COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : BCE Inc. c. Détenteurs de débentures de 1976, [2008] 3 R.C.S. 560, 2008 CSC 69
Date de jugement :
20080620
Motifs déposés :
20081219
Dossier : 32647
Entre :
BCE Inc. et Bell Canada
Appelantes / Intimées aux pourvois incidents
et
Un groupe de détenteurs de débentures de 1976 composé de : Aegon Capital Management Inc., Addenda Capital Inc., Phillips, Hager & North Investment Management Ltd., Sun Life du Canada, compagnie d’assurance-vie, Gestion globale d’actifs CIBC inc., Sa Majesté la Reine du chef de l’Alberta, représentée par le ministre des Finances, Régie de retraite de la fonction publique du Manitoba, Gestion de placements TD inc. et Société Financière Manuvie
Un groupe de détenteurs de débentures de 1996 composé de : Aegon Capital Management Inc., Addenda Capital Inc., Phillips, Hager & North Investment Management Ltd., Sun Life Assurances (Canada) limitée, Gestion globale d’actifs CIBC inc., Régie de retraite de la fonction publique du Manitoba et Gestion de placements TD inc.
Un groupe de détenteurs de débentures de 1997 composé de : Addenda Capital Management Inc., Société Financière Manuvie, Phillips, Hager & North Investment Management Ltd., Sun Life du Canada, compagnie d’assurance-vie, Gestion globale d’actifs CIBC inc., Sa Majesté la Reine du chef de l’Alberta, représentée par le ministre des Finances, Compagnie d’assurance-vie Wawanesa, Gestion de placements TD inc., Société de Placements Franklin Templeton et Barclays Global Investors Canada Limited
Intimés / Appelants aux pourvois incidents
et
Société de fiducie Computershare du Canada
et Société de fiducie CIBC Mellon
Intimées
- et -
Directeur nommé en vertu de la LCSA, Catalyst Asset
Management Inc. et Matthew Stewart
Intervenants
ET ENTRE :
6796508 Canada Inc.
Appelante / Intimée aux pourvois incidents
et
Un groupe de détenteurs de débentures de 1976 composé de : Aegon Capital Management Inc., Addenda Capital Inc., Phillips, Hager & North Investment Management Ltd., Sun Life du Canada, compagnie d’assurance-vie, Gestion globale d’actifs CIBC inc., Sa Majesté la Reine du chef de l’Alberta, représentée par le ministre des Finances, Régie de retraite de la fonction publique du Manitoba, Gestion de placements TD inc. et Société Financière Manuvie
Un groupe de détenteurs de débentures de 1996 composé de : Aegon Capital Management Inc., Addenda Capital Inc., Phillips, Hager & North Investment Management Ltd., Sun Life Assurances (Canada) limitée, Gestion globale d’actifs CIBC inc., Régie de retraite de la fonction publique du Manitoba et Gestion de placements TD inc.
Un groupe de détenteurs de débentures de 1997 composé de : Addenda Capital Management Inc., Société Financière Manuvie, Phillips, Hager & North Investment Management Ltd., Sun Life du Canada, compagnie d’assurance-vie, Gestion globale d’actifs CIBC Inc., Sa Majesté la Reine du chef de l’Alberta, représentée par le ministre des Finances, Compagnie d’assurance-vie Wawanesa, Gestion de placements TD inc., Société de Placements Franklin Templeton et Barclays Global Investors Canada Limited
Intimés / Appelants aux pourvois incidents
et
Société de fiducie Computershare du Canada
et Société de fiducie CIBC Mellon
Intimées
‑ et ‑
Directeur nommé en vertu de la LCSA, Catalyst Asset
Management Inc. et Matthew Stewart
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache*, Binnie, LeBel, Deschamps, Abella et Charron
Motifs de jugement :
(par. 1 à 167)
La Cour
* Le juge Bastarache a pris part au jugement du 20 juin 2008, mais n’a pas pris part aux présents motifs de jugement.
______________________________
BCE Inc. c. Détenteurs de débentures de 1976, [2008] 3 R.C.S. 560, 2008 CSC 69
BCE Inc. et Bell Canada Appelantes/Intimées aux pourvois incidents
c.
Un groupe de détenteurs de débentures de 1976 composé de : Aegon Capital Management Inc., Addenda Capital Inc., Phillips, Hager & North Investment Management Ltd., Sun Life du Canada, compagnie d’assurance‑vie, Gestion globale d’actifs CIBC inc., Sa Majesté la Reine du chef de l’Alberta, représentée par le ministre des Finances, Régie de retraite de la fonction publique du Manitoba, Gestion de Placements TD inc. et Société Financière Manuvie
Un groupe de détenteurs de débentures de 1996 composé de : Aegon Capital Management Inc., Addenda Capital Inc., Phillips, Hager & North Investment Management Ltd., Sun Life Assurances (Canada) Limitée, Gestion globale d’actifs CIBC inc., Régie de retraite de la fonction publique du Manitoba et Gestion de Placements TD inc.
Un groupe de détenteurs de débentures de 1997 composé de : Addenda Capital Management Inc., Société Financière Manuvie, Phillips, Hager & North Investment Management Ltd., Sun Life du Canada, compagnie d’assurance‑vie, Gestion globale d’actifs CIBC inc., Sa Majesté la Reine du chef de l’Alberta, représentée par le ministre des Finances, Compagnie d’assurance‑vie Wawanesa, Gestion de Placements TD inc., Société de Placements Franklin Templeton et Barclays Global Investors Canada Limited
Intimés/Appelants aux pourvois incidents
et
Société de fiducie Computershare du Canada
et Société de fiducie CIBC Mellon Intimées
et
Directeur nommé en vertu de la LCSA, Catalyst Asset
Management Inc. et Matthew Stewart Intervenants
- et -
6796508 Canada Inc. Appelante/Intimée aux pourvois incidents
c.
Un groupe de détenteurs de débentures de 1976 composé de : Aegon Capital Management Inc., Addenda Capital Inc., Phillips, Hager & North Investment Management Ltd., Sun Life du Canada, compagnie d’assurance‑vie, Gestion globale d’actifs CIBC inc., Sa Majesté la Reine du chef de l’Alberta, représentée par le ministre des Finances, Régie de retraite de la fonction publique du Manitoba, Gestion de Placements TD inc. et Société Financière Manuvie
Un groupe de détenteurs de débentures de 1996 composé de : Aegon Capital Management Inc., Addenda Capital Inc., Phillips, Hager & North Investment Management Ltd., Sun Life Assurances (Canada) Limitée, Gestion globale d’actifs CIBC inc., Régie de retraite de la fonction publique du Manitoba et Gestion de Placements TD inc.
Un groupe de détenteurs de débentures de 1997 composé de : Addenda Capital Management Inc., Société Financière Manuvie, Phillips, Hager & North Investment Management Ltd., Sun Life du Canada, compagnie d’assurance‑vie, Gestion globale d’actifs CIBC inc., Sa Majesté la Reine du chef de l’Alberta, représentée par le ministre des Finances, Compagnie d’assurance‑vie Wawanesa, Gestion de Placements TD inc., Société de Placements Franklin Templeton et Barclays Global Investors Canada Limited
Intimés/Appelants aux pourvois incidents
et
Société de fiducie Computershare du Canada
et Société de fiducie CIBC Mellon Intimées
et
Directeur nommé en vertu de la LCSA, Catalyst Asset
Management Inc. et Matthew Stewart Intervenants
Répertorié : BCE Inc. c. Détenteurs de débentures de 1976
Référence neutre : 2008 CSC 69.
