Martel Building Ltd. c. Canada, [2000] 2 R.C.S. 860
Sa Majesté la Reine Appelante
c.
The Martel Building Ltd. Intimée
Répertorié: Martel Building Ltd. c. Canada
Référence neutre: 2000 CSC 60.
No du greffe: 26893.
2000: 17 février; 2000: 30 novembre.
Présents: Le juge en chef McLachlin et les juges Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie et Arbour.
en appel de la cour d’appel fédérale
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale, [1998] 4 C.F. 300, 229 N.R. 187, 163 D.L.R. (4th) 504, [1998] A.C.F. no 1031 (QL), qui a infirmé un jugement de la Section de première instance (1997), 129 F.T.R. 249, [1997] A.C.F. no 483 (QL), qui avait rejeté l’action de la demanderesse. Pourvoi accueilli.
David Sgayias, c.r., et F. B. Woyiwada, pour l’appelante.
James H. Smellie et M. Lynn Starchuk, pour l’intimée.
Version française du jugement de la Cour rendu par
1 Les juges Iacobucci et Major — Le présent pourvoi porte sur la question de savoir si la portée des principes généraux de la négligence devrait être élargie pour imposer une obligation de diligence dans le contexte de la négociation, de la préparation d’un appel d’offres et de l’examen de soumissions. Pour chacun des manquements allégués, l’intimée demande le dédommagement d’un préjudice purement économique.
I. Les faits
2 L’intimée, The Martel Building Limited («Martel»), est propriétaire d’un immeuble situé au 270, rue Albert, à Ottawa («immeuble Martel»). La Division de la Région de la capitale nationale du ministère des Travaux publics («ministère») louait la plupart des locaux rentables de l’immeuble Martel en vertu d’un bail d’une durée de 10 ans expirant le 31 août 1993. Le bail renfermait une option de renouvellement.
3 Le ministère était responsable de la passation de marchés pour la location de locaux au nom d’organismes publics, comme la Commission de contrôle de l’énergie atomique («CCÉA»), locataire des lieux visés en l’espèce.
4 Le ministère compte un certain nombre de directions appelées à jouer divers rôles dans l’exercice de ses fonctions sous le volet Travaux publics. En l’occurrence, deux directions du ministère étaient en cause: la Direction générale des services de l’immobilier et la Direction du logement. Deux sections de la Direction du logement sont intervenues en l’espèce, savoir la Section de la gestion des biens, qui établissait les besoins en locaux, et la Section de la gestion de l’investissement («Logement (GI)»), qui évaluait les options s’offrant à l’État. La Direction générale des services de l’immobilier comprenait une section Location qui négociait avec les locateurs en vue de l’acquisition de locaux pour le compte de l’État et qui tenait la Direction du logement au courant de la situation du marché de la location pertinent, en l’occurrence, celui d’Ottawa.
5 Pour simplifier, dans les présents motifs, le ministère s’entend de toutes les directions et les sections susmentionnées.
6 Avant l’expiration du bail, le président et directeur général de Martel, M. McMurray, a invité le chef de la location du ministère, M. Séguin, à participer à une rencontre pour négocier un éventuel renouvellement. Au mois de mars 1991, M. McMurray a rencontré un subalterne de M. Séguin, M. Bray. Il lui a fait part de l’intention de Martel de négocier le renouvellement du bail et lui a remis un exemplaire du projet de «réfection» de l’immeuble Martel. Les travaux de réfection devaient être exécutés de pair avec le renouvellement du bail et compléter les travaux d’«aménagement» effectués peu auparavant par la locataire, la CCÉA. La «réfection» s’entend de la rénovation des parties communes de l’immeuble généralement entreprise par le locateur. À l’opposé, l’«aménagement» correspond aux améliorations locatives que le locataire apporte aux parties privées dont il a l’occupation exclusive.
7 En mai 1991, M. McMurray a écrit à M. Séguin pour confirmer ce qui avait été dit lors de la rencontre avec M. Bray. Au mois de juin, M. Séguin a fait savoir au chef intérimaire de la Direction du logement du ministère, M. Ratcliffe, que Martel était intéressée à renégocier le bail et lui a demandé si le ministère était intéressé par la proposition de renouvellement. M. Ratcliffe a répondu que le ministère entendait lancer un appel d’offres, tout en demandant à M. Séguin de s’informer du tarif de location proposé par Martel.
8 M. Séguin a confié à M. Bray la tâche de se mettre en rapport avec M. McMurray. Aucune mesure n’a été prise en ce sens. M. Séguin n’a pas non plus joint M. McMurray, même si des représentants du ministère lui avaient demandé, en octobre 1991, de les tenir au courant de l’évolution des négociations avec Martel.
9 En février 1992, on a demandé à M. Séguin d’obtenir de Martel une proposition de renouvellement du bail pour une durée déterminée. De plus, aux rencontres mensuelles tenues par le ministère entre octobre 1991 et avril 1992, M. Séguin a laissé entendre au ministère qu’il s’attendait à recevoir de Martel une proposition de tarif de location. Ni M. Séguin ni quiconque au sein du ministère n’a informé M. McMurray de cette attente. En fait, la seule mesure qu’a prise M. Séguin au cours de cette période a été de commander un rapport d’évaluation de l’immeuble Martel à un entrepreneur privé.
10 M. McMurray a tenté à deux reprises de joindre le ministère entre mai 1991 et avril 1992 afin d’organiser une rencontre pour négocier le renouvellement. Sa première tentative, du 17 décembre 1991, a été infructueuse, mais la seconde, au printemps 1992, a débouché sur la tenue d’une rencontre le 15 avril 1992.
11 Différentes versions des faits ont été données au procès quant au déroulement de la rencontre du 15 avril. Le ministère a soutenu qu’il avait informé M. McMurray de sa décision de lancer l’appel d’offres à moins que Martel ne lui présente une offre particulièrement alléchante. Selon le témoignage de M. McMurray, auquel le juge de première instance a ajouté foi, il a toujours su qu’il était possible qu’un appel d’offres soit lancé, mais on lui avait dit que la rencontre marquait le début des négociations en vue du renouvellement du bail. En conséquence, M. McMurray a communiqué aux représentants du ministère présents, MM. Séguin et Mahar, le tarif de location proposé. M. Séguin a alors informé M. McMurray qu’une évaluation avait été commandée à un entrepreneur privé et qu’il communiquerait avec Martel dès qu’elle serait terminée.
12 Comme il faudrait beaucoup de temps pour doter éventuellement la CCÉA de nouveaux locaux avant l’expiration du bail de l’immeuble Martel en août 1993, le ministère a fixé au 30 juin 1992 la fin des négociations avec Martel ou le début de la procédure d’appel d’offres (la «date ultime»). Cette échéance a plus tard été reportée au 2 octobre 1992.
13 Entre juin et septembre 1992, M. McMurray a rencontré M. Mahar à plusieurs occasions pour lui proposer des tarifs de location. Le tarif offert ne se situait pas dans la fourchette des tarifs offerts sur le marché selon l’évaluation commandée par le ministère, même s’il était entendu que ceux‑ci ne tenaient pas compte du coût de la réfection proposée. Aucun autre échange n’a eu lieu entre les parties avant le 14 octobre 1992, M. McMurray ayant alors téléphoné à M. Séguin après avoir appris que l’appel d’offres allait être lancé pour la location de locaux.
14 Il appert que le ministère, après la date ultime fixée initialement, savoir le 30 juin 1992, a entamé les démarches préalables à l’appel d’offres en vue de doter la CCÉA de locaux. Le ministère devait obtenir deux autorisations pour recourir à l’appel d’offres et, subséquemment, louer les locaux. La première, l’approbation préliminaire du projet («APP»), devait être obtenue avant le début de la procédure d’appel d’offres. La seconde, l’approbation finale du projet («AFP»), devait être obtenue après l’évaluation des soumissions reçues. L’entité qui avait le pouvoir d’accorder ces autorisations dépendait de la superficie des locaux et de la valeur du bail. Dans le cas de la CCÉA, l’APP relevait du sous‑ministre adjoint, Logement («SMA»), et l’AFP du Conseil du Trésor.
15 Le ministère était doté d’une structure consultative interne appelée à rédiger une recommandation d’autorisation par le SMA. Le processus était très long. Un rapport d’analyse des investissements («RAI») soupesait les différentes options qui s’offraient pour la location de locaux et formulait une recommandation. Le rapport franchissait ensuite plusieurs étapes au sein de la hiérarchie pour aboutir au Conseil de gestion des investissements («CGI») du ministère, qui présentait une recommandation au SMA.
16 Le RAI préconisait la renégociation du bail de l’immeuble Martel. Le ministère a pris connaissance du rapport à la fin du mois de septembre, mais aucune décision n’a été prise. Une version révisée du rapport a été considérée le 9 octobre, mais en raison de la baisse des tarifs de location à Ottawa, le ministère a recommandé le lancement d’un appel d’offres. À l’intérieur du ministère, le CGI n’a pas pris part à la recommandation de recourir à l’appel d’offres. Le SMA a donné son approbation, mais la preuve ne précise pas à quelle date.
17 Étant donné que, pendant ce temps, la rumeur circulait que le ministère avait enclenché le processus d’appel d’offres pour doter la CCÉA de locaux, M. McMurray a téléphoné à MM. Mahar et Séguin le 14 et 15 octobre. En réponse à ces appels, M. McMurray a reçu une lettre confirmant que l’appel d’offres allait de l’avant et que Martel avait jusqu’au 22 octobre pour présenter une offre au ministère.
18 L’échéance a par la suite été repoussée au 27 octobre. Les parties se sont rencontrées le 27 octobre, soit le jour de la parution dans le quotidien Ottawa Citizen d’une annonce sollicitant des manifestations d’intérêt pour la location de locaux à la CCÉA. M. McMurray prétend que ses interlocuteurs lui ont laissé entendre que s’il pouvait offrir un tarif de 220 $/m2, le ministère recommanderait au Conseil du Trésor de renouveler le bail de l’immeuble Martel.
19 Le 29 octobre, M. McMurray a téléphoné à M. Séguin pour l’informer que Martel pouvait offrir un tarif de location de 220 $/m2. Le 30 octobre, Martel a offert, par écrit, un tarif de 249 $/m2, plus une allocation; d’après les calculs du ministère, ce tarif équivalait en fait à un tarif de 219,39 $/m2. Le même jour, le ministère a décidé que les autres conditions du bail, y compris le détail de la réfection proposée, devaient être arrêtées avant la fin de la journée, à défaut de quoi l’appel d’offres suivrait son cours. Martel n’était pas en mesure de fournir le plan définitif de la réfection proposée l’après‑midi même. Le 26 novembre, une lettre a été transmise à M. McMurray l’informant que l’offre de Martel datée du 30 octobre était rejetée. Le dossier d’appel d’offres a été rendu public le jour même, et les soumissions devaient être présentées au plus tard le 3 décembre 1992.
20 Martel a présenté une soumission en réponse à l’appel d’offres. Sa soumission s’est révélée la plus basse, mais elle n’a pas été retenue.
