COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. Beatty, [2008] 1 R.C.S. 49, 2008 CSC 5
Date : 20080222
Dossier : 31550
Entre :
Justin Ronald Beatty
Appelant
c.
Sa Majesté la Reine
Intimée
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein
Motifs de jugement :
(par. 1 à 54)
Motifs concordants
en partie : (par. 55 à 82)
Motifs concordants
en partie : (par. 83 à 91)
La juge Charron (avec l’accord des juges Bastarache, Deschamps, Abella et Rothstein)
La juge en chef McLachlin (avec l’accord des juges Binnie et LeBel)
Le juge Fish
______________________________
R. c. Beatty, [2008] 1 R.C.S. 49, 2008 CSC 5
Justin Ronald Beatty Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
Répertorié : R. c. Beatty
Référence neutre : 2008 CSC 5.
No du greffe : 31550.
2007 : 19 octobre; 2008 : 22 février.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein.
en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (le juge en chef Finch et les juges Ryan et Smith) (2006), 225 B.C.A.C. 154, 371 W.A.C. 154, 31 M.V.R. (5th) 188, [2006] B.C.J. No. 1038 (QL), 2006 CarswellBC 1118, 2006 BCCA 229, qui a annulé les acquittements prononcés en faveur de l’accusé par la juge Smith, [2005] B.C.J. No. 3071 (QL), 2005 CarswellBC 3387, 2005 BCSC 751, et qui a ordonné un nouveau procès. Pourvoi accueilli.
Alexander P. Watt et Jaime D. Ashby, pour l’appelant.
Alexander Budlovsky, pour l’intimée.
Version française du jugement des juges Bastarache, Deschamps, Abella, Charron et Rothstein rendu par
La juge Charron —
1. Aperçu
[1] L’appelant, Justin Ronald Beatty, a été inculpé de trois chefs de conduite dangereuse d’un véhicule à moteur ayant causé la mort. Le tragique accident à l’origine de ces accusations est survenu quand la camionnette de M. Beatty a, sans raison apparente, traversé soudainement la ligne médiane pour se retrouver dans la voie d’un véhicule à moteur circulant en sens inverse, dont les trois occupants ont été tués lors de la collision. La question qui a divisé les juridictions inférieures était celle de savoir si cet acte de négligence momentané était suffisant pour constituer l’infraction de conduite dangereuse d’un véhicule à moteur ayant causé la mort prévue au par. 249(4) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46.
[2] Appliquant le critère énoncé dans l’arrêt R. c. Hundal, [1993] 1 R.C.S. 867, la juge du procès a considéré que l’inattention momentanée de M. Beatty ne permettait pas, à elle seule, de conclure à un écart marqué par rapport à la norme de diligence que respecterait un conducteur raisonnablement prudent. Elle a plutôt statué que ces [traduction] « quelques secondes de conduite négligente » s’inscrivaient dans le continuum de la négligence qui entraînerait une responsabilité civile ([2005] B.C.J. No. 3071 (QL), 2005 BCSC 751, par. 37). Étant donné cette conclusion, la juge du procès a estimé inutile d’examiner la preuve limitée relative à l’explication fournie par M. Beatty à l’égard de l’accident. Elle a cependant ajouté que, si elle avait conclu que la façon de conduire de M. Beatty était objectivement dangereuse, elle aurait jugé cette preuve insuffisante pour susciter un doute raisonnable quant à sa culpabilité. Monsieur Beatty a été acquitté des trois chefs d’accusation pesant contre lui.
[3] La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a estimé que la juge du procès s’était posé la mauvaise question. Selon la cour, [traduction] « [l]a bonne question consistait à se demander si le fait de franchir, à une vitesse de 90 kilomètres à l’heure, la ligne médiane d’une route très fréquentée et de se retrouver ainsi dans la voie inverse était objectivement dangereux » ((2006), 225 B.C.A.C. 154, 2006 BCCA 229, par. 26). Selon la Cour d’appel, un tel comportement devait forcément être considéré comme objectivement dangereux et comme un « écart marqué » par rapport à la norme de diligence requise. Il incombait donc à la juge du procès de se demander si l’explication de M. Beatty permettait de douter raisonnablement qu’une personne raisonnable se trouvant dans la même situation aurait été consciente des risques que ce comportement entraînait. La Cour d’appel a, en conséquence, annulé les acquittements et ordonné la tenue d’un nouveau procès.
[4] Monsieur Beatty fait appel de cette ordonnance. Il soutient que la Cour d’appel a en fait créé une présomption légale suivant laquelle tout conducteur causant un accident par sa négligence — peu importe le degré de celle‑ci — sera inévitablement déclaré coupable de conduite dangereuse, à moins de pouvoir donner une explication satisfaisante de l’accident. Selon M. Beatty, non seulement cette approche fait fi de la norme plus élevée de l’« écart marqué » par rapport à un comportement prudent qui distingue la négligence pénale de la négligence civile, mais elle a également pour effet et de libérer le ministère public du fardeau de prouver l’infraction et d’imposer carrément à l’accusé celui de fournir une explication disculpatoire. Il prétend que l’approche de la juge du procès, en revanche, était conforme à la jurisprudence de la Cour et était bien fondée. Il demande donc que les acquittements soient rétablis.
[5] Le ministère public conteste l’approche de la juge du procès, faisant valoir qu’une « inattention momentanée » ne saurait constituer le critère déterminant. Il affirme que le comportement découlant d’une inattention momentanée peut ou non, selon les circonstances, constituer un écart marqué par rapport à la norme. Dans les cas où, comme en l’espèce, un tel comportement crée un risque élevé, une personne raisonnable aurait prévenu le risque potentiel associé au défaut d’attention et, de ce fait, le critère objectif s’appliquant à la preuve de l’infraction est respecté. Il incombe alors à l’accusé de soulever un doute raisonnable quant à la question de savoir si une personne raisonnable, dans la même situation que lui, aurait été consciente du risque qu’elle a créé. Selon le ministère public, [traduction] « un comportement dangereux n’est pas moins dangereux lorsqu’il résulte d’une inattention momentanée plutôt que d’une inattention continue ou de l’insouciance, de l’aveuglement volontaire ou même d’un comportement intentionnel ». Le degré auquel l’accusé est moralement blâmable est, prétend‑on, une considération pertinente pour déterminer la peine, mais non pour statuer sur la culpabilité.
[6] À mon humble avis, l’approche préconisée par le ministère public n’est pas conforme aux principes fondamentaux de la justice pénale. Il ne fait aucun doute qu’un comportement constituant un écart par rapport à la norme à laquelle on s’attendrait à voir se conformer une personne raisonnablement prudente forme la base tant de la négligence civile que de la négligence pénale. Il importe toutefois de ne pas amalgamer la norme de la négligence civile et le critère utilisé pour statuer sur la négligence pénale. Contrairement à la négligence civile, qui s’intéresse à la répartition de la perte, la négligence pénale vise à sanctionner un comportement blâmable. Suivant les principes fondamentaux de la justice pénale, les règles relatives à la négligence pénale doivent tenir compte non seulement du comportement dérogeant à la norme, lequel établit l’actus reus de l’infraction, mais aussi de l’état mental de l’auteur de l’infraction. Le ministère public est tenu de prouver à la fois l’actus reus et la mens rea. De plus, quand la responsabilité pour négligence pénale est punissable d’emprisonnement, comme c’est le cas à l’art. 249 du Code criminel, la distinction entre la négligence civile et la négligence pénale acquiert une dimension constitutionnelle.
[7] Le critère objectif modifié établi par la jurisprudence de la Cour reste le critère approprié pour déterminer la mens rea requise dans le cas des infractions criminelles fondées sur la négligence. Comme son nom le suggère, ce critère applicable à la négligence pénale « modifie », et ce, à deux égards importants, la norme purement objective utilisée pour statuer sur la négligence civile. Premièrement, les circonstances de l’infraction doivent démontrer un « écart marqué » par rapport à la norme civile. Un simple écart par rapport à la norme que respecterait une personne raisonnablement prudente satisfera au critère préliminaire de la négligence civile, mais il ne sera pas suffisant pour établir la responsabilité en matière de négligence pénale. La distinction entre un simple écart et un écart marqué par rapport à la norme est une affaire de degré. Ce n’est que lorsque le comportement satisfait au critère plus élevé que le tribunal peut conclure, en se fondant sur ce seul comportement, à l’existence d’un état mental blâmable.
[8] Deuxièmement, contrairement au critère applicable dans le cadre de la négligence civile, qui ne tient pas compte de l’état mental du conducteur, le critère objectif modifié utilisé en matière de négligence pénale ne peut faire abstraction de l’état mental véritable de l’accusé. La mens rea objective repose sur le principe selon lequel une personne raisonnable, dans une situation semblable à celle de l’accusé, aurait été consciente des risques inhérents à son comportement. La faute consiste dans l’absence de l’état mental de diligence requis. Par conséquent, l’accusé ne saurait éviter une déclaration de culpabilité en disant simplement qu’il ne pensait pas à sa façon de conduire. Toutefois, s’il parvient à faire douter raisonnablement le tribunal qu’une personne raisonnable se trouvant dans la même situation aurait été consciente des risques inhérents à son comportement, la prémisse justifiant la conclusion de faute objective se trouve dépourvue de fondement et l’acquittement s’impose. L’analyse est donc de nature contextuelle et des moyens de défense comme l’incapacité et l’erreur de fait peuvent être invoqués. Cette démarche est nécessaire pour garantir le respect du principe fondamental de justice pénale selon lequel une personne innocente ne doit pas être punie.
[9] Comme je vais l’expliquer plus loin, l’analyse de la Cour d’appel me paraît s’être limitée à déterminer que l’actus reus de l’infraction avait été établi, puis à imposer à M. Beatty, à tort selon moi, tout le fardeau de réfuter la mens rea. L’approche de la juge du procès, en revanche, ne comporte aucune erreur de principe. Je ne vois donc aucune raison de modifier les verdicts prononcés à l’issue du procès. Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et de rétablir les acquittements.
2. Contexte
[10] Le tragique accident à l’origine des accusations criminelles portées contre M. Beatty s’est produit le 23 juillet 2003 vers 14 h, sur la route 1, à environ 14 km à l’ouest de Chase en Colombie‑Britannique. Le temps était clair, il faisait soleil et très chaud; la surface asphaltée de cette route très fréquentée était en bon état, sèche et dégagée. La collision est survenue quand la camionnette conduite par M. Beatty, arrivant à une courbe, a soudainement et sans raison apparente traversé la double ligne médiane continue et est entrée en collision avec un véhicule circulant en sens inverse, causant la mort des trois occupants de celui-ci.
[11] Des témoins roulant derrière la voiture des victimes ont constaté que M. Beatty conduisait son véhicule de façon appropriée avant l’accident. Selon eux, l’accident est survenu très rapidement ou [traduction] « instantané[ment] ». Il a été établi que le point d’impact se situait à environ un demi‑mètre dans la voie inverse. Les deux véhicules circulaient à la vitesse limite affichée de 90 km/h et rien n’indique que des manœuvres d’évitement aient été tentées par l’un ou l’autre des conducteurs. On a estimé, au procès, qu’il avait fallu 0,00268 seconde pour que le véhicule de M. Beatty traverse la ligne double et entre en collision avec la voiture circulant en sens inverse. L’inspection confiée à un expert a permis d’établir que le véhicule de M. Beatty ne présentait aucune défectuosité mécanique. Aucune substance intoxicante n’a joué un rôle dans l’accident.
