Naylor Group Inc. c. Ellis-Don Construction Ltd., [2001] 2 R.C.S. 943, 2001 CSC 58
Ellis-Don Construction Ltd. Appelante/intimée au pourvoi incident
c.
Naylor Group Inc. Intimée/appelante au pourvoi incident
Répertorié : Naylor Group Inc. c. Ellis-Don Construction Ltd.
Référence neutre : 2001 CSC 58.
No du greffe : 27321.
2001 : 22 janvier; 2001 : 27 septembre.
Présents : Le juge en chef McLachlin et les juges Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
POURVOI PRINCIPAL et POURVOI INCIDENT contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (1999), 43 O.R. (3d) 325, 171 D.L.R. (4th) 243, 119 O.A.C. 182, 49 B.L.R. (2d) 45, 45 C.L.R. (2d) 42, [1999] O.J. No. 913 (QL), accueillant l’appel de l’intimée contre un jugement de la Cour de l’Ontario (Division générale) (1996), 30 C.L.R. (2d) 195, [1996] O.J. No. 3247 (QL). Pourvoi principal rejeté et pourvoi incident accueilli.
Earl A. Cherniak, c.r., Kirk F. Stevens et Sandra L. Coleman, pour l’appelante/intimée au pourvoi incident.
Alan A. Farrer et Leah K. Bowness, pour l’intimée/appelante au pourvoi incident.
Version française du jugement de la Cour rendu par
1 Le juge Binnie — Il est question, dans le présent pourvoi, des obligations juridiques (s’il en est) qu’assume, en vertu des règles d’un régime structuré de dépôt des soumissions, un entrepreneur principal envers un sous-traitant éventuel dont il a inclus l’offre dans sa propre soumission retenue relativement à un projet de construction. Dans son témoignage, le gestionnaire de projet de l’appelante a déclaré que le système de soumissions [traduction] « n’est qu’une façon recherchée d’indiquer que quelqu’un se fait proposer des prix ». Comme nous le verrons, c’est là un euphémisme.
2 L’appelante, Ellis-Don Construction Ltd. (« Ellis-Don »), l’une des plus importantes entreprises de construction en Ontario, reconnaît qu’elle conclut généralement des contrats de sous-traitance avec les corps de métier « inclus » dans les soumissions qu’elle présente pour des travaux, mais ajoute qu’elle n’est pas légalement tenue de le faire. En l’espèce, elle a jugé que l’intimée, Naylor Group Inc. (« Naylor »), était un sous-traitant inacceptable parce que ses employés n’étaient pas membres du bon syndicat. Le sous-traitant intimé rétorque que non seulement l’appelante savait depuis le début que ses travailleurs étaient membres d’un syndicat maison (« Employees Association of Naylor Group Incorporated »), mais encore qu’elle était parfaitement au courant de ce fait lorsqu’elle l’a invitée à soumissionner les travaux d’électricité d’un projet de rénovation et d’agrandissement, de plusieurs millions de dollars, du Oakville-Trafalgar Memorial Hospital (le « propriétaire » ou l’« OTMH »). Pis encore, l’appelante s’est servie de la soumission basse de l’intimée pour obtenir le contrat et a ensuite « marchandé » cette soumission ailleurs en vue de faire exécuter les travaux à un prix très favorable. L’intimée affirme que ces agissements ont porté atteinte à l’intégrité du processus de dépôt des soumissions et qu’ils contrevenaient aux conditions de l’appel d’offres.
3 La Cour d’appel de l’Ontario a rejeté les arguments de l’appelante. Elle a statué que les conditions du contrat régissant l’offre exigeaient que l’appelante conclue avec l’intimée le contrat de sous-traitance des travaux d’électricité, en l’absence de motif raisonnable de ne pas le faire. J’estime que cette conclusion est juste d’après les faits relatifs à l’appel d’offres. Il s’agit donc de déterminer s’il existait un motif raisonnable. L’appelante avait invité l’intimée à participer au processus en l’assurant qu’elle ne s’opposerait pas ultérieurement à son affiliation syndicale, ce qu’elle avait réitéré à maintes reprises par la suite. Le revirement qui s’est ensuivi de la part de l’appelante était déraisonnable. C’est en vertu du contrat d’appel d’offres qu’elle doit assumer les conséquences sur le plan commercial. Le pourvoi doit donc être rejeté.
4 Le sous-traitant intimé forme un pourvoi incident relativement aux dommages-intérêts accordés. Il affirme qu’il avait droit à l’indemnisation de la perte de profits résultant de la perte du contrat (perte de profits que le juge de première instance a évaluée à 730 286 $), et que la Cour d’appel de l’Ontario a eu tort de réduire la somme en cause à 182 500 $ en raison de prétendus « impondérables » dont l’existence n’a pas été démontrée par la preuve. Je considère que l’intimée a partiellement raison à cet égard. Acceptant les sommes fixées par les instances inférieures, mais supprimant l’un des impondérables admis par la Cour d’appel de l’Ontario, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi incident et d’accorder à l’intimée la somme de 365 143 $.
I. Les faits
5 En 1991, l’OTMH a déposé au Bureau de dépôt des soumissions de Toronto un appel d’offres pour l’agrandissement et la rénovation de ses installations.
1. Le système de soumissions
6 Un système de soumissions est, en réalité, un processus d’appel d’offres structuré. Le modèle utilisé en l’espèce a été conçu à la fin des années 50 par l’industrie de la construction, en collaboration avec le gouvernement ontarien. Il vise à assurer l’équité dans les projets de construction immobilière lorsque le propriétaire exige le dépôt d’une soumission globale fondée sur des plans et un devis descriptif, et que l’on s’attend à ce qu’une multitude d’entrepreneurs principaux, d’entrepreneurs spécialisés et de fournisseurs répondent à l’appel d’offres. À l’époque pertinente, la procédure était la suivante.
7 Le personnel du Bureau de dépôt des soumissions était avisé de tout nouveau projet par le propriétaire qui souhaitait avoir recours aux services du Bureau. On fixait alors le délai dans lequel les sous-traitants présélectionnés devaient remettre un document type contenant la ventilation de leurs prix (afin de faciliter la comparaison). Tous les soumissionnaires intéressés de chaque corps de métier avaient accès à la même documentation descriptive du projet. Leurs soumissions qui devaient être remises au Bureau de dépôt des soumissions dans des enveloppes scellées, au plus tard à une date et à une heure précises, étaient placées dans une boîte fermée à clé. À la date prévue, les soumissions des corps de métier étaient mises à la disposition des entrepreneurs principaux intéressés, qui choisissaient alors les sous-traitants qu’ils souhaitaient inclure dans leur propre soumission au propriétaire (et qui n’étaient pas nécessairement les plus bas soumissionnaires). Les entrepreneurs principaux devaient utiliser un formulaire type pour produire leurs soumissions à une date déterminée (en l’espèce deux jours après l’ouverture des soumissions des corps de métier). Ce système assurait la conformité et la comparabilité. Le propriétaire disposait d’un délai déterminé (en l’espèce 90 jours) pour accepter les soumissions des entrepreneurs principaux, et ces derniers disposaient également d’un délai déterminé (en l’espèce sept jours), après l’attribution du contrat principal, pour accepter les soumissions des sous-traitants. Chaque entrepreneur principal devait s’engager [traduction] « à conclure un contrat de sous-traitance avec l’un des entrepreneurs spécialisés qui avaient au recours au système de soumissions » (alinéa 13c) des Ontario Bid Depository Standard Rules and Procedures, également connues sous le nom de « règles du Bureau de dépôt des soumissions de Toronto »). Il ne s’agissait pas là de mesures officieuses destinées à répondre aux besoins des entrepreneurs principaux (c’est‑à‑dire « une façon recherchée d’indiquer que quelqu’un se fait proposer des prix »). Chaque participant au processus d’appel d’offres s’engageait par contrat à remplir certaines obligations et acquérait ainsi certains droits. Le contenu de ces droits et obligations fait l’objet du présent litige.
8 Thomas Hitchman, président de l’intimée, a donné les explications suivantes :
[traduction] . . . le système de soumissions permet aux entrepreneurs spécialisés de soumettre leurs prix, et l’entrepreneur général dispose ensuite d’un délai, en l’espèce deux jours, pour préparer sa soumission; ce faisant, il peut utiliser les chiffres fournis par les divers corps de métier qui ont soumissionné deux jours plus tôt par l’intermédiaire du système de soumissions.
Q. Si je comprends bien, il y a plus que les soumissions présentées des sous-traitants en électricité, n’est‑ce pas?
R. Oui.
9 On considère que ce processus est équitable pour tous les participants parce que toutes les parties s’appuient sur les mêmes données pour présenter leurs soumissions, qui sont communiquées simultanément aux parties concernées. Il garantit notamment aux corps de métier que l’entrepreneur principal ne « marchandera » pas leurs soumissions avec des sous-traitants concurrents en vue d’obtenir un meilleur prix. Selon le juge de première instance, le [traduction] « marchandage de soumissions consiste à solliciter une soumission auprès d’un entrepreneur avec lequel on n’a pas l’intention de traiter, et à utiliser ou à divulguer ensuite cette soumission dans le but d’inciter les entrepreneurs avec lesquels on a effectivement l’intention de traiter à baisser leurs prix » ((1996), 30 C.L.R. (2d) 195, p. 200). La Cour d’appel a estimé qu’il suffisait que le « marchandage » ait pour but d’obtenir une soumission [traduction] « d’une valeur égale ou moindre » ((1999), 43 O.R. (3d) 325, p. 330, renvoi 3).