21 Suivant les conditions de l’appel d’offres, le ministère n’était pas tenu de retenir la soumission la plus basse ni aucune soumission. En outre, le ministère a procédé à l’analyse financière des soumissions afin de déterminer les sommes qui, au total, devraient être engagées si l’une ou l’autre des offres était acceptée. Ces sommes englobaient les frais d’aménagement, les coûts occasionnés par l’exigence de contiguïté des locaux et les frais d’installation d’un système de cartes d’accès sécuritaire. Les frais d’aménagement de l’immeuble Martel ont été évalués à environ un million de dollars. En outre, le ministère a ajouté la somme de 60 000 $ à la soumission de Martel pour l’installation d’un système de cartes d’accès sécuritaire. Compte tenu de la valeur actualisée nette, la soumission de Martel était plus élevée que celle de la Standard Life, qui était initialement la deuxième plus basse. Le marché a été adjugé à la Standard Life.
II. Décisions des tribunaux inférieurs
1. Cour fédérale, Section de première instance, [1997] A.C.F. no 483 (QL)
22 Martel a intenté une action fondée à la fois sur la responsabilité contractuelle et sur la responsabilité délictuelle. Sur le plan contractuel, Martel prétendait que l’appelante avait manqué à son obligation implicite de renouveler le bail découlant soit du bail lui‑même, soit de l’entente intervenue entre les parties vers le 30 octobre 1992. Sur le plan de la responsabilité délictuelle, Martel invoquait le manquement du ministère à son obligation de négocier de bonne foi et la négligence dont il aurait fait preuve pendant le déroulement des négociations et le processus d’appel d’offres.
23 Le juge de première instance a rejeté l’action contractuelle. Elle a également refusé d’examiner la responsabilité découlant de l’omission de négocier de bonne foi, car elle doutait de l’existence d’une telle obligation en droit canadien. Elle ne s’est pas prononcée sur la négligence dont aurait fait preuve l’appelante dans le cadre de l’appel d’offres, mais elle a signalé qu’«une évaluation quelque peu arbitraire des coûts d’aménagement semble avoir été ajoutée à l’analyse financière de la soumission de la demanderesse» (par. 76).
24 Le juge de première instance a conclu que, dans le contexte des négociations, les relations entre les parties étaient suffisamment étroites pour donner naissance à une obligation de diligence. Elle a ajouté qu’il était raisonnablement prévisible que le manque de diligence du ministère pourrait causer un préjudice à Martel. Elle a en outre conclu que le ministère avait fait preuve de négligence lors des négociations.
25 Elle a cependant estimé que Martel n’avait pas établi l’existence d’un lien de causalité, c’est‑à‑dire que la négligence du ministère avait privé Martel du renouvellement du bail pour une durée de 10 ans. Elle a rejeté l’action de la demanderesse.
2. Cour d’appel fédérale, [1998] 4 C.F. 300
26 La Cour d’appel a statué que le juge de première instance avait eu raison de conclure que les négociations avaient fait naître une obligation de diligence et qu’il y avait eu manquement à cette obligation. Elle aussi a refusé de déterminer s’il existait maintenant une obligation de négocier de bonne foi en droit canadien.
27 La Cour d’appel fédérale s’est également penchée sur la négligence dont aurait fait preuve l’appelante dans le cadre de l’appel d’offres. Elle a conclu que «[l]e juge de première instance n’a pas traité de la question de la négligence dans le processus d’appel d’offres, malgré le fait que cette question lui avait été soumise» (par. 31). Elle a estimé à ce chapitre que l’appel d’offre engendrait une obligation contractuelle implicite de traiter équitablement tous les soumissionnaires. En raison de cette obligation, les relations entre les parties étaient suffisamment étroites pour donner lieu à une obligation de diligence. La Cour d’appel fédérale a statué que le ministère avait manqué à cette obligation en évaluant les soumissions en fonction de facteurs non révélés, dont le coût afférent à l’aménagement, à l’installation d’un système de cartes d’accès sécuritaire et à la contiguïté des locaux.
28 Elle a jugé que, dans le contexte des négociations, la négligence du ministère avait eu pour effet de priver Martel de la possibilité de négocier le renouvellement du bail. Pour ce qui est de l’appel d’offres, la négligence du ministère avait privé Martel de la possibilité de participer à l’appel d’offres de manière équitable et de son attente raisonnable de se voir adjuger le marché.
29 La Cour d’appel a dit être en désaccord avec le juge de première instance quant à la question du lien de causalité. Elle est arrivée à la conclusion que la négligence du ministère était la principale cause, sinon la seule, de la perte par Martel de la possibilité de négocier le renouvellement du bail et de son attente raisonnable d’obtenir le marché à l’issue d’un processus d’appel d’offres à la fois régulier et équitable.
30 La Cour d’appel fédérale a accueilli l’appel avec dépens. Elle a conclu à la négligence du ministère et a ordonné la poursuite de l’instruction relativement à la question des dommages‑intérêts.
III. Questions en litige
31 Le présent pourvoi soulève deux questions:
1. L’obligation de faire preuve de diligence de manière à ne pas léser quiconque pourrait, de façon prévisible, subir un préjudice, s’étend‑elle au contexte des négociations? Le délit civil de négligence donne‑t‑il ouverture à l’indemnisation de la perte purement économique imputable au déroulement de négociations préalables à la conclusion d’un contrat?
2. La Cour d’appel fédérale a‑t‑elle conclu à tort que le ministère avait une obligation de diligence envers Martel dans le cadre de l’appel d’offres et qu’il a manqué à cette obligation?
IV. Analyse
1. L’obligation de faire preuve de diligence de manière à ne pas léser quiconque pourrait, de façon prévisible, subir un préjudice, s’étend‑elle au contexte des négociations? Le délit civil de négligence donne‑t‑il ouverture à l’indemnisation de la perte purement économique imputable au déroulement de négociations préalables à la conclusion d’un contrat?
32 L’une des principales questions que notre Cour est appelée à trancher dans le cadre du présent pourvoi est de savoir dans quelle mesure le droit canadien impose une obligation de diligence aux parties à des négociations. Si un droit d’action existe dans ce contexte, les dommages‑intérêts demandés devraient vraisemblablement se rapporter à une perte purement économique.
33 L’appelante fait valoir que l’extension de la portée du délit de négligence aux négociations commerciales serait inutile et empiéterait indûment sur le jeu des forces du marché. Elle ajoute que la présente affaire porte sur des risques qui sont inhérents à toute négociation commerciale, qui doivent être assumés par les parties et qui ne sauraient être répartis différemment par l’imposition d’une obligation de diligence.
34 En l’occurrence, un manquement à l’obligation de diligence lors des négociations aurait privé l’intimée de la possibilité de négocier le renouvellement du bail. Aucun préjudice corporel ou matériel n’est invoqué à l’appui de la demande de dommages‑intérêts. Le dédommagement réclamé ne vise qu’une perte purement économique. Voir l’arrêt D’Amato c. Badger, [1996] 2 R.C.S. 1071, au par. 13.
35 Pour établir son droit d’action, la personne qui réclame des dommages‑intérêts relativement à une perte économique doit, à l’instar de toute personne qui invoque la négligence, faire la preuve d’une obligation, d’un manquement, d’un préjudice et d’un lien de causalité. Cependant, vu l’évolution historique du sort réservé par la common law à la perte économique, la question préliminaire de savoir s’il y a lieu ou non de reconnaître l’existence d’une obligation de diligence se pose avec plus d’acuité pour la perte économique que pour les autres préjudices imputables à la négligence.
36 Notre Cour s’est penchée à plusieurs occasions sur l’évolution historique du sort réservé par la common law à l’indemnisation de la perte économique. Voir Rivtow Marine Ltd. c. Washington Iron Works, [1974] R.C.S. 1189, Cie des chemins de fer nationaux du Canada c. Norsk Pacific Steamship Co., [1992] 1 R.C.S. 1021, et D’Amato, précité. Notre Cour ayant déjà fait état de l’historique jurisprudentiel dans ces arrêts, il suffit de dire que, traditionnellement, la common law excluait l’indemnisation de la perte économique lorsque le demandeur n’avait subi aucune lésion corporelle ni aucun dommage matériel. Voir Cattle c. Stockton Waterworks Co. (1875), L.R. 10 Q.B. 453.
37 Avec le temps, la règle traditionnelle a été assouplie. Dans Rivtow et les affaires subséquentes, les tribunaux ont reconnu que, dans certaines circonstances précises, la perte économique, en l’absence de toute lésion corporelle et de tout dommage matériel, pouvait justifier l’octroi de dommages‑intérêts. À ce jour, le droit à l’indemnisation d’un tel préjudice n’a été reconnu que dans peu de cas. Cette prudence est en grande partie attribuable aux considérations de principe mêmes pour lesquelles les tribunaux avaient jusqu’alors exclu l’indemnisation d’un tel préjudice. Premièrement, on considère que les intérêts d’ordre financier ne méritent pas la même protection que l’intégrité physique ou les biens. Deuxièmement, la reconnaissance inconditionnelle de la perte économique pourrait donner lieu à une responsabilité indéterminée. Troisièmement, la perte économique est souvent subie dans un contexte commercial, où elle constitue dans bien des cas un risque inhérent à l’activité commerciale et contre lequel la partie en cause se protège le mieux en recourant, par exemple, à l’assurance. Enfin, permettre l’indemnisation de la perte économique à l’issue d’une poursuite en responsabilité délictuelle est considéré comme une mesure encourageant la multiplication de poursuites injustifiées. Voir D’Amato, précité, au par. 20, et A. M. Linden, Canadian Tort Law (6e éd. 1997), aux pp. 405 et 406.
38 Afin de déterminer et de distinguer entre eux les genres de cas dans lesquels une personne pourrait être indemnisée d’une perte économique, le juge La Forest a approuvé les catégories suivantes dans l’arrêt Norsk, précité, à la p. 1049:
[traduction]
1. La responsabilité indépendante des autorités publiques légales;
2. La déclaration inexacte faite par négligence;
3. La prestation négligente d’un service;
4. La fourniture négligente de marchandises ou de structures de mauvaise qualité;
5. La perte économique relationnelle.
Se reporter à B. Feldthusen, «Economic Loss in the Supreme Court of Canada: Yesterday and Tomorrow» (1990‑91), 17 Rev. can. d. comm. 356, aux pp. 357 et 358; ainsi qu’aux arrêts Winnipeg Condominium Corporation No. 36 c. Bird Construction Co., [1995] 1 R.C.S. 85, au par. 12, et D’Amato, précité, au par. 30.
39 L’allégation de négligence lors de négociations ne relève d’aucune de ces catégories. Il s’agit donc d’une allégation nouvelle par rapport à la jurisprudence de notre Cour, ce qui en soi ne la rend pas irrecevable. Il faut déterminer s’il y a lieu d’élargir les catégories énumérées ou de trouver une autre méthode pour prévoir un nouveau type de perte économique. Pour trancher la question, il convient d’établir les paramètres en fonction desquels de nouvelles catégories, comme celle proposée par Martel, pourraient être reconnues.
40 En établissant ces paramètres, il importe de signaler que notre Cour a rompu avec l’interdiction qui frappait traditionnellement l’indemnisation de la perte purement économique et qu’elle a opté pour une analyse fondée sur les faits de chaque espèce en tentant de soupeser les considérations de principe propres à chacune. Voir Rivtow, précité, aux pp. 1211 et 1212; Kamloops (Ville de) c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2, à la p. 33; Norsk, précité, à la p. 1054 (le juge La Forest), et à la p. 1155 (le juge McLachlin); Winnipeg Condominium, précité, au par. 32; et D’Amato, précité, aux par. 31 à 34.