[12] Après l’accident, M. Beatty est sorti de son véhicule; il semblait frappé de stupeur. Lorsque le policier présent sur les lieux lui a demandé ce qui s’était passé, il a répondu qu’il conduisait sa camionnette et qu’il a [traduction] « perdu conscience ». Il a affirmé qu’il avait travaillé au soleil toute la journée. Quelques minutes plus tard, le policier a entendu M. Beatty dire à un ambulancier : [traduction] « J’ai tout simplement perdu conscience. C’est probablement un coup de chaleur. » L’ambulancier a témoigné que M. Beatty semblait abasourdi et avait l’air de ne pas comprendre lorsqu’on lui demandait ce qui s’était passé. Après avoir essayé à quelques reprises de donner une explication, M. Beatty a déclaré qu’il n’était pas certain de ce qui s’était passé, mais qu’il avait dû s’endormir et entrer en collision avec l’autre véhicule.
[13] Après examen de la preuve, la juge du procès a appliqué le critère énoncé dans Hundal. Je reviendrai plus loin, d’une façon plus approfondie, sur l’analyse faite dans cet arrêt. La juge a souligné que [traduction] « [l]’application de ce critère objectif a posé des difficultés aux tribunaux de première instance », comme « en témoignent plusieurs décisions qui, à première vue, semblent inconciliables » (par. 28). Ayant passé en revue quelques arrêts des cours d’appel, notamment des décisions où il a été jugé que la façon de conduire de l’accusé constituait un « écart marqué » par rapport à la norme applicable, la juge a conclu ainsi :
[traduction] Les circonstances de l’espèce sont différentes. Dans la présente affaire, rien ne prouve que M. Beatty ait conduit sa camionnette de façon inappropriée avant qu’elle se retrouve dans la voie inverse et percute un véhicule circulant en direction ouest. Bien qu’il y ait manifestement eu conduite négligente, elle n’a duré que quelques secondes. De plus, rien n’indiquait qu’il y ait eu des manœuvres d’évitement, ni la présence d’une quelconque obstruction sur la voie en direction est qui aurait amené M. Beatty à dévier vers la voie en direction ouest. À mon avis, la seule conclusion raisonnable qui peut, dans les circonstances, être tirée de la façon de conduire de M. Beatty est qu’il a perdu conscience — soit parce qu’il s’est endormi, soit pour une autre raison. Cette perte de conscience l’a amené à continuer à rouler en ligne droite au lieu de prendre le virage, et à traverser ainsi la double ligne continue. Ces quelques secondes de conduite clairement négligente, qui ont eu des conséquences désastreuses, constituent la seule preuve de la façon de conduire de M. Beatty. Or, l’arrêt Hundal exige selon moi plus que quelques secondes d’inattention pour que soit établie une conduite objectivement dangereuse. On ne saurait conclure hors de tout doute raisonnable à une culpabilité criminelle sur la base d’une preuve aussi faible. [par. 36]
[14] La juge du procès a ensuite précisé la distinction entre la négligence pénale et la négligence civile :
[traduction] Ce tragique accident découle d’une inattention momentanée et a coûté la vie à trois personnes. Il n’y a rien qu’un tribunal puisse faire ou dire pour réparer la perte subie par les familles des victimes dans de telles circonstances. Mais, dans l’appréciation de la culpabilité criminelle, ce ne sont pas les conséquences de la conduite négligente d’un véhicule qui déterminent si la façon de conduire de l’accusé était objectivement dangereuse. Ce qu’il faut examiner, c’est la conduite elle‑même. À mon avis, les quelques secondes de conduite négligente de M. Beatty constituent une preuve insuffisante à elle seule pour permettre de conclure à un écart marqué par rapport à la norme de diligence que respecterait un conducteur prudent. Dans la perspective de l’arrêt Hundal, la conduite négligente de M. Beatty s’inscrit sans aucun doute dans le continuum de la négligence qui entraînerait inévitablement une responsabilité civile considérable. C’est dans ce cadre que réparation pourra être obtenue. [En italique dans l’original; par. 37.]
[15] Vu cette conclusion, la juge du procès a estimé qu’il n’était pas nécessaire d’examiner la preuve limitée concernant l’explication de l’accident fournie par M. Beatty. Elle a toutefois ajouté ceci :
[traduction] Si j’étais arrivée à la conclusion que la façon de conduire de M. Beatty était objectivement dangereuse, j’aurais jugé cette preuve d’une possible explication de la conduite dangereuse insuffisante pour faire naître un doute raisonnable quant à la dangerosité objective de sa façon de conduire. [par. 38]
[16] La juge du procès a donc acquitté M. Beatty relativement à tous les chefs d’accusation. Sur appel du ministère public, la Cour d’appel a conclu que la juge du procès avait adopté une approche erronée. Le raisonnement de la Cour d’appel est bien exposé aux par. 22 à 27 des motifs du jugement, dans lesquels le juge en chef Finch, s’exprimant au nom de la cour, a écrit ce qui suit :
[traduction] En l’espèce, rien n’indique que l’intimé roulait à une vitesse excessive, qu’il avait consommé de l’alcool ou des drogues ou que sa conduite avait été anormale ou inappropriée à quelque moment avant que son véhicule ne dévie dans la voie en sens inverse.
Toutefois, la preuve a montré qu’il y avait une seule voie dans chaque direction, que les véhicules roulaient à la vitesse limite affichée de 90 kilomètres à l’heure ou à peu près, que la route était très fréquentée, que la visibilité était réduite à l’approche du virage et que la collision est survenue une fraction de seconde après que l’intimé s’est retrouvé dans la voie inverse.
Considéré objectivement, le fait que l’intimé n’a pas maintenu son véhicule dans sa voie était « eu égard aux circonstances » très dangereux pour les autres personnes circulant légalement sur la route, en particulier pour celles qui approchaient, en direction ouest, de leur propre côté de la route.
La juge du procès s’est arrêtée à « l’inattention momentanée » de l’intimé et à ses « quelques secondes d’inattention ». Elle a conclu qu’une telle inattention momentanée ne devait pas être qualifiée de conduite dangereuse.
À mon avis, la juge du procès s’est posé la mauvaise question. La bonne question était celle de savoir si le fait de franchir, à la vitesse de 90 kilomètres à l’heure, la ligne médiane d’une route très fréquentée et de se retrouver ainsi dans la voie inverse était objectivement dangereux. Je pense qu’on ne peut répondre à cette question que par l’affirmative. Conduire de cette façon représente clairement un « écart marqué » par rapport à la norme de diligence que respecterait une personne raisonnable placée dans la même situation que l’accusé.
Le deuxième volet du critère énoncé dans Hundal consiste à se demander si, malgré le caractère objectivement dangereux de la conduite du véhicule par l’accusé, il existe une explication qui ferait « naître un doute raisonnable quant à savoir si une personne raisonnable aurait été consciente des risques inhérents au comportement de l’accusé ».
[17] La Cour d’appel a conclu que l’observation ajoutée par la juge du procès au sujet de l’explication de M. Beatty était de nature [traduction] « hypothétique » et « ne se rattachait pas adéquatement à l’analyse requise à la deuxième étape de la démarche exposée dans Hundal » (par. 28). La Cour d’appel a par conséquent annulé les acquittements et ordonné la tenue d’un nouveau procès.
3. Analyse
[18] Dans le contexte de la présente instance, personne ne conteste que la façon de conduire de M. Beatty, dont le véhicule a traversé la ligne médiane pour se retrouver dans la voie d’un véhicule circulant en sens inverse, ne correspondait pas à la norme de diligence qu’aurait respectée un conducteur raisonnablement prudent. Nous reconnaissons ici la norme bien établie pour le délit de négligence. Comme l’a signalé la juge du procès, la conduite négligente du véhicule par M. Beatty entraînerait donc sans nul doute la responsabilité civile de ce dernier. Pour désigner la norme applicable à l’égard du délit de négligence, je parlerai simplement de « négligence civile ». La question plus difficile à trancher est celle de savoir si la conduite négligente de M. Beatty entraîne aussi sa responsabilité criminelle à l’égard de l’infraction de conduite dangereuse d’un véhicule à moteur ayant causé la mort qui est prévue au par. 249(4) du Code criminel.
[19] Voici les dispositions pertinentes de l’art. 249 :
249. (1) Commet une infraction quiconque conduit, selon le cas :
a) un véhicule à moteur d’une façon dangereuse pour le public, eu égard aux circonstances, y compris la nature et l’état du lieu, l’utilisation qui en est faite ainsi que l’intensité de la circulation à ce moment ou raisonnablement prévisible dans ce lieu;
. . .
(4) Quiconque commet une infraction mentionnée au paragraphe (1) et cause ainsi la mort d’une autre personne est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de quatorze ans.
[20] Il est bien établi que la conduite dangereuse constitue, à la base, une forme de comportement négligent. Comme il appert à la lecture de l’art. 249, un acte relevant de la conduite dangereuse déroge nécessairement à la norme de diligence que respecterait un conducteur raisonnablement prudent — on s’attend notamment à ce qu’un conducteur raisonnablement prudent ne conduise pas « d’une façon dangereuse pour le public », comportement proscrit par cette disposition. Toutefois, l’inverse n’est pas vrai. Un acte relevant de la conduite négligente ne constitue pas nécessairement une infraction de conduite dangereuse. La question soulevée dans le présent pourvoi oblige la Cour à réitérer la distinction importante entre la négligence civile et la négligence en matière criminelle. Pour désigner la seconde, on utilise souvent le terme « négligence pénale », afin d’éviter toute confusion entre la catégorie des infractions fondées sur la négligence en matière criminelle et l’infraction particulière de négligence criminelle prévue à l’art. 219 du Code criminel qui, bien entendu, fait aussi partie de cette catégorie. Dans Hundal, notre Cour a adopté ce qu’elle a appelé un « critère objectif modifié » pour déterminer la mens rea requise dans le cas des infractions fondées sur la conduite négligente.
[21] Comme en témoignent les décisions des juridictions inférieures en l’espèce, l’application du critère objectif modifié a souvent posé problème. C’est pourquoi je voudrais examiner d’une façon assez approfondie le critère énoncé dans Hundal ainsi que son fondement. Je reformulerai ensuite ce critère par rapport aux deux éléments constitutifs de l’infraction, l’actus reus et la mens rea. Mais, avant de procéder à l’examen du critère établi dans Hundal, il est sans doute utile de rappeler les principes de common law et les principes constitutionnels sur lesquels reposait cette décision, et de passer rapidement en revue la jurisprudence antérieure.