2. Historique des soumissions en l’espèce
10 Le propriétaire a avisé de son projet le Bureau de dépôt des soumissions de Toronto, et on a fixé au 12 décembre 1991 la date limite à laquelle les sous‑traitants intéressés pourraient présenter leurs soumissions. Le propriétaire et son architecte ont établi une procédure préliminaire qui permettait de « présélectionner » les sous‑traitants acceptables en fonction de diverses considérations telles leur compétence, leurs réalisations antérieures et leur viabilité financière. Comme les entrepreneurs principaux ont intérêt à ce que le plus grand nombre possible d’entreprises compétentes se disputent les contrats de sous-traitance, l’appelante a, au début de novembre 1991, invité l’intimée à soumissionner les travaux. L’intimée a alors spontanément indiqué que ses travailleurs n’étaient pas affiliés à la Fraternité internationale des ouvriers en électricité (« FIOE »). On lui a dit que cela ne poserait aucun problème. Monsieur Colin Harkness, qui était alors chef de la division de la construction de l’intimée, a affirmé ce qui suit dans son témoignage :
[traduction]
R. Monsieur Quinless [l’estimateur principal de l’appelante] voulait savoir si nous soumissionnerions les travaux. J’ai rappelé M. Quinless et je lui ai parlé. Nous n’avions jamais travaillé avec Ellis‑Don. Je voulais l’informer de notre situation syndicale. Je lui ai dit que nous n’étions pas affiliés à la FIOE.
LA COUR : Un instant s’il vous plaît. Mm-hmm.
R. Et au cours de cette conversation, M. Quinless m’a dit que Ellis‑Don n’était pas tenue de traiter avec des entrepreneurs affiliés à la FIOE et qu’elle pouvait traiter avec n’importe qui. Je lui ai demandé si elle nous inclurait si nous étions le plus bas soumissionnaire et que nous remplissions les conditions de l’appel d’offres, c’est-à-dire si notre formule de soumission, etc., était correcte. Il a répondu que si nous étions le plus bas soumissionnaire, Ellis-Don nous inclurait.
. . .
R. Dans le passé, des entrepreneurs nous ont demandé de proposer un prix pour des travaux, en précisant que nous devions être « affiliés à un syndicat »; habituellement, j’appelle pour demander ce que cela signifie. Très souvent, des entrepreneurs généraux m’ont dit que nous devions être affiliés à la Fraternité internationale des ouvriers en électricité. Nous n’avions jamais traité avec Ellis-Don par l’intermédiaire de Naylor et je souhaitais leur préciser que nous pouvions le faire.
Q. Après cette conversation téléphonique, quelle était votre impression au sujet de la question syndicale?
R. J’avais l’impression que cela ne leur posait aucun problème.
Q. Et vous rappelez-vous avoir fait état de cette conversation à M. Hitchman?
R. Je m’en souviens très bien.
11 Dans son témoignage, M. Quinless a confirmé l’essentiel de cette conversation et a ajouté qu’avant de donner des garanties il avait [traduction] « fait des vérifications » auprès des personnes responsables au sein de l’organisation appelante, comme nous le verrons plus loin. (Voir par. 66 des présents motifs.)
12 En réalité, au cours des 30 dernières années, l’appelante a débattu constamment, sinon sporadiquement, la question des droits de négociation avec la FIOE. Le différend, dans lequel la FIOE affirmait être l’agent négociateur exclusif des électriciens de l’appelante depuis 1962, a abouti à une audience de 18 jours devant la Commission des relations de travail de l’Ontario (« CRTO ») en 1990. La CRTO devait déterminer si la FIOE avait validement obtenu des droits de négociation en 1962 et, dans l’affirmative, si elle avait renoncé à ces droits par la suite. La CRTO n’avait pas encore rendu sa décision en janvier 1991. L’appelante était sans aucun doute convaincue de la justesse de sa position devant la CRTO, mais, contrairement à l’intimée, elle connaissait les détails du grief de la FIOE et savait si une décision défavorable lui causerait de graves problèmes en ce qui concernait les travaux de l’OTMH.
13 Le prix indiqué dans la soumission de l’intimée était de 5 539 000 $. La préparation de la soumission a nécessité environ six semaines de travail et 118 pages de calculs. La deuxième plus basse soumission pour les travaux d’électricité était celle de Comstock Canada (« Comstock »), un sous-traitant affilié à la FIOE, dont la soumission était de 411 000 $ de plus que celle de l’intimée. Comstock a également soumissionné les travaux mécaniques.
14 L’appelante a inclus la soumission basse de l’intimée pour les travaux d’électricité, et celle de Comstock pour les travaux mécaniques, dans la soumission qu’elle a elle-même présentée en vue d’obtenir le contrat principal. Sa soumission de 38 135 900 $ pour le projet de l’OTMH a été la plus basse. Le juge de première instance a tenu pour avéré que si l’appelante avait inclus la soumission de Comstock pour les travaux d’électricité au lieu de celle de l’intimée, elle n’aurait pas présenté la soumission globale la plus basse et aurait pu ainsi perdre le contrat principal.
15 Dès janvier 1992, il était notoire dans l’industrie que l’appelante avait présenté la soumission la plus basse. Se fondant sur les garanties de l’appelante que son affiliation à un syndicat « maison » ne posait aucun problème, l’intimée [traduction] « a chargé des membres de son personnel d’étudier les plans, d’établir la taille des équipes et de planifier les diverses phases des travaux d’électricité ». En aucun temps, l’appelante ne l’a informée officiellement qu’elle obtiendrait le contrat de sous-traitance.
16 Le propriétaire n’avait pas non plus confirmé à l’appelante qu’elle obtiendrait le contrat principal. L’hôpital est partiellement financé par le gouvernement ontarien et l’obtention d’un engagement de fonds gouvernementaux a été retardée de façon inattendue. En février 1992, le propriétaire, l’OTMH, a demandé à l’appelante de proroger de 60 jours (c’est‑à‑dire jusqu’en mai 1992) le délai d’acceptation de sa soumission. Pour sa part, l’appelante a demandé des prorogations analogues aux sous-traitants qu’elle avait inclus dans sa soumission, y compris l’intimée. Par prudence, cette dernière a demandé à l’appelante une lettre confirmant son intention de lui accorder le contrat de sous-traitance des travaux d’électricité si sa soumission principale était retenue. L’appelante a refusé en faisant valoir [traduction] « que Ellis-Don n’avait pas coutume de signer des lettres d’intention avant l’attribution du contrat principal ».
17 La CRTO a rendu sa décision le 28 février 1992 ([1992] O.L.R.D. No. 695 (QL)). Le grief de la FIOE a été maintenu. La décision de la CRTO a confirmé l’engagement, pris par l’appelante dans sa convention collective, de n’avoir recours qu’à des sous-traitants en électricité dont les employés étaient affiliés à la FIOE. Ce différend est exposé en détail dans l’arrêt de notre Cour confirmant la décision de la CRTO : Ellis-Don Ltd. c. Ontario (Commission des relations de travail), [2001] 1 R.C.S. 221, 2001 CSC 4. L’appelante a admis, pendant l’interrogatoire préalable, que son directeur interne des affaires juridiques et des relations de travail, M. Paul Richer, avait reçu la décision de la CRTO à cette date ou peu après, mais que cette décision n’avait manifestement été communiquée à son gestionnaire du projet de l’OTMH, M. Bruno Antidormi, que vers le 10 mars 1992.
18 Dans l’intervalle, le propriétaire avait apporté diverses modifications à son projet dans le premier appel d’offres modifié (également connu sous le nom de premier addenda complémentaire). Malgré la décision de la CRTO, l’appelante a demandé aux corps de métier, y compris l’intimée, de soumettre, au plus tard le 12 mars, des prix pour les modifications apportées au contrat. L’intimée a proposé le prix de 132 192 $ (portant sa soumission totale à 5 671 192 $). L’appelante a également inclus ce prix dans la soumission qu’elle a présentée au propriétaire le 17 mars 1992, c’est‑à‑dire trois semaines après la décision de la CRTO et sept jours après que ses gestionnaires de projet eurent été mis parfaitement au courant du contenu de la décision et qu’ils se furent donné suffisamment de temps pour en saisir toute la portée.
19 Lorsque l’intimée a appris de certains de ses fournisseurs que l’appelante sollicitait des soumissions auprès de sous-traitants en électricité concurrents, l’un de ses gestionnaires, M. Colin Harkness, a téléphoné au gestionnaire de projet de l’appelante pour lui demander des explications. Monsieur Harkness a alors immédiatement noté par écrit sa version de la conversation téléphonique du 15 avril 1992 :
[traduction]
Q. Comme il s’agit d’une note manuscrite, peut-être pourriez-vous la lire à la cour.
R. Il est écrit « Informé par Bruno Antidormi, au cours d’une conversation téléphonique, qu’il sollicite d’autres prix pour les travaux d’électricité, mais qu’il est incapable d’obtenir que quelqu’un le fasse au prix que nous lui avons fixé. Commentaires véritables . . . » et ceci est en italique « . . . je ne peux pas recourir aux services de Naylor pour ce projet et je ne peux pas obtenir que quelqu’un d’autre le fasse à votre prix. »
20 L’intimée a conclu, à juste titre selon le juge de première instance, que l’appelante [traduction] « marchandait [alors] la soumission de Naylor » avec des entreprises rivales.