41 La règle de l’exclusion présumée n’existe que dans le contexte restreint de la perte économique relationnelle découlant d’un contrat. Cette expression est employée pour désigner la perte économique subie en raison de la relation contractuelle du demandeur avec un tiers envers lequel le défendeur est déjà responsable des dommages matériels. Avant l’arrêt Bow Valley Husky (Bermuda) Ltd. c. Saint John Shipbuilding Ltd., [1997] 3 R.C.S. 1210, l’incertitude régnait quant à savoir si la perte économique relationnelle découlant d’un contrat devait être progressivement reconnue ou non en fonction des faits de l’espèce, à l’instar des autres catégories de pertes économiques, ou au moyen d’exceptions catégorielles à la règle stricte de l’exclusion. Ce débat était le fruit des analyses divergentes proposées par le juge McLachlin (maintenant Juge en chef) et le juge La Forest dans l’arrêt Norsk. Ces points de vue ayant été examinés quant au fond dans l’arrêt D’Amato, il n’y a pas lieu de les répéter aux fins du présent pourvoi.
42 Dans Bow Valley, au par. 48, le juge McLachlin a tranché le débat en affirmant que l’indemnisation de la perte économique relationnelle découlant d’un contrat est présumée exclue, sous réserve de certaines exceptions catégorielles. Toutefois, les catégories de pertes susceptibles d’indemnisation ne sont pas limitatives et de nouvelles catégories pourraient être reconnues au gré des situations qui surviendront. La majorité des juges de notre Cour a approuvé ses motifs dans Bow Valley. Le juge Iacobucci a dit ce qui suit au par. 113:
Si je comprends bien l’examen que ma collège a fait de cette question, elle a adopté la méthode proposée par le juge La Forest dans l’arrêt Norsk qui consiste à poser une règle générale d’exclusion et à l’assortir d’exceptions fondées sur des catégories. [. . .] Elle souligne qu’il ressort tant de ses motifs que de ceux du juge La Forest dans l’arrêt Norsk que les catégories de pertes économiques relationnelles découlant d’un contrat susceptibles d’indemnisation ne sont pas limitatives.
43 Il importe d’établir une distinction entre les catégories de pertes économiques relationnelles découlant d’un contrat dont font mention les juges majoritaires dans l’arrêt Bow Valley, qui appartiennent à la cinquième catégorie, et les quatre autres catégories susmentionnées. Cette distinction est pertinente, car la perte économique relationnelle découlant d’un contrat est traitée de façon distincte dans le contexte plus étendu de la perte économique en général. À cet égard, notre Cour se dissocie des propos de certains observateurs selon lesquels, depuis l’arrêt Bow Valley, la même démarche vaut pour les cinq catégories de pertes économiques: voir E. A. Cherniak et E. How, «Policy and Predictability: Pure Economic Loss in the Supreme Court of Canada» (1999), 31 Rev. can. d. comm. 209, à la p. 232, et I. N. D. Wallace, «Contractual Relational Loss in Canada» (1998), 114 L.Q.R. 370, aux pp. 374 à 377.
44 Contrairement aux autres catégories de pertes économiques, la perte économique relationnelle découlant d’un contrat demeure visée par la présomption excluant l’indemnisation. À ce jour, seules les catégories suivantes de pertes économiques relationnelles découlant d’un contrat échappent à l’application de cette présomption:
1. les cas où le demandeur a un droit de possession ou de propriété sur le bien endommagé;
2. les cas d’avarie commune;
3. les cas où le lien entre le demandeur et le propriétaire du bien est une entreprise conjointe.
45 Toutefois, comme nous l’avons dit précédemment, ces trois catégories de pertes économiques relationnelles découlant d’un contrat susceptibles d’indemnisation ne sont pas limitatives. Il en va de même des cinq catégories plus générales de pertes économiques: se reporter à l’arrêt Norsk, précité, aux pp. 1150 à 1153 (le juge McLachlin). Comme le dit le professeur Linden, op. cit., [traduction] «d’autres catégories de pertes économiques devront être définies en sus des cinq catégories générales proposées par le professeur Feldthusen» (p. 421). La raison d’être des cinq catégories générales est simplement de prévoir un cadre plus large adapté à une gamme variée de situations factuelles en regroupant les cas qui soulèvent des questions de principe semblables. Il ne s’agit en somme que d’outils d’analyse.
46 Il ressort de la jurisprudence canadienne que les tribunaux ont appliqué avec constance l’analyse souple comportant deux étapes préconisée dans l’arrêt Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728 (H.L.), adoptée initialement dans l’arrêt Kamloops, précité, pour déterminer s’il y a ou non obligation de diligence dans un cas donné, et ce, à chacune des quatre premières catégories de pertes économiques. Voir à titre d’exemples Hercules Managements Ltd. c. Ernst & Young, [1997] 2 R.C.S. 165, au par. 19 (déclaration inexacte faite par négligence); Winnipeg Condominium, précité, au par. 32 (fourniture négligente de marchandises ou de structures de mauvaise qualité); ainsi que B.D.C. Ltd. c. Hofstrand Farms Ltd., [1986] 1 R.C.S. 228 (prestation négligente d’un service). Tout ajout aux exceptions catégorielles touchant les pertes économiques relationnelles découlant d’un contrat serait vraisemblablement considéré sous le même angle. Se reporter à l’arrêt Bow Valley, précité, aux par. 52 à 56 (le juge McLachlin), et au par. 113 (le juge Iacobucci).
47 La démarche préconisée dans l’arrêt Anns s’applique également lorsque, comme dans la présente affaire, la demande allègue une obligation de diligence dans un contexte qui ne relève d’aucune catégorie déjà existante. L’allégation de l’intimée doit être considérée en fonction de ces paramètres.
48 L’analyse débute en l’espèce par une question posée maintes fois:
Existait‑il un lien suffisamment étroit entre Martel et le ministère pour que le ministère ait pu raisonnablement prévoir que son manque de diligence pourrait causer un préjudice à une partie, comme Martel, avec laquelle elle négociait?
49 Voir l’arrêt Hercules Managements, précité, le juge La Forest, aux par. 23 et 24:
. . . l’expression «lien étroit» elle‑même n’exprime rien de plus qu’un résultat, un jugement ou une conclusion; elle ne fournit pas en soi une justification, fondée sur des principes, qui permette de rendre une décision juridique.
. . .
L’expression «lien étroit», utilisée par lord Wilberforce dans l’arrêt Anns, précité, visait clairement à laisser entendre que les circonstances entourant le lien existant entre le demandeur et le défendeur sont telles qu’on peut affirmer que le défendeur est tenu de se soucier des intérêts légitimes du demandeur dans la gestion de ses affaires.
50 Afin d’attribuer à l’expression «lien étroit» un sens plus étendu, les tribunaux tiennent compte d’une gamme de facteurs pour déterminer si la relation établie entre les deux parties fait naître une obligation de diligence prima facie. Se reporter aux motifs du juge McLachlin dans l’arrêt Norsk, précité, à la p. 1153:
Pour déterminer s’il faudrait étendre la responsabilité à une nouvelle situation, les tribunaux tiendront compte des facteurs qui se rapportent traditionnellement à l’existence d’un lien étroit comme le rapport qui existe entre les parties, la proximité physique, les obligations présumées ou imposées et le lien étroit de causalité. Et ils insisteront sur des facteurs spéciaux suffisants pour éviter l’imposition d’une responsabilité indéterminée et déraisonnable.
51 Il peut être raisonnable de penser que le manque de diligence de l’une des parties à des négociations pourrait causer un préjudice économique à une autre partie. Des négociations sont généralement entreprises en vue d’obtenir un gain économique mutuel. Vu la nature bilatérale de la plupart des négociations, un tel gain est parfois obtenu aux dépens de l’autre partie. Les négociations ont souvent des effets synergiques pour tous les intéressés, mais elles comportent toujours le risque qu’une perte économique soit infligée à l’une ou l’autre des parties. Dans le cadre de la négociation d’un contrat, la relation de cause à effet est habituellement assez importante pour conclure à l’existence d’un lien étroit. Dans les circonstances du présent pourvoi, l’entente contractuelle préexistante entre l’appelante et Martel est un indice concluant de l’existence d’un lien étroit.
52 Le bail préexistant et les communications entre l’appelante et l’intimée permettent en l’espèce de conclure à l’existence d’un lien étroit. Il ne s’ensuit pas que tout échange s’apparentant vaguement à une négociation donne nécessairement naissance à un lien étroit. La manifestation d’intérêt ne crée pas automatiquement un lien étroit en l’absence d’une preuve que les deux parties avaient véritablement l’intention de passer un marché. Notre Cour est convaincue que les parties au présent pourvoi ont fait la preuve d’une telle intention. Il ressort des échanges entre l’appelante et Martel que les parties étaient disposées à conclure une entente, même si aucune n’est intervenue.
53 Nous sommes d’avis que les circonstances de l’espèce satisfont au premier volet du critère dégagé dans l’arrêt Anns et permettent de conclure à l’existence d’une obligation de diligence prima facie. Même si le ministère fait partie de l’État, dans le contexte de ses négociations avec Martel, il exerçait une fonction opérationnelle, et non une fonction de politique. Partant, même si l’appelante prétend avoir exercé de bonne foi son pouvoir discrétionnaire de prendre des décisions de politique, notre Cour peut conclure à l’existence d’une obligation de diligence prima facie. Se reporter aux arrêts Kamloops, précité, à la p. 35, et Just c. Colombie‑Britannique, [1989] 2 R.C.S. 1228.
54 Après avoir conclu à l’existence d’un lien étroit, la question qui se pose ensuite selon l’arrêt Anns est la suivante:
Existe‑t‑il des motifs de restreindre ou de rejeter a) la portée de l’obligation de diligence prima facie et b) la catégorie de personnes qui en bénéficient ou c) les dommages auxquels un manquement à l’obligation peut donner lieu?
55 Même si nous avons déterminé qu’il existe un lien étroit, des considérations de principe de nature pressante nous justifient de conclure que, dans le contexte de négociations commerciales, une partie ne devrait pas avoir à tenir compte des intérêts légitimes d’une autre avec laquelle elle n’a aucun lien de dépendance.
56 Comme l’a signalé le juge McLachlin dans l’arrêt Norsk, précité, aux pp. 1154 et 1155:
Bien que l’existence d’un lien étroit soit essentielle pour établir le droit à l’indemnisation de la perte purement économique en matière délictuelle, elle n’indique pas toujours qu’il y a responsabilité. C’est une condition nécessaire mais pas nécessairement suffisante de la responsabilité. Tout en reconnaissant que l’existence d’un lien étroit est elle‑même une question de principe, l’approche adoptée dans l’arrêt Kamloops (qui correspond au deuxième volet de l’arrêt Anns) exige que la Cour se demande quelles fins seraient servies si on permettait l’indemnisation et s’il y a d’autres considérations de principe qui exigent une limitation de la responsabilité. Cela permet aux tribunaux de rejeter la responsabilité pour perte purement économique lorsqu’il y a lieu de le faire pour des raisons de principe dont il n’a pas été tenu compte dans l’analyse du lien étroit.
57 La crainte d’une responsabilité indéterminée demeure un facteur important lorsqu’il s’agit d’élargir la portée de l’indemnisation de la perte économique. Or, dans la présente affaire les négociations comportent, de par leur nature, des limites précises quant à l’étendue ultime de la responsabilité, de sorte que la crainte que celle‑ci ne soit indéterminée ne joue pas.
