateur, le contrefacteur potentiel sera incité à contrefaire. S’il se fait prendre, il n’aura qu’à restituer la différence entre les profits qu’il a réellement réalisés et les bénéfices de base qu’il aurait théoriquement réalisés. Il en sera ainsi même si ces profits théoriques n’ont pas été calculés en fonction d’une situation hypothétique raisonnable (c.‑à‑d. une situation hypothétique tenant compte de ce que le contrefacteur aurait pu faire ou aurait fait, n’eût été la contrefaçon). Pareille approche en matière de causalité permettra à un contrefacteur potentiel « d’enfreindre de manière rentable » le monopole conféré au breveté par la loi, en plus de récompenser les contrefaçons intentionnelles et flagrantes. Cela ébranlera le marché inhérent à l’octroi d’un brevet.
[199] Cette distorsion dans l’analyse du lien de causalité est évidente dans la décision Monsanto Canada Inc. c. Rivett, 2009 CF 317, [2010] 2 R.C.F. 93, inf. en partie par 2010 CAF 207, [2012] 1 R.C.F. 473, de la Cour fédérale. Dans cette affaire, M. Rivett avait contrefait le brevet détenu par Monsanto — le même que celui en cause dans l’affaire Schmeiser — en plantant des graines de soja génétiquement modifiées. Selon le témoignage de M. Rivett, il « n’avait d’autre choix que de planter des graines de soja ROUNDUP READY, puisqu’il n’avait pu se procurer de graines conventionnelles à la coopérative locale ni auprès du seul agriculteur des environs à qui il en avait demandé » (par. 60). Le juge chargé du renvoi, dont la conclusion sur ce point a été confirmée en appel, a soutenu que « le fait que les graines de soja conventionnelles constitu[aient] une solution de substitution non contrefaisante aux graines de soja ROUNDUP READY suffi[sait] pour que la Cour puisse l’utiliser comme produit de comparaison, qu’il ait été possible ou non pour le défendeur en 2004 de se procurer de telles graines conventionnelles » (par. 63). Toutefois, à supposer qu’un contrefacteur n’ait pas pu utiliser ou n’aurait pas utilisé de solution non contrefaisante faisant concurrence au produit breveté sur le même marché de consommation, pourquoi devrait‑il tirer avantage de son existence théorique? Je ne m’avancerai pas sur ce qu’aurait dû être la solution hypothétique dans l’affaire Rivett, mais je me contenterai de dire que l’indisponibilité des graines de soja conventionnelles suppose que celles‑ci ne constituaient pas une situation hypothétique raisonnable.
[200] Mon collègue critique mon approche, en déclarant qu’elle conduit à des « conséquences inacceptables, dont le fait que le montant des profits à restituer variera selon la taille de l’entreprise contrefactrice et l’étendue de ses gammes de produits » (par. 63). Selon lui, cette approche « avantage [. . .] les grandes sociétés », alors que « les petites entreprises seraient disproportionnellement désavantagées » (par. 63‑64). Avec égards, tel n’est tout simplement pas le cas. C’est plutôt l’approche de mon collègue qui, en l’occurrence, a pour effet de créer pour Dow, une société de particulièrement grande taille, un gain inattendu.
[201] Quoi qu’il en soit, la question de la taille de l’entreprise contrefactrice n’est d’aucune pertinence. Nulle part dans la Loi sur les brevets n’est‑il mentionné que, dans le cadre d’une restitution des profits, tous les contrefacteurs doivent restituer le même montant pour leurs contrefaçons respectives d’un brevet. Mon approche, elle, met en évidence le fait que, au lieu d’être axée principalement sur la valeur du brevet dans l’abstrait, l’analyse devrait s’attarder sur le contrefacteur lui‑même et sur les bénéfices qu’il tire de sa contrefaçon du brevet. Elle cadre parfaitement avec la nature de la réparation qui est fondée sur les gains. Avec égards, l’opinion de mon collègue au sujet de l’effet qu’aurait mon raisonnement sur cette réparation, puis sur les entreprises contrefactrices de petite et de grande taille, ne trouve appui ni dans la Loi sur les brevets ni dans les fondements conceptuels du recours en restitution des profits. À cet égard, je ne saurais mieux m’exprimer que le juge Stratas, selon qui « certains juges commencent à invoquer l’“equity” comme un motif justifiant l’adjudication de toute réparation qui leur semble juste et appropriée. Une telle démarche ne respecte pas notre système juridique, fondé sur la primauté du droit, qui valorise la cohérence et la prévisibilité des décisions » (motifs de la C.A.F., par. 9). Même si je suis en désaccord avec le juge Stratas quant à l’issue du présent pourvoi, je conviens avec lui de la nécessité d’appliquer les règles de manière impartiale, plutôt qu’en fonction de considérations non pertinentes comme la taille des entreprises impliquées dans le litige.
