COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. Roy, 2012 CSC 26
Date : 20120601
Dossier : 33699
Entre :
Randy Leigh Roy
Appelant
et
Sa Majesté la Reine
Intimée
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Rothstein et Cromwell
Motifs de jugement :
(par. 1 à 56) :
Le juge Cromwell (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Rothstein)
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
r. c. roy
Randy Leigh Roy Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
Répertorié : R. c. Roy
No du greffe : 33699.
2011 : 9 novembre; 2012 : 1er juin.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Rothstein et Cromwell.
en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (les juges Levine, Neilson et Garson), 2010 BCCA 130, 285 B.C.A.C. 57, 482 W.A.C. 57, 92 M.V.R. (5th) 28, [2010] B.C.J. No. 437 (QL), 2010 CarswellBC 583, qui a confirmé les déclarations de culpabilité inscrites par le juge Blair, 2006 BCSC 2107 (CanLII), [2006] B.C.J. No. 3660 (QL), 2006 CarswellBC 3851. Pourvoi accueilli.
Christopher J. Nowlin, pour l’appelant.
Michael J. Brundrett, pour l’intimée.
Version française du jugement de la Cour rendu par
Le juge Cromwell —
I. Aperçu
[1] La conduite dangereuse ayant causé la mort est une infraction criminelle grave punissable d’un emprisonnement maximal de quatorze ans. Comme toute infraction criminelle, elle est constituée de deux éléments : un comportement prohibé — la conduite d’un véhicule à moteur de façon dangereuse causant ainsi la mort — et un degré de faute requis — un écart marqué par rapport à la norme de diligence que respecterait une personne raisonnable dans les circonstances. L’élément de faute est critique, car il fournit l’assurance qu’une sanction pénale n’est imposée qu’aux seules personnes ayant mérité le stigmate d’une déclaration de culpabilité criminelle. Alors qu’un simple écart par rapport à la norme de diligence suffit à engager la responsabilité civile, seul un écart marqué satisfait à l’exigence de faute de cette infraction criminelle grave.
[2] Définir et appliquer cet élément de faute est une tâche importante qui pose un défi de taille en raison du danger inhérent à la conduite d’un véhicule. Même la simple imprudence peut entraîner des conséquences tragiques et les juges et les jurés peuvent alors succomber à la tentation d’appliquer indûment le droit pénal à la personne imprudente qui les a causées. Néanmoins, comme notre Cour l’a exprimé dans l’arrêt R. c. Beatty, 2008 CSC 5, [2008] 1 R.C.S. 49 au par. 34, « [s]’il faut considérer comme une infraction criminelle chaque écart par rapport à la norme civile, quelle qu’en soit la gravité, on risque de ratisser trop large et de qualifier de criminelles des personnes qui en réalité ne sont pas moralement blâmables ». Il est essentiel de prêter une attention particulière à l’élément de faute de l’infraction si nous voulons éviter de qualifier de criminelle une personne ayant simplement agi de façon imprudente.
[3] L’exigence d’une faute en matière de conduite dangereuse est au cœur du présent pourvoi, qui soulève trois questions :
1. Le juge du procès a‑t‑il appliqué des principes de droit erronés lors de l’examen de l’élément de faute de l’infraction?
2. S’il a appliqué des principes de droit erronés, son erreur était‑elle sans conséquence dans les circonstances?
3. Si le juge a commis une erreur qui n’était pas sans conséquence, de sorte qu’il conviendrait d’accueillir le pourvoi, la Cour devrait‑elle ordonner la tenue d’un nouveau procès ou prononcer un acquittement?
[4] À mon avis, le juge du procès a commis une grave erreur de droit relativement à l’élément de faute : il a simplement inféré, du fait que l’appelant avait commis un acte dangereux au volant de son véhicule, que son comportement représentait un écart marqué par rapport à la norme de diligence que respecterait une personne raisonnable dans la situation de l’appelant. Cette erreur ne peut être écartée au motif qu’elle ne porte pas à conséquence. Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et d’annuler la déclaration de culpabilité de l’appelant pour conduite dangereuse. Étant donné qu’à mon avis, la preuve au dossier ne permet pas d’inférer de façon raisonnable que l’appelant a affiché par son comportement un écart marqué par rapport à la norme de diligence que respecterait une personne raisonnable dans les circonstances, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et de prononcer un verdict d’acquittement.
II. Faits et historique judiciaire
A. Aperçu des faits
[5] À un arrêt, l’appelant a engagé sa caravane motorisée sur une autoroute dans la voie d’une semi‑remorque qui approchait. Dans la collision qui s’en est suivie, le passager de l’appelant a été tué. L’appelant a été déclaré coupable de conduite dangereuse ayant causé la mort et son appel à la Cour d’appel a été rejeté. Les faits, quoique simples, sont tragiques.
[6] Par un après‑midi de la fin de novembre 2004, l’appelant et Mark Anthony Harrington ont décidé de rentrer à la maison après leur journée de travail dans une scierie située près de Vavenby, une ville au nord de Kamloops, en Colombie‑Britannique. Ils ont quitté le travail ensemble et sont partis dans la caravane motorisée de l’appelant pour retourner au terrain de caravaning où ils résidaient. Ils ont pris un raccourci par le chemin Harmon pour rejoindre l’autoroute 5, la Southern Yellowhead Highway, et ont prévu de se diriger vers le sud sur l’autoroute jusqu’au terrain de caravaning.[1] Le chemin Harmon est un chemin de campagne non pavé dont la pente devient relativement abrupte à proximité de l’intersection avec l’autoroute. L’appelant connaissait bien le chemin Harmon, l’ayant déjà parcouru environ cinq cent fois en quittant l’autoroute ou en s’y engageant.