No du greffe : 32647.
2008 : 17 juin; 2008 : 20 juin.
Motifs déposés : 19 décembre 2008.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache*, Binnie, LeBel, Deschamps, Abella et Charron.
en appel de la cour d’appel du québec
POURVOIS PRINCIPAUX et POURVOIS INCIDENTS contre des arrêts de la Cour d’appel du Québec (le juge en chef Robert et les juges Otis, Nuss, Pelletier et Dalphond), [2008] R.J.Q. 1298, 43 B.L.R. (4th) 157, [2008] J.Q. no 4173 (QL), 2008 CarswellQue 4179, 2008 QCCA 935; [2008] J.Q. no 4170 (QL), 2008 QCCA 930; [2008] J.Q. no 4171 (QL), 2008 QCCA 931; [2008] J.Q. no 4172 (QL), 2008 QCCA 932; [2008] J.Q. no 4174 (QL), 2008 QCCA 933; [2008] J.Q. no 4175 (QL), 2008 QCCA 934, qui ont infirmé des décisions du juge Silcoff, [2008] R.J.Q. 1029, 43 B.L.R. (4th) 39, [2008] J.Q. no 4376 (QL), 2008 CarswellQue 1805, 2008 QCCS 898; (2008), 43 B.L.R. (4th) 69, [2008] J.Q. no 1728 (QL), 2008 CarswellQue 2226, 2008 QCCS 899; [2008] R.J.Q. 1097, 43 B.L.R. (4th) 1, [2008] J.Q. no 1788 (QL), 2008 CarswellQue 2227, 2008 QCCS 905; (2008), 43 B.L.R. (4th) 135, [2008] J.Q. no 1789 (QL), 2008 CarswellQue 2228, 2008 QCCS 906; [2008] R.J.Q. 1119, 43 B.L.R. (4th) 79, [2008] J.Q. no 1790 (QL), 2008 CarswellQue 2229, 2008 QCCS 907. Pourvois principaux accueillis et pourvois incidents rejetés.
Guy Du Pont, Kent E. Thomson, William Brock, James Doris, Louis‑Martin O’Neill, Pierre Bienvenu et Steve Tenai, pour les appelantes/intimées aux pourvois incidents BCE Inc. et Bell Canada.
Benjamin Zarnett, Jessica Kimmel, James A. Woods et Christopher L. Richter, pour l’appelante/intimée aux pourvois incidents 6796508 Canada Inc.
John Finnigan, John Porter, Avram Fishman et Mark Meland, pour les intimés/appelants aux pourvois incidents un groupe de détenteurs de débentures de 1976 et un groupe de détenteurs de débentures de 1996.
Markus Koehnen, Max Mendelsohn, Paul Macdonald, Julien Brazeau et Erin Cowling, pour l’intimé/appelant aux pourvois incidents un groupe de détenteurs de débentures de 1997.
Argumentation écrite seulement par Robert Tessier et Ronald Auclair, pour l’intimée la Société de fiducie Computershare du Canada.
Christian S. Tacit, pour l’intervenante Catalyst Asset Management Inc.
Raynold Langlois, c.r., et Gerald Apostolatos, pour l’intervenant Matthew Stewart.
Version française du jugement rendu par
La Cour —
I. Introduction
[1] Les pourvois ont pour origine une offre d’acquisition visant la totalité des actions d’une grande société de télécommunications, BCE Inc. (« BCE »), offre émanant d’un groupe mené par le Conseil du régime de retraite des enseignantes et des enseignants de l’Ontario (« RREO ») et financée en partie par la prise en charge d’une dette de 30 milliards de dollars par Bell Canada, filiale en propriété exclusive de BCE. Les détenteurs de débentures de Bell Canada se sont opposés à l’acquisition par emprunt, soutenant que l’augmentation de la dette prévue par la convention d’acquisition réduirait la valeur de leurs obligations. Lors de l’examen de la demande d’approbation d’un arrangement exigée par l’art. 192 de la Loi canadienne sur les sociétés par actions, L.R.C. 1985, ch. C‑44 (« LCSA »), ils ont fait valoir que l’arrangement ne devait pas être jugé équitable. Ils ont également plaidé qu’il constituait un abus de leurs droits au sens de l’art. 241 de la LCSA.
[2] Le juge Silcoff de la Cour supérieure du Québec a conclu au caractère équitable de l’arrangement, l’a approuvé et a rejeté les demandes de redressement pour abus. La Cour d’appel du Québec a jugé que le caractère équitable de l’arrangement n’avait pas été démontré et que l’arrangement n’aurait pas dû être approuvé. Elle n’a donc pas jugé utile d’examiner la demande de redressement pour abus.
[3] Le 20 juin 2008, notre Cour a accueilli les pourvois interjetés contre le refus de la Cour d’appel d’approuver l’arrangement et elle a rejeté deux pourvois incidents formés à l’encontre du rejet des demandes de redressement pour abus, avec motifs à suivre. Voici maintenant ces motifs.
II. Les faits
[4] Le litige porte sur un plan d’arrangement d’une valeur approximative de 52 milliards de dollars concernant l’achat des actions de BCE au moyen d’une acquisition par emprunt. Un groupe de détenteurs de débentures, composé principalement d’institutions financières, s’est opposé à l’arrangement. Son principal argument est que l’arrangement ferait fléchir la valeur marchande de leurs débentures de 20 p. 100 en moyenne, tout en permettant aux actionnaires de toucher une prime d’environ 40 p. 100 par rapport au cours des actions de BCE.
[5] Bell Canada a été constituée en société en 1880 par une loi spéciale du Parlement du Canada. Elle a ensuite été prorogée en vertu de la LCSA. BCE est une société de portefeuille de gestion qui a été constituée en 1970, puis prorogée en vertu de la LCSA en 1979. Bell Canada est devenue une filiale en propriété exclusive de BCE en 1983, conformément à un plan d’arrangement en vertu duquel les actionnaires de Bell Canada ont reçu des actions de BCE en échange de leurs actions. BCE et Bell Canada sont des entités juridiques distinctes possédant chacune leurs propres chartes, statuts constitutifs et règlements administratifs. Depuis janvier 2003, elles ont les mêmes administrateurs et quelques hauts dirigeants en commun.
[6] À l’époque pertinente pour l’examen des pourvois, Bell Canada avait une dette à long terme de 7,2 milliards de dollars composée de débentures émises en vertu de trois actes de fiducie établis respectivement en 1976, 1996 et 1997. Ces actes ne comportent aucune disposition concernant le changement de contrôle ou la cote financière et ils autorisent expressément Bell Canada à contracter ou à garantir de nouvelles dettes sous réserve de certaines restrictions.
[7] Les débentures de Bell Canada étaient considérées comme des placements sûrs par les investisseurs et, jusqu’à la proposition d’acquisition par emprunt, elles étaient cotées admissibles pour des placements. Les détenteurs de débentures sont des institutions financières, des caisses de retraite et des sociétés d’assurance comptant parmi les plus importantes et les plus renommées du Canada. Ce sont des participants d’envergure dans les marchés de la dette, qui ont une expérience approfondie et une connaissance historique des marchés financiers.