21 Le 3 mai 1992, le président de l’intimée a fait parvenir au propriétaire, l’OTMH, une lettre dans laquelle il se plaignait du double jeu auquel se livrait apparemment l’appelante. Il n’a pas obtenu satisfaction. Le 6 mai 1992, le propriétaire a accordé le contrat principal, incluant le premier appel d’offres modifié (premier addenda complémentaire), à l’appelante qui, à l’époque, n’avait encore trouvé aucun autre sous-traitant en électricité disposé à réaliser le projet au prix fixé par l’intimée. En fait, le contrat principal comportait l’article 10.2 dans lequel l’appelante s’engageait apparemment à retenir les services de l’intimée :
[traduction]
10.2 L’entrepreneur convient d’avoir recours aux services des sous‑traitants qu’il a proposés par écrit et qui ont été acceptés par le propriétaire lors de la signature du contrat.
22 Le 5 mai 1992, l’appelante a offert à l’intimée de lui accorder le contrat de sous-traitance des travaux d’électricité au prix de la soumission si elle acceptait de s’affilier à la FIOE. L’intimée, qui avait déjà un syndicat, a considéré à juste titre que cette offre constituait un stratagème de l’appelante pour se débarrasser de ses problèmes syndicaux en les lui refilant à elle et à ses employés. Elle a refusé.
23 Le 13 mai 1992, l’appelante a informé par écrit l’intimée que, en raison de la décision rendue par la CRTO le 28 février 1992, elle [traduction] « ser[ait] malheureusement dans l’impossibilité d’accorder à [l’]entreprise [de l’intimée] le contrat de sous‑traitance des travaux d’électricité ».
24 En juillet 1992, l’appelante a fait parvenir à Guild Electric (un sous‑traitant affilié à la FIOE) une lettre indiquant son intention de lui accorder le contrat de sous‑traitance des travaux d’électricité au prix de 5 671 192 $, soit exactement le prix que l’intimée avait proposé dans sa soumission. Guild Electric avait été présélectionnée pour le projet de l’OTMH, mais avait décidé de ne pas présenter de soumission. Elle n’était donc pas un sous-traitant admissible en vertu de l’alinéa 13c) des règles applicables au dépôt de soumissions, que l’appelante considérait désormais comme inapplicable. Le contrat final de sous-traitance conclu, par la suite, avec Guild Electric comportait une différence de prix reconnue comme étant négligeable.
25 L’intimée a intenté une action pour inexécution de contrat et enrichissement sans cause. Son action en responsabilité contractuelle a été rejetée, mais elle a obtenu en première instance la somme de 14 560 $ à titre de dommages‑intérêts pour enrichissement sans cause, laquelle somme correspondait aux dépenses engagées pour préparer sa soumission. L’intimée a interjeté appel et a obtenu la somme de 182 500 $ à titre de dommages-intérêts pour inexécution de contrat, plus des intérêts avant jugement et des dépens. L’appelante se pourvoit contre cette décision uniquement en ce qui concerne la question de la responsabilité. L’intimée forme un pourvoi incident sur la question du montant des dommages-intérêts.
II. Les jugements
1. Cour de l’Ontario (Division générale) (1996), 30 C.L.R. (2d) 195
26 Le juge Langdon a conclu que, selon la procédure d’appel d’offres convenue par les parties, l’attribution du contrat principal à l’appelante n’entraînait pas automatiquement la formation d’un contrat de sous‑traitance des travaux d’électricité entre cette dernière et l’intimée. Les règles traditionnelles de la formation des contrats exigent que l’acceptation soit communiquée, et l’appelante n’a jamais communiqué son acceptation à l’intimée. Quoi qu’il en soit, si tant est qu’un contrat relatif aux travaux d’électricité ait pu se former, la décision de la CRTO, en date du 28 février 1992, l’a rendu inexécutable du fait qu’elle interdisait à l’appelante de conclure un contrat avec un sous-traitant en électricité non affilié à la FIOE. Le juge a affirmé que, dans l’hypothèse où il aurait commis une erreur au sujet de la responsabilité de l’appelante, il accorderait à l’intimée des dommages-intérêts de 730 286 $ pour inexécution de contrat en vue de l’indemniser de la perte de profits relative au projet en question.
27 Le juge de première instance a ensuite accueilli l’action de l’intimée pour enrichissement sans cause. Après avoir analysé le travail que les estimateurs avaient accompli pour préparer la soumission et les frais généraux qui s’y rattachaient, le juge a accordé à l’intimée la somme de 14 560 $.
2. Cour d’appel de l’Ontario (1999), 43 O.R. (3d) 325
28 Madame le juge Weiler a statué, au nom de la cour, que le système de soumissions vise notamment à empêcher le marchandage de soumissions. Elle a conclu que l’appelante avait agi de manière [traduction] « contraire à l’éthique » en négociant avec Guild Electric le prix proposé par l’intimée dans sa soumission.
29 Quant au contrat, elle a appliqué l’analyse de la procédure d’appel d’offres contenue dans l’arrêt La Reine du chef de l’Ontario c. Ron Engineering & Construction (Eastern) Ltd., [1981] 1 R.C.S. 111. Ceux qui ont recours au système de soumissions conviennent mutuellement d’être liés par ses conditions, de sorte que la présentation d’une soumission par un sous-traitant ou par un entrepreneur principal [traduction] « entraîne l’acceptation de toutes les conditions du système de soumissions et la conclusion d’un contrat préliminaire ou contrat A ». Les règles prévoyaient que la soumission de l’intimée était irrévocable pendant un certain délai. Le processus d’appel d’offres repose sur le principe selon lequel les sous-traitants sont liés par leur soumission lorsque celle‑ci a été incorporée dans la soumission d’un entrepreneur principal et que cette dernière est devenue irrévocable : Northern Construction Co. c. Gloge Heating & Plumbing Ltd. (1986), 19 C.L.R. 281 (C.A. Alb.).
30 En contrepartie, le sous-traitant lié par une soumission irrévocable acquiert des droits en vertu du contrat A. Il n’a pas automatiquement droit au contrat de sous‑traitance des travaux d’électricité (contrat B), mais ce contrat doit lui être accordé à moins que l’appelante (ou le propriétaire) ne soulève une « objection raisonnable » conformément à l’article 10 des conditions générales du contrat type.
31 Madame le juge Weiler a décidé que l’objection de l’appelante au sujet de l’intimée n’était pas raisonnable pour les raisons suivantes : a) Ellis-Don a « marchandé » la soumission de Naylor, b) Ellis-Don aurait dû s’efforcer de supprimer l’obstacle auquel se heurtait son objection en demandant à la CRTO de clarifier si elle pouvait conclure un contrat avec Naylor, et c) Ellis-Don aurait dû donner à Naylor la possibilité de s’entendre avec une société affiliée à la FIOE pour conserver une partie des profits découlant du contrat de sous-traitance. Selon elle, la décision de la CRTO n’interdisait pas nécessairement à l’appelante de recourir aux services de l’intimée. Au contraire, citant la décision de la CRTO dans l’affaire Aluma Systems Canada Inc., [1994] O.L.R.D. No. 4398 (QL), madame le juge Weiler a affirmé que [traduction] « la CRTO tient compte du préjudice qu’un entrepreneur principal peut subir lorsqu’il a soumis une offre qui le lie. Il semble que, dans un tel cas, le syndicat ne pourrait pas réclamer des dommages‑intérêts. » L’appelante n’ayant pas démontré que son objection était raisonnable, on a jugé qu’elle avait contrevenu au contrat A conclu avec l’intimée.
32 Madame le juge Weiler a accepté l’estimation de la perte de profits de l’intimée (730 286 $) faite par le juge de première instance. Elle a réduit ce montant de moitié pour tenir compte des impondérables du chantier, puis a réduit de moitié ce nouveau montant afin de tenir compte du fait que la CRTO aurait pu refuser que le contrat soit attribué à Naylor ou que Naylor aurait pu devoir conclure un contrat avec un autre sous-traitant en électricité affilié à la FIOE. À la lumière de ces considérations, la cour a accueilli l’appel et a accordé à l’intimée la somme de 182 500 $ à titre de dommages‑intérêts.
III. Analyse
33 La perspective d’un important projet de construction déclenche généralement une suite d’invitations à soumissionner qui va du propriétaire jusqu’aux entrepreneurs principaux, aux sous-traitants, aux fournisseurs et à d’autres participants. Suit une série de soumissions en réponse à ces invitations. Le système de soumissions vise, selon ses propres termes, à protéger les attentes raisonnables de tous les participants. Cet objectif est réalisé grâce à l’établissement de règles claires, de délais précis et d’une procédure ordonnée en matière de formation de contrats, et à la divulgation simultanée des soumissions. Les soumissionnaires sont tenus de maintenir leur offre pendant une période déterminée. Cela a évidemment pour effet d’immobiliser leurs ressources et peut, selon les circonstances, présenter un risque financier. En contrepartie, ils ont l’assurance d’un traitement équitable conforme aux règles établies par la procédure d’appel d’offres applicable.