[7] En raison de la configuration de l’intersection du chemin Harmon et de l’autoroute 5, les véhicules quittant le chemin pour s’engager sur l’autoroute en direction sud, comme l’appelant l’a fait pour retourner au terrain de caravaning, doivent habituellement manœuvrer en premier lieu vers le nord de façon à se présenter à angle droit à l’intersection. Cette manœuvre permet aux conducteurs de mieux voir les véhicules se dirigeant vers le nord et de mieux juger le moment où il devient sécuritaire de tourner à gauche et de traverser les voies en direction nord pour ensuite se diriger vers le sud. L’agent Campbell a déclaré que pour parvenir à s’engager sur l’autoroute, il doit [traduction] « tourner vers la droite pour que je puisse me présenter à angle droit à l’intersection afin de voir dans les deux directions »: d.a., vol. II, p. 167. L’après‑midi en question, la visibilité était limitée en raison du brouillard, et le chemin Harmon était enneigé et glissant.
[8] Dans l’après‑midi de l’accident, Michael McGinnis, accompagné de sa fille Darlene, conduisait une semi‑remorque sur l’autoroute en direction nord. Comme il approchait de l’intersection du chemin Harmon vers 15 heures, le brouillard devenait plus dense et la visibilité n’était pas bonne. Le juge du procès a accepté le témoignage de M. McGinnis, selon lequel les conditions météorologiques l’avaient contraint à ralentir à une vitesse se situant entre 75 et 80 kilomètres à l’heure. C’était la vitesse à laquelle il conduisait lorsqu’il a remarqué au loin les phares avant d’un véhicule qu’il croyait se trouver sur l’accotement de l’autoroute ou le sommet du chemin secondaire et qui pointait dans sa direction. Nous savons maintenant qu’il s’agissait du véhicule de l’appelant. Bien que le juge du procès n’ait pas tiré de conclusion précise sur ce point, M. McGinnis et sa passagère pensaient que le véhicule de l’appelant s’était immobilisé avant de s’engager sur l’autoroute, même si la passagère n’en était pas certaine. Monsieur McGinnis a également déclaré que lorsqu’il a vu les phares du véhicule de l’appelant pour la première fois, il a supposé que ce dernier se trouvait à environ 300 à 400 pieds plus loin, mais que cette distance aurait bien pu être aussi peu que 100 pieds.
[9] Lorsque M. McGinnis a vu les phares avant, il a retiré son pied de l’accélérateur. Réalisant alors que le véhicule de l’appelant s’engageait sur l’autoroute, il a freiné, mais il était trop tard. Son camion est violemment entré en collision avec le véhicule de l’appelant, tuant M. Harrington. L’appelant a survécu, mais la collision lui a fait perdre tout souvenir des circonstances de l’accident ou des événements l’entourant.
[10] L’appelant a été accusé et déclaré coupable de conduite dangereuse ayant causé la mort de M. Harrington, infraction prévue au paragraphe 249(4) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46. Les dispositions pertinentes prévoient ce qui suit :
249. (1) Commet une infraction quiconque conduit, selon le cas :
a) un véhicule à moteur d’une façon dangereuse pour le public, eu égard aux circonstances, y compris la nature et l’état du lieu, l’utilisation qui en est faite ainsi que l’intensité de la circulation à ce moment ou raisonnablement prévisible dans ce lieu;
[. . .]
(4) Quiconque commet une infraction mentionnée au paragraphe (1) et cause ainsi la mort d’une autre personne est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de quatorze ans.
[11] L’appelant a aussi été déclaré coupable, en vertu du par. 259(4) du Code criminel, d’avoir conduit un véhicule à moteur pendant qu’il lui était interdit de conduire aux termes d’une ordonnance prononcée en application du Code criminel. L’accusation de conduite durant l’interdiction n’est pas en cause.
B. Historique judiciaire
(1) Cour suprême de la Colombie‑Britannique (le juge Blair), 2006 BCSC 2107 (CanLii)
[12] Tel qu’indiqué précédemment, l’appelant a été déclaré coupable à son procès de conduite dangereuse ayant causé la mort. Au moment du procès, notre Cour n’avait pas encore rendu sa décision dans l’affaire Beatty. Le juge du procès s’est donc appuyé sur le droit énoncé dans l’arrêt R. c. Hundal, [1993] 1 R.C.S. 867, et dans l’arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique dans R. c. Beatty, 2006 BCCA 229, 225 B.C.A.C. 154, une décision que notre Cour a par la suite infirmée.
[13] Le juge du procès a estimé que pour déclarer l’appelant coupable, il devait être convaincu au‑delà du doute raisonnable que l’appelant avait conduit de façon dangereuse pour le public. Pour arriver à cette décision, il devait se convaincre que la façon de conduire de l’appelant équivalait à un écart marqué par rapport à la norme de diligence que respecterait une personne raisonnable placée dans la situation de l’accusé. Si l’appelant avait fourni une explication justifiant sa façon de conduire, comme une maladie soudaine et inattendue, alors il se devait d’être convaincu qu’une personne raisonnable aurait dû être consciente en pareilles circonstances du risque et du danger inhérents à sa façon de conduire.