3.1 Le paysage avant l’adoption de la Charte
[22] Avant la promulgation de la Charte canadienne des droits et libertés, le Parlement pouvait interdire tout acte et punir de toute sanction la violation de l’interdiction en question — à la condition, bien entendu, d’agir dans les limites de la compétence que lui confère le par. 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867 à l’égard de la « loi criminelle ». De plus, le Parlement et les législatures provinciales avaient toute latitude pour créer des infractions dans leurs sphères respectives de compétence législative. Pourvu que la disposition soit conforme à ce critère constitutionnel, le rôle du tribunal appelé à examiner la substance d’une interdiction se limitait à en interpréter le sens à la lumière de certains principes présumés régir la justice pénale. Un énoncé classique et fréquemment cité de l’un de ces principes est celui qu’a formulé le juge Dickson (plus tard Juge en chef), dans R. c. Ville de Sault Ste-Marie, [1978] 2 R.C.S. 1299, p. 1309-1310 :
La distinction entre l’infraction criminelle réelle et l’infraction contre le bien‑être public est de première importance. Dans le cas d’une infraction criminelle, le ministère public doit établir un élément moral, savoir, que l’accusé qui a commis l’acte prohibé l’a fait intentionnellement ou sans se soucier des conséquences, en étant conscient des faits constituant l’infraction ou en refusant volontairement de les envisager. L’élément moral exigé pour qu’il y ait condamnation exclut la simple négligence. Dans le contexte d’une poursuite criminelle, est innocente aux yeux de la loi la personne qui néglige de demander les renseignements dont s’enquerrait quelqu’un de raisonnable et de prudent ou qui ne connaît pas des faits qu’elle devrait connaître. [Je souligne.]
[23] Bien entendu, le juge Dickson décrivait en l’occurrence les principes de la common law censés s’appliquer en l’absence d’une intention contraire exprimée par le législateur. Il a apporté cette précision à l’occasion de son jugement ultérieur (dissident, mais non sur ce point) dans l’arrêt R. c. Pappajohn, [1980] 2 R.C.S. 120, où il a bien résumé le paysage juridique avant l’adoption de la Charte :
Notre système de justice criminelle repose sur le principe qu’un homme ne peut être déclaré coupable et se voir imposer une peine, à moins que la perpétration du crime ne découle d’un acte volontaire. Blackstone a parlé d’un [traduction] « acte illégal » résultant d’une [traduction] « volonté de nuire » (Commentaries, Livre IV, à la p. 21). La preuve de l’élément mental est une étape essentielle et fondamentale de l’établissement de la responsabilité pénale. Le Parlement peut, bien sûr, en termes exprès, créer des infractions criminelles pour lesquelles une intention coupable n’est pas un élément essentiel. De même, la mens rea n’est pas requise pour un grand nombre d’infractions créées par la loi relativement au bien‑être, à la santé et à la sécurité publique. Sous réserve de ces exceptions, la poursuite doit établir la mens rea, c’est‑à‑dire un état d’esprit positif, comme l’intention malveillante, ou la connaissance du caractère fautif de l’acte, ou l’indifférence insouciante quant à ses conséquences. L’élément mental peut être établi par déduction à partir de la nature de l’acte commis, ou par une preuve complémentaire. [p. 138‑139]
3.2 Principes fondamentaux de justice pénale sous le régime de la Charte
[24] Avec l’avènement de la Charte, les paramètres de la validité des mesures législatives fédérales et provinciales allaient désormais être définis, non seulement en fonction du partage des champs de compétence, mais aussi en fonction d’exigences constitutionnelles minimales. La Charte a ainsi suscité un regain d’intérêt pour l’élément moral des crimes et des manquements aux lois ou règlements. Dans quelle mesure les principes fondamentaux de justice pénale à l’origine des présomptions de la common law en matière de mens rea étaient‑ils dorénavant consacrés dans la Constitution? La question s’est posée peu de temps après l’entrée en vigueur de la Charte, dans le Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486.
[25] La Motor Vehicle Act, R.S.B.C. 1979, ch. 288, de la Colombie‑Britannique établissait des périodes minimales d’emprisonnement pour quiconque commettait l’infraction de conduire sur une route ou un chemin industriel sans permis de conduire valide ou alors que son permis est suspendu. Le paragraphe 94(2) de cette loi disposait en outre que cette infraction était une infraction de responsabilité absolue pour laquelle il y avait culpabilité sur preuve que la personne avait conduit un véhicule, qu’elle ait été au courant ou non de l’interdiction ou de la suspension. Dans un renvoi soumis par le gouvernement provincial, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a statué que le par. 94(2) était incompatible avec l’art. 7 de la Charte et inopérant. Cette décision a été confirmée par notre Cour. Le juge Lamer (plus tard Juge en chef) a clairement indiqué que, depuis l’adoption de la Charte, la responsabilité absolue et la peine d’emprisonnement ne peuvent être combinées — et cela, que l’emprisonnement soit obligatoire ou non. Même si les dispositions créant des infractions de responsabilité absolue ne sont pas en soi inconstitutionnelles, elles portent atteinte aux principes de justice fondamentale reconnus par l’art. 7 de la Charte dans la mesure où elles peuvent avoir comme conséquence de priver quelqu’un de la vie, de la liberté ou de la sécurité de sa personne. Le principe fondamental en cause a été formulé comme suit (p. 513) :
Depuis des temps immémoriaux, il est de principe dans notre système juridique qu’un innocent ne doit pas être puni. Ce principe est depuis longtemps reconnu comme un élément essentiel d’un système d’administration de la justice fondé sur la foi en la dignité et la valeur de la personne humaine et en la primauté du droit. Il est si ancien que c’est en latin qu’il a été énoncé pour la première fois : actus non facit reum nisi mens sit rea.
[26] Il était donc manifeste que la mens rea, à titre d’élément présumé dans Sault Ste-Marie, avait acquis une dimension constitutionnelle. Comme il a été souligné par la suite dans R. c. Vaillancourt, [1987] 2 R.C.S. 636 (où la Cour a jugé que la mens rea subjective était exigée par la Constitution à l’égard de l’infraction de meurtre) :
Dans le Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.‑B., on ne précise pas le degré de mens rea qu’exige la Constitution pour chaque type d’infraction, mais on établit indirectement que, même dans le cas d’une infraction à une réglementation provinciale, la négligence est au moins requise, en ce sens que l’accusé qui risque d’être condamné à l’emprisonnement s’il est déclaré coupable doit toujours pouvoir au moins invoquer un moyen de défense fondé sur la diligence raisonnable. [Je souligne; p. 652.]
3.3 Mens rea et infractions de négligence
[27] Il n’est pas étonnant que, dans les années qui ont suivi, la mens rea requise pour certaines infractions criminelles fondées sur la négligence ait beaucoup retenu l’attention des tribunaux. Même lorsque la constitutionnalité de la mesure législative n’était pas contestée, les éléments constitutifs de l’infraction se voyaient maintenant interprétés à la lumière d’exigences constitutionnelles minimales. En particulier, la question de savoir si le critère applicable pour déterminer la mens rea requise dans le cas des infractions de négligence était subjectif ou objectif a fait l’objet d’un vif débat. Dans les arrêts R. c. Tutton, [1989] 1 R.C.S. 1392, et R. c. Waite, [1989] 1 R.C.S. 1436, rendus simultanément, la Cour était divisée également (trois des neuf juges n’ont pas participé aux décisions) sur le point de savoir si l’infraction de négligence criminelle prévue à l’art. 202 (maintenant l’art. 219) du Code criminel commandait l’application d’un critère subjectif ou objectif. L’affaire Tutton portait sur des parents qui avaient causé la mort de leur fils en omettant de lui fournir les choses nécessaires à la vie. Dans l’affaire Waite, un conducteur en état d’ébriété avait causé la mort de quatre jeunes personnes et en avait blessé une cinquième en jouant au « jeu du froussard » avec un défilé de chariots à foin. Trois juges étaient d’avis que, pour respecter les principes de responsabilité pénale et de justice fondamentale, la mens rea doit être évaluée subjectivement dans le cas de l’infraction de négligence criminelle, et qu’il faut donc faire la preuve d’un état d’esprit positif tel que l’intention, l’insouciance ou l’aveuglement volontaire. Trois autres juges estimaient qu’il fallait utiliser un critère objectif pour déterminer la négligence criminelle, et avaient des opinions différentes quant à la façon d’appliquer ce critère objectif.
[28] Quelques années plus tard, dans Hundal, la Cour a de nouveau été appelée à décider si l’exigence constitutionnelle de la mens rea nécessitait l’application d’un critère subjectif ou d’un critère objectif dans le cas de l’infraction de conduite dangereuse, qui est fondée sur la négligence. Les juges de la Cour (à l’exception du juge Stevenson qui n’a pas pris part au jugement) ont unanimement résolu l’impasse créée dans Tutton et Waite, à tout le moins dans le contexte des infractions relatives à la conduite d’un véhicule, en adoptant un critère objectif « modifié ».
3.3.1 Caractère approprié de la mens rea objective dans le cas des infractions relatives à la conduite d’un véhicule
[29] La Cour a accepté que la faute objective puisse constituer un fondement approprié pour l’imputation de la responsabilité criminelle en raison de « [l]a nature des infractions en matière de conduite automobile », étant donné en particulier les considérations suivantes : l’« exigence [. . .] d’un permis », la « nature automatique et réactive de la conduite d’un véhicule automobile »; le texte de la disposition; la nécessité « manifeste et urgente » de contrôler le comportement des conducteurs (p. 883‑886). Le fait que la conduite d’un véhicule soit une activité réglementée et volontaire a joué un rôle essentiel dans l’adoption d’un critère objectif modifié pour la mens rea requise dans le cas de la conduite dangereuse. La Cour a expliqué que l’exigence d’un permis influait sur la question de la mens rea de deux manières principales.
[30] Premièrement, puisque seuls les titulaires d’un permis sont autorisés à conduire, en règle générale, la loi peut tenir pour acquis que ceux qui conduisent en sont mentalement et physiquement capables et qu’ils connaissent la norme de diligence requise. « Dès lors », comme l’a expliqué le juge Cory, « un tribunal n’est pas tenu d’établir que l’accusé a voulu les conséquences de sa façon de conduire ou qu’il en était conscient » (p. 884). En d’autres mots, il est possible de simplement déduire la capacité et la conscience d’un conducteur à partir de l’exigence du permis.
[31] Deuxièmement, il n’y a rien d’injuste à déduire la mens rea requise de l’acte volontaire de conduire, parce que, comme l’a indiqué le juge Cory, « les titulaires de permis choisissent de se livrer à l’activité réglementée qu’est la conduite d’un véhicule automobile » et qu’« [i]ls assument ainsi une responsabilité envers tous les autres membres du public qui circulent sur les chemins » (p. 884). Par conséquent, ceux qui choisissent de se livrer à cette activité fondamentalement dangereuse et qui ne satisfont pas à la norme de diligence requise ne peuvent être considérés comme moralement innocents. La Cour a clarifié la façon dont on peut ainsi concilier faute objective et principes de justice fondamentale dans R. c. Finlay, [1993] 3 R.C.S. 103, rendu plus tard la même année. Dans cet arrêt, la Cour a confirmé que le critère objectif modifié adopté dans Hundal satisfaisait aussi à l’exigence minimale en matière de faute au regard de l’art. 7 de la Charte en ce qui concerne l’infraction d’entreposage d’armes à feu et de munitions de manière négligente. Le juge en chef Lamer s’est expliqué comme suit (p. 115) :
C’est un des préceptes de base de la justice fondamentale que l’État ne puisse pas punir les personnes moralement innocentes ni porter atteinte à leur liberté. Ceux qui ont la capacité de respecter une norme de diligence et qui ne le font pas, dans des circonstances qui mettent en jeu des activités dangereuses en soi, ne peuvent cependant pas être considérés comme n’ayant rien fait de mal. La Commission de réforme du droit du Canada a souligné ce point dans le passage suivant tiré de son document de travail 53, La pollution en milieu de travail, 1986, à la p. 83 :
Certains genres d’activités supposent le contrôle d’un objet conçu par des moyens technologiques (automobiles, explosifs, armes à feu) qui peut causer, en raison de son caractère propre, une atteinte grave à l’intégrité physique. À juste titre, des dispositions spéciales visent les particuliers qui exercent leur maîtrise sur ce type d’objet. Le fait d’agir en ne se souciant pas des dangers potentiels inhérents que représentent ces objets, après s’en être assuré le contrôle (personne n’est obligé de conduire, d’utiliser des explosifs ni de conserver un fusil) est, à bon droit, considéré criminel. [En italique dans l’original.]