58 En l’occurrence, la catégorie des demandeurs éventuels se limite aux personnes avec lesquelles le ministère a négocié directement. Comme notre Cour l’a signalé dans l’arrêt Hercules Managements, précité, au par. 37, les juges La Forest et McLachlin ont rejeté le critère de la «connaissance du demandeur» dans l’arrêt Norsk, mais ce facteur constitue néanmoins une considération de principe qui peut jouer contre le caractère indéterminé de la responsabilité.
59 En outre, bien que le montant des dommages‑intérêts susceptibles d’être accordés par suite de négociations infructueuses puisse être assez élevé, il est limité par la nature de l’opération visée par les négociations. Comme l’a fait remarquer le tribunal inférieur, il est clair que la demande de Martel se limite à la possibilité de renouveler le bail pour une période supplémentaire de 10 ans. Il peut être très difficile d’évaluer la perte d’une occasion, mais les limites de cette perte peuvent être établies.
60 Or, il ne suffit pas de vérifier si la responsabilité alléguée est indéterminée pour décider si une obligation de diligence existe. Cette conclusion a suscité des interrogations et des observations. Voir les motifs du juge La Forest dans l’arrêt Norsk, précité, aux pp. 1067 et 1068, les motifs du juge McLachlin dans l’arrêt Bow Valley, précité, au par. 55, et B. Feldthusen, «Liability for Pure Economic Loss: Yes, But Why?» (1999), 28 U. W. Austl. L. Rev. 84, à la p. 87.
61 Vu la gamme variée des circonstances factuelles susceptibles de donner lieu à une perte purement économique, des considérations de principe uniques peuvent sous‑tendre l’analyse dans un cas donné. En effet, bien que la responsabilité alléguée en l’espèce ne revête pas un caractère indéterminé, un certain nombre de considérations de principe accessoires font obstacle à l’application du délit civil de négligence dans le contexte des négociations commerciales. Même en l’absence de tout risque réel de responsabilité indéterminée, ces considérations sont suffisamment importantes pour empêcher l’indemnisation, malgré l’existence d’un lien étroit. Voici quelles sont, selon notre Cour, les cinq considérations de principe accessoires qui militent contre l’indemnisation.
62 Premièrement, l’objet même de la négociation milite contre l’indemnisation. L’objectif premier d’un acteur économiquement rationnel participant à une négociation commerciale est de conclure le marché le plus avantageux sur le plan financier. Comme nous l’avons mentionné précédemment, dans le contexte de négociations bilatérales, tout gain est réalisé aux dépens de l’autre partie. D’un point de vue économique, certains auteurs ont assimilé la négociation à un jeu à somme nulle comportant le transfert, et non la perte, d’une richesse: voir Cherniak et How, loc. cit., à la p. 231, et B. Feldthusen, Economic Negligence: The Recovery of Pure Economic Loss (4e éd. 2000), à la p. 14.
63 À cause peut‑être du point de vue traditionnel voulant que, du moins dans certaines circonstances, la perte économique soit moins digne d’indemnisation que la lésion corporelle ou le dommage matériel, on remarque que l’absence d’un préjudice net à l’échelle de la société est un facteur qui joue contre l’élargissement de la responsabilité à l’égard de la perte purement économique. Ainsi, la négociation a simplement pour effet d’opérer un transfert de richesse entre les parties. Bien que l’une des parties puisse subir un préjudice, une autre obtient souvent un avantage. Par conséquent, en tant qu’entité économique, la société n’est pas lésée: voir Feldthusen, «Liability for Pure Economic Loss: Yes, But Why?», loc. cit., à la p. 102:
[traduction] . . . bon nombre de pertes purement économiques sont qualitativement différentes du dommage matériel. Contrairement à l’endommagement ou à la destruction d’un bien, elles n’entraînent pas de perte à l’échelle de la société, mais plutôt une perte privée, un transfert de richesse étant opéré d’une partie à une autre, à l’exclusion de toute perte globale. La perte subie par le demandeur correspond souvent au gain réalisé par un concurrent. Tenir le défendeur responsable de la perte consécutive au transfert, comme s’il s’agissait d’une perte véritable, découragerait indûment un comportement utile.
64 Deuxièmement, comme le souligne Feldthusen dans la citation qui précède, imposer une obligation de diligence dans le contexte d’une négociation commerciale visant la conclusion d’un contrat pourrait décourager un comportement utile sur le plan social et économique. Encourager un comportement économiquement efficace peut constituer un facteur valable militant en faveur de l’élargissement de la responsabilité relative au préjudice purement économique. Voir l’arrêt Winnipeg Condominium, précité, au par. 37. Dans d’autres circonstances, cet objectif peut aussi constituer un motif valable d’exclure une telle responsabilité.
65 Martel fait essentiellement valoir que l’appelante a fait preuve de négligence en ne l’informant pas adéquatement de sa position quant aux négociations ou de sa volonté de renouveler ou non le bail. Le comportement de l’appelante lors des négociations avec Martel peut être qualifié d’intransigeant. Les représentants du ministère ont manifesté indifférence et mépris à l’endroit de Martel et de son personnel, notamment en omettant de se présenter à des rendez‑vous et de faire preuve de la courtoisie la plus élémentaire vis‑à‑vis de Martel. Aussi indifférents que se soient montrés les représentants du ministère, selon le dossier, leur comportement ne confère aucun droit d’action. C’est sans aucun doute parce que l’appelante tenait le haut du pavé sur le marché de la location à Ottawa qu’elle a pu agir ainsi vis‑à‑vis de Martel. Tous ces éléments font ressortir les avantages détenus par l’État, et non sa responsabilité.
66 Dans le cadre de nombreuses négociations commerciales, sinon dans la majorité d’entre elles, la situation avantageuse d’une partie est attribuable à la collecte assidue de renseignements auxquels l’autre partie n’a pas accès, et non au fait que la situation du marché lui est favorable comme en l’espèce. Les renseignements utiles sont souvent le fruit de l’utilisation de ressources pour faire preuve d’une diligence raisonnable, effectuer de la recherche et exercer d’autres activités de collecte de données. L’issue heureuse d’une négociation paraît attribuable à de telles démarches.
67 Imposer une obligation de diligence aux parties à une négociation et tenir pour négligente l’omission d’une partie de dévoiler la limite qu’elle s’est fixée, les motifs qui l’animent et sa position finale seraient contraires à l’essence même de la négociation et entraverait le fonctionnement du marché. En effet, les parties devraient alors nécessairement communiquer l’information obtenue privément et perdraient tout avantage concurrentiel en découlant, ce qui serait incompatible avec la notion de négociation.
68 Troisièmement, imposer une obligation dans les circonstances de la présente affaire pourrait faire jouer le droit de la responsabilité civile délictuelle comme une assurance après coup contre l’omission d’agir avec la diligence voulue ou de se protéger contre l’échec éventuel des négociations en ayant recours à d’autres stratégies ou possibilités. Notre Cour s’est déjà montrée réticente à permettre ainsi l’indemnisation de la perte purement économique. Voir l’arrêt D’Amato, précité, au par. 51.
69 Même si Martel espérait que l’issue des négociations lui serait favorable, elle aurait pu conclure à tout moment que le ministère n’était ni sérieux ni intéressé à renouveler le bail de l’immeuble Martel, mais retardait simplement le processus pour une raison inconnue, et cherchait d’autres locateurs éventuels. Bien que Martel ait pu être victime de sa naïveté et de son optimisme, elle est à tout le moins en partie responsable des retards dans les communications entre les parties. La vigilance est toujours de mise en matière commerciale.
70 Quatrièmement, élargir la portée du délit de négligence au contexte des négociations commerciales obligerait les tribunaux à exercer une importante fonction de réglementation en scrutant les menus détails du comportement préalable à la formation d’un contrat. Il n’est pas souhaitable de soumettre les parties à une négociation commerciale à une surveillance accrue lorsque d’autres droits d’action permettent déjà d’obtenir réparation pour de nombreux types de comportement. Plus particulièrement, les doctrines de l’abus d’influence, de la contrainte économique et du comportement inique permettent d’annuler le marché issu de négociations irrégulières. De même, les concepts de la déclaration inexacte faite par négligence, de la fraude ou du délit de tromperie couvrent de nombreux aspects des négociations qui n’aboutissent pas à la conclusion d’une entente.
71 Bien qu’il ne soit pas concluant, un cinquième et dernier élément à prendre en considération est l’opportunité de décourager les poursuites inutiles. Permettre que les négociations puissent donner ouverture à un recours fondé sur la négligence pourrait en effet se traduire par une multiplication des poursuites en justice. Vu le nombre de cas où les négociations ne débouchent pas sur une entente, le risque que les tribunaux se substituent de plus en plus aux forces du marché paraît évident.
72 Pour ces motifs, nous sommes d’avis que les effets néfastes qu’aurait, en l’espèce, l’imposition d’une obligation de diligence aux parties à la négociation l’emportent sensiblement sur les avantages de toute obligation prima facie. Nous concluons que, règle générale, le déroulement de négociations ne donne pas naissance à une obligation de diligence. Il se pourrait bien qu’une situation particulière engendre une obligation de diligence, mais cela ne s’est pas produit à ce jour.
73 Enfin, nous convenons que Martel allègue une obligation qui s’apparente à celle de négocier de bonne foi. Le manquement à une telle obligation a été allégué devant la Cour fédérale, mais non devant notre Cour. Comme l’ont signalé les tribunaux inférieurs, le droit canadien ne reconnaît pas encore l’obligation de négocier de bonne foi. Les présents motifs ne portent que sur la question de savoir s’il y a lieu d’élargir la portée du délit de négligence au contexte des négociations, et non si les parties devraient être tenues de négocier de bonne foi. Cette dernière question devra être tranchée une autre fois.
2. La Cour d’appel a‑t‑elle conclu à tort que le ministère avait une obligation de diligence envers Martel dans le cadre de l’appel d’offres et qu’il a manqué à cette obligation?
a) Introduction
74 Le deuxième volet de la présente affaire a trait à l’appel d’offres qui a été lancé après l’échec des négociations. Martel soutient que le ministère a été négligent en omettant de faire preuve d’une diligence raisonnable dans l’établissement du dossier d’appel d’offres et dans l’évaluation de la soumission présentée par Martel en réponse à l’appel d’offres. Comme nous l’avons mentionné précédemment, le juge de première instance ne s’est pas prononcé sur la responsabilité éventuelle du ministère découlant de l’appel d’offres. Toutefois, le juge Desjardins, de la Cour d’appel fédérale, a examiné cette question et a conclu que, suivant les principes de la responsabilité civile délictuelle, le ministère avait une obligation de diligence envers Martel dans le contexte de l’appel d’offres. En conséquence, le ministère avait «l’obligation de garantir le traitement équitable des soumissionnaires en évitant des facteurs comme des partis pris cachés et l’attribution de marchés à des soumissionnaires qui ne respectaient pas les conditions de l’appel d’offres» (par. 37). Le juge Desjardins a expliqué que cette obligation découlait de l’obligation contractuelle implicite de traiter tous les soumissionnaires équitablement.