[14] Dans son examen des faits, le juge du procès a souligné que les véhicules s’engageant sur l’autoroute 5 depuis le chemin Harmon devaient se conformer au panneau d’arrêt donnant priorité aux véhicules circulant sur l’autoroute. Il a accepté qu’au moment de l’accident, la chaussée du chemin Harmon était glissante et que son inclinaison prononcée ait pu ralentir la progression de la caravane motorisée qui tentait de franchir les voies de circulation de l’autoroute 5 se dirigeant vers le nord pour rejoindre les voies menant vers le sud. Il a estimé que le brouillard présent sur l’autoroute aurait [traduction] « nui à [la] capacité [de l’appelant] de vérifier s’il y avait d’autres véhicules » sur la voie (par. 25). Enfin, le juge du procès a conclu que la preuve lui permettait d’inférer que l’appelant savait très bien que l’autoroute 5 [traduction] « est un corridor important pour la circulation entre la Colombie‑Britannique et les Prairies, que l’achalandage y est considérable, avec la présence en tout temps de semi‑remorques » (par. 26).
[15] Le juge du procès a conclu que la façon de conduire de l’appelant était objectivement dangereuse lorsqu’il a engagé son véhicule [traduction] « sur l’autoroute 5, depuis le panneau d’arrêt du chemin [Harmon], alors que la visibilité était réduite par le brouillard, pour traverser la voie des véhicules qui approchaient, en particulier la semi‑remorque de M. [McGinnis] » (par. 27). Il a alors immédiatement conclu que la façon de conduire de l’appelant avait constitué un écart marqué par rapport à la norme de diligence qu’une personne raisonnable respecterait dans les circonstances. De plus, comme aucune explication de la façon de conduire de l’accusé n’avait été fournie — principalement en raison de sa perte de mémoire — aucun élément de preuve ne permettait de faire naître un doute raisonnable quant à savoir si une personne raisonnable n’aurait pas été consciente des risques inhérents au comportement de l’accusé en l’espèce.
[16] La partie cruciale de l’analyse du juge est ainsi formulée :
[traduction]
La question est de savoir si la façon de conduire de M. Roy était objectivement dangereuse lorsqu’il a engagé son véhicule sur l’autoroute 5, depuis le panneau d’arrêt du chemin [Harmon], alors que la visibilité était réduite par le brouillard, pour traverser la voie des véhicules qui approchaient, en particulier la semi‑remorque de M. McGinnis.
Je conclus par l’affirmative compte tenu du critère énoncé dans Hundal et confirmé par la suite par la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique dans [Beatty]. Je conclus que la façon de conduire de M. Roy constitue un écart marqué par rapport à la norme de diligence qu’une personne raisonnable respecterait dans la situation de l’accusé.
Le second volet du critère établi dans Hundal est énoncé aux par. 38 et 43 et il consiste à déterminer, malgré le caractère objectivement dangereux de la conduite d’un véhicule, s’il existe une explication qui ferait naître un doute raisonnable quant à savoir si une personne raisonnable aurait été consciente des risques inhérents au comportement de l’accusé.
Il n’existe aucune explication au comportement de M. Roy. Il n’a aucun souvenir des événements entourant la collision et il n’y a donc aucun élément de preuve à examiner susceptible de faire naître un doute raisonnable quant à savoir si une personne raisonnable aurait été consciente des risques inhérents au comportement de l’accusé. [Je souligne; par. 27‑30.]
(2) Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (la juge Garson, avec l’appui des juges Levine et Neilson), 2010 BCCA 130, 285 B.C.A.C. 57
[17] L’appel de l’appelant interjeté à la Cour d’appel a été rejeté. Bien que la cour ait conclu que le juge du procès avait commis une erreur de droit, elle a estimé que l’erreur était sans conséquence puisqu’aucun tort important ou aucune erreur judiciaire grave ne s’était produit.
[18] L’appelant a plaidé que le juge du procès avait commis une erreur de droit, au par. 28 de ses motifs, en assimilant l’actus reus de l’infraction — soit la façon de conduire qui, d’un point de vue objectif, était dangereuse — à l’exigence de la mens rea — soit le fait que le degré de diligence manifesté par l’appelant constituait un écart marqué par rapport à la norme de diligence qu’une personne raisonnable respecterait dans les mêmes circonstances. La Cour d’appel a souligné que les motifs du juge du procès devaient être examinés à la lumière de l’arrêt de notre Cour dans Beatty.
[19] La Cour d’appel a conclu que le juge du procès avait commis une erreur dans le cadre de son analyse juridique parce qu’il avait assimilé l’examen portant sur la faute (« mens rea ») [traduction] « à la question de savoir s’il existait une explication au comportement de l’accusé » (par. 21). Si le juge du procès avait appliqué le critère énoncé dans Beatty, [traduction] « son analyse aurait comporté deux examens. Premièrement, [. . .] sa façon de conduire était‑elle objectivement dangereuse? Deuxièmement, représentait‑elle un écart marqué par rapport à la norme de diligence qu’une personne raisonnable respecterait dans la même situation que l’accusé? » (au par. 23). Son omission d’analyser expressément les deux questions a donné ouverture à l’examen de son verdict en appel.