[32] On voit ainsi que l’adoption d’un critère objectif dans le cas des infractions de négligence comme la conduite dangereuse d’un véhicule à moteur n’élimine pas l’exigence de la mens rea. La faute demeure assurément un élément nécessaire de l’équation. Toutefois, étant donné l’obligation d’obtenir un permis de conduire, grâce à laquelle on peut être certain que tous les conducteurs ont « un niveau raisonnable de santé et de capacités physiques et de santé mentale et qu’ils connaissent la norme raisonnable à laquelle sont assujettis tous les titulaires de permis de conduire » (Hundal, p. 888), la faute criminelle peut, logiquement, être fondée sur l’exercice volontaire de cette activité par le conducteur concerné, sur la capacité présumée de ce dernier de l’exercer adéquatement et sur le non‑respect par celui‑ci de la norme de diligence requise.
3.3.2 Première modification apportée au critère objectif : l’écart marqué
[33] Dans Hundal, la Cour a toutefois précisé qu’il n’est possible de conclure à l’existence de la mens rea requise que lorsqu’il y a un « écart marqué » par rapport à la norme de diligence que respecterait une personne raisonnablement prudente dans la situation de l’accusé. Cette modification du critère habituel de la négligence en matière civile s’impose dans le cadre du droit criminel. C’est uniquement lorsqu’il y a un « écart marqué » que le comportement est suffisamment blâmable pour justifier une conclusion de responsabilité pénale. Un des aspects de la conduite d’un véhicule automobile, soit « la nature automatique et réactive » de cette activité, fait particulièrement ressortir la nécessité d’exiger un « écart marqué » en matière criminelle. Le juge Cory a décrit cet aspect comme suit (p. 884‑885) :
Deuxièmement, de par sa nature même, la conduite d’un véhicule automobile présente souvent un aspect habituel et automatique, à tel point en fait qu’il est presque impossible de déterminer quel pouvait être l’état d’esprit d’un conducteur à un moment donné. La plupart des adultes canadiens savent conduire. Certes, nul ne contesterait que dans une très grande mesure on conduit sans beaucoup y penser. Il s’agit d’une activité de caractère essentiellement réactif où ne joue pas la réflexion. Elle est tout aussi habituelle et familière que peut l’être le fait de prendre une douche ou de se rendre au travail. Dans bien des cas, le conducteur se trouve dans l’impossibilité de dire ce qu’a été son intention précise à un moment particulier au cours d’un voyage, si ce n’est le désir d’arriver à destination.
[34] Par conséquent, comme le signale le juge Cory, la difficulté d’exiger la preuve positive d’un état d’esprit subjectif donné vient renforcer l’idée qu’on devrait apprécier la mens rea en mesurant objectivement le comportement du conducteur par rapport à la norme à laquelle on s’attendrait à voir se conformer un conducteur raisonnablement prudent. J’ajouterais que la nature automatique et réactive de la conduite d’un véhicule automobile donne lieu à la considération suivante. Puisque la conduite d’un véhicule est, en grande partie, une activité de nature automatique et réactive, certains écarts par rapport à la norme qu’observerait une personne raisonnablement prudente résulteront inévitablement du fait que, pour reprendre les termes du juge Cory, on conduit « sans beaucoup y penser ». Même le conducteur le plus compétent et le plus prudent a des moments d’inattention, qui peuvent très bien donner lieu à un comportement qui, considéré objectivement, ne satisfait pas à la norme à laquelle se conformerait un conducteur raisonnablement prudent. Un tel comportement de nature automatique et réactive peut même présenter un danger pour les autres personnes qui circulent sur la route. Les faits de la présente affaire en sont d’ailleurs une triste illustration. Le fait que le danger puisse résulter d’un faible degré de réflexion consciente devient préoccupant parce que, comme la juge McLachlin (maintenant Juge en chef) l’a dit avec justesse dans R. c. Creighton, [1993] 3 R.C.S. 3, p. 59 : « En droit, nul n’est inconsidérément qualifié de criminel. » En plus de la nature largement automatique et réactive de la conduite d’un véhicule automobile, nous devons aussi prendre en compte le fait que conduire, même si cette activité comporte des risques inhérents, n’en est pas moins une activité légale dotée d’une valeur sociale. S’il faut considérer comme une infraction criminelle chaque écart par rapport à la norme civile, quelle qu’en soit la gravité, on risque de ratisser trop large et de qualifier de criminelles des personnes qui en réalité ne sont pas moralement blâmables. Une telle approche risque de porter atteinte au principe de justice fondamentale voulant qu’une personne moralement innocente ne doive pas être privée de sa liberté.
[35] Dans le cadre du droit civil, il importe peu de savoir dans quelle mesure le conducteur n’a pas respecté la norme de diligence raisonnable exigée par la loi. En effet, l’étendue de sa responsabilité ne dépend pas du degré de négligence, mais de l’étendue des dommages causés. Par ailleurs, l’état mental (ou l’absence d’état mental) de l’auteur du délit est sans importance, sauf à l’égard des dommages punitifs. Dans le cadre du droit criminel, en revanche, il faut tenir compte de l’état mental du conducteur, parce qu’il est contraire aux principes fondamentaux de justice pénale de punir une personne innocente. Le degré de négligence constitue la question déterminante, parce que la faute criminelle doit être fondée sur un comportement qui mérite d’être puni.
[36] Pour cette raison, le critère objectif — tel qu’il a été modifié pour tenir compte du contexte du droit criminel — exige la preuve d’un écart marqué par rapport à la norme de diligence que respecterait une personne raisonnable dans les circonstances. Comme nous l’avons vu, ce n’est que lorsqu’il y a un écart marqué par rapport à la norme que le comportement objectivement dangereux s’avère suffisamment blâmable pour justifier une conclusion de responsabilité pénale. Lorsqu’il y a un tel écart, l’acte de la conduite dangereuse est alors concomitant avec la présence d’une mens rea suffisante et l’infraction est établie. La Cour a toutefois apporté une seconde modification au critère objectif — l’autorisation des moyens de défense disculpatoires.
3.3.3 Deuxième modification apportée au critère objectif : l’autorisation des moyens de défense disculpatoires
[37] La prémisse permettant de conclure à une faute en raison d’un comportement objectivement dangereux constituant un écart marqué par rapport à la norme est la suivante : une personne raisonnable dans la même situation que l’accusé aurait été consciente du risque créé par la façon de conduire en question et ne se serait pas livrée à l’activité. Il y aura cependant des cas où cette prémisse ne peut pas être invoquée parce qu’une personne raisonnable dans la même situation que l’accusé n’aurait pas été consciente du risque, ou alors n’a pas été en mesure d’éviter de créer le danger. Naturellement, le conducteur ne peut pas se contenter de dire qu’il ne pensait pas à sa façon de conduire, puisque la faute réside dans le fait de ne pas accorder à l’activité dangereuse le degré de pensée et d’attention nécessaire. Comme l’a expliqué le juge Cory (à la p. 885 de l’arrêt Hundal) :
Il serait contraire au bon sens d’acquitter, au motif qu’il ne pensait pas lors de l’accident à sa façon de conduire, un conducteur qui a agi d’une manière objectivement dangereuse.
Toutefois, comme l’état mental de l’accusé est pertinent dans une affaire criminelle, il faut modifier le critère objectif pour accorder à l’accusé le bénéfice de tout doute raisonnable relatif à la question de savoir si une personne raisonnable aurait apprécié le risque ou encore aurait pu faire quelque chose pour éviter de créer le danger et l’aurait fait. Lorsqu’il existe un tel doute, l’accusé ne saurait être déclaré coupable, même si, considérée objectivement, sa façon de conduire était manifestement dangereuse. Dans Hundal, le juge Cory a donné quelques exemples utiles (p. 887) :
Prenons par exemple, le conducteur qui, tout à fait soudainement, souffre d’une crise cardiaque, d’une attaque d’épilepsie ou d’un détachement de la rétine. À la suite de cette maladie ou de cette incapacité physique soudaine, il conduira de façon dangereuse, mais ces circonstances pourraient constituer un moyen de défense complet malgré la démonstration objective de la conduite dangereuse. De même, un conducteur qui, sans en connaître les effets possibles et sans en avoir été averti, prend des médicaments qui lui ont été prescrits et qui, soudainement, l’affectent de manière à rendre dangereuse sa façon de conduire, pourrait également faire valoir avec succès un moyen de défense, bien que l’infraction ait été objectivement établie.
[38] On constate aisément qu’il serait injuste de qualifier le conducteur de criminel dans chacun de ces exemples. Dans le même ordre d’idées, une erreur de fait raisonnable peut constituer un moyen de défense suffisant si, compte tenu de la perception raisonnable des faits par l’accusé, son comportement était conforme à la norme de diligence requise. Il est donc important d’appliquer le critère objectif modifié dans le contexte des événements entourant l’incident. Dans Tutton, le juge McIntyre a donné l’exemple suivant à propos d’une accusation de négligence criminelle (à la p. 1432, exemple repris dans Hundal, p. 887‑888) :
Si un accusé aux termes de l’art. 202 a une croyance sincère et raisonnablement entretenue en l’existence de certains faits, cela peut être une considération pertinente quant à l’appréciation du caractère raisonnable de sa conduite. Prenons par exemple un soudeur engagé pour travailler dans un espace restreint, et qui se fie à la parole du propriétaire des lieux qu’aucune matière combustible ou explosive ne se trouve à proximité; lorsque son chalumeau provoque une explosion qui entraîne la mort d’une personne et qu’il est accusé d’homicide involontaire coupable, il devrait pouvoir faire part au jury de sa perception quant à la présence ou l’absence de matières dangereuses là où il travaillait.