34 Au cours des 20 dernières années, l’effet juridique des appels d’offres a été abordé en fonction de l’analyse fondée sur l’existence d’un contrat A et d’un contrat B effectuée par le juge Estey dans l’arrêt Ron Engineering, précité, p. 119 :
Il ressort manifestement de l’examen des conditions auxquelles la soumission a été faite que sa présentation a donné lieu à un contrat entre l’entrepreneur et la propriétaire, en vertu duquel le soumissionnaire ne pouvait retirer la soumission pendant les soixante jours suivant la date d’ouverture des soumissions. Plus loin dans les présents motifs, j’appellerai ce premier contrat le contrat A pour le distinguer du contrat d’entreprise lui‑même qui résulte de l’acceptation de la soumission et que j’appellerai le contrat B.
35 Par la suite, dans l’arrêt M.J.B. Enterprises Ltd. c. Construction de Défense (1951) Ltée, [1999] 1 R.C.S. 619, la Cour a accueilli le pourvoi que l’auteur d’une soumission non retenue avait formé à la suite de l’attribution d’un contrat principal à un soumissionnaire non qualifié, contrairement à une condition implicite du contrat A. La Cour a saisi l’occasion pour confirmer que le contrat A ne prend pas naissance automatiquement dès la présentation d’une soumission et que, si un tel contrat se forme, il faut en déterminer les conditions de la même manière que pour tout autre contrat, et non appliquer un quelconque modèle juridique abstrait. Le juge Iacobucci a insisté sur ce point, au par. 17 :
. . . il est toujours possible que le contrat A ne soit pas formé dès la présentation d’une soumission, ou qu’il y ait formation du contrat A mais que l’irrévocabilité de la soumission n’en soit pas une condition; cela dépend des conditions de l’appel d’offres.
Voir aussi Martel Building Ltd. c. Canada, [2000] 2 R.C.S. 860, 2000 CSC 60, par. 80.
36 Dans les deux arrêts Ron Engineering et M.J.B. Enterprises, précités, il était question de propriétaires et d’entrepreneurs principaux. En l’espèce, le problème se situe à un échelon inférieur. Quoi qu’il en soit, ces arrêts indiquent clairement que l’interprétation fondée sur l’existence d’un contrat A et d’un contrat B repose sur les principes ordinaires de formation des contrats. En principe, rien ne s’oppose à ce que cette méthode soit appliquée à cet échelon inférieur. L’existence et le contenu du contrat A dépendent des faits de chaque affaire. Par conséquent, étant donné que le contrat principal a été accordé à l’appelante en l’espèce, il faut se demander si l’intimée avait droit, en vertu de son contrat A avec l’appelante, à la conclusion du contrat B (le contrat de sous-traitance des travaux d’électricité) ou encore à des dommages‑intérêts en raison du refus de l’appelante de conclure le contrat B.
37 Le présent pourvoi soulève donc cinq questions :
1. Y a-t-il eu formation d’un contrat A entre l’appelante et l’intimée relativement au projet en cause et, dans l’affirmative, quelles en étaient les conditions?
2. La décision de la CRTO, en date du 28 février 1992, a‑t‑elle rendu ce contrat inexécutable?
3. Sinon, l’appelante a-t-elle violé les conditions du contrat A?
4. Dans l’affirmative, quel montant de dommages-intérêts doit être accordé?
5. Subsidiairement, l’intimée a-t-elle droit à une indemnité fondée sur l’enrichissement sans cause?
38 Certains arguments avancés devant notre Cour par l’intimée cachaient parfois des allégations qui semblaient tenir de la responsabilité délictuelle, y compris des allégations de déclaration inexacte faite par négligence. Or, la responsabilité délictuelle n’a été ni invoquée ni plaidée devant les cours d’instance inférieure et elle n’interviendra pas dans le règlement du présent pourvoi.
1. Y a-t-il eu formation d’un contrat A et, dans l’affirmative, quelles en étaient les conditions?
39 L’intimée a soutenu au procès qu’après avoir obtenu le contrat principal l’appelante était dès lors tenue, en vertu du contrat A, de conclure avec elle le contrat de sous‑traitance des travaux d’électricité, c’est-à-dire le contrat B. L’intimée invoque à cet égard la décision de la Cour suprême de la Colombie-Britannique, M.J. Peddlesden Ltd. c. Liddell Construction Ltd. (1981), 128 D.L.R. (3d) 360.
40 Ce pourrait être le cas si un ensemble différent de règles s’appliquait au dépôt de soumissions, mais rien dans le présent appel d’offres ou dans les documents connexes ne peut avoir cet effet. Au contraire, comme l’a souligné madame le juge Weiler de la Cour d’appel de l’Ontario, le dossier d’appel d’offres prévoyait clairement la possibilité de substituer un autre sous-traitant à celui inclus dans la soumission présentée pour l’obtention du contrat principal. L’article 10.3 des conditions générales de l’appel d’offres prévoit que le propriétaire peut, pour des motifs raisonnables, s’opposer à un sous-traitant et, le cas échéant, l’entrepreneur principal doit faire appel à un autre sous‑traitant. Selon l’article 10.5, l’entrepreneur principal n’est pas tenu de retenir, comme sous-traitant, une personne ou une entreprise à laquelle il peut raisonnablement s’opposer. Ces conditions sont incorporées dans le contrat A et sont manifestement incompatibles avec la thèse du « présumé contrat B » préconisée par l’intimée. Conformément aux principes habituels de la formation des contrats, la communication de l’acceptation était nécessaire à la formation du contrat B.
41 Cependant, le dossier d’appel d’offres établit tout aussi clairement que l’entrepreneur principal a, en vertu du contrat A, des obligations envers les sous‑traitants qu’il a inclus dans sa propre soumission. Le système de soumissions n’est pas là seulement pour la commodité de l’entrepreneur principal.
42 Les Ontario Bid Depository Standard Rules and Procedures garantissent aux participants que le système de soumissions [traduction] « assure la protection de l’intégrité de la soumission pendant le processus d’appel d’offres » et, en particulier, garantit au sous-traitant qu’il [traduction] « [p]eut présenter une soumission à des entrepreneurs principaux en sachant que celle-ci ne fera pas l’objet d’un “marchandage” ». C’est en ce sens que les entrepreneurs principaux reçoivent la directive suivante à l’article 16.1 des directives aux soumissionnaires (Instructions to Bidders) :
[traduction]
16.1 Le soumissionnaire doit soumettre avec le dossier d’appel d’offres [. . .] le nom des sous‑traitants à qui il entend confier l’exécution des travaux prévus au contrat et qu’il compte inclure dans le contrat qu’il signera avec le propriétaire.
Le formulaire joint que les entrepreneurs principaux doivent soumettre au propriétaire comporte la condition suivante à l’article 3 :
[traduction]
3. Les sous-traitants suivants sont inclus dans le marché à forfait et ils exécuteront les travaux indiqués. . . [Je souligne.]
43 L’appelante devait donc inclure la disposition suivante et elle l’a fait à l’article 3 de son offre visant à obtenir le contrat principal :
[traduction]
3. Les sous-traitants suivants sont inclus dans le marché à forfait et ils exécuteront les travaux indiqués : [. . .] à savoir : [. . .] Électricité [. . .] Naylor Group Incorporated. [Je souligne.]
44 En outre, comme nous l’avons vu, le contrat final conclu entre le propriétaire et l’appelante, qui était un contrat type conforme aux règles applicables au dépôt de soumissions, prévoyait à l’article 10.2 des conditions générales du marché à forfait (Stipulated Price Contract) :
[traduction]
10.2 L’entrepreneur convient d’avoir recours aux services des sous‑traitants qu’il a proposés par écrit et qui ont été acceptés par le propriétaire lors de la signature du contrat.
45 En dehors d’un régime de dépôt des soumissions ou d’un autre régime comparable, de telles dispositions pourraient ne s’appliquer qu’entre le propriétaire et l’entrepreneur principal et n’être d’aucun secours à un tiers, tel un candidat sous‑traitant. En l’espèce, toutefois, un régime structuré de dépôt des soumissions était en place, et ces documents types entre l’entrepreneur principal et le propriétaire faisaient partie du régime de dépôt des soumissions appliqué et formaient l’assise contractuelle du dépôt de soumissions par les sous‑traitants. En fait, c’était ce qui expliquait pourquoi le système de soumissions pouvait leur garantir que leurs soumissions ne ferait pas l’objet d’un « marchandage ». La garantie de la conclusion d’un contrat avec le sous-traitant inclus, sous réserve d’une objection raisonnable, représentait pour les sous‑traitants la condition la plus importante du contrat A.
46 Cette interprétation du contrat A concorde en tous points avec les réponses données lors de l’interrogatoire préalable par le vice‑président de l’appelante qui avait signé la soumission présentée à l’OTMH :
[traduction]
Question 91 : N’est-il pas exact que, dans l’après-midi du 10 décembre, date de clôture des soumissions des sous‑traitants, M. Quinless et vous‑même avez décidé de recourir aux services de Naylor Group pour les travaux d’électricité?
L’AVOCAT : Il a dit qu’il avait été question d’« inclure » et non de « recourir aux services ».
LE DÉPOSANT : Nous inclurions leur prix.