[20] Malgré l’erreur du juge du procès, la Cour d’appel a rejeté l’appel. Elle a appliqué la disposition prévue au sous‑alinéa 686(1)b)(iii) du Code criminel, parce qu’à son avis, aucun tort important ou aucune erreur judiciaire grave ne s’était produit. Bien que le juge du procès ne se soit pas arrêté de façon spécifique sur le deuxième volet de l’examen relatif à la conduite dangereuse tel qu’énoncé dans Beatty, il pouvait [traduction] « facilement être inféré de ses motifs que l’[appelant] avait l’intention requise » (par. 31). En effet, dans la présente affaire, ce n’était pas par inadvertance que l’appelant avait fait preuve de négligence. [traduction] « La façon de conduire à l’origine de la collision impliquait plutôt un acte délibéré de conduire le véhicule sur une autoroute achalandée, dans le brouillard, alors qu’un véhicule approchait » (para. 31). De plus, [traduction] « [l]a preuve présentée au procès n’avait fourni aucune explication sur les raisons pour lesquelles il s’était engagé sur l’autoroute, depuis le panneau d’arrêt, sans s’assurer en premier lieu qu’il pouvait le faire en toute sécurité » (par. 1). À la lumière de ces considérations, c’est à bon droit, de l’avis de la cour, que le juge du procès avait conclu que la façon de conduire de l’accusé constituait un écart marqué par rapport à la norme de diligence qu’une personne raisonnable respecterait dans la situation de l’accusé. Cette conclusion répondait aux exigences du caractère fautif de la conduite dangereuse et, en conséquence, aucun tort important ou aucune erreur judiciaire grave ne résultait de l’omission du juge du procès de procéder à un examen distinct de l’état d’esprit de l’accusé.
[21] L’appel a été rejeté.
III. Les questions en litige
[22] Nous l’avons vu, le pourvoi interjeté devant notre Cour soulève les trois questions qui suivent.
1. Le juge du procès a‑t‑il appliqué des principes de droit erronés lors de l’examen de l’élément de faute de l’infraction?
2. S’il a appliqué des principes de droit erronés, son erreur était‑elle sans conséquence dans les circonstances?
3. Si le juge a commis une erreur qui n’était pas sans conséquence, de sorte qu’il conviendrait d’accueillir le pourvoi, la Cour devrait‑elle ordonner la tenue d’un nouveau procès ou prononcer un acquittement?
[23] J’examinerai ces questions à tour de rôle.
IV. Analyse
A. Première question en litige : l’élément de faute de l’infraction de conduite dangereuse
[24] L’intimée soutient devant cette Cour que contrairement aux conclusions de la Cour d’appel, le juge du procès n’a pas commis d’erreur de droit dans l’examen de l’élément de faute de l’infraction. Je ne suis pas de cet avis. En bref, j’estime que le juge du procès a fait exactement ce que notre Cour, dans Beatty, a unanimement indiqué de ne pas faire : sans effectuer une analyse plus poussée de l’élément de faute de l’infraction, il a inféré, du simple fait que la façon de conduire était objectivement dangereuse, que le degré de diligence démontré par l’appelant représentait un écart marqué par rapport à la norme de diligence que respecterait une personne raisonnable dans la même situation.
[25] Pour expliquer ma conclusion, il est d’abord utile d’examiner les principes fondamentaux établis par notre Cour dans Beatty, et d’exposer ensuite essentiellement de quelle façon, à mon avis, le juge du procès a omis d’appliquer ces principes en l’espèce.
(1) Aperçu de l’arrêt Beatty
[26] Dans l’arrêt Beatty, la Cour a procédé à une analyse approfondie des éléments de l’infraction de conduite dangereuse. Bien que trois séries de motifs aient été rédigées, la Cour a confirmé à l’unanimité la conclusion du juge du procès selon laquelle l’inattention momentanée de M. Beatty, même si elle a eu de tragiques conséquences, ne constituait pas un écart marqué par rapport à la norme de diligence que respecterait un conducteur prudent.
[27] Dans Beatty, la Cour s’est attardée sur la possibilité qu’elle n’ait pas suffisamment insisté, dans Hundal, sur l’importance de porter une attention particulière à l’exigence d’une faute en matière de conduite dangereuse. L’arrêt Hundal n’a pas établi de distinction précise entre les deux éléments de l’infraction — la conduite prohibée et la faute requise. Il y avait lieu de craindre que les juges et les jurés puissent ‑ de façon trop hâtive et sans le bénéfice d’une analyse approfondie — inférer l’existence de l’élément de faute du simple fait qu’un véhicule à moteur avait été conduit de façon dangereuse. (Je tiens à ajouter, incidemment, qu’à mon avis, c’est exactement ce qui s’est produit dans la présente affaire.) Dans Beatty, notre Cour a cherché à s’assurer qu’une analyse sérieuse des deux éléments serait réalisée dans chaque cas, et pour s’en assurer, elle a défini l’élément de conduite et l’élément moral de l’infraction et elle les a séparés.
[28] Dans l’arrêt Beatty, la juge Charron a rédigé les motifs des juges majoritaires de la Cour et les principes applicables qu’elle a énoncés font autorité. En bref, voici ce que la Cour a statué. L’actus reus réside dans le fait de conduire un véhicule d’une façon dangereuse pour le public, eu égard aux circonstances, y compris la nature et l’état du lieu, l’utilisation qui en est faite ainsi que l’intensité de la circulation à ce moment ou raisonnablement prévisible dans ce lieu : al. 249(1)a) du Code criminel. La mens rea réside dans le fait que le degré de diligence de l’accusé constitue un écart marqué par rapport à la norme de diligence que respecterait une personne raisonnable dans la même situation (Beatty, par. 43). Le degré de diligence que manifeste l’accusé est apprécié par rapport à la norme de diligence que respecterait un conducteur raisonnablement prudent dans la même situation. L’infraction ne sera établie que si le degré de diligence dont a fait preuve l’accusé constitue un écart marqué par rapport à cette norme. Bien que la distinction entre un simple écart par rapport à la norme pouvant engager la responsabilité civile et un écart marqué justifiant une sanction pénale soit une affaire de degré, le manque de diligence doit être suffisamment grave pour mériter d’être puni (par. 48).