[39] Il importe par contre de ne pas confondre les caractéristiques personnelles de l’accusé avec le contexte des événements entourant l’incident. Dans le cadre du débat antérieur sur l’opportunité d’adopter un critère subjectif ou objectif, le juge Lamer s’est prononcé en faveur de l’approche objective, mais, soucieux d’atténuer la sévérité potentielle de ce critère, il aurait tenu largement compte de facteurs propres à l’accusé, par exemple sa jeunesse, son développement intellectuel et son niveau d’instruction : voir, par exemple, Tutton, p. 1434. Suivant cette approche, le comportement du jeune conducteur inexpérimenté serait apprécié par rapport à la norme que respecterait un conducteur raisonnablement prudent, mais par ailleurs jeune et inexpérimenté. Ce critère n’a cependant pas recueilli l’adhésion d’autres juges de la Cour. Dans Tutton, la juge Wilson a exprimé l’avis que cette approche individualisée « crée une norme fluctuante qui [. . .] sape les principes d’égalité et de responsabilité individuelle qui doivent prévaloir en droit criminel » (p. 1418).
[40] Certains passages de l’arrêt Hundal avaient néanmoins laissé subsister une incertitude quant à la mesure dans laquelle les caractéristiques personnelles font partie des circonstances à prendre en considération dans l’application du critère objectif modifié. (Voir, par exemple, les références à « certains facteurs personnels » à la p. 883 et aux « défaillances humaines » à la p. 887.) Cette incertitude a par la suite été dissipée dans Creighton. Sauf incapacité d’apprécier le risque ou incapacité d’éviter de le créer, les qualités personnelles telles que l’âge, l’expérience et le niveau d’instruction ne sont pas pertinentes. La norme par rapport à laquelle le comportement doit être apprécié reste toujours la même — il s’agit du comportement auquel on s’attend de la part d’une personne raisonnablement prudente dans les circonstances. Il faut toutefois, pour apprécier le caractère raisonnable du comportement, placer la personne raisonnable dans les circonstances où se trouvait l’accusé lorsque les événements se sont produits. Pour reprendre l’exemple utilisé précédemment, la personne raisonnable devient celle qui « tout à fait soudainement, souffre d’une crise cardiaque, d’une attaque d’épilepsie ou d’un détachement de la rétine » ou encore celle qui, « sans en connaître les effets possibles et sans en avoir été averti[e], prend des médicaments qui lui ont été prescrits et qui, soudainement », l’amènent à conduire de façon dangereuse pour le public. Quand on place ainsi la personne raisonnable dans les mêmes circonstances que l’accusé, le critère n’est pas personnalisé et la norme demeure celle d’un conducteur raisonnablement prudent, mais elle est correctement mise en contexte.
3.4 Reformulation du critère énoncé dans Hundal
[41] Dans un passage souvent cité de l’arrêt Hundal (p. 888‑889), le juge Cory a résumé le cadre analytique pour l’application du critère objectif modifié :
Il s’ensuit donc que le juge des faits peut conclure à la culpabilité s’il est convaincu hors de tout doute raisonnable que, du point de vue objectif, l’accusé, pour reprendre les termes de l’article en cause, conduisait « d’une façon dangereuse pour le public, compte tenu de toutes les circonstances y compris la nature et l’état de cet endroit, l’utilisation qui en est faite ainsi que l’intensité de la circulation à ce moment ou raisonnablement prévisible à cet endroit ». En faisant l’appréciation, le juge des faits doit être convaincu qu’il s’agit d’un comportement qui représentait un écart marqué par rapport à la norme de diligence que respecterait une personne raisonnable dans la situation de l’accusé.
Ensuite, si l’accusé offre une explication, par exemple, une maladie soudaine et imprévue, il faut alors pour qu’il y ait déclaration de culpabilité que le juge des faits soit convaincu qu’une personne raisonnable dans des circonstances analogues aurait dû être consciente du risque et du danger inhérents au comportement de l’accusé.
[42] En examinant un certain nombre de décisions dans lesquelles ce critère a été appliqué, j’ai relevé deux difficultés communes. D’abord, il semble y avoir une certaine confusion à propos de la possible distinction entre la « conduite objectivement dangereuse » d’une part et l’« écart marqué par rapport à la norme » d’autre part. Cette difficulté est tout à fait compréhensible, puisqu’il est possible que certains écarts par rapport à la norme de diligence raisonnable ne soient pas « marqués » ou « importants », mais qu’ils soient néanmoins indéniablement dangereux. Comme nous le verrons, la présente affaire en donne un exemple. Ensuite, il semble y avoir une grande incertitude dans la jurisprudence sur la façon d’aborder la preuve relative à l’état mental de l’accusé. En particulier, à quelle étape cette preuve est‑elle pertinente? Est‑elle pertinente lorsqu’il s’agit de décider si le comportement constitue un « écart marqué » par rapport à la norme, ou doit‑elle être considérée seulement dans le cadre d’une analyse distincte des moyens de défense disculpatoires possibles, comme l’ont fait en l’espèce les tribunaux inférieurs?
[43] Comme nous l’avons vu, la mens rea requise à l’égard de l’infraction de conduite dangereuse était la seule question dont la Cour était saisie dans Hundal, et c’est dans ce contexte que le critère a été énoncé. Il pourrait s’avérer utile, pour dissiper les incertitudes que je viens d’évoquer, de reformuler les grandes lignes du critère sous l’angle à la fois de l’actus reus et de la mens rea de l’infraction. Je ne peux malheureusement souscrire à l’opinion de la Juge en chef selon laquelle le critère de détermination de l’actus reus se définit en termes d’écart marqué par rapport à la façon normale de conduire (par. 67). L’actus reus doit plutôt être défini au moyen des termes du texte de loi pertinent. Il va de soi que l’existence d’une conduite qui est jugée par le tribunal constituer un écart marqué par rapport à la norme demeure nécessaire pour établir l’infraction, car seule cette preuve permettra d’étayer la conclusion que l’accusé a agi avec le degré de culpabilité morale suffisant, en d’autres mots avec la mens rea requise, pour justifier une déclaration de culpabilité. De plus, il est sans doute opportun de se rappeler que, bien que le critère objectif modifié suppose une appréciation objective de la façon de conduire de l’accusé, la preuve relative à l’état d’esprit véritable de ce dernier, si une telle preuve existe, peut elle aussi s’avérer pertinente lorsqu’il s’agit de déterminer la présence d’une mens rea suffisante. Je reformulerais donc le critère reproduit ci‑haut comme suit :
a) L’actus reus
Le juge des faits doit être convaincu hors de tout doute raisonnable que, du point de vue objectif, l’accusé, suivant les termes de la disposition concernée, conduisait « d’une façon dangereuse pour le public, eu égard aux circonstances, y compris la nature et l’état du lieu, l’utilisation qui en est faite ainsi que l’intensité de la circulation à ce moment ou raisonnablement prévisible dans ce lieu ».
b) La mens rea
Le juge des faits doit également être convaincu, hors de tout doute raisonnable, que le comportement objectivement dangereux de l’accusé était accompagné de la mens rea requise. Dans son appréciation, le juge des faits doit être convaincu, à la lumière de l’ensemble de la preuve, y compris la preuve relative à l’état d’esprit véritable de l’accusé, si une telle preuve existe, que le comportement en cause constituait un écart marqué par rapport à la norme de diligence raisonnable que respecterait une personne raisonnable dans la même situation que l’accusé. En outre, si l’accusé offre une explication, il faut alors, pour qu’il y ait déclaration de culpabilité, que le juge des faits soit convaincu qu’une personne raisonnable dans des circonstances analogues aurait dû être consciente du risque et du danger inhérents au comportement de l’accusé.
[44] Je voudrais apporter des précisions sur certains aspects de ce critère avant de l’appliquer aux faits de l’espèce.
3.4.1 Détermination de l’actus reus
[45] Je me pencherai en premier lieu sur l’actus reus. L’infraction est définie par le texte de la disposition législative, et non par la norme de la common law en matière de négligence civile. Pour déterminer l’actus reus, il faut donc apprécier la conduite au regard du texte de l’art. 249. Bien qu’il s’agisse d’une infraction de négligence, cette distinction est importante. Comme nous l’avons vu, un comportement qui constitue une conduite dangereuse au sens de l’art. 249 dérogera nécessairement à la norme que respecterait un conducteur raisonnablement prudent. Mais l’inverse n’est pas nécessairement vrai — une conduite négligente ne constitue pas toujours une conduite dangereuse. Si le tribunal est convaincu hors de tout doute raisonnable que la façon de conduire était dangereuse pour le public au sens de l’art. 249, l’actus reus de l’infraction est établi. À cette étape de l’analyse, il est inutile d’ajouter quoi que ce soit au texte de l’art. 249.
[46] Comme l’indiquent clairement les termes de la disposition, c’est la façon de conduire le véhicule à moteur qui est en cause, et non la conséquence de cette conduite. La conséquence — par exemple des décès, comme en l’espèce — peut entraîner l’infraction plus grave prévue au par. 249(4), mais elle n’a aucune incidence sur la question de savoir si l’infraction de conduite dangereuse a été établie ou pas. Il s’agit là encore d’une distinction importante. Si l’accent est mis indûment sur la conséquence, il devient alors presque superflu de se demander si un acte ayant causé la mort était dangereux. Le tribunal ne doit pas tirer de conclusion hâtive au sujet de la façon de conduire en se fondant sur la conséquence. Il doit procéder à un examen sérieux de la façon de conduire. Il va de soi que la conséquence peut aider à apprécier le risque en cause, mais elle ne permet pas de déterminer si le véhicule a été conduit d’une façon dangereuse pour le public. La Cour a expliqué cette distinction dans R. c. Anderson, [1990] 1 R.C.S. 265, de la façon suivante :
Dans les circonstances de la présente affaire, le fait qu’une personne a malheureusement été tuée n’ajoute rien à la conduite de l’appelant. Le degré de négligence de l’appelant démontré par la preuve qu’il a conduit après avoir bu et qu’il a brûlé un feu rouge n’est pas augmenté par le fait qu’il y a eu une collision causant mort d’homme. Si le fait de conduire en état d’ébriété et de brûler un feu rouge ne constituait pas une dérogation marquée à la norme, il n’en devenait pas une parce qu’une collision est survenue. Dans certaines circonstances, peut‑être, les actes de l’accusé et les conséquences qui en découlent peuvent être à ce point interreliés que les conséquences peuvent être pertinentes pour ce qui est de qualifier sa conduite. Ce n’est pas le cas ici. [Je souligne; p. 273.]