[8] Le secteur d’activité de BCE a connu des changements d’ordre technologique, réglementaire et concurrentiel qui en ont profondément modifié le cadre. Auparavant très réglementée et axée sur la téléphonie classique par ligne téléphonique, l’industrie des télécommunications obéit aujourd’hui principalement aux forces du marché et se caractérise par l’augmentation continue des participants, l’arrivée de nouveaux concurrents et des attentes croissantes en matière de services aux consommateurs. Pour s’ajuster à ces changements, BCE a établi un nouveau plan d’entreprise mettant l’accent sur son activité centrale, les télécommunications, et prévoyant l’abandon de sa participation dans des entreprises non liées à ce secteur. Ce plan, toutefois, n’a pas donné les résultats escomptés, de sorte que les gains des actionnaires de BCE sont demeurés beaucoup moindres que ceux des actionnaires de ses concurrents.
[9] En outre, à la fin de 2006, BCE disposait d’un important flux de trésorerie et ses indicateurs financiers étaient très positifs, caractéristiques qui en faisaient une cible toute désignée pour une acquisition aux yeux des analystes financiers. Au mois de novembre 2006, BCE a appris que Kohlberg Kravis Roberts & Co. (« KKR »), une société américaine gérant un fonds privé d’investissement, pouvait être intéressée par une transaction visant BCE. Monsieur Michael Sabia, président et chef de la direction de BCE, a pris contact avec KKR pour lui indiquer que BCE n’était alors pas intéressée par une telle transaction.
[10] Au mois de février 2007, la rumeur que KKR et l’Office d’investissement du régime de pensions du Canada préparaient le montage financier d’une offre d’achat de BCE a recommencé à courir. Peu après, d’autres rumeurs se sont propagées, selon lesquelles une société bancaire d’investissement assistait le RREO relativement à une éventuelle transaction visant BCE. Après avoir rencontré le conseil d’administration de BCE (« Conseil d’administration »), M. Sabia a communiqué avec les représentants de KKR et avec ceux du RREO et leur a réitéré que BCE n’était pas intéressée à une « opération de fermeture » parce que BCE avait pour objectif de créer une valeur actionnariale par la réalisation de son plan d’entreprise de 2007.
[11] Le 29 mars 2007, à la suite de la parution à la une du Globe and Mail d’un article faisant incorrectement état de discussions entre BCE et un consortium constitué de KKR et du RREO, BCE a publié un communiqué de presse dans lequel elle affirmait qu’aucune discussion n’était en cours avec des fonds privés d’investissement au sujet d’une « opération de fermeture » de BCE.
[12] Le 9 avril 2007, le RREO a déposé un formulaire 13D auprès de la Securities and Exchange Commission des États‑Unis, dans lequel il indiquait que, de passive, sa participation comme actionnaire de BCE devenait active. Le dépôt de ce formulaire est venu renforcer l’hypothèse, véhiculée par les médias, de la transformation possible de BCE en société fermée.
[13] Devant la recrudescence des conjectures et la « mise en jeu » de BCE résultant du dépôt du formulaire 13D par le RREO, le Conseil d’administration a convoqué ses conseillers juridiques et financiers afin d’examiner différentes options stratégiques. Il en est venu à la conclusion qu’il était dans l’intérêt de BCE et de ses actionnaires de bénéficier de la concurrence entre plusieurs groupes soumissionnaires et de parer au risque qu’un groupe soumissionnaire mobilise à lui seul une telle part des prêts et des capitaux disponibles qu’il empêcherait les groupes concurrents potentiels de participer efficacement au processus d’enchères.
[14] Dans un communiqué de presse daté du 17 avril 2007, BCE a annoncé qu’elle examinait les options stratégiques qui s’offraient à elle en vue d’améliorer davantage la valeur actionnariale. Le même jour, elle a mis sur pied un comité de surveillance stratégique (« CSS »), dont aucun des membres n’avait déjà fait partie de la direction de BCE. Le mandat du CSS consistait notamment à mettre en marche et à surveiller le processus d’enchères.
[15] À la suite du communiqué de presse du 17 avril, plusieurs détenteurs de débentures ont écrit au Conseil d’administration pour exprimer leurs craintes concernant la possibilité d’une acquisition par emprunt. Ils voulaient recevoir l’assurance que le Conseil d’administration tiendrait compte de leurs intérêts. BCE leur a répondu par écrit qu’elle avait l’intention de respecter les dispositions contractuelles des actes de fiducie.
[16] Le 13 juin 2007, BCE a communiqué aux soumissionnaires potentiels les règles de soumission des propositions ainsi qu’une ébauche générale d’entente définitive. Elle les a informés que, lorsqu’elle étudierait les offres, elle tiendrait compte de l’incidence du mécanisme de financement proposé sur BCE et sur les détenteurs de débentures de Bell Canada et, en particulier, du fait que leurs offres respectent ou non les droits contractuels que les actes de fiducie conféraient aux détenteurs de débentures.
[17] Trois groupes ont présenté des offres. Chaque offre prévoyait une hausse sensible du niveau d’endettement de Bell Canada. Les trois offres auraient probablement pour effet d’abaisser la cote des débentures au‑dessous de celle requise pour qu’elles constituent un placement admissible. L’offre initiale présentée par l’appelante 6796508 Canada Inc. (l’« Acquéreur »), une société constituée par le RREO, et des membres du groupe de Providence Equity Partners Inc. et de Madison Dearborn Partners LLC, prévoyait une fusion de Bell Canada qui aurait déclenché l’exercice des droits de vote des détenteurs de débentures en vertu des actes de fiducie. Le Conseil d’administration a informé l’Acquéreur que ce projet de fusion rendait son offre moins attrayante. L’Acquéreur a donc présenté une nouvelle offre dans laquelle il proposait une structure différente pour la transaction qui n’impliquait pas de fusion de Bell Canada. De plus, il haussait à 42,75 $ le prix de 42,25 $ initialement offert pour chaque action.
[18] Après avoir étudié les trois offres, le Conseil d’administration a conclu, suivant la recommandation du CSS, que l’offre révisée de l’Acquéreur servait les intérêts de BCE et des actionnaires de BCE. Pour évaluer le caractère équitable de la contrepartie qui serait versée aux actionnaires selon cette offre, le Conseil d’administration et le CSS ont sollicité l’avis de plusieurs conseillers financiers réputés. Par ailleurs, l’Acquéreur a accepté de prêter son concours au Conseil d’administration pour l’obtention d’un certificat de solvabilité attestant que BCE demeurerait solvable (et serait donc en mesure de respecter ses obligations une fois la transaction achevée). Le Conseil d’administration n’a pas sollicité l’avis d’experts sur le caractère équitable de la transaction pour les détenteurs de débentures, estimant que l’arrangement ne visait pas leurs droits.
[19] Le 30 juin 2007, l’Acquéreur et BCE ont conclu une entente définitive. Le 21 septembre suivant, les actionnaires de BCE ont approuvé l’entente dans une proportion de 97,93 p. 100.
[20] Essentiellement, l’entente prévoit l’acquisition forcée de toutes les actions en circulation de BCE au prix de 42,75 $ l’action ordinaire, ce qui représente une prime d’environ 40 p. 100 par rapport au cours de clôture des actions en date du 28 mars 2007. Le capital requis pour la transaction s’élève à environ 52 milliards de dollars, dont 38,5 milliards de dollars sont à la charge de BCE. Bell Canada fournira une garantie d’emprunt d’environ 30 milliards de dollars pour la dette de BCE. Enfin, l’Acquéreur investira près de 8 milliards de dollars de nouveaux capitaux propres dans BCE.