[29] Il est utile de réitérer les principaux éléments des motifs exprimés par la majorité dans Beatty.
(2) L’importance de l’exigence de la faute en matière d’infraction de conduite dangereuse
[30] L’arrêt Beatty pose comme point fondamental que la conduite dangereuse constitue une infraction criminelle grave. Il est donc très important de s’assurer que l’exigence de la faute en matière de conduite dangereuse a été établie, sans quoi la portée du droit criminel est indûment étendue et des personnes qui ne sont pas moralement blâmables sont qualifiées à tort de criminelles. La distinction entre un simple écart pouvant engager la responsabilité civile et l’écart marqué requis pour la faute criminelle est une question de degré. Le juge des faits doit déterminer comment l’écart par rapport à la norme se distingue de façon marquée de la simple négligence.
[31] Depuis au moins les années 40, notre Cour a établi une distinction entre, d’une part, la simple négligence requise pour établir la responsabilité civile ou pour justifier une déclaration de culpabilité à une infraction provinciale de conduite imprudente et, d’autre part, la faute beaucoup plus grave requise pour l’infraction criminelle de conduite dangereuse (American Automobile Ins. Co. c. Dickson, [1943] R.C.S. 143). Cette distinction a pris une importance accrue pour des motifs d’ordre constitutionnel. Elle est devenue le fondement de la distinction qu’il convient de faire, en matière de partage des pouvoirs, entre ce qui constitue les limites acceptables des compétences législatives provinciales et fédérales, en plus de répondre aux critères de faute minimaux engageant la responsabilité criminelle au regard de la Charte canadienne des droits et libertés (O’Grady c. Sparling, [1960] R.C.S. 804; Mann c. La Reine, [1966] R.C.S. 238; Hundal). Ainsi, le critère de l’« écart marqué » souligne la gravité de l’infraction criminelle de conduite dangereuse, distingue le droit criminel fédéral du droit réglementaire provincial et assure l’existence d’exigences appropriées en matière de faute au regard de la Charte.
[32] L’arrêt Beatty a consolidé et clarifié ce courant jurisprudentiel. La Cour a signalé à l’unanimité qu’il est important d’insister sur le haut degré de négligence aux fins de distinguer celle engageant la responsabilité civile de celle requise pour qu’une sanction pénale soit imposée. Comme l’a dit la juge Charron au nom des juges majoritaires aux par. 34 et 35 :
S’il faut considérer comme une infraction criminelle chaque écart par rapport à la norme civile, quelle qu’en soit la gravité, on risque de ratisser trop large et de qualifier de criminelles des personnes qui en réalité ne sont pas moralement blâmables. Une telle approche risque de porter atteinte au principe de justice fondamentale voulant qu’une personne moralement innocente ne doive pas être privée de sa liberté.
Dans le cadre du droit civil, il importe peu de savoir dans quelle mesure le conducteur n’a pas respecté la norme de diligence raisonnable exigée par la loi. En effet, l’étendue de sa responsabilité ne dépend pas du degré de négligence, mais de l’étendue des dommages causés. Par ailleurs, l’état mental (ou l’absence d’état mental) de l’auteur du délit est sans importance, sauf à l’égard des dommages punitifs. Dans le cadre du droit criminel, en revanche, il faut tenir compte de l’état mental du conducteur, parce qu’il est contraire aux principes fondamentaux de justice pénale de punir une personne innocente. Le degré de négligence constitue la question déterminante, parce que la faute criminelle doit être fondée sur un comportement qui mérite d’être puni. [Je souligne.]
(3) L’actus reus
[33] Selon l’arrêt Beatty, l’actus reus de la conduite dangereuse est celui décrit à l’al. 249(1)a) du Code, c’est‑à‑dire conduire « d’une façon dangereuse pour le public, eu égard aux circonstances, y compris la nature et l’état du lieu, l’utilisation qui en est faite ainsi que l’intensité de la circulation à ce moment ou raisonnablement prévisible dans ce lieu » (par. 43).
[34] Pour déterminer si l’actus reus a été établi, il faut déterminer si la façon de conduire était objectivement dangereuse pour le public dans les circonstances. L’enquête doit être axée sur les risques créés par la façon de conduire de l’accusé, et non sur les conséquences, comme un accident dans lequel il aurait été impliqué. Comme l’a déclaré la juge Charron au par. 46 de Beatty, « [l]e tribunal ne doit pas tirer de conclusion hâtive au sujet de la façon de conduire en se fondant sur la conséquence. Il doit procéder à un examen sérieux de la façon de conduire » (je souligne). Une façon de conduire peut à juste titre être qualifiée de dangereuse lorsqu’elle met en danger le public. L’élément pertinent, c’est le risque de dommage ou de préjudice qu’engendre la façon de conduire, non les conséquences d’un accident ultérieur. Dans cet examen portant sur la façon de conduire, il importe de se rappeler que la conduite est une activité fondamentalement dangereuse, mais elle n’en est pas moins une activité légale dotée d’une valeur sociale (Beatty, par. 31 et 34). Les accidents résultant de la matérialisation des risques inhérents à la conduite d’un véhicule ne devraient habituellement pas entraîner des déclarations de culpabilité.