Puis, au numéro 93, la question est la suivante :
Question 93 : Donc, si l’hôpital acceptait votre soumission, vous attribueriez alors le contrat de sous-traitance des travaux d’électricité à Naylor au prix indiqué.
Réponse : Sous réserve de certaines clarifications, je ne puis faire une affirmation aussi catégorique.
Question 94 : Vous avez mentionné « certaines clarifications ». Qu’entendez-vous par là?
Réponse : Notre façon de procéder consiste à rencontrer le sous‑traitant et à passer en revue les travaux à exécuter. Nous devons notamment nous assurer qu’il respectera notre échéancier et qu’il a une idée exacte des travaux à exécuter. Nous présenterions la soumission au propriétaire et, compte tenu du processus en place, nous présumons qu’il en serait ainsi.
Si elles sont insuffisantes, les « clarifications » mentionnées par le témoin de l’appelante devront être analysées à la lumière du principe de l’objection raisonnable. Aucune autre condition préalable n’a été mentionnée.
47 Par conséquent, je rejette le commentaire sarcastique du gestionnaire de projet de l’appelante, selon lequel le système de soumissions n’est [traduction] « qu’une façon recherchée d’indiquer que quelqu’un se fait proposer des prix ». Il était contraire aux règles applicables au dépôt de soumissions que la soumission d’un sous‑traitant, une fois divulguée, serve simplement à négocier avec d’autres sous‑traitants en électricité en vue d’obtenir un prix équivalent ou inférieur.
48 L’appelante se défend d’avoir « marchandé » la soumission de l’intimée, au sens donné à cette expression par le juge de première instance, parce qu’au moment où elle a demandé la soumission elle avait l’intention d’accorder le contrat de sous‑traitance à l’intimée si sa soumission était la plus basse. L’appelante prétend avoir par la suite utilisé le prix proposé par l’intimée comme « budget » des travaux à exécuter et non pour obtenir un prix encore moins élevé de la part d’autres sous-traitants. Bien qu’elle soit plausible, cette affirmation passe à côté de la question. À ce stade, il s’agit non pas de savoir si l’appelante s’est livrée au marchandage de soumissions au sens donné par le juge de première instance, mais de déterminer si les règles applicables au dépôt de soumissions créaient effectivement un obstacle contractuel à cette pratique qui constituait un argument de vente majeur pour l’industrie. À mon avis, les documents susmentionnés, interprétés à la lumière des règles du Bureau de dépôt des soumissions de Toronto, visaient à faire naître et ont fait naître, dès la présentation de la soumission, un contrat A obligeant l’entrepreneur principal retenu à sous‑traiter, en l’absence d’objection raisonnable, avec les entreprises incluses dans sa soumission.
49 L’appelante prétend aussi qu’en fait la cour en l’espèce « conclurait à l’existence » d’une condition dans le contrat A sans respecter les conditions strictes établies dans les arrêts Société hôtelière Canadien Pacifique Ltée c. Banque de Montréal, [1987] 1 R.C.S. 711, et Martel Building, précité. J’estime, toutefois, que l’obligation de conclure un contrat, sous réserve d’une objection raisonnable, découle directement des règles applicables au dépôt de soumissions et des documents types connexes (requis), et qu’elle ne procède pas d’une condition « implicite ».
50 Enfin, l’appelante prévient que cette conclusion [traduction] « impose des contraintes très paralysantes qui limitent la capacité des entrepreneurs principaux et des propriétaires de régler les problèmes inhabituels qui peuvent survenir dans le processus d’appel d’offres ou de soumissions ». Il me semble que les règles applicables au dépôt de soumissions sont destinées à imposer des contraintes. L’entrepreneur principal est protégé par l’article 10 des conditions générales du marché à forfait (Stipulated Price Contract), qui permet d’écarter un sous-traitant lorsque le propriétaire a un [traduction] « motif raisonnable » de s’y opposer (article 10.3), ou lorsque l’entrepreneur principal [traduction] « peut formuler une objection raisonnable » (article 10.5). La protection de l’entrepreneur principal réside dans le droit contractuel de formuler une objection. La protection du sous-traitant réside dans la notion du « caractère raisonnable ». Une objection déraisonnable n’est pas suffisante. Si d’autres participants au régime de dépôt des soumissions conviennent avec l’appelante qu’une telle contrainte est « paralysante », les règles peuvent toujours être modifiées.
51 Je souscris donc à l’opinion de madame le juge Weiler que, compte tenu de l’ensemble des diverses modalités régissant le Bureau de dépôt des soumissions de Toronto, force est de conclure que, lorsque l’appelante a choisi d’inclure la soumission de l’intimée dans celle qu’elle a présentée au propriétaire, elle s’est engagée à confier les travaux d’électricité en sous-traitance à l’intimée en l’absence d’objection raisonnable. Ce qui est « raisonnable » dépend des faits de l’affaire.
2. La décision de la CRTO, en date du 28 février 1992, a‑t‑elle rendu le contrat A inexécutable?
52 L’appelante affirme que, même si elle était liée par le contrat A, quelles qu’en fussent les conditions, la décision rendue le 28 février 1992 par la CRTO — qui l’obligeait à recourir aux services d’électriciens affiliés à la FIOE pour ses projets — a néanmoins eu pour effet de la libérer de toute obligation envers l’intimée. Les employés de l’intimée étaient membres d’un autre syndicat. Le contrat de sous‑traitance devenait donc impossible, selon l’appelante.
53 Il y a impossibilité d’exécution lorsque survient une situation que les parties n’ont pas prévue dans le contrat et qui fait en sorte que l’exécution du contrat devient [traduction] « quelque chose de radicalement différent des engagements pris au contrat » : Peter Kiewit Sons’ Co. c. Eakins Construction Ltd., [1960] R.C.S. 361, le juge Judson, p. 368, citant l’arrêt Davis Contractors Ltd. c. Fareham Urban District Council, [1956] A.C. 696 (H.L.), p. 729.
54 La jurisprudence plus ancienne relative à l’« impossibilité d’exécution » faisait appel à la thèse de la « condition implicite ». Le tribunal devait se poser la question hypothétique suivante : si, au moment de conclure le contrat, les parties contractantes avaient, en tant que personnes raisonnables, prévu l’événement qui est survenu, auraient-elles convenu qu’il mettrait fin au contrat? Cette thèse de la condition implicite est désormais largement rejetée parce qu’elle repose sur la fiction et l’imputation.
55 La méthode utilisée dans la jurisprudence plus récente, notamment l’arrêt Peter Kiewit, est plus réaliste. L’intervention de la cour est sollicitée non pas pour mettre à exécution une intention fictive imputée aux parties, mais pour libérer les parties de leur marché en raison d’un événement nouveau (en l’occurrence, la décision de la CRTO) qui est survenu sans qu’il n’y ait eu faute de la part de l’une ou l’autre des parties. Par exemple, il faudrait en l’espèce que l’événement nouveau ait tellement modifié la nature de l’obligation de l’appelante de conclure un contrat avec l’intimée que contraindre cette dernière à l’exécuter, malgré le changement de circonstances, reviendrait à lui ordonner de faire quelque chose de radicalement différent de ce qui a été convenu par les parties dans le contrat d’appel d’offres : Hydro-Québec c. Churchill Falls (Labrador) Corp., [1988] 1 R.C.S. 1087; McDermid c. Food-Vale Stores (1972) Ltd. (1980), 14 Alta. L.R. (2d) 300 (B.R.); O’Connell c. Harkema Express Lines Ltd. (1982), 141 D.L.R. (3d) 291 (C. cté Ont.), p. 304; Petrogas Processing Ltd. c. Westcoast Transmission Co. (1988), 59 Alta. L.R. (2d) 118 (B.R.); Victoria Wood Development Corp. c. Ondrey (1978), 92 D.L.R. (3d) 229 (C.A. Ont.), p. 242; G. H. L. Fridman, The Law of Contract in Canada (4e éd. 1999), p. 677-678.
56 Bien que cette seconde méthode (« un changement radical de l’obligation ») soit préférable et constitue maintenant le critère établi, l’argumentation de l’appelante ne pourrait être acceptée ni en vertu de l’ancienne méthode ni en vertu de la nouvelle. Aucun « événement nouveau » n’est survenu au sens requis par l’une ou l’autre façon d’aborder la théorie de l’impossibilité d’exécution et, en fait, il était prévisible que la CRTO rendrait une décision défavorable à l’appelante.
57 En toute déférence pour le juge de première instance qui a conclu que la décision rendue le 28 février 1992 par la CRTO a rendu inexécutable toute obligation découlant du contrat A, j’estime que l’appelante n’est pas dans une meilleure situation que la personne qui vend sa maison à deux acheteurs successifs. C’était le droit d’exécuter les travaux d’électricité qui était en cause. La FIOE a affirmé qu’on lui avait promis, en 1962, que l’exécution des travaux d’électricité liés aux projets de l’appelante serait confiée à ses membres, et la CRTO a jugé que l’appelante avait largement respecté cette obligation émanant de la négociation collective, au cours des 30 années subséquentes. La décision rendue le 28 février 1992 par la CRTO a reconnu et confirmé l’existence de l’obligation de l’appelante envers la FIOE; elle n’a pas créé cette obligation. Par conséquent, lorsque l’appelante a communiqué avec l’intimée pour faire exécuter les travaux du projet de l’OTMH par des ouvriers non affiliés à la FIOE et qu’elle a, par la suite, inclus la soumission de l’intimée dans celle qu’elle a présentée au propriétaire, elle promettait du travail qui, en ce qui concernait la FIOE, avait déjà été confié à quelqu’un d’autre.