[21] L’annonce de cette entente a entraîné une baisse de la cote de crédit des débentures de sorte que, lors du procès, elles n’étaient plus considérées comme des placements admissibles. Du point de vue des détenteurs de débentures, cette décote pose problème à deux égards. Premièrement, elle a entraîné une diminution de la valeur des débentures de l’ordre d’environ 20 p. 100 en moyenne. Deuxièmement, elle risque d’obliger les détenteurs de débentures qui sont assujettis à des restrictions concernant la cote de crédit des titres qu’ils détiennent à vendre leurs débentures à perte.
[22] En première instance, les détenteurs de débentures ont invoqué plusieurs motifs d’opposition à l’arrangement. Ils ont d’abord invoqué la disposition de la LCSA applicable en cas d’abus, l’art. 241. Ils ont ensuite contesté la demande d’approbation de l’arrangement exigée par l’art. 192 de la LCSA en alléguant que l’arrangement n’était pas « équitable et raisonnable » en raison de ses effets préjudiciables sur leurs intérêts financiers. Enfin, ils ont présenté des demandes de jugement déclaratoire fondées sur les actes de fiducie, sur lesquelles la Cour n’est pas appelée à se prononcer : (2008), 43 B.L.R. (4th) 39, 2008 QCCS 898; (2008), 43 B.L.R. (4th) 69, 2008 QCCS 899.
III. Historique judiciaire
[23] Le juge de première instance a examiné les demandes de redressement pour abus à la fois contre Bell Canada et contre BCE, puisque l’art. 241 vise la situation provoquée par « la société ou l’une des personnes morales de son groupe ». Il a rejeté ces recours parce que, selon lui, la garantie d’emprunt fournie par Bell Canada poursuivait un objectif commercial légitime, la transaction ne frustrait pas les attentes raisonnables des détenteurs de débentures, la prétention que la transaction constituait un abus parce qu’elle rendait les détenteurs de débentures vulnérables n’était pas fondée et celle selon laquelle BCE et ses administrateurs s’étaient montrés injustes en ne tenant pas compte des intérêts des détenteurs de débentures ne pouvait être retenue : (2008), 43 B.L.R. (4th) 79, 2008 QCCS 907; (2008), 43 B.L.R. (4th) 135, 2008 QCCS 906.
[24] Pour parvenir à ces conclusions, le juge a considéré que l’art. 122 de la LCSA imposait aux administrateurs de BCE l’obligation fiduciaire d’agir au mieux des intérêts de la société. Selon lui, bien que les intérêts de la société ne doivent pas être confondus avec ceux des actionnaires ou d’autres parties intéressées, le droit des sociétés reconnaît l’existence de différences fondamentales entre les actionnaires et les détenteurs de titres de créance. À son avis, ces différences ont une incidence sur le contenu de l’obligation fiduciaire des administrateurs. Ainsi, leur devoir d’agir au mieux des intérêts de la société pourrait les obliger à approuver des transactions qui, tout en servant les intérêts de la société, privilégient une partie ou la totalité des actionnaires au détriment d’autres parties intéressées. Le juge a aussi indiqué que, suivant la règle de l’appréciation commerciale, les tribunaux canadiens ont tendance à faire preuve de retenue à l’égard des décisions commerciales que les administrateurs prennent de bonne foi et dans l’exécution des fonctions que les actionnaires leur ont confiées en les élisant.
[25] Le juge de première instance a statué que les attentes raisonnables des détenteurs de débentures doivent être évaluées objectivement et qu’elles doivent, à moins de motifs impérieux, découler des actes de fiducie et des prospectus d’émission des débentures. Les déclarations de Bell Canada concernant son engagement à conserver une cote de placements admissibles n’ont été d’aucun secours pour les détenteurs de débentures, car ces déclarations étaient accompagnées de mises en garde, réitérées dans les prospectus d’émission des débentures, qui excluaient toute attente quant au maintien indéfini de cette politique. En outre, le fait que les détenteurs de débentures auraient pu se protéger contractuellement contre les risques associés à un changement de contrôle en négociant des clauses de protection rendait leurs prétendues attentes déraisonnables. Le fait que la transaction serait profitable pour les actionnaires alors qu’elle désavantagerait les détenteurs de débentures ne permettait pas en soi de conclure à un manquement à l’obligation fiduciaire des administrateurs envers la société. Les trois offres concurrentes comportaient toutes un endettement supplémentaire de Bell Canada, et rien dans la preuve n’indiquait que leurs auteurs étaient disposés à traiter les détenteurs de débentures différemment. Par conséquent, la réalisation de certains risques par suite des décisions prises par les administrateurs en conformité avec leur obligation fiduciaire envers la société ne constituait ni un abus des droits des détenteurs de débentures ni une omission injuste de tenir compte de leurs intérêts.
[26] Après avoir rejeté les demandes de redressement pour abus, le juge de première instance a examiné la demande d’approbation de la transaction exigée par l’art. 192 de la LCSA : (2008), 43 B.L.R. (4th) 1, 2008 QCCS 905. Il a refusé aux détenteurs de débentures le droit de voter sur l’arrangement, estimant que celui‑ci ne compromettait pas leurs droits et qu’il serait injuste de leur permettre en fait d’opposer leur veto au vote des actionnaires. Toutefois, pour déterminer si l’arrangement était équitable et raisonnable — la question déterminante pour l’octroi de l’approbation — le juge a examiné le caractère équitable de la transaction à l’égard à la fois des actionnaires et des détenteurs de débentures, et il a conclu que l’arrangement était équitable et raisonnable. Il a pris en compte la nécessité de l’arrangement pour la continuité des activités de Bell Canada; le fait que le Conseil d’administration — constitué presque entièrement d’administrateurs indépendants — avait déterminé que l’arrangement était équitable et raisonnable et qu’il servait au mieux les intérêts de BCE et des actionnaires; l’approbation de l’arrangement par plus de 97 p. 100 des actionnaires; le fait que l’arrangement était l’aboutissement d’un processus rigoureux d’analyse stratégique et d’enchères; l’aide de conseillers juridiques et financiers renommés reçue par le Conseil d’administration pendant tout le processus; l’absence d’offre supérieure; et le fait que l’offre ne modifiait ni ne visait les droits contractuels des détenteurs de débentures. Bien que l’offre modifie les intérêts financiers des détenteurs de débentures, au sens où l’accroissement de l’endettement ferait fléchir la valeur marchande de leurs titres, leurs droits contractuels demeuraient intacts. Le juge de première instance a souligné que les détenteurs de débentures auraient pu se protéger contractuellement contre ce risque, mais qu’ils ne l’avaient pas fait. Il a conclu dans l’ensemble que, compte tenu de tous les facteurs pertinents, l’arrangement était équitable et raisonnable et devait être approuvé.
[27] La Cour d’appel a accueilli les appels, jugeant que BCE n’avait pas démontré que la transaction était équitable et raisonnable pour les détenteurs de débentures, de sorte qu’elle ne satisfaisait pas au critère d’approbation d’un arrangement en vertu de l’art. 192. S’appuyant sur nos motifs dans l’affaire Magasins à rayons Peoples inc. (Syndic de) c. Wise, [2004] 3 R.C.S. 461, 2004 CSC 68, elle a conclu que les administrateurs avaient l’obligation d’examiner les intérêts non contractuels des détenteurs de débentures. À son avis, les déclarations que Bell Canada avaient faites au cours des années pouvaient avoir créé des attentes raisonnables qui s’ajoutaient aux droits contractuels des détenteurs de débentures. Les administrateurs n’avaient donc pas simplement l’obligation d’accepter la meilleure offre, mais aussi celle de déterminer si l’arrangement pouvait être restructuré de façon à assurer un prix satisfaisant aux actionnaires tout en évitant de causer un préjudice aux détenteurs de débentures. Comme cet examen n’avait pas été fait, BCE ne s’était pas acquittée de son obligation d’établir le caractère équitable et raisonnable de l’arrangement pour l’application de l’art. 192. La Cour d’appel a donc infirmé l’ordonnance d’approbation rendue par le juge de première instance : (2008), 43 B.L.R. (4th) 157, 2008 QCCA 930, 2008 QCCA 931, 2008 QCCA 932, 2008 QCCA 933, 2008 QCCA 934, 2008 QCCA 935.