75 La Cour d’appel fédérale a conclu que le ministère avait manqué à son obligation d’accorder un traitement équitable à la soumission de Martel. Le juge Desjardins a invoqué à l’appui les conclusions suivantes du juge de première instance: (1) la CCÉA n’avait pas exigé initialement que ses locaux soient adjacents et cette exigence avait été ajoutée par négligence au devis descriptif, (2) «une évaluation quelque peu arbitraire des coûts d’aménagement sembl[ait] avoir été ajoutée à l’analyse financière de la soumission de la demanderesse» (par. 37 C.F. et 76 QL), (3) certains des coûts arbitrairement ajoutés à la soumission de Martel étaient attribuables à l’exigence de contiguïté des locaux, (4) aucune mention n’avait été faite des frais d’aménagement qui devraient être engagés si la CCÉA demeurait dans l’immeuble Martel et (5) les frais d’installation d’un système de cartes d’accès sécuritaire avaient été ajoutés à la soumission de Martel, et non à celle de la Standard Life. Un examen plus approfondi révèle que ces conclusions se rapportent tant à l’établissement du dossier d’appel d’offres qu’à l’évaluation de la soumission. Les conclusions (1) et (4) sont liées à l’établissement du dossier d’appel d’offres, alors que les conclusions (2), (3) et (5) ont pour objet l’évaluation subséquente de la soumission.
76 Avec égards, nous croyons que la Cour d’appel fédérale a eu tort de jumeler les questions relatives à la rédaction (ou à l’établissement) du dossier d’appel d’offres et à l’évaluation des soumissions. Des considérations différentes s’appliquent aux deux volets, de sorte qu’une analyse distincte doit, dans une certaine mesure, avoir lieu pour chacun d’eux. Comme nous l’expliquons ci‑après, une fois les soumissions présentées en réponse à l’appel d’offres, un contrat appelé le contrat A était conclu et imposait des obligations contractuelles à la fois explicites et tacites aux parties à l’appel d’offres. Alors que l’évaluation des soumissions se rapporte directement à l’exécution de ce contrat, l’établissement du dossier d’appel d’offres se fonde sur des événements antérieurs à la formation du contrat. Par conséquent, nous estimons que la responsabilité du ministère découlant de la manière dont il a, d’une part, établi le dossier d’appel d’offres puis, d’autre part, évalué les soumissions, doit être examinée séparément.
77 Signalons à cet égard que l’avocat de Martel a soutenu devant notre Cour que la responsabilité civile délictuelle du ministère n’était pas liée à sa capacité d’estimer les frais d’aménagement ou d’évaluer les soumissions, mais plutôt à la prudence et la diligence raisonnables dont il aurait dû faire preuve dans l’établissement du devis descriptif. Plus précisément, Martel fait valoir que le ministère a fait preuve de négligence en incluant, dans le dossier d’appel d’offres, une exigence portant que les locaux devaient être adjacents. Devant notre Cour, Martel a réduit la portée de l’argumentation qu’elle avait présentée à la Cour d’appel. Nous avons néanmoins examiné la question de l’évaluation des soumissions telle qu’elle a été considérée par la Cour d’appel.
78 Auparavant, toutefois, nous rappellerons brièvement les principes généraux du droit applicable aux appels d’offres afin de situer dans son contexte l’analyse de la négligence dont l’appelante aurait fait preuve en établissant le dossier d’appel d’offres et l’examen de toute responsabilité découlant de l’évaluation des soumissions. Nous rappellerons en outre comment le droit contractuel s’applique à la procédure d’appel d’offres en l’espèce, étant donné qu’il nous paraît important d’analyser la nature du processus et les obligations qui en découlent généralement. Nous examinerons ensuite l’allégation de négligence formulée par Martel.
b) La procédure d’appel d’offres
(i) Principes généraux du droit applicable à l’appel d’offres
79 Le point de départ de toute analyse des obligations découlant d’un appel d’offres est l’arrêt La Reine du chef de l’Ontario c. Ron Engineering & Construction (Eastern) Ltd., [1981] 1 R.C.S. 111. Notre Cour a statué que l’invitation à présenter une soumission peut constituer une offre de contracter qui, dès la présentation d’une soumission en réponse à l’appel d’offres, peut donner naissance à un contrat obligatoire. Le juge Estey a expliqué que ce contrat, appelé «contrat A», impose des obligations à l’entrepreneur qui a présenté une soumission. Il a établi une distinction entre ce contrat et le «contrat B», soit le contrat d’entreprise résultant de l’acceptation de l’une des soumissions.
80 Dans M.J.B. Enterprises Ltd. c. Construction de Défense (1951) Ltée, [1999] 1 R.C.S. 619, notre Cour a confirmé que le contrat A imposait également des obligations au propriétaire. Elle a nié avoir statué, dans l’arrêt Ron Engineering, que le contrat A est toujours formé ou qu’il stipule toujours l’irrévocabilité de la soumission. La formation d’un contrat préalable dans le cadre de l’appel d’offres dépend toujours des conditions de ce dernier. Notre Cour a dit ce qui suit au par. 19:
L’important, donc, c’est que la présentation d’une soumission en réponse à un appel d’offres peut donner naissance à des obligations contractuelles tout à fait distinctes des obligations découlant du contrat d’entreprise qui doit être conclu dès l’acceptation de la soumission, selon que les parties auront voulu établir des rapports contractuels par la présentation d’une soumission. Advenant la formation d’un tel contrat, ses modalités sont régies par les conditions de l’appel d’offres.
81 Notre Cour a également statué que même si les stipulations énoncées dans le dossier d’appel d’offres créaient des obligations explicites dans le contexte du contrat A, ce dernier, comme tous les contrats, pouvait aussi créer des obligations implicites. Il peut y avoir de telles conditions implicites fondées sur une coutume ou un usage, en tant que particularités juridiques d’une catégorie ou d’un type particulier de contrat ou fondées sur l’existence d’une intention présumée des parties, lorsque cela est nécessaire pour donner de l’efficacité commerciale à un contrat ou pour permettre de satisfaire au critère de l’«observateur objectif»: Société hôtelière Canadien Pacifique Ltée c. Banque de Montréal, [1987] 1 R.C.S. 711, à la p. 775, et M.J.B. Enterprises, précité, au par. 27.
82 Dans l’affaire M.J.B. Enterprises, le dossier d’appel d’offres renfermait, comme en l’espèce, une clause de réserve selon laquelle ni la soumission la plus basse ni aucune soumission ne serait nécessairement retenue. Notre Cour a indiqué que, pour déterminer l’intention des parties, il faut tenir compte des conditions expressément stipulées dans le contrat. Au vu de la clause de réserve, elle a écarté la prétention voulant que l’auteur de l’appel d’offres soit tenu d’accepter la soumission conforme la plus basse. Le libellé exprès du dossier d’appel d’offres, qui traduisait l’intention contraire, prévalait. Toutefois, l’obligation de n’accepter que des soumissions conformes découlait implicitement de l’intention présumée des parties. Cette obligation n’était pas incompatible avec la clause de réserve.
83 Il est désormais bien établi que les parties à un appel d’offres peuvent avoir des obligations synallagmatiques en vertu du contrat A et que ces obligations peuvent être explicites ou implicites. Dans la présente affaire, le juge Desjardins, de la Cour d’appel fédérale, a estimé que, suivant le droit de la responsabilité civile délictuelle, l’appelante avait envers l’intimée une obligation de diligence selon laquelle elle devait traiter tous les soumissionnaires équitablement et sur un pied d’égalité. Elle a cependant expliqué qu’une telle obligation découlait d’une obligation contractuelle implicite concomitante.
84 Différentes cours d’appel ont conclu à la nécessité d’interpréter le contrat A comme comportant l’obligation implicite de traiter tous les soumissionnaires équitablement et sur un pied d’égalité. On cite souvent l’arrêt Best Cleaners and Contractors Ltd. c. La Reine, [1985] 2 C.F. 293 (C.A.), comme l’une des premières décisions rendues en ce sens. De même, dans Chinook Aggregates Ltd. c. Abbotsford (Municipal District) (1989), 35 C.L.R. 248, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a statué à l’unanimité à la p. 248 que l’auteur de l’appel d’offres avait l’obligation de [traduction] «traiter tous les soumissionnaires équitablement et de n’accorder aucun avantage injustifié à l’un d’eux». S’exprimant au nom de la Cour d’appel, le juge Legg a conclu que le propriétaire avait manqué à cette obligation contractuelle implicite en adoptant une politique conférant un avantage aux entrepreneurs de la région dont les soumissions étaient d’au plus 10 pour 100 supérieures à la soumission la plus basse aux fins de l’adjudication du contrat, alors que le dossier d’appel d’offres n’en faisait aucune mention. Les soumissionnaires n’étaient pas informés de cette politique afin que les entrepreneurs régionaux ne sachent pas qu’ils bénéficiaient d’un avantage. La Cour d’appel a conclu que la «clause de réserve» ne conférait pas au propriétaire le droit d’appliquer une condition non divulguée dans le dossier d’appel d’offres.
85 L’obligation contractuelle implicite de traiter les soumissionnaires équitablement et sur un pied d’égalité fait également l’objet d’une analyse dans Martselos Services Ltd. c. Arctic College (1994), 111 D.L.R. (4th) 65 (C.A.T.N.‑O.), autorisation de pourvoi refusée, [1994] 3 R.C.S. viii. La majorité a conclu que, pour protéger l’intégrité du mécanisme d’appel d’offres, il devait exister [traduction] «une obligation de traiter tous les soumissionnaires sur un pied d’égalité, mais en tenant dûment compte des stipulations contractuelles intégrées à l’appel d’offres» (p. 71). Voir également Northeast Marine Services Ltd. c. Administration de pilotage de l’Atlantique, [1995] 2 C.F. 132 (C.A.); Tarmac Canada Inc. c. Hamilton‑Wentworth (Regional Municipality) (1999), 48 C.L.R. (2d) 236 (C.A. Ont.); Vachon Construction Ltd. c. Cariboo (Regional District) (1996), 136 D.L.R. (4th) 307 (C.A.C.‑B.); et Health Care Developers Inc. c. Newfoundland (1996), 136 D.L.R. (4th) 609 (C.A.T.‑N.). De nombreux autres tribunaux inférieurs ont également reconnu l’existence d’une obligation contractuelle implicite de traiter tous les soumissionnaires équitablement et sur un pied d’égalité: Murphy c. Alberton (Town) (1993), 114 Nfld. & P.E.I.R. 34 (C.S.Î.‑P.‑É., 1re inst.); Kencor Holdings Ltd. c. Saskatchewan, [1991] 6 W.W.R. 717 (B.R. Sask.); Colautti Brothers Marble Tile & Carpet (1985) Inc. c. Windsor (City) (1996), 36 M.P.L.R. (2d) 258 (C. Ont. (Div. gén.)); et Yorkton Flying Services Ltd. c. Saskatchewan (Minister of Natural Resources), [1995] 9 W.W.R. 184 (B.R. Sask.). Rappelons que, même si on peut déduire de certaines de ces décisions que la soumission la plus basse doit être retenue malgré l’existence d’une clause de réserve ou que l’irrévocabilité de la soumission doit découler du contrat A, notre Cour a clairement rejeté ces hypothèses (voir M.J.B. Enterprises, précité).
(ii) Application du droit régissant les appels d’offres
86 Compte tenu de ce qui précède, nous sommes d’avis que les parties au présent pourvoi ont voulu établir des rapports contractuels par le lancement de l’appel d’offres et par la présentation d’une soumission. Au moyen d’un appel d’offres comportant deux étapes, le ministère a offert de considérer des soumissions pour la location de locaux destinés à la CCÉA. Un premier appel sollicitant des manifestations d‘intérêt a été publié dans le quotidien Ottawa Citizen le 27 octobre 1992. Le 26 novembre suivant, le ministère a transmis à quatre parties, dont Martel, une invitation officielle à présenter une offre de location de locaux destinés à la CCÉA, de pair avec le document d’offre de location.