3.4.2 Détermination de la mens rea
[47] Pour arriver à une conclusion sur la mens rea, le tribunal doit prendre en compte l’ensemble de la preuve, y compris la preuve de l’état mental de l’accusé, si une telle preuve existe. Comme je l’ai longuement expliqué plus haut, l’application d’un critère objectif modifié permet de satisfaire à l’exigence de la mens rea dans le cas de l’infraction de conduite dangereuse. Autrement dit, le ministère public n’est pas tenu, comme pour les infractions que l’accusé peut commettre seulement s’il a une forme subjective de mens rea, de prouver que celui‑ci avait un état d’esprit positif tel l’intention, l’insouciance ou l’aveuglement volontaire. Bien entendu, cela ne veut pas dire que l’état d’esprit véritable de l’accusé soit sans pertinence. Par exemple, si on fait la preuve qu’un conducteur a délibérément bifurqué dans la voie d’un véhicule circulant en direction inverse, d’une façon intentionnellement dangereuse, dans le but d’effrayer les passagers de ce véhicule ou d’impressionner par sa bravade une personne se trouvant dans son propre véhicule, l’exigence de la mens rea sera aisément remplie. Une façon de considérer la chose serait de dire que la mens rea subjective de l’acte consistant à créer intentionnellement un danger pour les autres usagers de la route au sens de l’art. 249 du Code criminel consiste en un « écart marqué » par rapport à la norme à laquelle on s’attendrait à voir se conformer un conducteur raisonnablement prudent. Le juge Doherty a assimilé ainsi une telle action délibérée à un écart « marqué et important » par rapport à la norme dans le contexte d’une accusation de négligence criminelle, dans R. c. Willock (2006), 210 C.C.C. (3d) 60 (C.A. Ont.), où il a dit ceci, au par. 32 :
[traduction] Je pense qu’on ne pourrait raisonnablement affirmer que le comportement de l’appelant, pendant les deux ou trois secondes en cause, constituait un écart marqué et important par rapport au comportement auquel on s’attendrait de la part d’un conducteur raisonnable, que si l’appelant avait délibérément donné un brusque coup de volant afin de faire faire une embardée au véhicule, sans doute pour en mettre plein la vue à ses jeunes passagers ou pour les effrayer. S’il avait été possible de tirer raisonnablement cette conclusion de la preuve, l’appelant aurait pu légitimement être déclaré coupable de négligence criminelle, vu son incapacité à conserver la maîtrise du véhicule avant que celui‑ci franchisse la ligne médiane et entre en collision avec le véhicule circulant vers l’ouest. Comme je l’ai indiqué, j’estime, à la lecture de ses motifs, que le juge du procès a tiré cette conclusion. Or pour ma part, je ne pense pas que cette conclusion pouvait raisonnablement être tirée eu égard à l’ensemble de la preuve.
Je partage l’avis exprimé par la Juge en chef (au par. 75) que l’analyse énoncée dans l’arrêt Willock n’a pas pour effet d’imposer au ministère public le fardeau de prouver que l’accusé avait l’intention subjective de commettre l’infraction pour établir le bien‑fondé de l’accusation. Le juge d’appel Doherty a expressément conclu, au par. 31, qu’un [traduction] « comportement durant deux ou trois secondes peut constituer un écart marqué par rapport à la norme que respecterait une personne raisonnable et démontrer une insouciance déréglée ou téméraire à l’égard de la vie ou de la sécurité d’autrui ». Le juge Doherty reconnaît ainsi tout simplement, comme je le fais moi‑même, que la preuve touchant l’intention véritable d’un accusé est pertinente pour l’appréciation objective par le tribunal de la question de savoir si un comportement constitue ou non un écart marqué par rapport à la norme.
[48] Toutefois, il n’est pas nécessaire de prouver une mens rea subjective du type que je viens de décrire pour établir l’infraction, puisque la faute que visait le législateur en adoptant l’art. 249 englobe une gamme plus étendue de comportements. Par conséquent, bien que la preuve de la mens rea subjective soit clairement suffisante, elle n’est pas essentielle. Dans le cas d’infractions de négligence comme celle qui nous intéresse, le fait de commettre l’acte interdit, en l’absence de l’état mental de diligence approprié, peut en effet suffire pour constituer la faute requise. On détermine la présence d’une mens rea objective en appréciant le comportement dangereux par rapport à la norme que respecterait une personne raisonnablement prudente. Si le comportement dangereux constitue un « écart marqué » par rapport à cette norme, l’infraction sera établie. Comme nous l’avons vu, ce qui constitue un « écart marqué » par rapport à la norme que respecterait un conducteur raisonnablement prudent est une affaire de degré. Le manque de diligence doit être suffisamment grave pour mériter d’être puni. Il n’y a aucun doute qu’un comportement de quelques secondes peut constituer un écart marqué par rapport à la norme de la personne raisonnable. Néanmoins, comme l’a souligné avec justesse le juge Doherty dans l’arrêt Willock, [traduction] « un comportement de si courte durée se produisant pendant la conduite d’un véhicule, conduite par ailleurs irréprochable à tous égards, suggère davantage l’extrémité civile que l’extrémité criminelle du continuum de la négligence » (par. 31). Bien que l’affaire Willock concerne l’infraction de négligence criminelle, qui se situe à un point plus élevé sur le continuum de la conduite négligente, cette observation s’applique tout autant à l’infraction de conduite dangereuse.
[49] Si le comportement ne constitue pas un écart marqué par rapport à la norme que respecterait un conducteur raisonnablement prudent, il n’est pas nécessaire de poursuivre l’analyse. L’infraction n’aura pas été établie. En revanche, si le juge des faits est convaincu, hors de tout doute raisonnable, que la conduite objectivement dangereuse constitue un écart marqué par rapport à la norme, il devra considérer la preuve relative à l’état d’esprit véritable de l’accusé — si une telle preuve a été présentée — pour déterminer si elle permet de douter raisonnablement qu’une personne raisonnable, placée dans la même situation que l’accusé, aurait été consciente du risque créé par ce comportement. En l’absence d’une telle preuve, le tribunal pourra déclarer l’accusé coupable.
4. Application aux faits de l’espèce
[50] D’abord, M. Beatty a‑t‑il commis l’actus reus de l’infraction? A‑t‑il conduit son véhicule à moteur « d’une façon dangereuse pour le public, eu égard aux circonstances, y compris la nature et l’état du lieu, l’utilisation qui en est faite ainsi que l’intensité de la circulation à ce moment ou raisonnablement prévisible dans ce lieu »? Je reproduis ici, par commodité, l’analyse des circonstances faite par la Cour d’appel :
[traduction] Toutefois, la preuve a montré qu’il y avait une seule voie dans chaque direction, que les véhicules roulaient à la vitesse limite affichée de 90 kilomètres à l’heure ou à peu près, que la route était très fréquentée, que la visibilité était réduite à l’approche du virage et que la collision est survenue une fraction de seconde après que l’intimé s’est retrouvé dans la voie inverse.
Considéré objectivement, le fait que l’intimé n’a pas maintenu son véhicule dans sa voie était « eu égard aux circonstances » très dangereux pour les autres personnes circulant légalement sur la route, et en particulier pour celles qui approchaient, en direction ouest, de leur propre côté de la route. [par. 23‑24]
[51] À ce stade de l’analyse, je suis d’accord avec la Cour d’appel. Eu égard aux circonstances, le fait que M. Beatty n’a pas maintenu son véhicule dans sa voie était dangereux pour les autres usagers de la route. De plus, on n’a pas plaidé lors du procès que M. Beatty était dans un état d’automatisme sans aliénation mentale au moment de l’accident. Toutefois, cette conclusion porte seulement sur le volet actus reus de l’infraction. La question de savoir si M. Beatty avait la mens rea nécessaire est plus difficile à trancher. Il n’y a en l’espèce aucune preuve démontrant la moindre intention délibérée de créer un danger pour les autres usagers de la route, qui permettrait de répondre aisément à cette question. En fait, la preuve limitée qui a été présentée à propos de l’état mental véritable du conducteur tendait plutôt à démontrer que la conduite dangereuse était attribuable à une inattention momentanée. Par conséquent, la juge du procès a eu raison de conclure que, dans la présente affaire, la question de la mens rea est intimement liée à celle de savoir si, considérée objectivement, la façon de conduire de M. Beatty constitue un écart marqué par rapport à la norme.
[52] La Cour d’appel a selon moi eu tort de reprocher à la juge du procès de s’être attachée à « l’inattention momentanée » de M. Beatty et à ses « quelques secondes d’inattention ». La juge du procès a à juste titre axé son analyse sur la façon de conduire de M. Beatty eu égard aux circonstances. Elle a souligné qu’il n’y avait aucune preuve de conduite inappropriée avant que la camionnette ne traverse momentanément la ligne médiane, et que les [traduction] « quelques secondes de conduite clairement négligente » constituaient la seule preuve touchant sa façon de conduire (par. 36). Elle a avec raison pris en considération l’ensemble de la preuve et conclu que [traduction] « la seule conclusion raisonnable » était que [traduction] « M. Beatty [. . .] a perdu conscience », ce qui l’a amené à continuer de rouler en ligne droite au lieu de prendre le virage (par. 36). Selon elle, cette inattention momentanée était insuffisante pour asseoir la culpabilité criminelle. Elle a jugé que la preuve était [traduction] « insuffisante [. . .] pour permettre de conclure à un écart marqué par rapport à la norme de diligence que respecterait un conducteur prudent » (par. 37).
[53] En me fondant sur l’ensemble de la preuve, je ne vois aucune raison de remettre en question l’appréciation du comportement de M. Beatty par la juge du procès et sa conclusion quant à la responsabilité criminelle de ce dernier. En revanche, j’estime que la Cour d’appel a conclu trop hâtivement que la mens rea requise pouvait être établie du simple fait de l’accident, éliminant ainsi toute possibilité d’apprécier le comportement de M. Beatty sur le continuum de la négligence.
[54] Pour ces motifs, je suis d’avis d’accueillir l’appel et de rétablir les acquittements.
Version française des motifs de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie et LeBel rendus par
[55] La Juge en chef — Je souscris pour une large part à l’analyse de la juge Charron et à sa conclusion quant au sort du pourvoi. Je ne partage cependant pas son point de vue sur la façon dont le critère applicable à l’infraction de conduite dangereuse d’un véhicule à moteur devrait être formulé et sur les conséquences de cette formulation dans les causes qui, comme celle‑ci, portent sur une inattention momentanée.
Le critère applicable à l’infraction de conduite dangereuse
[56] Au paragraphe 43, ma collègue parle de conduite dangereuse d’un véhicule à moteur pour décrire l’actus reus et d’écart marqué par rapport à la norme que respecterait une personne raisonnable dans la même situation que l’accusé pour décrire la mens rea. Au sujet de l’actus reus, elle souligne que, « [à] cette étape de l’analyse, il est inutile d’ajouter quoi que ce soit au texte de l’art. 249 » (par. 45).
[57] Je ne partage malheureusement pas cet avis. Il est important de bien comprendre ce qui est requis pour établir tant l’actus reus que la mens rea de l’infraction de conduite dangereuse d’un véhicule à moteur, et rien ne s’oppose selon moi à la clarification judiciaire de ces deux éléments. Déterminer ce qui constitue une conduite dangereuse en faisant abstraction des conséquences — comme le demande le critère — est une tâche ardue, qui a souvent été source de confusion. À mon avis, il est conforme au texte de l’art. 249 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, d’exiger un écart marqué comme aspect de l’actus reus de l’infraction.
[58] La jurisprudence de la Cour nous aide à savoir en quoi consistent l’actus reus et la mens rea de la conduite dangereuse, et de quelle façon les deux éléments de l’infraction devraient être décrits. Il ressort de la décision R. c. Hundal, [1993] 1 R.C.S. 867, confirmée dans R. c. Creighton, [1993] 3 R.C.S. 3, que la caractéristique de l’« écart marqué » par rapport à la norme s’applique à l’actus reus de l’infraction, et que la mens rea découle par inférence de cette conclusion, à moins qu’une excuse ne soulève un doute raisonnable en ce qui a trait à la capacité de l’accusé.