[28] La Cour d’appel a jugé inutile d’examiner les demandes de redressement pour abus fondées sur l’art. 241, estimant que le rejet de la demande d’approbation visée à l’art. 192 en scellait en fait le sort. Selon elle, lorsqu’une demande d’approbation présentée en vertu de l’art. 192 est contestée, les détenteurs de valeurs mobilières touchés n’ont généralement nullement besoin de présenter une demande de redressement pour abus sous le régime de l’art. 241.
[29] BCE et Bell Canada se pourvoient devant notre Cour, soutenant que la Cour d’appel a infirmé à tort l’approbation du plan d’arrangement par le juge de première instance. Bien qu’ils aient officiellement formé un pourvoi incident fondé sur l’art. 241, les détenteurs de débentures font valoir que la Cour d’appel a statué à bon droit sur leurs prétentions sous le régime de l’art. 192, ce qui rendait théoriques leurs appels fondés sur l’art. 241.
IV. Les questions en litige
[30] En résumé, la Cour doit décider si la Cour d’appel a commis une erreur en rejetant les demandes de redressement pour abus des détenteurs de débentures fondée sur l’art. 241 et en infirmant l’ordonnance d’approbation du plan d’arrangement prononcée par la Cour supérieure en vertu de l’art. 192. Pour ce faire, la Cour doit déterminer quelle preuve doit être faite pour établir l’existence d’un abus des droits des détenteurs de débentures dans le contexte du changement de contrôle d’une société et comment le juge saisi d’une demande d’approbation d’un arrangement en vertu de l’art. 192 de la LCSA doit traiter des prétentions de la nature de celles formulées en l’espèce par les détenteurs de débentures. Les présents motifs traitent de ces deux questions.
[31] Pour situer ces questions dans le contexte du droit canadien des sociétés, il peut être utile de décrire d’abord les recours que peuvent exercer les actionnaires et les autres parties intéressées sous le régime de la LCSA devant la perspective d’un changement de contrôle de la société.
[32] Par conséquent, les présents motifs comportent :
(1) un aperçu des droits, obligations et recours prévus par la LCSA;
(2) un examen du droit des détenteurs de débentures à un redressement en cas d’abus en application de l’art. 241;
(3) une analyse du droit des détenteurs de débentures à un redressement dans le contexte de l’approbation d’un arrangement exigée par l’art. 192.
[33] Il n’est pas nécessaire pour trancher les pourvois de faire une distinction entre le comportement des administrateurs de BCE, la société de portefeuille, et celui des administrateurs de Bell Canada. Les mêmes administrateurs siégeaient aux conseils d’administration de l’une et l’autre de ces sociétés. Bien que la demande de redressement pour abus ait été dirigée à la fois contre Bell Canada et contre BCE, les juridictions inférieures ont tenu compte de toutes les circonstances dans lesquelles les administrateurs ont été appelés à prendre leurs décisions, ce qui incluait les obligations de Bell Canada envers ses détenteurs de débentures. Elles n’ont pas conclu que les administrateurs de BCE et de Bell Canada auraient dû prendre des décisions différentes relativement aux deux sociétés. Par conséquent, le caractère distinct des deux entités ne sera pas pris en considération dans notre analyse.
V. Analyse
A. Aperçu des droits, obligations et recours prévus par la LCSA
[34] Une composante essentielle d’une société est son capital social, qui est fractionné en actions : Bradbury c. English Sewing Cotton Co., [1923] A.C. 744 (H.L.), p. 767; Zwicker c. Stanbury, [1953] 2 R.C.S. 438. Tant que la société continue d’exister, les actions ne confèrent aucun droit sur ses éléments d’actifs.
[35] Une action « n’est pas un bien pris isolément [. . .] [mais] un “ensemble” de droits et d’obligations étroitement liés entre eux » : Sparling c. Québec (Caisse de dépôt et placement du Québec), [1988] 2 R.C.S. 1015, p. 1025, le juge La Forest. Ces droits comprennent le droit à une part proportionnelle des éléments d’actif de la société lors de sa liquidation et un droit de regard sur la façon dont le conseil d’administration gère la société, qui s’exprime par l’exercice du droit de vote lors des assemblées des actionnaires.
[36] Les administrateurs sont responsables de la gouvernance de la société. À ce titre, ils doivent s’acquitter de deux obligations : leur obligation fiduciaire envers la société prévue à l’al. 122(1)a) (l’obligation fiduciaire) et l’obligation d’agir avec le soin, la diligence et la compétence dont ferait preuve une personne prudente en pareilles circonstances, prévue à l’al. 122(1)b) (l’obligation de diligence). Cette deuxième obligation n’est pas en cause en l’espèce, car on ne reproche pas aux administrateurs d’avoir manqué à leur obligation de diligence. L’obligation fiduciaire des administrateurs envers la société est toutefois en cause, plus particulièrement en ce qui concerne l’une de ses composantes, soit l’obligation de « traitement équitable » qui, comme on le verra, est fondamentale pour ce qui est des attentes raisonnables des parties intéressées qui présentent une demande de redressement pour abus.
[37] L’obligation fiduciaire des administrateurs envers la société tire son origine de la common law. Elle leur impose d’agir au mieux des intérêts de la société. Souvent les intérêts des actionnaires et des parties intéressées concordent avec ceux de la société. Toutefois, lorsque ce n’est pas le cas, l’obligation des administrateurs est claire : elle est envers la société (Magasins à rayons Peoples).
[38] L’obligation fiduciaire des administrateurs est un concept large et contextuel. Elle ne se limite pas à la valeur des actions ou au profit à court terme. Dans le contexte de la continuité de l’entreprise, cette obligation vise les intérêts à long terme de la société. Son contenu varie selon la situation. Elle exige à tous le moins des administrateurs qu’ils veillent à ce que la société s’acquitte de ses obligations légales mais, selon le contexte, elle peut aussi englober d’autres exigences. Quoi qu’il en soit, l’obligation fiduciaire des administrateurs est de nature impérative; ils sont tenus d’agir au mieux des intérêts de la société.
[39] Selon l’arrêt Magasins à rayons Peoples de notre Cour, bien que les administrateurs doivent agir au mieux des intérêts de la société, il peut également être opportun, sans être obligatoire, qu’ils tiennent compte de l’effet des décisions concernant la société sur l’actionnariat ou sur un groupe particuliers de parties intéressées. Comme l’ont indiqué les juges Major et Deschamps au par. 42 :
Nous considérons qu’il est juste d’affirmer en droit que, pour déterminer s’il agit au mieux des intérêts de la société, il peut être légitime pour le conseil d’administration, vu l’ensemble des circonstances dans un cas donné, de tenir compte notamment des intérêts des actionnaires, des employés, des fournisseurs, des créanciers, des consommateurs, des gouvernements et de l’environnement.