58 Selon moi, la décision de la CRTO n’était pas plus un « événement nouveau » que ne le serait une décision judiciaire confirmant la validité du premier de deux contrats de vente incompatibles d’une maison. La décision judiciaire, loin de rendre le second contrat inexécutable et d’y mettre fin, jette simplement les bases d’une action en dommages-intérêts par le second acheteur. La CRTO n’a fait que confirmer la validité d’une obligation préexistante contractée librement par l’appelante et divulguée trop tard à l’intimée.
59 Une autre raison s’oppose, selon moi, à l’application de la théorie de l’impossibilité d’exécution. Le contrat A n’a pas écarté la possibilité que l’appelante « s’oppose raisonnablement », pour un motif valable, à l’attribution du contrat de sous‑traitance à l’intimée. Le propriétaire et l’appelante s’étaient assurés que l’intimée était qualifiée, grâce aux renseignements dont ils disposaient au moment où la soumission de cette dernière a été incluse dans celle présentée pour l’obtention du contrat principal. Toutefois, il est évident que des événements subséquents (comme, par exemple, la perte d’employés indispensables) ou des renseignements communiqués tardivement (comme, par exemple, l’insolvabilité) auraient pu rendre une objection raisonnable. Les parties au contrat A ont expressément prévu le critère qui serait appliqué pour faire face à des circonstances nouvelles au moyen d’un mécanisme de sortie souple fondé sur le caractère raisonnable. Aux fins d’interprétation, il n’est pas nécessaire ici d’examiner les réparations imposées par les tribunaux à la suite d’une allégation de changement radical de la portée de l’obligation contractuelle.
60 La question de droit que soulèvent les faits de la présente affaire est non pas celle de la théorie de l’impossibilité d’exécution, mais celle de savoir si, compte tenu de la conduite de l’appelante eu égard aux règles applicables au dépôt de soumissions, il était « raisonnable » qu’elle s’oppose à l’affiliation syndicale de l’intimée.
3. L’appelante a-t-elle violé les conditions du contrat A?
61 L’appelante n’a pas cessé de faire valoir que sa seule objection concernant l’intimée émane du fait qu’elle n’est pas un sous-traitant affilié à la FIOE. À mon avis, la conduite qu’elle a adoptée pendant tout le projet de l’OTMH l’empêche de qualifier cette objection de « raisonnable ».
62 Cela ne revient pas à minimiser l’importance de la confirmation par la CRTO des droits de négociation de la FIOE. Je ne partage pas, comme nous le verrons, l’optimisme de la Cour d’appel qui estime que la décision de la CRTO pourrait être tempérée ou contournée (la CRTO elle-même ne semble pas non plus être de cet avis : Marathon-Delco Inc., [2000] O.L.R.D. No. 542 (QL)). On pourrait s’attendre à ce que, après avoir fait chèrement et durement reconnaître le bien-fondé de sa position, la FIOE cherche à récolter les fruits de sa victoire. L’intimée affirme que l’appelante a simplement agi de manière sournoise et grossière. Elle savait qu’elle serait poursuivie soit par la FIOE soit par l’intimée, selon l’entreprise qui obtiendrait le contrat de sous-traitance des travaux d’électricité. Elle a apparemment considéré qu’il valait mieux être poursuivi par l’intimée. Cette observation peut être véridique jusqu’à un certain point, mais ce qui est plus important c’est que la décision de la CRTO s’appuie sur un régime légal d’exécution dont l’appelante est forcée de reconnaître la primauté. La Loi de 1995 sur les relations de travail de l’Ontario, L.O. 1995, ch. 1, ann. A (auparavant Loi sur les relations de travail, L.R.O. 1990, ch. L.2), exige d’un employeur qu’il se conforme à une ordonnance de la CRTO (par. 48(18)) qui peut être mise à exécution de la même manière qu’une ordonnance de la Cour supérieure de l’Ontario (par. 48(19)). La personne morale qui viole une ordonnance commet une infraction punissable d’une amende maximale de 25 000 $ (al. 104(1)b)), et une infraction distincte est commise chaque jour que la violation se poursuit (par. 104(2)). (Les numéros d’articles mentionnés sont les numéros actuels des dispositions pertinentes de la Loi.)
63 En toute déférence, l’argument de l’appelante est faible. La rigueur des dispositions de la Loi ne fait que souligner l’absurdité de la conduite de l’appelante et des assurances qu’elle a données alors que la décision de la CRTO était imminente. Si l’appelante avait plutôt fait l’objet d’une ordonnance judiciaire lui enjoignant de vendre sa maison à un acheteur antérieur (pour reprendre l’analogie évoquée plus haut), l’omission de se conformer à l’ordonnance d’exécution intégrale entraînerait également de graves conséquences, mais l’ordonnance judiciaire ne la libérerait pas de l’obligation de verser des dommages-intérêts à l’acheteur évincé. Il en va de même avec le contrat A. L’appelante a choisi d’inclure l’intimée au lieu de sa rivale affiliée à la FIOE, Comstock, et elle s’est ainsi assurée l’obtention du contrat principal en présentant la soumission la plus basse. La CRTO a jugé qu’elle avait déjà promis de confier l’exécution des travaux aux électriciens affiliés à la FIOE. Cette obligation antérieure l’empêchait de s’acquitter de l’obligation subséquente qui lui incombait en vertu du contrat A. Elle ne pouvait pas tenir ses deux promesses. Il est tout à fait équitable qu’elle indemnise l’intimée pour son inexécution du contrat A.
64 Le dilemme de l’appelante n’est pas sans susciter une certaine compassion. La CRTO a mis un an avant de rendre sa décision. Dans l’intervalle, l’appelante, en tant que gestionnaire pragmatique, devait soit présenter une soumission incluant des sous‑traitants affiliés à la FIOE (peut-être inutilement) et risquer de perdre d’importants projets, soit inclure des sous‑traitants non affiliés à la FIOE (peut-être à tort) et s’exposer à la colère du syndicat et, peut‑être, de la CRTO. Somme toute, le problème réside dans le fait qu’elle a tenté de résoudre son dilemme aux dépens de l’intimée.
65 Alors qu’elle était parfaitement au courant de la situation concernant la FIOE, l’appelante avait pris la peine d’assurer à l’intimée que son affiliation à un syndicat maison n’était pas une source de préoccupation et ne susciterait aucune objection. En décembre 1991, elle a inclus la soumission de l’intimée dans celle qu’elle a présentée pour l’obtention du contrat principal, alors qu’elle était parfaitement au courant de l’engagement des procédures de la FIOE devant la CRTO et du fait que l’intimée n’était pas affiliée à la FIOE. Elle a confirmé qu’elle consentait à recourir aux services de l’intimée en incluant le prix proposé par cette dernière au sujet de l’addenda dans la soumission qu’elle a présentée au propriétaire le 17 mars 1992, soit plus de deux semaines après que son directeur des affaires juridiques et des relations de travail eut été pleinement informé de la décision de la CRTO et qu’il eut entrepris des consultations au sujet de son incidence. Elle a officiellement confirmé le rôle prévu de l’intimée dans le contrat qu’elle a conclu avec le propriétaire le 6 mai 1992, parce que, si elle ne l’avait pas fait, elle aurait dû reconnaître qu’elle concluait un contrat de plusieurs millions de dollars portant notamment sur des travaux d’électricité majeurs, sans avoir d’entrepreneur affilié à la FIOE qui soit prêt à les exécuter au prix soumis par l’intimée. L’appelante n’était pas disposée à confier les travaux d’électricité à Comstock qui participait déjà au projet comme entrepreneur en mécanique et dont la soumission dépassait de 411 000 $ celle de l’intimée.
66 À ces égards, la preuve était claire et n’a pas été contredite. L’intimée a elle‑même signalé le problème potentiel de l’affiliation à la FIOE lorsqu’elle a été approchée pour la première fois au début du mois de novembre 1991. À la suite de consultations au sein de l’organisation appelante, M. Paul Quinless qui, en sa qualité d’estimateur principal, était chargé de préparer la soumission relative au projet de l’OTMH, a donné l’assurance qu’il n’y aurait aucun problème. Monsieur Quinless a fait la déposition suivante :
[traduction]
R. . . . Ma première tâche était de communiquer avec tous les sous‑traitants présélectionnés, tous les sous-traitants invités et, essentiellement, de les inviter à présenter une soumission. Ils ont donc été invités, par courrier ou par télécopie, à soumissionner.
. . .
R. Naylor m’a posé une question particulière, expliquant que l’entreprise n’était pas syndiquée ou plutôt qu’elle n’était pas affiliée à la FIOE, qu’elle avait un syndicat maison, et elle a demandé si nous pouvions recourir à ses services. J’ai fait des vérifications et j’ai répondu à Naylor que nous pouvions le faire. [Je souligne.]