[59] Dans l’arrêt Hundal, le juge Cory, qui s’exprimait alors pour la majorité, s’est principalement intéressé à la mens rea. Mais une fois cette question réglée, il a énoncé les exigences générales de l’infraction de conduite dangereuse en termes d’écart marqué, sans les restreindre à la mens rea :
. . . le juge des faits peut conclure à la culpabilité s’il est convaincu hors de tout doute raisonnable que, du point de vue objectif, l’accusé, pour reprendre les termes de l’article en cause, conduisait « d’une façon dangereuse pour le public, compte tenu de toutes les circonstances y compris la nature et l’état de cet endroit, l’utilisation qui en est faite ainsi que l’intensité de la circulation à ce moment ou raisonnablement prévisible à cet endroit ». En faisant l’appréciation, le juge des faits doit être convaincu qu’il s’agit d’un comportement qui représentait un écart marqué par rapport à la norme de diligence que respecterait une personne raisonnable dans la situation de l’accusé. [Je souligne; p. 888.]
[60] Le juge Cory a ensuite précisé que, même lorsque cela est établi, l’accusé peut offrir une explication, par exemple une maladie soudaine et imprévue, et soulever ainsi un doute raisonnable à l’égard de la mens rea.
[61] Comme rien dans ce passage ne limite l’exigence de l’écart marqué à la mens rea de l’infraction, il est raisonnable de conclure que cette exigence est censée s’appliquer à la fois à l’actus reus et à la mens rea de l’infraction.
[62] Si un doute quelconque subsistait à ce propos, il a été dissipé par la décision de la majorité de notre Cour dans l’affaire Creighton, décision à laquelle le juge Cory a souscrit. J’ai écrit ce qui suit, aux p. 73-74 :
Voici, d’après l’analyse qui précède, les questions qu’il faut se poser dans des affaires de négligence pénale. On doit se demander en premier lieu si l’actus reus a été prouvé. Il faut pour cela que la négligence représente dans toutes les circonstances de l’affaire un écart marqué par rapport à la norme de la personne raisonnable. . .
Se pose ensuite la question de savoir si la mens rea a été établie. Comme c’est le cas des crimes comportant une mens rea subjective, la mens rea requise pour qu’il y ait prévision objective du risque de causer un préjudice s’infère normalement des faits. La norme applicable est celle de la personne raisonnable se trouvant dans la même situation que l’accusé. Si une personne a commis un acte manifestement dangereux, il est raisonnable, en l’absence d’indications du contraire, d’en déduire qu’elle n’a pas réfléchi au risque et à la nécessité de prudence. L’inférence normale peut toutefois être écartée par une preuve qui fait naître un doute raisonnable quant à l’absence de capacité d’apprécier le risque. Ainsi, si l’actus reus et la mens rea sont tous deux établis au moyen d’une preuve suffisante à première vue, il faut se demander en outre si l’accusé possédait la capacité requise d’apprécier le risque inhérent à sa conduite. Dans l’hypothèse d’une réponse affirmative à cette dernière question, la faute morale nécessaire est établie et un verdict de culpabilité peut à bon droit être rendu contre l’accusé. Dans l’hypothèse contraire, c’est un verdict d’acquittement qui s’impose. [Je souligne.]
[63] Cette analyse, où l’actus reus est défini comme un « écart marqué » et la mens rea comme l’inférence normale tirée de ce comportement — à moins qu’une excuse puisse être invoquée — , a été rédigée peu de temps après Hundal, et la majorité de la Cour y a souscrit, y compris le juge Cory. La formulation du critère dans Creighton s’appuyait sur la décision du juge Cory dans Hundal, qui y était d’ailleurs citée. Il faut donc en conclure que le même critère a été adopté dans Hundal et Creighton, et que si l’analyse de la conduite dangereuse figurant dans Hundal comportait quelque ambiguïté, celle‑ci devrait être résolue de la façon suggérée dans Creighton.
[64] Il est conforme au libellé de l’art. 249 du Code criminel d’exiger que le comportement qui, allègue‑t‑on, constitue l’actus reus de l’infraction représente un écart marqué par rapport à la norme de la personne raisonnable. L’alinéa 249(1)a) définit l’actus reus comme étant le fait de conduire un véhicule à moteur « d’une façon dangereuse pour le public, eu égard aux circonstances », et propose ensuite une liste non exhaustive de circonstances devant être prises en considération. Dans ce contexte, il est logique de considérer que l’établissement du caractère dangereux du comportement exige la preuve d’un écart marqué par rapport au comportement d’une personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances.
[65] Si l’on accepte qu’un comportement ne représentant pas un écart marqué satisfait aux exigences de l’actus reus de la conduite dangereuse, il devient alors difficile de distinguer, sur le plan de l’actus reus, l’infraction de conduite dangereuse prévue par le Code criminel de toute une gamme d’infractions provinciales relatives aux véhicules à moteur. Les textes législatifs provinciaux relatifs aux véhicules à moteur visent notamment à gérer et à réduire les risques associés à l’omniprésence des véhicules sur les routes. Ainsi, dans bien des cas, un comportement constituant une violation d’un texte de loi provincial sera « objectivement dangereux » par rapport à une façon de conduire qui respecte rigoureusement les dispositions du texte législatif. Néanmoins, on forcerait le sens de l’al. 249(1)a) en suggérant qu’un tel comportement suffirait pour établir l’actus reus de l’infraction de conduite dangereuse. L’exigence relative à l’« écart marqué » constitue une norme permettant de déterminer ce qui est objectivement dangereux dans le contexte de l’al. 249(1)a) et d’écarter clairement de la façon de conduire que le Parlement a voulu criminaliser certaines violations relativement mineures des lois provinciales relatives aux véhicules à moteur.
[66] J’ajouterai que cette formulation est conforme à la théorie sur laquelle le droit criminel repose — à savoir que l’actus reus et la mens rea d’une infraction constituent deux aspects du comportement criminel. L’actus reus est l’acte lui‑même, tandis que la mens rea, ou intention coupable, est l’intention de commettre cet acte. Si la mens rea de l’infraction exige une absence de diligence raisonnable qui se déduit d’une façon de conduire constituant un écart marqué par rapport à la norme, l’actus reus consiste logiquement dans cette façon de conduire constituant un écart marqué par rapport à la norme.
[67] Je conclus par conséquent que la règle de droit correcte s’énonce ainsi :
1. L’actus reus exige un écart marqué par rapport à la façon normale de conduire.
2. La mens rea se déduit en général de l’écart marqué dans la façon de conduire. De la conclusion relative à l’écart marqué, on déduit que l’accusé ne présentait pas l’état mental de diligence d’une personne raisonnable qui est requis.
3. Bien que, en général, la mens rea se déduise de l’acte constituant un écart marqué commis par l’accusé, il est possible que dans un cas donné la preuve exclue cette déduction ou suscite un doute raisonnable à cet égard.
Le problème de l’inattention momentanée
[68] Le problème au centre de la présente affaire est celui de savoir si des actes d’inattention momentanée peuvent constituer l’infraction de conduite dangereuse. L’accusé conduisait d’une façon tout à fait normale jusqu’à ce que, pour des raisons qui demeurent incertaines, son véhicule traverse la ligne médiane de la route. De toute évidence, il y a eu inattention momentanée. La question est de savoir si cette inattention momentanée est susceptible d’établir l’actus reus et la mens rea de l’infraction.
[69] À mon avis, une inattention momentanée ne saurait à elle seule établir l’actus reus ou la mens rea de l’infraction de conduite dangereuse. Cela découle de la décision rendue par la Cour dans R. c. Mann, [1966] R.C.S. 238, qui a confirmé la constitutionnalité de l’infraction provinciale de conduite imprudente. La constitutionnalité de l’infraction provinciale était contestée au motif que le champ était occupé par l’infraction fédérale de conduite dangereuse. Pour trancher la question, la Cour a dû définir la portée respective de la conduite dangereuse et de la conduite imprudente. La Cour a conclu que les deux infractions visaient un comportement différent. Dans Mann, la distinction entre les degrés de négligence requis pour la conduite imprudente et la conduite dangereuse était essentielle au maintien de la constitutionnalité de l’infraction provinciale de conduite imprudente. Bien que, dans Mann, le raisonnement de certains des juges soit axé sur la dichotomie négligence inconsciente et négligence consciente, concepts sur lesquels ne repose plus l’analyse dans les causes de conduite dangereuse (Hundal, p. 889), une chose est claire : l’infraction de conduite dangereuse exige un degré plus élevé de négligence que celle de conduite imprudente. Dans Hundal, la Cour a confirmé l’existence de degrés de négligence différents à l’égard des infractions de conduite imprudente et de conduite dangereuse.
[70] Il s’ensuit que, si la seule preuve contre l’accusé est celle d’une inattention momentanée, l’infraction de conduite dangereuse n’est pas établie. Et, selon moi, les choses sont exactement comme elles doivent être. Les sanctions sévères et la stigmatisation qu’entraîne la perpétration d’une infraction criminelle ne devraient pas être infligées à une personne pour un moment d’inattention. Il existe des infractions provinciales qui régissent d’une manière appropriée et adéquate ce type de comportement.
[71] Selon le critère énoncé plus haut, l’inattention momentanée n’établit pas l’écart marqué — par rapport à la norme de diligence que respecterait un conducteur raisonnablement prudent — qui est requis à l’égard de l’actus reus de l’infraction. Comme l’enseigne la jurisprudence, il faut tenir compte de la façon de conduire de l’accusé dans son ensemble, eu égard à toutes les circonstances. Un moment d’inattention, dans le cadre d’une conduite tout à fait normale, n’est pas suffisant pour établir l’écart marqué qui est requis à l’égard de l’infraction de conduite dangereuse. Pour qu’un accusé échappe à la responsabilité criminelle, il n’est pas nécessaire qu’il ait conduit de façon parfaite. En effet, même les bons conducteurs ont à l’occasion des moments d’inattention qui peuvent, selon les circonstances, engager leur responsabilité civile ou donner lieu à une condamnation pour conduite imprudente. Mais en général, ces moments d’inattention ne vont pas jusqu’à l’écart marqué requis pour justifier une déclaration de culpabilité pour conduite dangereuse.
[72] Une inattention momentanée ne peut à elle seule établir l’actus reus et la mens rea de l’infraction de conduite dangereuse. Cependant, des éléments de preuve additionnels peuvent démontrer qu’une inattention momentanée s’inscrit dans un comportement qui, considéré globalement, établit l’écart marqué par rapport à la norme qui est requis pour l’infraction de conduite dangereuse. Par exemple, une inattention momentanée peut être causée par la consommation d’alcool ou par une activité incompatible avec la maîtrise adéquate du véhicule. Le juge des faits pourrait alors conclure que, si l’on considère le comportement du conducteur globalement eu égard aux circonstances, un écart marqué par rapport à la norme a été établi.
[73] Cela nous amène à la décision R. c. Willock (2006), 210 C.C.C. (3d) 60 (C.A. Ont.), et à la pertinence de l’intention subjective de l’accusé. Dans Willock, l’accusé, qui jusque‑là conduisait d’une façon normale, s’est soudainement mis à donner de brusques coups de volant. Son véhicule a zigzagué et il en a finalement perdu la maîtrise, le véhicule traversant alors la ligne médiane et se retrouvant dans la voie inverse. L’accusé n’a invoqué aucune raison susceptible d’expliquer ses coups de volant, par exemple une maladie soudaine. À l’issue du procès, il a été déclaré coupable de négligence criminelle ayant causé la mort. La Cour d’appel a cassé le verdict, estimant que, dans les circonstances, comme l’accusé avait jusqu’à ce moment‑là conduit d’une façon tout à fait appropriée, il incombait au ministère public d’établir que ce dernier avait délibérément fait faire une embardée à son véhicule.