[202] En définitive, j’estime qu’une application rigoureuse du test du n’« eût été » est essentielle à l’application appropriée de la méthode du profit différentiel. Avec égards, l’approche de mon collègue dénature l’analyse du lien de causalité. Son approche a un effet à la fois sous‑dissuasif et surdissuasif. D’une part, elle sous‑dissuade les contrefacteurs dans la mesure où elle facilite une contrefaçon rentable. D’autre part, elle les surdissuade dans la mesure où, s’il n’y a pas de substitut au produit breveté pour le consommateur, il n’est pas possible d’isoler la valeur attribuable à la contrefaçon, et dès lors, tous les profits sont présumés découler de cette dernière.
(2) Comment les tribunaux doivent‑ils s’y prendre pour juger de la situation hypothétique raisonnable à considérer dans le cadre d’une restitution des profits?
[203] À mon sens, la situation hypothétique raisonnable qu’il convient de considérer aux fins du calcul des profits à restituer doit tenir compte de ce qu’un contrefacteur aurait pu faire et aurait fait, n’eût été la contrefaçon. L’examen de ce que le contrefacteur aurait pu faire comporte une évaluation objective de ce qui était possible dans les circonstances, tandis qu’un examen de ce que le contrefacteur aurait fait suppose d’évaluer de façon plus subjective ce qu’aurait été l’autre ligne de conduite du contrefacteur. Toutefois, comme je l’expliquerai, l’analyse subjective de ce qu’un contrefacteur aurait fait est à la fois limitée et influencée par le comportement du contrefacteur dans le monde réel.
[204] Je ne prétends pas que l’arrêt Schmeiser portait sur la question de ce qu’un contrefacteur aurait pu faire. Je reconnais que la Cour ne s’est jamais penchée sur ce que M. Schmeiser aurait pu faire, n’eût été sa contrefaçon. Reste que cet arrêt a établi un cadre général de comparaison entre les profits réels et les profits hypothétiques, sans toutefois préciser en détail de quelle manière calculer le montant des profits hypothétiques.
[205] À mon avis, le moyen le plus simple et le plus précis de déterminer le montant des profits hypothétiques d’un contrefacteur est d’examiner ce que ce dernier aurait pu faire et aurait fait en l’absence de contrefaçon. La jurisprudence postérieure à l’arrêt Schmeiser — issue de notre Cour ainsi que de la Cour d’appel fédérale — confirme un tel raisonnement. Ainsi, dans l’arrêt Cinar, par exemple, la Cour a précisé que la « méthode du “profit différentiel” [. . .] est généralement utilisée dans les affaires où la contrefaçon permet à son auteur de commercialiser un produit d’une façon plus rentable qu’il n’aurait pu le faire sans la contrefaçon » (par. 80 (je souligne)). Depuis les arrêts Schmeiser et Cinar, la jurisprudence sur la question de savoir de quelle manière les tribunaux devraient imaginer le monde hypothétique a continué à évoluer. Les tribunaux devraient examiner ce qu’un contrefacteur aurait pu faire et ce qu’il aurait fait. Pareille démarche n’est pas incompatible avec l’arrêt Schmeiser : elle témoigne simplement d’une évolution qui est venue préciser le droit postérieurement à cet arrêt, et que je tendrais à confirmer plutôt qu’à invalider, ce que fait mon collègue selon moi. Les éléments « aurait pu faire » et « aurait fait » de l’analyse aident les tribunaux à créer une situation hypothétique où la contrefaçon n’aurait pas eu lieu.
a) Les éléments « aurait pu faire » et « aurait fait » de l’analyse
[206] Depuis l’arrêt Schmeiser, une solide jurisprudence a été élaborée par la Cour d’appel fédérale relativement à la construction d’hypothèses raisonnables. Cette jurisprudence fait également ressortir les éléments de preuve pertinents pour établir ce qu’un contrefacteur aurait pu faire et aurait fait (voir, p. ex., Lovastatine, par. 73‑95; Pfizer (2016), par. 47‑52 (CanLII); Cefaclor, par. 31‑43; ADIR (2020), par. 53‑55 et 90‑127). Les éléments « aurait pu faire » et « aurait fait » de l’analyse ont été pris en compte au moment de déterminer les montants à accorder aussi bien dans des affaires de dommages‑intérêts (p. ex., Lovastatine) que dans un contexte de restitution des profits (p. ex., ADIR (2020)).