67 Ce n’est qu’un mois et demi après la décision défavorable de la CRTO que cet avis erroné a été corrigé. En fait, le gestionnaire de projet de l’appelante pour les travaux de l’OTMH, M. Bruno Antidormi, a reconnu que l’intimée n’a même pas été prévenue qu’il pourrait y avoir un problème avec la FIOE :
[traduction]
Q. Vous auriez pu écrire à Naylor et lui dire : « Nous avons eu cette audience. Il se peut que nous perdions. Il pourrait y avoir un problème. »
R. D’accord, un bon conseil.
Q. Mais vous n’avez pas fait ça.
R. Non, nous ne l’avons pas fait.
68 Le 17 mars 1992 — c’est-à-dire bien après la date à laquelle l’appelante reconnaît avoir reçu et examiné la décision de la CRTO — elle a confirmé son choix de l’intimée en approuvant et en soumettant le prix de Naylor en réponse au premier appel d’offres modifié (premier addenda complémentaire). Le gestionnaire de projet de l’appelante a déclaré ce qui suit dans son témoignage :
[traduction]
Q. La lettre du 17 mars a été rédigée quelque 18 jours après que Ellis‑Don eut reçu la décision de la Commission des relations de travail de l’Ontario?
R. C’est exact. J’étais au courant de la décision [de la CRTO] à ce stade.
69 Fait encore plus remarquable, environ deux mois après avoir eu pleinement connaissance de la décision de la CRTO, l’appelante a signé le contrat principal daté du 6 mai 1992, dans lequel elle s’engageait encore une fois envers le propriétaire à recourir aux services de l’intimée pour les travaux d’électricité. Le gestionnaire de projet de l’appelante, M. Bruno Antidormi, a confirmé cela dans son témoignage :
[traduction]
Q. . . . Cette clause [2.2] du contrat [principal] que vous avez signé, Monsieur, prévoit : « L’entrepreneur . . . », c’est‑à‑dire, vous-même, Ellis‑Don . . .
R. Mm-hmmm.
Q. « . . . convient d’avoir recours aux services des sous‑traitants qui ont été proposés par écrit et qui ont été acceptés par le propriétaire lors de la signature du contrat. » Êtes-vous d’accord avec moi?
R. Je suis d’accord.
Q. Jusqu’à cette date, le 6 mai, aviez-vous proposé par écrit un autre sous‑traitant que Naylor pour exécuter les travaux d’électricité?
R. Le 6 mai? Non. . . .
70 Je conviens avec l’appelante que la décision rendue par la CRTO le 28 février 1992 a mis fin à sa capacité légale de recourir aux services de l’intimée. La perte du pari qu’elle avait fait relativement à cette décision ne me paraît pas toutefois suffisante pour la dégager de toute responsabilité pour les conséquences financières qui en ont résulté pour l’intimée. Compte tenu de ces faits, son objection tardive concernant l’intimée était déraisonnable.
71 L’intimée a une perception moins favorable de la conduite de l’appelante. Elle prétend que la non-divulgation du problème concernant la FIOE et les autres agissements mentionnés plus haut étaient loin d’être innocents. Elle soutient que si l’appelante avait inclus la plus basse soumission d’un sous‑traitant affilié à la FIOE (Comstock) pour les travaux d’électricité, sa soumission relative au projet de l’OTMH n’aurait pas été la plus basse. L’intimée affirme que l’appelante a « utilisé » sa soumission pour obtenir le contrat principal et l’a « utilisée » de nouveau pour obtenir qu’un autre sous‑traitant en électricité, Guild Electric, accepte d’exécuter les travaux au même prix, tout cela en contravention des règles du Bureau de dépôt des soumissions de Toronto. Les démentis de l’appelante manquaient beaucoup de conviction :
[traduction]
Q. Alors, M. Antidormi, vous vous êtes tournés vers Guild, alors que vous connaissiez le prix de Naylor, le montant de sa soumission, vous lui avez révélé le montant et lui avez dit « Faites les travaux pour ce montant ».
R. Oui.
Q. Et vous ne pensez pas que vous « marchandiez » le prix de Naylor.
R. Je ne leur ai pas dit de demander un prix équivalent. J’ai dit que c’est ce qu’ils pouvaient avoir pour les travaux.
72 Bien que le juge de première instance et madame le juge Weiler de la Cour d’appel de l’Ontario aient tous deux considéré comme déplorable le comportement de l’appelante à cet égard, je crois qu’il suffit de trancher la présente affaire en fonction du motif restreint selon lequel l’appelante ne pouvait se dégager du contrat A qu’en démontrant que son objection était « raisonnable » compte tenu de l’ensemble des circonstances, ce qu’elle n’a pas fait.
4. À quel montant de dommages-intérêts l’intimée a-t-elle droit pour l’inexécution du contrat A?
73 Le principe bien établi veut que l’intimée soit placée dans une aussi bonne situation, financièrement parlant, qu’elle l’aurait été si l’appelante s’était acquittée des obligations qui lui incombait en vertu du contrat d’appel d’offres. Le montant des dommages-intérêts qui doit être accordé normalement pour le refus injustifié de conclure un contrat dans le domaine de la construction est le prix indiqué au contrat, moins ce qu’il en aurait coûté à l’intimée pour exécuter ou terminer les travaux, c’est‑à‑dire la perte de profits (M.J.B. Enterprises Ltd., précité, p. 650; Twin City Mechanical c. Bradsil (1967) Ltd. (1996), 31 C.L.R. (2d) 210 (C. Ont. (Div. gén.)), p. 225‑226; S. M. Waddams, The Law of Damages (3e éd. 1997), par. 5.890; H. McGregor, McGregor on Damages (16e éd. 1997), par. 1154.
74 L’appelante reconnaît que ces propositions générales sont exactes et, dans l’hypothèse où elle serait tenue responsable, elle ne conteste pas l’évaluation effectuée par la Cour d’appel. C’est l’intimée qui, dans le pourvoi incident, prétend que ce montant est trop bas. Sa réclamation pour perte de profits est de 1 769 412 $. Le président de l’intimée, M. Hitchman, est arrivé à cette somme en appliquant une marge bénéficiaire moyenne de 12,4 pour 100 du prix du contrat plus l’addenda, majorée à 31,2 pour 100 de la totalité des travaux en raison de la capacité démontrée de M. Hitchman de réaliser des profits grâce aux suppléments contractuels.
75 Le juge de première instance a conclu que M. Hitchman était trop optimiste en calculant des profits de 1 769 412 $, et il a plutôt appliqué une marge plus réaliste de 11,2 pour 100 et apporté quelques corrections mineures pour arriver au chiffre de 730 286 $. Effectuant ce qu’il a appelé une [traduction] « évaluation très conjecturale », il a souligné que Guild Electric avait subi d’importantes pertes financières en exécutant les travaux.
76 Le juge de première instance a reconnu que des problèmes imprévus étaient survenus sur le chantier, notamment ce qu’il a décrit comme [traduction] « [l]e désastre de la démolition de la goulotte guide-fils ». Guild Electric avait prévu près du double du temps alloué par l’intimée pour cette étape (entre 300 et 400 heures), mais a en fait consacré 3 000 heures à examiner et à modifier les canalisations électriques existantes. Le juge a, pour cette raison, retranché 100 000 $ de la réclamation de l’intimée pour perte de profits.
77 Le juge de première instance a conclu que l’intimée était mieux en mesure que Guild Electric de réaliser des profits en exécutant les travaux du projet de l’OTMH, du fait que cette entreprise située à Oakville même était bien gérée, avait déjà oeuvré à l’OTMH et possédait un avantage sur ses rivales affiliées à la FIOE en raison du taux de rémunération qu’elle pratiquait.
78 Le juge a par ailleurs conclu que le marché ontarien de la construction d’établissements institutionnels avait subi une forte baisse en 1992. Selon lui, [traduction] « cette industrie a connu de 1992 à 1995 un climat économique désastreux ». Il a donc décidé que l’intimée n’était pas en mesure de réduire le montant de ses dommages en exécutant d’autres travaux et qu’elle n’avait pas réussi à le faire.
79 La Cour d’appel a réduit de moitié la somme de 730 286 $ parce que, selon elle, le juge de première instance avait omis de prendre en considération certains aspects pertinents des conditions défavorables imprévues qui avaient régné sur le chantier. Elle a ensuite répété l’opération sur la somme de 365 143 $ ainsi obtenue (la réduisant à 182 500 $) pour tenir compte du fait que la CRTO (si on lui avait demandé de le faire) n’aurait peut-être pas autorisé l’attribution du contrat à Naylor ou que Naylor n’aurait peut-être pas été tenue de conclure un marché non rentable avec un sous-traitant affilié à la FIOE en vue d’effectuer les travaux de l’OTMH.
80 Tous reconnaissent que la Cour d’appel ne peut substituer sa propre perception du montant approprié de dommages-intérêts que s’il est possible de démontrer que le juge de première instance a commis une erreur quant au principe de droit applicable ou qu’il a mal compris la preuve (Lang c. Pollard, [1957] R.C.S. 858, p. 862), s’il est possible de démontrer qu’aucun élément de preuve ne justifiait la conclusion du juge de première instance (Woelk c. Halvorson, [1980] 2 R.C.S. 430, p. 435), si le juge de première instance n’a pas tenu compte de facteurs pertinents pour évaluer les dommages‑intérêts ou s’il a pris en considération des facteurs non pertinents, ou encore si, en définitive, son appréciation des dommages-intérêts était « manifestement incorrecte » ou entachée d’une « erreur sérieuse » (Andrews c. Grand & Toy Alberta Ltd., [1978] 2 R.C.S. 229, p. 235; Laurentide Motels Ltd. c. Beauport (Ville), [1989] 1 R.C.S. 705, p. 810; Widrig c. Strazer, [1964] R.C.S. 376, p. 388-389; Woelk, précité, p. 435-437; Waddams, op. cit., par. 13.420; H. D. Pitch et R. M. Snyder, Damages for Breach of Contract (2e éd. 1989), 15§5. Toutefois, si une seule ou plusieurs de ces conditions sont remplies, la Cour d’appel doit intervenir.