On verra plus loin que la jurisprudence sur les recours en cas d’abus a clarifié davantage le contenu de l’obligation fiduciaire des administrateurs quant à l’éventail des intérêts qu’ils doivent prendre en compte pour déterminer ce qui est au mieux des intérêts de la société, en agissant de façon équitable et responsable.
[40] En déterminant ce qui sert au mieux les intérêts de la société, les administrateurs peuvent examiner notamment les intérêts des actionnaires, des employés, des créanciers, des consommateurs, des gouvernements et de l’environnement. Les tribunaux doivent faire preuve de la retenue voulue à l’égard de l’appréciation commerciale des administrateurs qui tiennent compte de ces intérêts connexes, comme le veut la « règle de l’appréciation commerciale ». Cette règle appelle les tribunaux à respecter une décision commerciale, pourvu qu’elle s’inscrive dans un éventail de solutions raisonnables possibles : voir Maple Leaf Foods Inc. c. Schneider Corp. (1998), 42 O.R. (3d) 177 (C.A.); Kerr c. Danier Leather Inc., [2007] 3 R.C.S. 331, 2007 CSC 44. Elle rend compte du fait que les administrateurs qui, aux termes du par. 102(1) de la LCSA, ont pour fonction de gérer les activités commerciales et les affaires internes de la société, sont souvent plus à même de déterminer ce qui sert au mieux ses intérêts. Cela vaut tant pour les décisions touchant les intérêts des parties intéressées que pour d’autres décisions relevant des administrateurs.
[41] Normalement, seul le bénéficiaire d’une obligation fiduciaire peut en réclamer l’exécution. Toutefois, dans le contexte du droit des sociétés, suivre cette règle se révélerait souvent illusoire. Il est en effet invraisemblable que les administrateurs qui contrôlent la société intentent contre eux‑mêmes une action pour manquement à leur propre obligation fiduciaire. Les actionnaires ne peuvent agir à la place de la société. Leur seul pouvoir réside dans leur droit de regard sur le comportement des administrateurs qui s’exprime par l’exercice de leur droit de vote aux assemblées des actionnaires. D’autres parties intéressées n’ont même pas ce pouvoir.
[42] Pour pallier ces difficultés, la common law a élaboré des recours spéciaux visant à protéger les intérêts des actionnaires et des parties intéressées. La LCSA a maintenu, modifié et complété ces recours.
[43] Le premier recours prévu par la LCSA est l’action oblique, décrite à l’art. 239, qui permet aux parties intéressées de forcer les administrateurs récalcitrants à s’acquitter de leurs obligations envers la société. Le plaignant peut, avec l’autorisation du tribunal, intenter une action oblique au nom et pour le compte de la société ou de l’une de ses filiales (ou y intervenir) pour faire respecter un droit de la société, et notamment un droit corrélatif à une obligation des administrateurs envers la société. (L’obligation d’obtenir une autorisation vise à prévenir les actions frivoles ou vexatoires ainsi que les actions qui, même intentées de bonne foi, ne servent pas les intérêts de la société.)
[44] Deuxièmement, les administrateurs peuvent faire l’objet d’une action civile pour manquement à leur obligation de diligence. Comme il en a été fait mention, l’al. 122(1)b) de la LCSA oblige les administrateurs et les dirigeants d’une société à agir « avec le soin, la diligence et la compétence dont ferait preuve, en pareilles circonstances, une personne prudente ». Cette obligation, à la différence de l’obligation fiduciaire énoncée à l’al. 122(1)a), n’est pas uniquement envers la société. Elle peut donc engager la responsabilité des administrateurs envers les autres parties intéressées, conformément aux principes régissant la responsabilité délictuelle et extracontractuelle : Magasins à rayons Peoples. L’alinéa 122(1)b) ne peut servir de fondement indépendant à un recours, mais les tribunaux peuvent s’en inspirer, conformément aux principes énoncés dans La Reine du chef du Canada c. Saskatchewan Wheat Pool, [1983] 1 R.C.S. 205, pour définir la norme de conduite à laquelle on peut raisonnablement s’attendre.
[45] Un troisième recours de common law codifié par la LCSA est la demande de redressement pour abus prévue à l’art. 241. Contrairement à l’action oblique, qui a pour objet le respect d’un droit de la société proprement dite, la demande de redressement pour abus vise la réparation d’une atteinte aux intérêts en law ou en equity des parties intéressées touchées par le comportement abusif d’une société ou de ses administrateurs. Ce recours est ouvert à un large éventail de parties intéressées — détenteurs de valeurs mobilières, créanciers, administrateurs et dirigeants.
[46] Enfin, les dispositions de la LCSA qui exigent l’obtention d’une approbation judiciaire dans certains cas ont aussi une vocation réparatrice. L’article 192, relatif aux arrangements, en est un exemple. Bien que cet article ne puisse pas être décrit comme une disposition qui établit un recours à proprement parler, il comporte des aspects qui s’y apparentent. Il vise les situations où une société envisage des changements fondamentaux qui modifient les droits d’une partie intéressée. La LCSA prévoit que de tels arrangements doivent être approuvés par le tribunal. Contrairement à l’action civile et à la demande de redressement pour abus, qui mettent l’accent sur le comportement des administrateurs, l’examen prévu à l’art. 192 exige simplement que le tribunal qui approuve un plan d’arrangement soit convaincu que : (1) la procédure prévue par la loi a été suivie, (2) la demande a été soumise de bonne foi et (3) l’arrangement est équitable et raisonnable. Si la société ne s’acquitte pas de son fardeau de prouver ces éléments, sa demande d’approbation sera rejetée et elle ne pourra procéder au changement proposé. Pour décider s’il approuvera l’arrangement, le tribunal entend les détenteurs de valeurs mobilières dont les droits sont visés par l’arrangement et qui s’y opposent, ce qui leur donne la possibilité de faire valoir leurs objections au changement proposé.
[47] Deux de ces recours sont en cause en l’espèce : la demande de redressement pour abus et l’approbation d’un arrangement sous le régime de l’art. 192. Le juge de première instance a appliqué des considérations distinctes à chacun de ces recours, et conclu que les détenteurs de débentures n’avaient établi le bien‑fondé ni de l’un ni de l’autre. La Cour d’appel a considéré, au contraire, que les recours se chevauchaient de façon importante, en ce qu’ils posaient tous deux la question de savoir si les administrateurs avaient suffisamment tenu compte des attentes des détenteurs de débentures. Ayant conclu, à cet égard, que les exigences de l’art. 192 n’avaient pas été respectées, elle a considéré la demande de redressement pour abus comme théorique. La Cour ne souscrit pas à ce raisonnement, comme elle l’expliquera plus loin. À notre avis, la demande de redressement pour abus et l’approbation judiciaire d’une modification de structure exigée par l’art. 192 sont des recours différents qui soulèvent des questions différentes. Par conséquent, la Cour estime nécessaire d’examiner tant les demandes de redressement pour abus que la demande d’approbation fondée sur l’art. 192.
[48] Les détenteurs de débentures ont formé officiellement un pourvoi incident relativement à la demande de redressement pour abus. Toutefois, la Cour d’appel ne s’étant pas prononcée sur ce recours, ils n’ont pas présenté d’argumentation distincte à cet égard devant notre Cour. Néanmoins, comme certains aspects de leur position sont traités à bon droit dans le cadre de l’analyse de la demande de redressement pour abus en vertu de l’art. 241, ils seront examinés dans les présents motifs.
[49] À la lumière de ce qui précède, la Cour passe maintenant à l’examen plus approfondi des demandes.