[207] À mon sens, la jurisprudence portant sur la manière dont les tribunaux doivent s’y prendre pour construire la situation hypothétique est aussi pertinente qu’applicable dans le contexte de la restitution des profits. La seule mise en garde serait que la situation hypothétique ne se limite pas aux véritables produits de substitution pour le consommateur, comme c’est le cas dans les affaires de dommages‑intérêts. Je précise que, au moment de construire une situation hypothétique dans un dossier de restitution des profits, la meilleure solution non contrefaisante du contrefacteur pourra être, et sera souvent, un substitut au produit breveté pour le consommateur. Toutefois, l’existence de véritables produits de substitution pour le consommateur n’est pas une condition essentielle, et n’est même pas pertinente sur le plan juridique. L’accent devrait être mis sur ce que le contrefacteur aurait pu faire et aurait fait, n’eût été la contrefaçon.
[208] La jurisprudence en matière de dommages‑intérêts portant sur la construction d’une situation hypothétique est donc pertinente à cet égard. Par exemple, comme la Cour d’appel fédérale l’énonçait dans la décision Lovastatine, par. 90 :
• Le monde réel est à la base de la construction de la situation hypothétique.
• Le comportement dans le monde réel est « très important » au regard de ce qui se serait passé dans la situation hypothétique.
• Les conclusions de fait découlant du jugement sur la responsabilité sont pertinentes pour la construction de la situation hypothétique.
• Lorsque la contrefaçon est « flagrante » dans le monde réel, il devient très difficile de prouver que le défendeur aurait eu recours au produit de substitution non contrefait dans la situation hypothétique.
[209] Le monde réel renseigne sur l’un et l’autre des éléments « aurait pu faire » et « aurait fait » de l’analyse à réaliser pour construire la situation hypothétique. Si la meilleure solution non contrefaisante d’un contrefacteur n’était pas une solution accessible, le contrefacteur n’aurait pas, dans la situation hypothétique, choisi cette solution. De même, le fait qu’un contrefacteur contrefasse effrontément un brevet nous renseigne sur ce qu’il aurait fait dans la situation hypothétique. Un contrefacteur qui avait sciemment la possibilité de respecter la loi, mais qui a manifestement choisi de ne pas le faire, ne peut chercher à bénéficier des profits hypothétiques qu’il aurait pu obtenir s’il s’était conformé à la loi. Il ne s’agit pas là d’une hypothèse raisonnable.
[210] À mon sens, une contrefaçon flagrante est une contrefaçon commise intentionnellement afin de tirer subrepticement avantage du brevet. Je ne considérerais pas qu’une contrefaçon est flagrante simplement parce que le contrefacteur concerné a intentionnellement fabriqué ou exploité un produit qu’il croyait honnêtement et raisonnablement ne pas être visé par un brevet. Cela pourrait s’expliquer du fait que (1) le contrefacteur ait raisonnablement et sincèrement cru le brevet invalide; (2) le contrefacteur ait été innocent; ou (3) le contrefacteur, sans être nécessairement innocent, n’ait pas tenté intentionnellement de tirer subrepticement un avantage du brevet.
[211] Cette interprétation est compatible avec l’arrêt Schmeiser. Monsieur Schmeiser ne pouvait être qualifié de contrefacteur innocent, car il a cultivé activement des graines renfermant le gène visé par le brevet de Monsanto. Toutefois, même si M. Schmeiser n’était pas nécessairement innocent, il n’a pas été déclaré coupable d’avoir sciemment contrefait le brevet, car cette question a été jugée sans pertinence au regard de la responsabilité (voir Monsanto Canada Inc. c. Schmeiser, 2001 CFPI 256, par. 115 (CanLII)). En outre, et de manière importante, M. Schmeiser n’a pas pulvérisé de Roundup sur les plantes après qu’elles aient commencé à pousser.
b) Le fardeau de preuve
[212] Dans le cadre d’un recours en restitution des profits, le fardeau de prouver ce que le contrefacteur aurait pu faire et aurait fait repose logiquement sur lui (ADIR (2020), par. 51), même si chacune des deux parties peut produire une preuve sur cette question.