87 Le dossier d’appel d’offres renfermait des stipulations détaillées concernant le bail éventuel, mais il énonçait également les stipulations régissant les rapports entre les parties suivant le contrat A (voir en particulier les Instructions aux proposants, l’Énoncé des besoins et la formule de soumission). Les soumissionnaires étaient tenus de se conformer aux dispositions, aux exigences et aux normes du document d’offre de location établies par le ministère (se reporter à la clause 3.2 des Instructions aux proposants). La soumission cachetée devait également renfermer un dépôt de garantie. En présentant une soumission en réponse à l’invitation formelle, Martel a accepté l’offre du ministère et s’est engagée à respecter ses exigences (voir les clauses 2.1 et 2.2.1 de la formule de soumission). Suivant l’analyse à laquelle s’est livrée notre Cour dans les affaires Ron Engineering et M.J.B. Enterprises, le contrat A a clairement vu le jour dans les circonstances de l’espèce. D’ailleurs, les avocats ne contestent pas l’existence de ce contrat.
88 Vu les faits de la présente affaire, nous croyons qu’il est justifié de conclure, à partir de l’intention présumée des parties, qu’il existait une obligation implicite d’évaluer les soumissions de façon équitable et uniforme. Une telle condition implicite s’impose aux fins de l’efficacité commerciale de la procédure d’appel d’offres. Comme nous l’avons mentionné précédemment, notre Cour a accepté, dans l’affaire M.J.B. Enterprises, de présumer l’existence d’une condition selon laquelle seules les soumissions conformes seraient acceptées, car elle croyait qu’aucun soumissionnaire raisonnable ne s’exposerait aux risques inhérents à l’appel d’offres si l’administration adjudicative «peut, dans les faits, contourner ce processus et accepter une soumission non conforme» (par. 41). De même, compte tenu des sommes et des efforts exigés par l’établissement et la présentation d’une offre, il nous est difficile de croire que l’intimée, ou l’un ou l’autre des trois autres soumissionnaires, auraient présenté une offre s’ils n’avaient pas cru que tous les soumissionnaires seraient traités équitablement et sur un pied d’égalité. Le bien‑fondé de cette déduction est assez manifeste, car si on les avait interrogées, les parties auraient clairement convenu qu’elles supposaient l’existence d’une telle obligation. L’existence présumée d’une obligation de traiter tous les soumissionnaires équitablement et sur un pied d’égalité est compatible avec l’objectif de protéger et de promouvoir l’intégrité du mécanisme d’appel d’offres et bénéficie à tous les participants en cause. Sans cette condition implicite, les soumissionnaires, dont le sort pourrait être réglé à l’avance par des normes inconnues d’eux, soit engageraient des frais considérables pour l’établissement de soumissions inutiles, soit éviteraient de prendre part à l’exercice.
89 Une clause de réserve selon laquelle ni la soumission la plus basse ni aucune soumission ne sera nécessairement retenue n’exclut pas l’obligation de traiter tous les soumissionnaires équitablement. Il faut néanmoins soumettre le dossier d’appel d’offres à un examen attentif pour déterminer toute la portée de cette obligation. Afin de respecter l’intention des parties et leurs attentes raisonnables, il faut circonscrire cette obligation en tenant dûment compte des conditions contractuelles expresses de l’appel d’offres. L’administration adjudicative a [traduction] «le droit, en établissant le dossier d’appel d’offres, de stipuler des conditions et des restrictions et de s’accorder des privilèges» (Colautti Brothers, précité, au par. 6).
90 Voici les extraits pertinents du dossier d’appel d’offres.
Instructions aux proposants
. . .
3. MÉTHODE D’ÉVALUATION
3.1 L’évaluation des offres est un processus continu et le Locataire se réserve le droit de mettre fin à l’évaluation de n’importe quelle offre n’importe quand au cours de la période d’acceptation.
. . .
3.4 Lorsqu’il entreprendra l’analyse financière, le Locataire actualisera tous les flux de liquidité comme ils se produiront tout au cours du terme initial du bail (les prolongations seront exclues), y compris les coûts initiaux et les allocations. Tous les flux de liquidité seront alors représentés en coûts actualisés nets à la Couronne à la date du début du bail.
a) Le Locataire fera certaines estimations pour ce projet, incluant, mais ne se limitant pas aux suivantes:
.1 frais d’aménagement (incluant, en entier ou en partie, mais ne se limitant pas à ceux‑ci, les coûts unitaires fournis pour les estimations de quantités que le Locataire jugera nécessaires, à sa seule discrétion, pour rencontrer (sic) les besoins de l’aménagement;
.2 frais de déménagement;
.3 signalisation;
.4 cloisons; et
.5 experts‑conseils.
b) Dans les cas où les locaux offerts sont déjà pris à bail par le Locataire et qu’il estime, à sa seule discrétion, qu’un déménagement temporaire des occupants ou du mobilier pourrait s’avérer nécessaire pour permettre l’achèvement d’une partie ou de toutes les améliorations à être apportées aux locaux, (ce qui comprend les améliorations apportées par le Proposant et le Locataire), le Locataire pourra également faire certaines estimations des frais additionnels qu’il pourrait engager, incluant, mais ne se limitant pas aux suivantes:
i) déménagement du mobilier et du matériel;
ii) frais d’aménagement pour les locaux temporaires;
iii) tous les frais de location pour des locaux temporaires acceptables; et
iv) installation d’équipement de télécommunication.
c) Aux fins de l’analyse financière, les dispositions suivantes s’appliqueront:
i) toutes les estimations de coût faites par le Locataire seront finales;
ii) les superficies cotées dans l’Offre seront utilisées;
iii) lorsqu’il existera des doutes à l’égard du traitement des allocations, la décision faite (sic) par le Locataire lors de l’analyse sera finale.
3.5 Malgré ce qui précède à la clause 3.3, le Locataire se réserve le droit absolu de comparer les offres reçues et de les évaluer en fonction du meilleur rapport qualité‑prix tel que déterminé par le Locataire, à sa seule discrétion. Cette évaluation peut porter [sur] des aspects tels que, mais ne se limitant pas à ceux‑ci, la qualité et la fonctionnalité des locaux offerts, la conception de l’édifice et son accessibilité, ainsi que le niveau auquel l’édifice satisfait à toutes les exigences par rapport au total des coûts actualisés nets à la Couronne.
4. ACCEPTATION
4.1. Le Locataire peut accepter quelque offre que ce soit, qu’elle soit de moindre coût ou non, ou peut rejeter l’une quelconque des offres ou toutes les offres. [Nous soulignons.]
Par ailleurs, le document intitulé «Énoncé des besoins» précisait le type de locaux recherché:
5. DESCRIPTION DES LOCAUX
5.1 Catégorie et superficie exigées:
a) locaux de base à usage de bureaux: environ mais pas moins de
[7 420] mètres carrés [adjacents]; [Nous soulignons.]
91 Le libellé exprès de l’appel d’offres confère clairement au ministère une grande latitude dans l’évaluation des soumissions. Non seulement le document d’offre de location renferme la «clause de réserve» habituelle, mais il énonce les facteurs dont le ministère pourra tenir compte pour évaluer les soumissions. Plus particulièrement, les dispositions de ce document laissent explicitement au locataire le soin de déterminer le montant des frais d’aménagement qui devront être engagés (clause 3.4a).1) et indiquent que les estimations de coût faites par le ministère seront finales (clause 3.4c)i)). L’étendue du pouvoir discrétionnaire du ministère aux fins de l’évaluation des soumissions ressort en outre de la clause 3.5 des Instructions aux proposants. Ce libellé clair et sans équivoque faisait partie du devis descriptif transmis à Martel.
92 Bien que le document d’offre de location investisse le ministère d’un large pouvoir discrétionnaire, celui‑ci est limité du fait que tous les soumissionnaires doivent néanmoins être traités sur un pied d’égalité et de manière équitable. Ni la clause de réserve ni les autres conditions du contrat A n’ont pour effet de soustraire le ministère à cette obligation. Comme nous l’expliquons précédemment, l’existence d’une telle obligation contractuelle implicite est nécessaire pour promouvoir et protéger l’intégrité du mécanisme d’appel d’offres.
93 Pour évaluer les soumissions concurrentes, le ministère a eu recours à une analyse financière. Devant les tribunaux inférieurs, des questions ont été soulevées relativement aux coûts ajoutés à la soumission de l’intimée pour l’exécution de travaux d’aménagement, le respect de l’exigence de contiguïté des locaux et l’installation d’un système de cartes d’accès sécuritaire.
94 Il est établi que la somme de 812 736 $ a été ajoutée à la soumission de Martel au titre des frais d’aménagement. Cependant, comme le signale le ministère, la Cour d’appel fédérale paraît avoir fait fi de l’ajout de tels frais aux trois autres soumissions. De fait, la somme de 2 362 231,20 $ a été ajoutée à la soumission de Commonwealth Building, la somme de 2 951 750,20 $ à la soumission de Constitution Square Tower II et la somme de 1 808 179,80 $ à la soumission de la Standard Life. Ces montants ont été établis à partir du tableau du prix unitaire joint à chacune des soumissions, en fonction de l’aménagement hypothétique de locaux ayant une superficie de 900 mètres carrés. L’exercice a permis d’établir le coût moyen d’un mètre carré aménagé. Un certain pourcentage a ensuite été ajouté uniformément aux quatre tarifs de location pour tenir compte des dépassements de coûts que le ministère avait connus dans le passé après s’être fié à de tels calculs.
95 Nous sommes d’avis que l’ajout des frais d’aménagement n’emporte pas l’inexécution du contrat A. Le ministère était expressément habilité à ajouter les frais d’aménagement jugés nécessaires. En outre, ces frais ont été ajoutés à toutes les soumissions suivant la même norme ou méthode de calcul. À cet égard, le ministère s’est conformé à son obligation contractuelle implicite de traiter tous les soumissionnaires équitablement et sur un pied d’égalité. Dans ce contexte, l’obligation de traiter tous les soumissionnaires équitablement consiste à évaluer les soumissions uniformément en se fondant sur les mêmes hypothèses. Rien ne permet de conclure que le ministère s’est servi des frais aménagement comme prétexte pour obtenir le résultat souhaité. Vu la conclusion du juge de première instance selon laquelle «ce sont les coûts d’aménagement [. . .] qui faisaient en sorte que la demanderesse était le second soumissionnaire le plus bas plutôt que le soumissionnaire dont la soumission était la plus basse» (par. 57), la position défendue par l’intimée est considérablement affaiblie.
96 Martel a par ailleurs fait valoir que, pour évaluer sa soumission, le ministère aurait dû tenir compte de la somme de 1 400 000 $ qu’elle avait récemment engagée pour apporter des améliorations aux locaux de l’immeuble Martel occupés par la CCÉA. Avec égards, nous ne sommes pas d’accord. Martel souhaite essentiellement bénéficier d’un traitement de faveur en raison de ses rapports antérieurs avec le ministère. Or, accéder à sa demande lui conférerait manifestement un avantage injuste par rapport aux autres soumissionnaires. Il faut se rappeler que les trois autres soumissionnaires ont également conclu des contrats A avec le ministère en présentant une soumission en réponse à l’appel d’offres. Par conséquent, conformément à l’obligation implicite du ministère de traiter tous les soumissionnaires équitablement et sur un pied d’égalité, c’est à bon droit qu’il a fait fi des améliorations passées ou prévues à l’immeuble Martel en omettant d’en tenir compte dans l’évaluation de la soumission de Martel.