B. La demande de redressement pour abus prévue à l’art. 241
[50] Les détenteurs de débentures soutiennent que les administrateurs ont agi de façon abusive en l’espèce en approuvant la vente de BCE, contrevenant ainsi à l’art. 241 de la LCSA.
[51] Les détenteurs de valeurs mobilières d’une société ou de l’une des personnes morales de son groupe appartiennent à la catégorie des personnes qui peuvent être autorisées à demander un redressement pour abus en vertu de l’art. 241 de la LCSA. Le juge de première instance a autorisé les détenteurs de débentures à présenter une telle demande, mais il a conclu en bout de ligne qu’ils n’en avaient pas établi le bien‑fondé. Il faut maintenant déterminer si le juge de première instance a commis une erreur en rejetant cette demande.
[52] La Cour décrira d’abord la preuve exigée pour que soit établi le droit à un redressement en vertu de l’art. 241, puis elle examinera le comportement visé à la lumière de ces exigences.
(1) L’état du droit
[53] Le paragraphe 241(2) permet au tribunal de
redresser la situation provoquée par la société ou l’une des personnes morales de son groupe qui, à son avis, abuse des droits des détenteurs de valeurs mobilières, créanciers, administrateurs ou dirigeants, ou, se montre injuste à leur égard en leur portant préjudice ou en ne tenant pas compte de leurs intérêts :
a) soit en raison de son comportement;
b) soit par la façon dont elle conduit ses activités commerciales ou ses affaires internes;
c) soit par la façon dont ses administrateurs exercent ou ont exercé leurs pouvoirs.
[54] Deux façons différentes d’aborder les dispositions de la LCSA applicables en cas d’abus se dégagent de la jurisprudence relative à l’art. 241 : M. Koehnen, Oppression and Related Remedies (2004), p. 79‑80 et 84. L’une d’elles appelle à une interprétation stricte des trois types de comportement énumérés à l’art. 241 (abus, préjudice injuste et omission injuste de tenir compte des intérêts) : voir Scottish Co‑operative Wholesale Society Ltd. c. Meyer, [1959] A.C. 324 (H.L.); Diligenti c. RWMD Operations Kelowna Ltd. (1976), 1 B.C.L.R. 36 (C.S.); Stech c. Davies, [1987] 5 W.W.R. 563 (B.R. Alb.). Les arrêts guidés par cette interprétation s’intéressent à la teneur exacte d’un « abus », d’un « préjudice injuste » ou d’une « omission injuste de tenir compte » des intérêts en cause. Bien que ces décisions puissent fournir des indications valables sur ce qui constitue un abus dans une situation donnée, envisager la notion d’abus à partir de catégories définies pose problème parce que les termes utilisés ne peuvent être classés dans des compartiments étanches ni définis une fois pour toutes. Comme le dit Koehnen (p. 84) : [traduction] « Les trois composantes légales de l’abus sont en fait des qualificatifs destinés à décrire un comportement incorrect. [. . .] Le problème lié aux qualificatifs tient à ce qu’ils ne sont d’aucun secours pour la formulation des principes qui doivent fonder l’intervention du tribunal. »
[55] D’autres décisions sont axées sur les principes plus larges qui sous‑tendent et unifient les différents aspects de la notion d’abus : voir First Edmonton Place Ltd. c. 315888 Alberta Ltd. (1988), 40 B.L.R. 28 (B.R. Alb.), mod. par (1989), 45 B.L.R. 110 (C.A. Alb.); 820099 Ontario Inc. c. Harold E. Ballard Ltd. (1991), 3 B.L.R. (2d) 113 (C. div. Ont.); Westfair Foods Ltd. c. Watt (1991), 79 D.L.R. (4th) 48 (C.A. Alb.).
[56] À notre avis, la meilleure façon d’interpréter le par. 241(2) est de combiner les deux approches exposées dans la jurisprudence. Il faut d’abord considérer les principes sur lesquels repose la demande de redressement pour abus et, en particulier, le concept des attentes raisonnables. S’il est établi qu’une attente raisonnable a été frustrée, il faut déterminer si le comportement reproché constitue un « abus », un « préjudice injuste » ou une « omission injuste de tenir compte » des intérêts en cause au sens du par. 241(2) de la LCSA.
[57] En guise d’introduction aux deux volets de l’examen d’une allégation d’abus, la Cour formulera deux remarques préliminaires issues de l’ensemble de la jurisprudence.
[58] Premièrement, la demande de redressement pour abus est un recours en equity. Elle vise à rétablir la justice — ce qui est « juste et équitable ». Elle confère au tribunal un vaste pouvoir, en equity, d’imposer le respect non seulement du droit, mais de l’équité : Wright c. Donald S. Montgomery Holdings Ltd. (1998), 39 B.L.R. (2d) 266 (C. Ont. (Div. gén.)), p. 273; Re Keho Holdings Ltd. and Noble (1987), 38 D.L.R. (4th) 368 (C.A. Alb.), p. 374; voir, de façon plus générale, Koehnen, p. 78‑79. Par conséquent, les tribunaux saisis d’une demande de redressement pour abus doivent tenir compte de la réalité commerciale, et pas seulement de considérations strictement juridiques : Scottish Co‑operative Wholesale Society, p. 343.
[59] Deuxièmement, comme beaucoup de recours en equity, le sort d’une demande de redressement pour abus dépend des faits en cause. On détermine ce qui est juste et équitable selon les attentes raisonnables des parties intéressées en tenant compte du contexte et des rapports en jeu. Un comportement abusif dans une situation donnée ne sera pas nécessairement abusif dans une situation différente.
[60] À partir de ces considérations générales, la Cour passe maintenant au premier volet de l’analyse, soit à l’examen des principes qui sous‑tendent la demande de redressement pour abus. Dans Ebrahimi c. Westbourne Galleries Ltd., [1973] A.C. 360 (H.L.), p. 379, lord Wilberforce, qui interprétait l’art. 222 de la Companies Act, 1948 du Royaume‑Uni, a décrit la demande de redressement pour abus en ces termes novateurs :
[traduction] Par ces mots [« juste et équitable »] on reconnaît le fait qu’une société à responsabilité limitée est davantage qu’une simple entité légale dotée d’une personnalité morale propre. Il y a place, en droit des sociétés, pour la reconnaissance du fait que, derrière cette société, ou au sein de celle‑ci, il y a des individus et que ces individus ont des droits, des attentes et des obligations entre eux qui ne se dissolvent pas nécessairement dans la structure de la société.
[61] Lord Wilberforce a présenté le recours en equity en faisant référence aux « droits », « attentes » et « obligations » des individus. Les mots « droits » et « obligations » renvoient à des intérêts dont on peut exiger le respect en droit sans faire appel à des recours spéciaux, par exemple, au moyen d’un recours contractuel ou de l’action oblique prévue à l’art. 239 de la LCSA. Restent donc les « attentes » des parties intéressées comme objet de la demande de redressement pour abus. Les attentes raisonnables de ces parties intéressées constituent la pierre angulaire de la demande de redressement pour abus.
[62] Comme le suggère le mot « raisonnable », le concept d’attentes raisonnables est objectif et contextuel. Les attentes réelles d’une partie intéressée en particulier ne sont pas concluantes. Lorsqu’il s’agit de déterminer s’il serait « juste et équitable » d’accueillir un recours, la question est de savoir si ces attentes sont raisonnables compte tenu des faits propres à l’espèce, des rapports en cause et de l’ensemble du contexte, y compris la possibilité d’attentes et de demandes opposées.