[213] S’il avance un argument peu plausible à propos de ce qu’il aurait pu faire et de ce qu’il aurait fait, le contrefacteur risque de ne pas s’acquitter de son fardeau. Il le fait ainsi à ses risques et périls. En effet, si le contrefacteur ne peut faire la preuve de sa « meilleure solution non contrefaisante » selon la prépondérance des probabilités, la méthode du profit différentiel ne peut pas être utilisée. Dans ces circonstances, la Cour pourra à bon droit conclure (après avoir statué qu’aucune autre répartition des profits n’est nécessaire) qu’il convient d’appliquer soit la méthode du coût de revient complet soit la méthode des coûts différentiels. Cette démarche est tout à fait conforme avec le principe selon lequel la méthode du profit différentiel est la « méthode privilégiée de calcul des profits devant être remis » (Schmeiser, par. 102). Elle remédie également à l’inquiétude de mon collègue concernant une éventuelle « assurance d’entreprise ».
(3) La possibilité de recourir à la méthode du profit différentiel en l’espèce
[214] Dow soulève un argument de nature procédurale pour convaincre la Cour qu’elle devrait refuser à Nova le remède que celle‑ci sollicite. Dow soutient que, au procès, Nova a abandonné son argument voulant qu’elle aurait pu vendre des produits non contrefaits au lieu de son produit contrefait, SURPASS. Selon Dow, [traduction] « Nova ne peut, en appel, revenir sur des concessions non équivoques faites en première instance, et sur lesquelles le juge du procès s’est fondé pour rendre sa décision » (m.i. par. 9).
[215] Je suis en désaccord avec la façon dont Dow caractérise la concession faite par Nova. Cette concession doit être mise en contexte, à la lumière de la jurisprudence postérieure à l’arrêt Schmeiser. Après cet arrêt, les décisions rendues par les cours fédérales dans des affaires de dommages‑intérêts et de restitution des profits où l’on traitait de solutions non contrefaisantes ou de produits de substitution non contrefaits sont devenues inextricablement liées. Nova, à l’instar du juge chargé du renvoi et de la Cour d’appel fédérale, avait compris que les décisions en matière de dommages‑intérêts où il était question de produits de substitution non contrefaits étaient à la fois pertinentes et contraignantes. Les conclusions tirées dans Lovastatine ont été reprises dans des affaires de restitution des profits, et l’exigence posée dans cet arrêt — à savoir que le produit de substitution non contrefait doit représenter un véritable produit de substitution pour le consommateur — a été interprétée comme une condition pour l’application de la méthode du profit différentiel. En effet, le juge chargé du renvoi a statué que cette méthode exigeait d’établir une comparaison avec un produit de substitution non contrefait, et qu’un tel produit « d[evait] être un réel substitut ou une réelle alternative » (par. 143).
[216] En se fondant sur cette compréhension du droit, et croyant qu’il n’était pas possible qu’elle se prévale de la méthode du profit différentiel, Nova a abandonné son argument fondé sur les profits hypothétiques. Elle a plutôt soutenu que ses coûts hypothétiques pouvaient être déduits. En appel à la Cour d’appel fédérale, Nova « a présenté différemment ses arguments sur la répartition des profits » (par. 84). Puis, devant notre Cour, elle a modifié de nouveau son argument et a fait valoir que la méthode du profit différentiel aurait dû être appliquée.
[217] Je partage l’avis de la Cour d’appel fédérale quant au fait que Nova avait certes remanié ses arguments juridiques, mais ne « soul[evait] pas de nouvelles questions de droit », et ne « fai[sait] que présenter [. . .] différents arguments juridiques sur la même question » (par. 86). La principale question à trancher, quoique formulée différemment, tenait toujours à la répartition des profits et au lien de causalité : dans quelle mesure l’ensemble des profits de Nova étaient‑ils attribuables à sa contrefaçon du brevet de Dow?
[218] Compte tenu de ma conclusion selon laquelle, pour les fins de la méthode du profit différentiel, il n’est pas nécessaire que la solution non contrefaisante soit un véritable produit de substitution pour le consommateur, la concession de Nova selon laquelle il n’existait pas de produits de substitution pour le consommateur n’est pas déterminante quant à l’issue du pourvoi. Avec égards, le juge chargé du renvoi a commis une erreur de droit en statuant qu’une solution non contrefaisante devait être un véritable produit de substitution au produit breveté pour le consommateur.