[35] En résumé, l’analyse relative à l’actus reus de l’infraction doit porter sur la façon de conduire le véhicule à moteur. Le juge des faits ne doit pas simplement tirer de conclusions sur la façon dangereuse de conduire en se fondant sur les conséquences. Il doit procéder à un examen sérieux de la façon de conduire.
(4) La mens rea
[36] L’analyse relative à la mens rea doit être centrée sur la question de savoir si la façon dangereuse de conduire résultait d’un écart marqué par rapport à la norme de diligence que respecterait une personne raisonnable dans la même situation (Beatty, par. 48). Il est utile d’aborder le sujet en posant deux questions. La première est de savoir si, compte tenu de tous les éléments de preuve pertinents, une personne raisonnable aurait prévu le risque et pris les mesures pour l’éviter si possible. Le cas échéant, la deuxième question est de savoir si l’omission de l’accusé de prévoir le risque et de prendre les mesures pour l’éviter si possible constitue un écart marqué par rapport à la norme de diligence que respecterait une personne raisonnable dans la même situation que l’accusé.
[37] La simple imprudence que même les conducteurs les plus prudents peuvent à l’occasion commettre n’est généralement pas criminelle. Tel qu’indiqué précédemment, la juge Charron a formulé ainsi cette idée au nom des juges majoritaires dans l’arrêt Beatty : « [s]’il faut considérer comme une infraction criminelle chaque écart par rapport à la norme civile, quelle qu’en soit la gravité, on risque de ratisser trop large et de qualifier de criminelles des personnes qui en réalité ne sont pas moralement blâmables » (par. 34). La juge en chef a exprimé un point de vue semblable : « même les bons conducteurs ont à l’occasion des moments d’inattention qui peuvent, selon les circonstances, engager leur responsabilité civile ou donner lieu à une condamnation pour conduite imprudente. Mais en général, ces moments d’inattention ne vont pas jusqu’à l’écart marqué requis pour justifier une déclaration de culpabilité pour conduite dangereuse » (par. 71).
[38] L’exigence minimale en matière de faute réside dans l’écart marqué par rapport à la norme de diligence que respecterait une personne raisonnable dans la même situation — un critère objectif modifié. L’application de ce critère objectif modifié signifie que, bien que la personne raisonnable soit placée dans la situation de l’accusé, la preuve des qualités personnelles de l’accusé (telles que son âge, son expérience et son niveau d’instruction) n’est pas pertinente, sauf si elles visent son incapacité d’apprécier ou d’éviter le risque (par. 40). Certes, la preuve d’une mens rea subjective — c’est‑à‑dire, conduire délibérément de façon dangereuse — justifierait une déclaration de culpabilité pour conduite dangereuse, mais cette preuve n’est pas requise (la juge Charron, par. 47; voir aussi la juge en chef McLachlin, par. 74‑75, et le juge Fish, par. 86).
(5) Preuve de l’« écart marqué » comme élément de faute
[39] Des inférences tirées à partir de l’ensemble des circonstances permettront généralement de déterminer si la faute a été prouvée. Comme l’a dit la juge Charron dans Beatty, le juge des faits doit examiner la totalité de la preuve, y compris les éléments de preuve relatifs à l’état d’esprit véritable de l’accusé (par. 43).
[40] De façon générale, l’existence de la mens rea objective requise peut s’inférer du fait que l’accusé a conduit d’une façon qui constituait un écart marqué par rapport à la norme. Toutefois, même si la façon de conduire constitue un écart marqué par rapport à une façon de conduire normale, le juge des faits doit examiner toutes les circonstances pour déterminer s’il convient de conclure, de la façon de conduire, à la présence d’un tel comportement de l’accusé. La preuve peut soulever un doute sur la question de savoir s’il convient, dans un cas en particulier, d’inférer de la façon de conduire un écart marqué par rapport à la norme de diligence. La prémisse sous‑jacente permettant de conclure à une faute en raison d’une façon de conduire objectivement dangereuse constituant un écart marqué par rapport à la norme est qu’une personne raisonnable dans la même situation que l’accusé aurait été consciente du risque créé par la façon de conduire en cause, et elle ne se serait pas livrée à l’activité : Beatty, par. 37.
[41] En d’autres termes, il faut se demander si la façon de conduire qui constitue un écart marqué par rapport à la norme compte tenu de toutes les circonstances permet de conclure que la façon de conduire résultait d’un écart marqué par rapport à la norme de diligence qu’aurait respectée une personne raisonnable dans la même situation.
[42] La façon de conduire qui, d’un point de vue objectif, est simplement dangereuse ne permettra pas à elle seule de conclure qu’elle constitue un écart marqué par rapport à la norme de diligence que respecterait une personne raisonnable dans la même situation (la juge Charron, par. 49; voir aussi la juge en chef McLachlin, par. 66, et le juge Fish, par. 88). Autrement dit, la preuve de l’actus reus de l’infraction ne permet pas, à elle seule, de conclure raisonnablement à l’existence de l’élément de faute requis. La conduite constituant un écart marqué par rapport à la norme est le seul facteur qui peut étayer raisonnablement cette conclusion.
[43] J’aborde maintenant la question de savoir si le juge du procès a commis une erreur justifiant l’annulation de sa décision en l’espèce.
(6) Le juge du procès a‑t‑il commis une erreur en ce qui concerne l’élément de faute?