97 En ce qui concerne les coûts liés à l’exigence de contiguïté des locaux, on ne peut soutenir que ces coûts n’auraient pas dû être ajoutés à la soumission de Martel puisque cette exigence correspondait à une condition expresse du contrat A (Énoncé des besoins, clause 5.1a). Pour évaluer la soumission de Martel, le ministère a établi deux «scénarios» illustrant les coûts qu’occasionnerait le maintien de la CCÉA dans l’immeuble Martel. Le premier scénario donnait le détail des coûts qui seraient engagés si la CCÉA emménageait à des étages adjacents (scénario A), tandis que le second indiquait les sommes devant être ajoutées à la soumission en raison de la non‑contiguïté des étages si la locataire conservait les mêmes locaux (scénario B). En première instance, lorsqu’on lui a demandé pourquoi le scénario A avait finalement été retenu aux fins de l’estimation, M. Mahar a expliqué que [traduction] «[l]e scénario A correspondait à ce qui était exigé dans l’appel d’offres». M. Mahar a ajouté que [traduction] «[l]e scénario A se conformait à la lettre au dossier d’appel d’offres. Nous avions demandé des locaux adjacents d’une superficie utilisable de 7 420 mètres carrés».
98 Conformément aux principes énoncés précédemment, nous arrivons à la conclusion que non seulement le ministère pouvait appliquer la condition de la contiguïté des locaux en évaluant la soumission de Martel, mais également que le ministère était en fait tenu de retenir le scénario compatible avec le document d’offre de location. La contiguïté des locaux était une condition expresse du contrat A et en faire fi aurait constitué une inexécution contractuelle. De plus, comme on s’attendait à ce que tous les autres soumissionnaires tiennent compte de cette exigence et s’y conforment en donnant suite à l’appel d’offres, le ministère devait, en raison de son obligation contractuelle implicite de traiter tous les soumissionnaires équitablement et sur un pied d’égalité, évaluer la soumission de Martel en fonction de cette exigence. Aucun avantage injuste ne pouvait être accordé à cette dernière en raison de ses rapports antérieurs avec le ministère. Partant, en assujettissant Martel au libellé explicite du dossier d’appel d’offres, le ministère s’est acquitté de son obligation envers toutes les parties.
99 Comme nous l’avons indiqué précédemment, nous croyons que le ministère, en procédant à l’analyse financière de la soumission de Martel, n’a pas manqué à ses obligations en ajoutant à celle‑ci les coûts afférents à l’aménagement et à la contiguïté des locaux. Cependant, la majoration de 60 000 $ de la seule soumission de Martel pour l’installation d’un système de cartes d’accès sécuritaire suscite des interrogations. Au procès, M. Mahar a expliqué que cette somme avait été imputée à la soumission de Martel parce que les [traduction] «trois autres immeubles en cause étaient dotés d’un tel système». Or, le juge de première instance a fait remarquer que «[c]ela n’était pas entièrement exact», étant donné que le ministère «a dû, plus tard, installer de tels systèmes dans deux des ascenseurs de l’immeuble de la Standard Life» (par. 60).
100 Comme le dossier d’appel d’offres renfermait une disposition claire selon laquelle le ministère se réservait des droits étendus pour évaluer les soumissions en fonction de ses propres critères, nous ne croyons pas que l’ajout des coûts en question posait un problème en soi. Toutefois, le ministère n’a pas ajouté uniformément à toutes les soumissions les frais d’installation d’un système de cartes d’accès sécuritaire. Par conséquent, il a manqué, à cet égard seulement, à son obligation contractuelle implicite de traiter tous les soumissionnaires équitablement et sur un pied d’égalité.
101 L’avocat du ministère a cependant soutenu devant notre Cour que la majoration de 60 000 $ au titre de l’installation d’un système de sécurité est sans conséquence, puisque l’écart entre la soumission retenue et celle de Martel se chiffrait à plus de 500 000 $. Ce qui nous amène à la question du lien de causalité.
102 Pour être susceptible d’indemnisation, la perte doit avoir été causée par le manquement à l’obligation contractuelle en cause. Comme nous l’avons mentionné précédemment, la seule inexécution du contrat A consiste dans l’ajout à la soumission de Martel des coûts d’installation du système de sécurité. Toutefois, nous arrivons à la conclusion que l’absence d’un lien de causalité exclut l’adjudication de dommages‑intérêts relativement à cette inexécution du contrat A. Nous concluons également que le manquement du ministère n’est pas la cause de la perte, par Martel, de son attente raisonnable de se voir adjuger le contrat B. Même si les coûts afférents au système de sécurité étaient soustraits du montant de la soumission de Martel (ou également ajoutés à celui de la soumission de la Standard Life), l’écart entre les deux soumissions demeurerait important. Le juge de première instance a indiqué que «ce sont les coûts d’aménagement [. . .] qui faisaient en sorte que la demanderesse était le second soumissionnaire le plus bas plutôt que le soumissionnaire dont la soumission était la plus basse» (par. 57 (nous soulignons)). Or, les frais d’aménagement, comme nous l’expliquons précédemment, ont été ajoutés équitablement et uniformément à toutes les soumissions. Enfin, nous croyons par ailleurs que Martel n’a pas obtenu le contrat B parce que la Standard Life a présenté une meilleure offre. À cet égard, précisons que la Standard Life offrait des avantages intéressants que le ministère a actualisés comme le lui permettait la clause 3.4 des Instructions aux proposants. En effet, la Standard Life offrait une allocation importante au titre des améliorations locatives ainsi que 18 mois d’occupation gratuite, ce qui abaissait considérablement le montant de sa soumission. Même si le dossier d’appel d’offres précisait que ni la soumission la plus basse ni aucune autre soumission ne serait nécessairement acceptée, le ministère a convenablement exercé son pouvoir discrétionnaire en accordant le contrat B à la Standard Life, dont la soumission, à son avis, offrait le meilleur rapport qualité‑prix.
103 Nous concluons que Martel n’a subi aucun préjudice imputable au comportement du ministère dans l’évaluation des soumissions. L’ajout à sa soumission du coût d’installation d’un système de cartes d’accès sécuritaire n’a pas privé Martel de la possibilité de se voir adjuger le marché.
104 Nous signalons au passage que le juge Desjardins, de la Cour d’appel fédérale, a également estimé que «le préjudice qu’a subi [Martel] consiste à avoir été privée de la possibilité de participer à l’appel d’offres de façon équitable» (par. 40). En supposant que, d’un point de vue analytique, la privation de la possibilité de participer à l’appel d’offres de façon équitable diffère et est indépendante de la privation d’une attente raisonnable d’obtenir le marché, on peut soutenir que l’ajout des coûts afférents au système de cartes d’accès sécuritaire a privé Martel de la possibilité de participer à l’appel d’offres de façon équitable (c.‑à‑d. d’être traitée sur un pied d’égalité). Or, vu les circonstances de l’espèce, la majoration de la soumission de Martel à raison de 60 000 $ revêt si peu d’importance que les dommages‑intérêts éventuels seraient symboliques et un jugement fondé sur cet élément de portée limitée n’est pas justifié. En conséquence, nous ne reconnaissons aucun droit à l’indemnisation pour ce préjudice.
c) Allégations de négligence générale
(i) Évaluation des soumissions
105 Bien que les rapports entre les parties à l’appel d’offres soient régis par contrat, Martel fonde son droit d’action sur la responsabilité civile délictuelle. Imposer une obligation de diligence aux parties à un appel d’offres, tout comme aux parties à une négociation, élargirait les catégories de pertes purement économiques susceptibles d’indemnisation. Comme nous l’avons signalé précédemment, la Cour d’appel fédérale a accueilli l’action de Martel fondée sur la responsabilité civile délictuelle et a statué que le ministère avait une obligation de diligence envers Martel en raison de son obligation contractuelle implicite de traiter tous les soumissionnaires équitablement. En ce qui concerne l’évaluation des soumissions, le juge Desjardins a conclu au par. 37 que le ministère avait manqué à son obligation de diligence, suivant le droit de la responsabilité civile délictuelle, savoir à l’obligation de traiter Martel équitablement. Elle s’est fondée sur les conclusions de fait du juge de première instance selon lesquelles «une évaluation quelque peu arbitraire des coûts d’aménagement sembl[ait] avoir été ajoutée à l’analyse financière de la soumission de la demanderesse», une partie des coûts arbitrairement ajoutés à la soumission de Martel était imputable à l’exigence de contiguïté des locaux prévue dans l’appel d’offres et le coût d’installation d’un système de cartes d’accès sécuritaire avait été ajouté à la soumission de Martel, et non à celle de la Standard Life.
106 À notre avis, il ressort de l’énumération des manquements allégués que l’analyse précédente faite sous l’angle contractuel couvre toute obligation de diligence que Martel souhaite voir reconnue en droit de la responsabilité civile délictuelle. À cet égard, nous reconnaissons qu’il est bien établi qu’une action peut être intentée sur le fondement de la responsabilité civile délictuelle malgré l’existence d’un contrat. Cependant, il est également clair que le tribunal appelé à déterminer si l’existence d’une obligation de diligence devrait être reconnue lorsqu’un contrat définit déjà les droits et les obligations des parties dans le contexte de liens librement établis tient compte du contrat pour définir cette obligation éventuelle. Rien n’empêche le tribunal de prendre en considération une obligation concurrente ou subsidiaire en droit de la responsabilité civile délictuelle lorsque le contrat ne restreint pas ou n’exclut pas le droit d’exercer un recours sous ce régime. Lorsqu’il existe des obligations concurrentes en droit de la responsabilité civile délictuelle et en droit de la responsabilité contractuelle, une partie peut opter pour une action délictuelle plutôt que contractuelle: voir Central Trust Co. c. Rafuse, [1986] 2 R.C.S. 147, Queen c. Cognos Inc., [1993] 1 R.C.S. 87, et BG Checo International Ltd. c. British Columbia Hydro and Power Authority, [1993] 1 R.C.S. 12.
107 Or, dans les circonstances de l’espèce, qu’il existe ou non, en droit de la responsabilité civile délictuelle, une obligation concomitante de traiter les soumissionnaires équitablement et sur un pied d’égalité lors de l’évaluation des soumissions, l’action intentée par Martel sous ce régime ne pourrait pas davantage être accueillie qu’une action en responsabilité contractuelle et ce, pour les mêmes motifs. L’obligation de diligence d’origine délictuelle alléguée est identique à l’obligation implicite découlant du contrat A; il ne s’agit pas d’un cas où Martel, en exerçant un recours fondé sur la responsabilité civile délictuelle, cherche à bénéficier d’un délai de prescription plus long ou d’un autre avantage qu’offre ce régime.