[219] De surcroît, si la méthode du profit différentiel est la méthode privilégiée, c’est au moins en partie grâce à la manière dont elle intègre l’analyse de la répartition. Celle‑ci est simplement le moyen utilisé par le tribunal pour répartir les profits réalisés grâce à la contrefaçon de ceux réalisés autrement. Le tribunal examine les différentes sources génératrices de profit et les répartit selon qu’ils sont ou non attribuables à la contrefaçon. Même si Nova a concédé devant les tribunaux d’instances inférieures que la méthode du profit différentiel ne pouvait s’appliquer, je ne vois aucune raison qui ferait en sorte qu’une répartition serait inappropriée. La méthode du profit différentiel est simplement une méthode particulièrement efficace et précise pour analyser les profits à répartir. Par conséquent, même si cette méthode ne pouvait être employée, compte tenu de la concession de Nova, les tribunaux d’instances inférieures ont commis une erreur en omettant d’exclure les profits n’ayant aucun lien de causalité avec la contrefaçon du brevet de Dow.
[220] Compte tenu du dossier dont elle dispose, la Cour n’est pas en mesure de déterminer de quelle manière la méthode du profit différentiel s’applique aux faits. Par conséquent, je renverrais l’affaire à la Cour fédérale.
C. L’octroi de bénéfices de rebond est possible
[221] Je le répète, les bénéfices de rebond sont les profits que le contrefacteur réalise après l’expiration du brevet, mais qui sont attribuables à la violation du monopole détenu par le breveté en vertu de la loi avant l’expiration du brevet. En portant ainsi atteinte au monopole reconnu au breveté par la loi, le contrefacteur est en mesure de s’approprier une part de marché et d’augmenter ses ventes, ce qui a pour effet d’accroître ses profits après l’expiration du brevet.
[222] Nova affirme que les bénéfices de rebond ne peuvent être accordés, car [traduction] « le brevet accorde un monopole sur le produit breveté pendant une période limitée » (m.a., par. 124). Elle ajoute que [traduction] « la restitution des profits s’arrête là où le brevet expire » et que, en conséquence, rien ne justifie l’octroi de bénéfices de rebond, c’est‑à‑dire de profits réalisés après cette expiration (m.a., par. 125).
[223] Je rejetterais cet argument. Même si le brevet ne reconnaît un monopole à Dow que pour une période limitée, celle‑ci devrait avoir droit à la restitution de tous les profits réalisés par Nova grâce à sa contrefaçon de ce brevet. Il n’importe nullement qu’une certaine part des profits attribuables à la contrefaçon ait été générée après l’expiration du brevet. Pourvu qu’ils aient un lien de causalité avec la contrefaçon de Nova, les profits demeurent susceptibles de restitution.
[224] Cela dit, comme je l’ai expliqué précédemment, l’analyse du lien de causalité applicable à toute période suivant l’expiration du brevet doit être fondée sur le même raisonnement hypothétique « n’eût été » que celui sur lequel repose la méthode du profit différentiel.
[225] Par conséquent, je ne suis pas d’accord que les bénéfices de rebond ont été correctement calculés en l’espèce. L’affaire doit être renvoyée à la Cour fédérale afin que soit calculé le montant des profits que Nova aurait pu réaliser et aurait réalisé après l’expiration du brevet, n’eût été la contrefaçon. Ces profits devraient ensuite être comparés aux profits réels réalisés par Nova après l’expiration du brevet.
V. Dispositif
[226] Pour les motifs qui précèdent, j’accueillerais le pourvoi. Je renverrais l’affaire à la Cour fédérale pour qu’elle la tranche de nouveau. La méthode du profit différentiel devrait être appliquée en l’espèce.
[227] Quant aux dépens, Nova a droit à ses dépens devant notre Cour et devant la Cour d’appel fédérale.
Pourvoi rejeté avec dépens devant toutes les cours, la juge Côté est dissidente.
Procureurs de l’appelante : Torys, Toronto.
Procureurs des intimées : Smart & Biggar, Ottawa.
Procureurs des intervenantes Bell Canada, Rogers Communications Canada Inc., TELUS Communications Inc. et Vidéotron ltée: IMK, Montréal.
Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne du médicament générique : Goodmans, Toronto.