[44] La Cour d’appel a conclu que le juge du procès a commis une erreur en assimilant l’élément de faute de l’infraction à la question de savoir s’il y avait une explication à la conduite de l’accusé (para. 21). Je partage cette conclusion. Mais, je partage également l’avis de l’appelant, selon lequel l’erreur du juge du procès ne s’arrête pas là. À mon humble avis, le juge du procès a commis une erreur de droit en ne procédant pas à un examen en profondeur de la question de savoir si l’accusé s’est écarté de façon marquée par rapport à la norme de diligence que respecterait une personne raisonnable dans la même situation. Plus particulièrement, il a inféré l’écart marqué du simple fait que la conduite du véhicule était objectivement dangereuse : motifs du juge du procès, par. 27‑28. C’est précisément ce que tous les membres de notre Cour, dans Beatty, ont dit qu’il ne faut pas faire. Certes, le juge du procès ne disposait pas de la décision rendue par notre Cour dans Beatty.
[45] L’intimée soutient que le juge du procès n’a pas commis d’erreur et que la Cour d’appel a conclu à tort à une erreur. L’intimée affirme que la Cour, dans Beatty, n’a fait que reformuler le critère établi dans Hundal sans le modifier en profondeur. Selon l’intimée, il s’ensuit que le juge du procès n’a pas commis d’erreur de droit en appliquant à la lettre le critère établi dans Hundal. Elle signale que la Cour n’a pas indiqué, dans Beatty, que les verdicts rendus suivant l’analyse conforme à l’arrêt Hundal appellent de façon automatique l’intervention d’une cour d’appel. Cela étant, l’intimée soutient que la Cour d’appel ne pouvait pas intervenir du seul fait que le juge du procès avait appliqué le critère établi dans l’arrêt Hundal pour rendre son verdict.
[46] Je conviens que si le juge du procès avait en fait correctement appliqué le droit sur le fond, aucune erreur n’aurait été commise du simple fait de ne pas avoir effectué son analyse suivant le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Beatty, qu’il ne pouvait naturellement pas connaître au moment de rendre sa décision. J’estime toutefois que le juge du procès a commis une erreur de fond, et non une simple erreur de forme. Comme je l’ai déjà expliqué, le juge du procès a déduit l’élément de faute requis du simple fait que la façon de conduire était dangereuse. Comme il ressort clairement de l’arrêt Beatty, il s’agit d’une erreur de droit.
[47] La question qu’il convient alors de trancher est de savoir si l’erreur du juge du procès était inoffensive parce qu’aucun tort important ou aucune erreur judiciaire grave ne s’est produit.
B. Deuxième question en litige : l’erreur était‑elle inoffensive?
[48] L’alinéa 686(1)b)(iii) du Code criminel permet à une cour d’appel de rejeter l’appel d’une déclaration de culpabilité malgré une erreur de droit du juge du procès si la poursuite convainc la cour qu’aucun « tort important ou aucune erreur judiciaire grave ne s’est produit ». La poursuite peut à cette fin démontrer (1) que l’erreur était anodine ou n’aurait pu avoir qu’une incidence mineure sur le verdict, ou (2) qu’il est clair que la preuve tendant à établir la culpabilité de l’accusé est à ce point accablante qu’il serait impossible d’obtenir un verdict autre qu’une déclaration de culpabilité (R. c. Khan, 2001 CSC 86, [2001] 3 R.C.S. 823, par. 30‑31).
[49] L’appelant plaide que le raisonnement de la Cour d’appel concernant cette question est sans fondement et je souscris à cette affirmation. Je remarque que selon la position initiale adoptée par l’intimée, il n’y avait pas d’erreur et relativement peu d’arguments ont été soumis visant à confirmer la décision de la Cour d’appel d’appliquer la disposition réparatrice.
[50] La Cour d’appel ne m’apparait pas avoir appliqué la disposition réparatrice au motif que la preuve de la poursuite était accablante. Quoi qu’il en soit, il est clair que ce n’est pas le cas en l’espèce. La Cour d’appel a plutôt conclu que les motifs du juge du procès démontraient que l’erreur de droit n’avait aucune incidence significative. La cour s’est fondée sur deux points pour tirer cette conclusion : premièrement, qu’il s’agissait en l’espèce d’une affaire où la négligence était consciente et non inconsciente; deuxièmement, que la conclusion de fait du juge du procès selon laquelle la façon de conduire constituait un écart marqué par rapport à la norme de diligence indiquait clairement qu’il avait conclu que l’élément de faute avait été établi. Je reproduis le dispositif du jugement de la Cour d’appel :
[traduction]
Le juge du procès n’a pas [. . .] expressément effectué la deuxième étape de l’analyse telle qu’elle est maintenant énoncée dans l’arrêt Beatty [c.‑à‑d., celle portant sur l’élément de faute], mais il peut facilement être inféré de ses motifs que l’accusé avait l’intention requise. Il ne s’agissait pas d’une affaire où la négligence était inconsciente. Au contraire, la façon de conduire à l’origine de la collision comportait l’acte volontaire de conduire sur une autoroute achalandée, dans le brouillard, et malgré les véhicules qui approchaient. Le juge du procès a conclu à bon droit que la façon de conduire de l’appelant constituait un écart marqué par rapport à la norme de diligence que respecterait une personne raisonnable dans la situation de l’appelant, répondant ainsi au critère de la mens rea. [par. 31]
[51] Avec égards, je ne puis souscrire à l’un ou l’autre de ces motifs. En ce qui concerne le premier, aucun élément de preuve ne donnait raison à la Cour d’appel de conclure qu’il s’agissait de négligence « consciente ». La négligence consciente renvoie à la notion de mens rea subjective et intervient lorsqu’un accusé prévoit en fait le risque et qu’il décide de le prendre. Alors que l’acte posé par l’accusé consistant à s’éloigner du panneau d’arrêt était apparemment un acte volontaire, il n’existait aucun élément de preuve à l’appui de la conclusion selon laquelle l’appelant était en fait conscient du risque qu’il créait en agissant de la sorte et qu’il avait délibérément choisi de courir ce risque. À mon humble avis, la Cour d’appel a commis une erreur en concluant que la preuve au dossier avait établi la mens rea subjective. La mens rea subjective n’est bien sûr pas requise, mais elle n’avait certainement pas été établie par la preuve au dossier.