108 Enfin, le juge Desjardins invoque deux décisions à l’appui de sa conclusion selon laquelle l’existence d’une obligation de traiter tous les soumissionnaires équitablement et sur un pied d’égalité a été reconnue dans le contexte de recours fondés sur la responsabilité civile délictuelle. Or, ces deux décisions ont été infirmées en appel: Twin City Mechanical c. Bradsil (1967) Ltd. (1996), 31 C.L.R. (2d) 210 (C. Ont. (Div. gén.)), inf. par (1999), 43 C.L.R. (2d) 275 (C.A. Ont.); Ken Toby Ltd. c. British Columbia Buildings Corp. (1997), 34 B.C.L.R. (3d) 263 (C.S.), inf. par (1999), 62 B.C.L.R. 308 (C.A.). De plus, l’application du droit de la responsabilité civile délictuelle s’imposait, car dans les deux cas, un sous‑traitant demandait un redressement contre l’administration adjudicative qui avait reçu des soumissions de l’entrepreneur général. Comme il n’y avait pas de lien contractuel entre le sous‑traitant et le propriétaire, la responsabilité ne pouvait être que délictuelle. Dans les deux affaires, la cour d’appel s’est abstenue de trancher la question de savoir s’il existait ou non une obligation de diligence en pareils cas et elle s’est contentée de statuer qu’aucun manquement ne pouvait être établi. Nous croyons que la question de savoir s’il peut exister une obligation de diligence entre un sous‑traitant et un propriétaire devra être tranchée plus tard, lorsque les circonstances d’une affaire s’y prêteront.
(ii) Rédaction du dossier d’appel d’offres
109 Nous examinerons maintenant la prétendue négligence du ministère relativement à la rédaction du dossier d’appel d’offres. L’avocat de Martel met l’accent sur ce point et fait valoir que le ministère a fait preuve de négligence en exigeant, dans le devis descriptif, que les locaux soient adjacents. Il prétend que, n’eût été de cette adjonction faite par négligence, aucune évaluation supplémentaire des coûts d’aménagement n’aurait été nécessaire.
110 Le juge Desjardins, de la Cour d’appel fédérale, a conclu que le ministère avait fait preuve de négligence en omettant de préparer le devis descriptif avec une diligence raisonnable (au par. 37):
[Le juge de première instance] a également conclu que certains des coûts qui avaient été arbitrairement ajoutés à la soumission de [l’intimée] étaient attribuables aux conditions de l’appel d’offres relatives aux locaux adjacents, condition que la CCÉA n’avait pas exigée au départ et qui avait été de toute évidence ajoutée par négligence au [devis descriptif] par M. Mahar, d’où la soumission plus élevée de [l’intimée]. [Nous soulignons.]
Selon le juge Desjardins, cet élément confirmait que le ministère avait manqué à son obligation d’agir équitablement envers Martel. Notre avis sur ce point repose sur deux conclusions.
111 Premièrement, même si cet extrait des motifs du juge Desjardins paraît indiquer le contraire, le juge de première instance n’a pas conclu que l’exigence de contiguïté des locaux avait été insérée par négligence dans le devis descriptif. Cette conclusion n’a été tirée qu’en Cour d’appel fédérale. Cela ne veut pas dire que le juge de première instance n’a pas formulé de remarques concernant la préparation du dossier d’appel d’offres. Au contraire, elle a signalé que, par le passé, M. Mahar n’avait rédigé qu’une ou deux annonces sollicitant des manifestations d’intérêt et qu’il s’était inspiré d’une annonce antérieure visant la location de locaux adjacents. Le juge Reed a ajouté au par. 36 que «pour obtenir de nouveaux locaux pour la CCÉA, il serait normal de demander des locaux adjacents» (en italique dans l’original). Nous doutons que les conclusions du juge de première instance puissent étayer la prétention de Martel selon laquelle l’exigence de locaux adjacents a été ajoutée par erreur au devis descriptif. Martel a reconnu que la contiguïté des locaux était une exigence à laquelle tous les autres soumissionnaires devaient se conformer. Partant, il serait difficile d’admettre (bien que nous ne tirions aucune conclusion sur ce point) que cette exigence a été insérée par négligence dans le devis descriptif.
112 Deuxièmement, contrairement à la conclusion tirée par le juge Desjardins, le coût imputable à l’exigence de contiguïté des locaux n’a pas fait en sorte que la soumission de Martel soit plus élevée (par. 37). Au contraire, comme nous le l’avons signalé précédemment, le juge de première instance a dit explicitement: «ce sont les coûts d’aménagement en sus [des coûts imputables à l’exigence de contiguïté des locaux] qui faisaient en sorte que la demanderesse était le second soumissionnaire le plus bas plutôt que le soumissionnaire dont la soumission était la plus basse» (par. 57). Partant, comme le ministère le fait valoir, pour répondre brièvement à la question qui se pose, l’ajout de l’exigence de contiguïté au devis descriptif et l’ajout des frais d’aménagement connexes à la soumission de Martel n’ont pas, en bout de ligne, fait en sorte que cette dernière soit plus élevée que celle de la Standard Life. Comme nous l’avons mentionné précédemment, lorsqu’il a évalué les soumissions, le ministère a calculé les frais d’aménagement, tant en fonction de locaux adjacents dans l’immeuble Martel qu’en fonction des locaux qu’occupait déjà la CCÉA. Ce dernier scénario démontre que, de l’avis du ministère, des frais d’aménagement devraient quand même être engagés si la locataire continuait d’occuper les mêmes locaux dans l’immeuble Martel. Si la contiguïté des locaux n’avait pas été exigée, la soumission de Martel aurait quand même été d’environ 300 000 $ supérieure à la soumission retenue.
113 Quoi qu’il en soit, nous arrivons à la conclusion que le ministère n’avait pas d’obligation de diligence envers Martel lorsqu’il a rédigé le devis descriptif. L’allégation de Martel selon laquelle le devis descriptif a été établi avec négligence se fonde sur une obligation dont l’existence n’a pas encore été reconnue dans ce contexte. Pour déterminer si les catégories de cas dans lesquels la perte purement économique est susceptible d’indemnisation devraient être élargies pour englober la préparation du devis descriptif en l’espèce, il faut appliquer le critère à deux volets dégagé dans l’arrêt Anns.
114 En supposant, sans pour autant trancher cette question, qu’un lien suffisamment étroit existait entre les parties, des considérations de principe militent contre la reconnaissance d’une obligation de diligence prima facie. En effet, des considérations propres à la procédure d’appel d’offres annulent l’obligation de diligence alléguée par Martel. Tout d’abord, nous convenons avec le ministère que l’intégrité du processus d’appel d’offres serait compromise si, en raison de ses rapports antérieurs avec un soumissionnaire éventuel ou parce qu’elle le connaît bien, l’administration adjudicative avait l’obligation exécutoire de tenir compte des intérêts particuliers de ce soumissionnaire. Même si Martel soutient que l’obligation de diligence n’engloberait pas l’obligation de tenir compte des intérêts d’un soumissionnaire en particulier, nous remarquons que tous ses arguments se rapportent à ses rapports antérieurs avec le ministère.
115 En effet, toutes les allégations de Martel à ce sujet ont trait à de l’information obtenue lors de ses négociations antérieures avec le ministère. Pendant celles‑ci, le ministère n’aurait aucunement laissé entendre que d’autres aménagements seraient exigés dans l’immeuble Martel ni que la CCÉA, en qualité de locataire, souhaitait obtenir des locaux adjacents. Par conséquent, Martel allègue que les clauses du devis descriptif [traduction] «n’étaient pas conformes à la réalité». Même si Martel admet que, après l’ouverture des soumissions, le ministère ne pouvait avoir d’entretiens privés avec l’un ou l’autre des soumissionnaires, elle soutient néanmoins que le ministère aurait dû l’informer au préalable de ces exigences supplémentaires.
116 Avec égards, nous ne jugeons pas cette argumentation très convaincante. Après avoir décidé de lancer un appel d’offres, le ministère n’avait pas à tenir compte de ses rapports antérieurs avec Martel. Conclure que le ministère avait une obligation envers Martel serait incompatible avec l’objet même de la procédure d’appel d’offres. Comme notre Cour l’a expliqué dans l’arrêt M.J.B. Enterprises, précité, un appel d’offres vise à remplacer la négociation par la concurrence. Il est donc impératif que tous les soumissionnaires soient traités sur un pied d’égalité et qu’aucun soumissionnaire ne jouisse d’un traitement de faveur en raison de rapports antérieurs avec l’administration adjudicative. Il serait incompatible avec une juste concurrence de permettre qu’un soumissionnaire tire avantage de ses rapports antérieurs. La présentation d’une soumission exige des efforts et des sommes considérables. Un soumissionnaire devrait à tout le moins être assuré que l’évaluation de sa soumission initiale ne sera pas biaisée par quelque avantage sous‑entendu dans le dossier d’appel d’offres et dont ne bénéficie qu’un seul soumissionnaire éventuel.
117 L’auteur de l’appel d’offres a le pouvoir discrétionnaire d’établir ses propres exigences. Il peut notamment changer d’idée quant aux conditions ou aux préférences dont il a été question lors de négociations qui n’engageaient en rien les parties. Les exigences énoncées dans un appel d’offres ne sont pas négociables. S’il en était autrement, l’administration adjudicative serait contrainte de poursuivre ses négociations avec un soumissionnaire éventuel malgré une impasse.
118 Le libellé de l’appel d’offres peut autoriser l’administration adjudicative à exercer un large pouvoir discrétionnaire au moment d’évaluer une soumission, et les soumissionnaires doivent faire diverses hypothèses et estimations lorsqu’ils présentent une offre. La présentation d’une soumission comporte donc des risques inhérents, et Martel en était consciente. Martel ne peut, du fait de ses rapports antérieurs avec le ministère, s’attendre à ce qu’un statut particulier lui soit reconnu en qualité de soumissionnaire, ni exiger un tel statut sur le fondement des principes généraux applicables en matière de négligence. En l’absence de déclarations inexactes faites par négligence et auxquelles Martel se serait fiée à son détriment pour conclure le contrat A, nous croyons qu’il serait contraire aux principes qui sous‑tendent le mécanisme de l’appel d’offres de reconnaître que le ministère avait une obligation de diligence envers Martel lorsqu’il a rédigé le dossier d’appel d’offres.
119 Enfin, reconnaître l’existence d’une obligation de diligence dans un tel contexte aurait de sérieuses répercussions sur la procédure d’appel d’offres et créerait de nombreuses incertitudes. En l’occurrence, la contiguïté des locaux était explicitement exigée dans le devis descriptif. Martel demande essentiellement à notre Cour d’assujettir la rédaction de l’appel d’offres à une obligation de diligence issue de la common law et ce, à la fin manifeste de se soustraire aux conséquences de cette stipulation contractuelle. Faire droit à l’argument de Martel aurait pour effet d’offrir une échappatoire aux personnes dont les soumissions ne sont pas conformes. En effet, d’autres personnes dont la soumission non conforme n’a pas été retenue pourraient tenter d’exercer un recours en responsabilité civile délictuelle et faire valoir que différentes conditions du contrat A «n’étaient pas conformes à la réalité». Nous croyons que cette autre considération montre bien qu’il serait inopportun d’imposer à l’administration adjudicative une obligation de diligence lors de la rédaction du dossier d’appel d’offres.
V. Dispositif
120 À notre avis, la Cour d’appel fédérale a commis une erreur en accueillant l’action de l’intimée. En conséquence, le pourvoi est accueilli, le jugement de la Cour d’appel fédérale est annulé avec dépens devant notre Cour et les tribunaux inférieurs et le jugement de la Section de première instance de la Cour fédérale est rétabli.
Pourvoi accueilli avec dépens.
Procureur de l’appelante: Le sous‑procureur général du Canada, Ottawa.
Procureurs de l’intimée: Osler, Hoskin & Harcourt, Ottawa.