81 Je suis d’accord avec madame le juge Weiler pour dire que le juge de première instance n’a pas établi un lien entre les problèmes plus graves que prévu qui, selon ce qu’il a constaté, sont survenus sur le chantier et son traitement plutôt sommaire de la perte de profits. Des considérations extrêmement pertinentes, non limitées à la démolition de la goulotte guide-fils, découlaient des conditions difficiles régnant sur le chantier. Guild Electric n’était peut‑être pas un entrepreneur local d’Oakville, mais elle était un entrepreneur en électricité important, prospère et expérimenté qui, contrairement à l’intimée, avait déjà exécuté des travaux de cette envergure. Tout en reconnaissant l’existence de conditions désastreuses sur le chantier, le juge de première instance a préféré fonder ses calculs sur les pratiques de l’intimée en matière de soumission et sur les niveaux de profits qu’elle avait réalisés dans le cadre d’autres travaux, plutôt que sur la réalité des travaux ici en cause (exception faite d’une perte théorique relative à la démolition de la goulotte guide-fils).
82 Je traiterai séparément les deux impondérables pris en considération par la Cour d’appel.
a) Conditions imprévues sur le chantier
83 L’hôpital n’avait plus les plans de l’ouvrage fini et, avant d’entreprendre les travaux de démolition, il a fallu consacrer énormément de temps à déterminer le point d’origine et la fonction de diverses installations de câblage. De plus, comme l’hôpital demeurait ouvert pendant les travaux de démolition et de rénovation de divers secteurs, l’établissement d’un calendrier des travaux est devenu très problématique, comme l’a expliqué M. Antidormi, témoignant pour l’appelante :
[traduction]
R. . . . si des travaux de rénovation devaient être exécutés dans des secteurs névralgiques comme des salles d’opération ou des salles de soins intensifs, ils devaient être planifiés soigneusement en raison des soins délicats prodigués chaque jour à l’hôpital d’Oakville, où se fait beaucoup de chirurgie oculaire : aucune vibration n’était permise, aucun bruit, aucune émanation . . .
84 Guild Electric avait prévu consacrer en tout 46 000 heures au projet (en se fondant sur le budget établi par l’intimée). Elle en a consacré 66 000. Le juge de première instance a constaté que le nombre d’heures de travail prévues a été dépassé de presque 50 pour 100 (20 000 heures), dont environ la moitié seulement a été payée par le propriétaire à titre de « suppléments ».
85 Bien que le juge de première instance ait relevé certains de ces facteurs, il ne les a pas intégrés dans son calcul de la perte de profits. Il aurait dû le faire. Le principe applicable est énoncé dans 12 Halsbury’s Laws of England, (4e éd. 1975), p. 437 :
[traduction] 1137. Possibilités, probabilités et éventualités. Bien que les questions de fait en matière de responsabilité doivent être tranchées selon la prépondérance des probabilités, le droit applicable aux dommages‑intérêts vise à donner une valeur pécuniaire à des possibilités et à des éventualités futures. Lorsqu’il évalue des dommages-intérêts en fonction de sa perception de ce qui se produira ultérieurement ou de ce qui se serait produit si quelque chose n’était pas arrivé dans le passé, le tribunal doit évaluer les possibilités qu’un événement particulier survienne ou soit survenu et tenir compte de ces possibilités, même si elles sont plus ou moins égales, pour établir le montant de dommages-intérêts qui sera accordé.
86 Les conditions sur le chantier et les problèmes d’exécution des travaux qui en ont découlé ont convaincu madame le juge Weiler de réduire la perte de profits à 365 143 $ et, compte tenu de la nature nécessairement conjecturale de cette évaluation, on ne nous a donné aucun motif d’intervenir sur ce point.
b) Les difficultés liées à la FIOE
87 Après avoir décidé que l’appelante avait eu tort de refuser de conclure un contrat de sous-traitance avec l’intimée de crainte que la CRTO condamne l’opération, madame le juge Weiler a réduit à 182 500 $ les dommages-intérêts accordés à l’intimée pour le motif que la CRTO aurait pu ne pas condamner cette opération. Selon elle, l’intimée aurait peut‑être alors dû conclure un marché quelconque avec un sous‑traitant affilié à la FIOE, ce qui aurait eu pour effet de réduire encore davantage ses profits.
88 Je crois que ce raisonnement pousse trop loin la « conjecture ». Comme l’appelante le fait remarquer, [traduction] « [l]es options énoncées par la Cour d’appel allaient à l’encontre de ce qui avait été reconnu par les deux parties (à savoir que la décision de la C.R.T.O. signifiait que Ellis‑Don ne pouvait pas conclure un contrat de sous-traitance avec Naylor) » (mémoire, par. 64). Le paragraphe 161(4) de la Loi de 1995 sur les relations de travail (auparavant le par. 147(4)) prévoit qu’une convention collective lie les parties lorsque le syndicat obtient le droit de négocier, et la Loi ne prévoit aucune exception à cet égard. Au sujet de la possibilité de conclure une entente commerciale avec un autre sous‑traitant en électricité, l’intimée a elle‑même écrit à l’appelante, le 11 mai 1992, qu’il lui serait « impossible » d’envisager une association avec une entreprise affiliée à la FIOE. Je conviens avec l’appelante que rien ne justifiait de compter sur l’indulgence de la CRTO ou de la FIOE.
89 Toutefois, selon la perception quelque peu différente que j’ai de la présente affaire, j’estime qu’il n’était pas nécessaire, pour établir la responsabilité, que l’intimée démontre que la CRTO aurait pu se laisser convaincre de faire preuve d’indulgence envers l’appelante. Le caractère déraisonnable de l’objection de l’appelante découle de ses propres conduite et déclarations antérieures, et non pas de conjectures au sujet de l’assistance que la CRTO aurait pu prêter si l’appelante lui avait demandé de l’aider à
accorder le contrat B à l’intimée. Le fait que la CRTO n’ait pu être d’aucun secours n’est pas plus pertinent.
90 L’attribution du contrat de sous-traitance à l’intimée aurait causé de graves problèmes juridiques à l’appelante, mais la question qui se pose, à ce stade, est de savoir quel effet, s’il en est, ces problèmes auraient eu sur la rentabilité du sous‑contrat en ce qui concerne l’intimée. Si l’appelante avait voulu démontrer que l’intimée n’aurait jamais pu réaliser de profits sur un chantier déjà promis à des membres de la FIOE (et que le contrat B escompté lui aurait sûrement occasionné des pertes), que des interruptions de travail ou d’autres incidents du genre auraient réduit ses profits, elle aurait dû présenter des éléments de preuve en ce sens. Or, les témoins de l’appelante n’ont jamais laissé entendre que l’intimée aurait des problèmes ouvriers sur le chantier, et cette dernière a, à point nommé, déposé une lettre en date du 5 mai 1992 dans laquelle ses avocats se disaient optimistes à ce sujet :
[traduction] Si la F.I.O.E. dresse une ligne de piquetage causant un ralentissement ou un arrêt du travail des divers corps de métier oeuvrant sur le chantier, l’entrepreneur général pourra demander à la Commission des relations de travail de l’Ontario de rendre une ordonnance de ne pas faire. La F.I.O.E. a signé une convention collective avec l’Association des entrepreneurs; il serait donc illégal pour elle de faire grève pendant la durée de la convention. Si la F.I.O.E. fait du piquetage ou se livre à une autre activité entraînant une grève illégale de la part d’un autre corps de métier, la Commission des relations de travail de l’Ontario pourra lui interdire de faire du piquetage. Habituellement, une audition devant la Commission des relations de travail de l’Ontario et une ordonnance de ne pas faire peuvent être obtenues dans les 48 à 72 heures.
91 Il me semble que la preuve ne permettait pas à la Cour d’appel de réduire à 182 500 $ la perte de profits de l’intimée due à des impondérables liés aux relations de travail. Le pourvoi incident doit donc être accueilli dans cette mesure et les dommages-intérêts doivent être portés à 365 143 $.
5. Subsidiairement, l’intimée a-t-elle droit à une indemnité fondée sur l’enrichissement sans cause?
92 Vu ma conclusion que l’intimée a droit à des dommages‑intérêts pour inexécution de contrat, il n’est pas nécessaire d’examiner le moyen subsidiaire de l’enrichissement sans cause retenu par le juge de première instance.
IV. Dispositif
93 Je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens en faveur de l’intimée et d’accueillir le pourvoi incident avec dépens. L’intimée aura droit à la somme de 365 143 $ plus les intérêts avant jugement et les dépens.
Pourvoi principal rejeté avec dépens et pourvoi incident accueilli avec dépens.
Procureurs de l’appelante/intimée au pourvoi incident : Lerner & Associates, London, Ontario.
Procureurs de l’intimée/appelante au pourvoi incident : Thomson, Rogers, Toronto.