[74] La conclusion dans Willock selon laquelle le ministère public devait prouver que l’accusé avait délibérément fait faire une embardée à son véhicule n’a pas pour effet d’imposer au ministère public le fardeau de démontrer que l’accusé avait l’intention subjective de conduire dangereusement. Dans Willock, le juge d’appel Doherty n’a pas obligé le ministère public à faire la preuve que l’accusé savait qu’en donnant des coups de volant il risquait de perdre la maîtrise de son véhicule, ou que cette perte de maîtrise risquait de causer la mort ou des lésions corporelles. Il n’était pas nécessaire que l’accusé soit subjectivement conscient des risques associés à sa façon de conduire, ou qu’il sache que celle‑ci représentait un écart marqué par rapport à la norme de la personne raisonnable. Le juge Doherty a simplement conclu que, dans les circonstances, la preuve de l’intention de l’appelant était nécessaire pour apprécier sa façon de conduire selon la norme objective, parce que, compte tenu des faits de cette affaire, si l’accusé n’avait pas volontairement fait faire une embardée à son véhicule, le reste de la preuve ne permettait pas de démontrer un écart marqué.
[75] Il ne faut donc pas considérer que l’arrêt Willock enseigne que, dans les affaires où il est question d’inattention momentanée, le ministère public est tenu, pour établir l’infraction de conduite dangereuse, de prouver que l’accusé avait subjectivement l’intention de conduire d’une manière constituant un écart marqué par rapport à la norme et de mettre des vies en danger. Des éléments de preuve additionnels susceptibles d’établir qu’une inattention momentanée s’inscrit dans un comportement plus général relevant de la conduite dangereuse peuvent certes être présentés. Mais, comme il a été indiqué dans Hundal, il s’agira le plus souvent d’éléments de preuve objectifs ayant trait à la façon de conduire de l’accusé. Les faits et gestes de ce dernier, ses paroles, peuvent faire partie de ce comportement. Cependant, comme il s’agit d’une infraction de négligence, c’est la mens rea objective qui importe. En dernière analyse, il s’agit de déterminer, non pas ce que pensait l’accusé lors de l’aberration, mais plutôt de quelle façon il conduisait eu égard aux circonstances.
[76] Dans Hundal, la majorité a souligné que la norme objective est justifiée en partie par la difficulté d’établir l’état d’esprit d’un conducteur à un moment donné, à cause notamment de la nature automatique et réactive de la conduite. Selon le juge Cory, il n’est pas nécessaire de tenter de déterminer l’état d’esprit subjectif de l’accusé. La preuve relative à des éléments tels que les conditions routières ainsi que l’état et le comportement du véhicule de l’accusé sera habituellement suffisante pour décider si la façon de conduire de l’accusé constituait un écart marqué.
[77] Voici, pour l’application du critère que je propose, quelle est l’analyse appropriée dans les affaires comme Willock, où l’inattention momentanée est la seule chose que le ministère public peut prouver. Le point de départ est que l’inattention momentanée ne peut satisfaire aux exigences de l’infraction de conduite dangereuse, et plus particulièrement à celle de l’écart marqué — par rapport à la norme de diligence que respecterait un conducteur raisonnablement prudent — qui est requis pour établir l’actus reus. Un moment d’inattention ne saurait donc à lui seul établir l’infraction. Cependant, des éléments de preuve additionnels pourraient permettre de démontrer que cette inattention momentanée s’inscrit dans une façon de conduire plus générale qui, considérée globalement, constitue un écart marqué par rapport à la norme de diligence que respecterait un conducteur raisonnablement prudent. Il appartient au juge des faits de considérer objectivement l’ensemble de la preuve pour déterminer si l’actus reus d’une façon de conduire constituant un écart marqué par rapport à la norme a été établi. Dans l’affirmative, la mens rea sera déduite de la façon générale de conduire, sauf si l’accusé présente une excuse, par exemple une maladie soudaine et imprévue, faisant naître un doute raisonnable quant à la présence de l’intention criminelle.
[78] Il n’est pas nécessaire de s’interroger davantage sur l’état d’esprit véritable de l’accusé. Si la seule preuve consiste dans l’inattention momentanée, l’actus reus n’est pas établi et le ministère public ne s’est pas acquitté de son fardeau, ce qui règle la question. En revanche, si la façon de conduire de l’accusé constituait un écart marqué par rapport à la norme, on déduira qu’il n’avait pas l’état mental de diligence d’une personne raisonnable qui est requis, à moins qu’il puisse invoquer une excuse, telle une maladie soudaine et imprévue.
[79] Dans le présent pourvoi, l’appelant a été accusé de conduite dangereuse ayant causé la mort. La façon d’analyser l’actus reus et la mens rea dans les affaires de conduite automobile, lorsque l’infraction reprochée est la négligence criminelle plutôt que la conduite dangereuse, fait l’objet de débats devant des juridictions inférieures et chez certains auteurs. En l’espèce, la Cour n’a pas à se prononcer sur les éléments d’une infraction en matière de conduite automobile donnant lieu à des accusations de négligence criminelle, et les présents motifs ne doivent pas être considérés comme décidant cette question.
Application aux faits de l’espèce
[80] En l’espèce, le ministère public a uniquement apporté la preuve d’une inattention momentanée par suite de laquelle le véhicule de l’accusé a traversé la ligne médiane de la route. Selon la preuve, l’accusé conduisait d’une façon tout à fait normale à tous autres égards.
[81] Il s’ensuit que seule une inattention momentanée a été établie. L’écart marqué requis dans le cas de l’infraction de conduite dangereuse d’un véhicule à moteur n’a pas été établi. Le ministère public n’est pas parvenu à prouver que, considérée globalement, la façon de conduire de l’accusé constituait un écart marqué par rapport à la norme de diligence que respecterait un conducteur raisonnablement prudent. Il n’a par conséquent pas établi l’actus reus de l’infraction, et l’accusation doit être rejetée.
Conclusion
[82] J’accueillerais l’appel et je rétablirais les acquittements.
Version française des motifs rendus par
Le juge Fish —
I
[83] L’appelant, Justin Ronald Beatty, a été acquitté, au terme de son procès, de trois chefs d’accusation lui reprochant d’avoir conduit un véhicule à moteur d’une façon dangereuse pour le public (ou « conduite dangereuse ») et d’avoir ainsi causé la mort d’une autre personne ([2005] B.C.J. No. 3071 (QL), 2005 BCSC 751). À la suite de l’appel interjeté par le ministère public, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a annulé les acquittements et ordonné la tenue d’un nouveau procès ((2006), 225 B.C.A.C. 154, 2006 BCCA 229). À l’instar de mes collègues, mais pour des motifs quelque peu différents, j’accueillerais le pourvoi de M. Beatty et je rétablirais les acquittements inscrits par la juge du procès.
II
[84] Je suis d’accord avec la juge Charron pour dire que l’actus reus de la conduite dangereuse se compose des éléments de cette infraction énoncés au par. 249(1) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46. Par conséquent, j’estime que quiconque commet cet actus reus avec la mens rea requise est coupable de conduite dangereuse.
[85] La mens rea, ou élément de faute, consiste en un état d’esprit blâmable. Cet élément de faute peut être établi de deux façons, l’une plutôt rare et l’autre plus fréquente.
[86] Dans de rares cas, la poursuite est en mesure de prouver que l’accusé a délibérément conduit d’une façon dangereuse au sens de l’al. 249(1)a) du Code. Dans de tels cas, il est inutile d’établir en outre que la nature et la gravité du comportement de l’appelant représentent un écart marqué par rapport à celui d’une personne raisonnable placée dans des circonstances analogues. La décision de l’accusé de conduire d’une façon dangereuse, tout comme sa conscience d’agir ainsi, correspond à une mens rea subjective, et non à l’élément volitif de l’actus reus. Il s’ensuit donc, à mon humble avis, qu’un « écart marqué » par rapport à la norme ne constitue pas une caractéristique invariable ou essentielle de l’actus reus de l’infraction de conduite dangereuse.
[87] Toutefois, il est bien établi que l’élément de faute de l’infraction de conduite dangereuse peut également être démontré — ce qui est d’ailleurs généralement le cas — sur une base objective, par voie de déduction et d’imputation. Le caractère blâmable du comportement prohibé ne découle alors pas de ce que l’accusé avait conscience de faire ou avait l’intention de faire, mais plutôt des raisons qui justifient de lui imputer un état d’esprit coupable pour des considérations de politique sociale. À cet égard, je partage l’opinion de mes collègues selon laquelle la mens rea requise peut être établie en démontrant que l’accusé n’a pas satisfait à la norme objective du comportement qu’aurait eu une personne raisonnable placée dans des circonstances analogues.
[88] Cependant, l’élément de faute ne réside pas dans l’écart marqué par rapport à la norme du comportement qu’aurait eu un conducteur raisonnablement prudent, mais plutôt dans le fait qu’un tel conducteur, placé dans les circonstances où se trouvait l’accusé, aurait été conscient du risque de ce comportement et, s’il avait été en mesure de le faire, aurait agi afin de l’éviter. La présence de l’élément moral requis ne peut être inférée que dans les cas où le comportement reproché constitue un écart marqué par rapport à la norme; une telle inférence ne peut être tirée du seul fait que l’intéressé a conduit le véhicule à moteur d’une façon dangereuse.
[89] En définitive, je reconnais qu’il faut éviter de qualifier le comportement qui représente un écart marqué par rapport à la norme d’élément moral ou de mens rea de l’infraction. Il ne s’ensuit toutefois pas, à mon avis, qu’un écart marqué par rapport à la norme doit être qualifié d’actus reus de l’infraction. Comme je l’ai expliqué plus tôt, la preuve de l’actus reus, conjuguée à la mens rea subjective, suffira pour qu’il y ait déclaration de culpabilité. Autrement, il faut néanmoins être en présence d’un comportement qui est déclaré constituer un écart marqué par rapport à la norme, car seul un tel comportement justifiera une inférence raisonnable que l’accusé a agi avec la mens rea objective, un élément essentiel de l’infraction.
III
[90] La Juge en chef et la juge Charron, essentiellement pour les mêmes raisons, ont conclu, à juste titre selon moi, que le comportement reproché à l’accusé dans la présente affaire ne constitue pas un écart marqué par rapport à la norme. Il pourrait fort bien survenir des circonstances dans lesquelles une inattention, même momentanée, suffira pour établir l’élément de faute de l’infraction de conduite dangereuse. Mais nous ne sommes pas en présence d’un tel cas en l’espèce.
[91] Pour ce motif, à l’instar de mes collègues, j’accueillerais le pourvoi et je rétablirais les acquittements inscrits par la juge du procès.
Pourvoi accueilli.
Procureurs de l’appelant : Cates Carroll Watt, Kamloops.
Procureur de l’intimée : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Vancouver.