[52] Quant à la conclusion du juge reconnaissant un écart marqué, j’estime, comme je l’ai souligné précédemment, que le juge a tiré cette conclusion uniquement après l’avoir inférée du fait que la façon de conduire de l’accusé était à son avis objectivement dangereuse. Cette conclusion erronée ne peut justifier le rejet de cette erreur au motif qu’elle est inoffensive.
C. Troisième question en litige : nouveau procès ou acquittement?
[53] L’appelant demande à la Cour d’accueillir le pourvoi, d’annuler sa déclaration de culpabilité et d’ordonner un acquittement. Selon le ministère public, si l’appel est accueilli, un nouveau procès devrait être ordonné. La décision quant à la nature de l’ordonnance devant être rendue repose sur la question de savoir si des éléments de preuve auraient permis à un juge des faits ayant reçu des directives appropriées de prononcer une déclaration de culpabilité. En l’absence d’une telle preuve, il convient habituellement d’ordonner un acquittement (voir R. c. MacNeil, 2009 NSCA 46, 277 N.S.R. (2d) 22, par. 16‑18; R. c. D.C.S., 2000 NSCA 61, 184 N.S.R. (2d) 299, par. 46‑50). À mon avis, c’est la décision appropriée en l’espèce.
[54] Selon moi, le dossier ne contient pas d’éléments de preuve permettant à un juge des faits ayant reçu des directives appropriées de conclure raisonnablement que le degré de diligence manifesté par l’appelant constituait un écart marqué par rapport à la norme que respecterait une personne raisonnable dans la même situation. J’accepte que la façon de conduire était objectivement dangereuse. Il faut cependant signaler qu’aucun élément de preuve ne démontrait que la façon de conduire de l’appelant, avant qu’il s’engage dans la voie du véhicule qui approchait, était différente d’une façon de conduire normale et prudente. L’accent est donc mis sur la décision prise, sur le moment, de s’engager sur l’autoroute alors qu’il n’était pas prudent de le faire. Je ne crois pas que la façon de conduire, à elle seule, permette de conclure raisonnablement que le degré de diligence appliqué par l’accusé constituait un écart marqué par rapport à la norme que respecterait un conducteur raisonnable dans la même situation.
[55] À la limite, la preuve de la poursuite établit que l’appelant, qui se trouvait à un arrêt à une intersection difficile et dans des conditions de faible visibilité, a engagé son véhicule sur l’autoroute alors qu’il n’était pas prudent de le faire. Bien que le juge du procès n’ait tiré aucune conclusion précise sur ce point, M. McGinnis (le conducteur de la semi‑remorque) a cru que le véhicule de l’appelant s’était immobilisé avant de s’engager sur l’autoroute. M. McGinnis a aussi affirmé que lorsqu’il a aperçu pour la première fois les phares du véhicule de l’appelant, il a estimé que ce dernier se trouvait à une distance de 300 à 400 pieds environ, mais que cette distance aurait pu être aussi peu que 100 pieds. Il est naturellement raisonnable de supposer que l’appelant aurait pu apercevoir le véhicule de M. McGinnis au moins aussitôt que ce dernier a été en mesure de voir le véhicule de l’appelant. Compte tenu du système d’éclairage dont la semi‑remorque était dotée, on pourrait conclure que ce véhicule aurait pu être visible un peu plus tôt. Quel que soit le scénario réaliste retenu en fonction de la preuve présentée, le temps écoulé entre le moment où les véhicules sont devenus visibles, l’un par rapport à l’autre, et l’impact serait de quelques secondes seulement. À mon avis, la décision de l’appelant de s’engager sur l’autoroute est compatible avec une mauvaise évaluation de la vitesse et de la distance qui a été faite dans des conditions difficiles au moment où la visibilité était mauvaise. En l’espèce, le dossier indique une seule erreur momentanée de jugement dont les conséquences ont été tragiques. Il ne permet pas de conclure raisonnablement que l’accusé a démontré un écart marqué par rapport à la norme de diligence que respecterait une personne raisonnable dans la même situation, justifiant ainsi une déclaration de culpabilité pour l’infraction criminelle grave de conduite dangereuse ayant causé la mort.
V. Dispositif
[56] Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler la déclaration de culpabilité de l’appelant et d’inscrire un acquittement.
Pourvoi accueilli.
Procureur de l’appelant : Christopher J. Nowlin, Vancouver.
Procureur de l'intimée : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Vancouver.
[1] L’autoroute 5 est surtout axée du nord au sud, mais à l’endroit de la collision, elle est axée d’est en ouest. Comme les témoins désignent plus souvent l’axe est‑ouest par nord et sud, je vais employer « nord » et « sud » dans ces motifs.