[63] Des circonstances particulières suscitent des attentes particulières. Les parties intéressées entretiennent des rapports entre elles et avec la société, sur le fondement de perceptions et d’attentes sur lesquelles elles sont en droit de miser, sous réserve de leur caractère raisonnable dans les circonstances : voir 820099 Ontario; Main v. Delcan Group Inc. (1999), 47 B.L.R. (2d) 200 (C.S.J. Ont.). Le recours en cas d’abus vise précisément à assurer le respect de ces attentes.
[64] La possibilité d’un conflit entre les intérêts et les attentes de différentes parties intéressées ajoute à la complexité de l’appréciation du caractère raisonnable d’une attente particulière. La demande de redressement pour abus reconnaît qu’une société est une entité qui comprend et touche différents groupes et individus dont les intérêts peuvent être opposés. Les administrateurs ou d’autres parties impliquées dans les affaires de la société peuvent, en prenant des décisions à son égard ou en tentant de résoudre des conflits, retenir des solutions qui maximisent abusivement ou injustement les intérêts d’un groupe en particulier au détriment d’autres parties intéressées. Certes, la société et les actionnaires ont le droit de maximiser les bénéfices et la valeur des actions, mais ils ne peuvent le faire en traitant des parties intéressées inéquitablement. Un traitement équitable est, fondamentalement, ce à quoi les parties intéressées peuvent « raisonnablement s’attendre » — et le thème central récurrent de toute la jurisprudence en matière d’abus.
[65] Le paragraphe 241(2) parle du « comportement » de la société ou de l’une des personnes morales de son groupe, de la conduite de « ses activités commerciales ou ses affaires internes » et de l’exercice par « ses administrateurs » de leurs « pouvoirs ». La situation dont on se plaint est souvent provoquée par le comportement de la société ou de ses administrateurs, qui sont responsables de la gouvernance de la société. Une demande de redressement pour abus peut toutefois découler du comportement d’autres parties impliquées dans les affaires de la société, comme des actionnaires : voir Koehnen, p. 109‑110; GATX Corp. c. Hawker Siddeley Canada Inc. (1996), 27 B.L.R. (2d) 251 (C. Ont. (Div. gén.)). Dans les présents pourvois, les demandes de redressement pour abus sont fondées sur des allégations selon lesquelles les administrateurs de BCE et de Bell Canada ont frustré les attentes raisonnables des détenteurs de débentures et il est inutile d’étendre notre examen au‑delà de ces allégations.
[66] Le fait que le comportement des administrateurs soit souvent au centre des actions pour abus peut sembler indiquer que les administrateurs sont assujettis à une obligation directe envers les parties intéressées qui risquent d’être touchées par une décision de la société. En agissant au mieux des intérêts de la société, les administrateurs peuvent être obligés de considérer les effets de leurs décisions sur les parties intéressées, comme les détenteurs de débentures en l’espèce. C’est ce qu’on entend lorsqu’on affirme qu’un administrateur doit agir au mieux des intérêts de la société en tant qu’entreprise socialement responsable. Toutefois, les administrateurs ont une obligation fiduciaire envers la société, et uniquement envers la société. Certes, on parle parfois de l’obligation des administrateurs envers la société et envers les parties intéressées. Cela ne porte habituellement pas à conséquence, puisque les attentes raisonnables d’une partie intéressée quant à un résultat donné coïncident souvent avec les intérêts de la société. Il peut néanmoins arriver (comme en l’espèce) que ce ne soit pas le cas. Il importe de préciser que l’obligation des administrateurs est alors envers la société et non envers les parties intéressées, et que les parties intéressées ont pour seule attente raisonnable celle que les administrateurs agissent au mieux des intérêts de la société.
[67] Après avoir examiné le concept des attentes raisonnables qui sous‑tend la demande de redressement pour abus, la Cour passe au second volet du recours prévu à l’art. 241. Toutes les attentes déçues, même lorsqu’elles sont raisonnables, ne donnent pas ouverture à une demande sous le régime de l’art. 241. Cette disposition exige que le comportement visé constitue un « abus », un « préjudice injuste » ou une « omission injuste de tenir compte » des intérêts en cause. Le terme « abus » désigne un comportement coercitif et excessif et évoque la mauvaise foi. Le « préjudice injuste » peut impliquer un état d’esprit moins coupable, mais dont les conséquences sont néanmoins injustes. Enfin, l’« omission injuste de tenir compte » d’intérêts donnés étend l’application de ce recours à une situation où un intérêt n’est pas pris en compte parce qu’il est perçu comme sans importance, contrairement aux attentes raisonnables des parties intéressées : voir Koehnen, p. 81‑88. Ces expressions décrivent, à l’aide de qualificatifs, des façons dont les parties impliquées dans les affaires d’une société peuvent frustrer les attentes raisonnables des parties intéressées.
[68] En résumé, les considérations qui précèdent indiquent que le tribunal saisi d’une demande de redressement pour abus doit répondre à deux questions interreliées : (1) La preuve étaye‑t‑elle l’attente raisonnable invoquée par le plaignant? (2) La preuve établit‑elle que cette attente raisonnable a été frustrée par un comportement qui correspond à la définition d’un « abus », d’un « préjudice injuste » ou d’une « omission injuste de tenir compte » d’un intérêt pertinent?
[69] C’est sur cette toile de fond que la Cour examinera maintenant ces questions de façon plus approfondie.
a) La preuve de l’attente raisonnable
[70] L’auteur de la demande de redressement doit d’abord préciser quelles attentes ont censément été frustrées par le comportement en cause et en établir le caractère raisonnable. Comme cela a déjà été mentionné, on peut d’emblée déduire qu’une partie intéressée s’attend raisonnablement à être traitée équitablement. Toutefois, comme on l’a vu, l’abus touche généralement une attente particulière propre à une situation donnée. Il faut dès lors établir l’existence de cette attente raisonnable de la partie intéressée. La preuve d’une attente peut se faire de différentes façons selon les faits.
[71] Il est impossible de dresser une liste exhaustive des situations qui peuvent susciter une attente raisonnable, compte tenu de leur nature circonstancielle. Il est toutefois possible d’énoncer quelques principes généraux. Le recours prévu par l’art. 241 n’exige pas qu’il y ait illégalité; cet article entre en jeu « lorsque la conduite attaquée est [fautive], même si elle n’est pas en fait illégale » : Comité Dickerson (R. W. V. Dickerson, J. L. Howard et L. Getz), Propositions pour un nouveau droit des corporations commerciales canadiennes (1971), vol. I, p. 188. Ce recours est axé sur les notions de justice et d’équité plutôt que sur les droits. Pour déterminer si des intérêts ou attentes raisonnables doivent être pris en considération, les tribunaux vont au‑delà de la légalité et se demandent ce qui est équitable compte tenu de tous les intérêts en jeu : Re Keho Holdings Ltd. and Noble. Il s’ensuit que toute conduite préjudiciable pour une partie intéressée ne donnera pas nécessairement ouverture à une demande de redressement pour abus contre la société.
[72] Des facteurs utiles pour l’appréciation d’une attente raisonnable ressortent de la jurisprudence. Ce sont notamment les pratiques commerciales courantes, la nature de la société, les rapports entre les parties, les pratiques antérieures, les mesures préventives qui auraient pu être prises, les déclarations et conventions, ainsi que la conciliation équitable des intérêts opposés de parties intéressées.
(i) Les pratiques commerciales
[73] Les pratiques commerciales jouent un rôle important dans la formation des attentes raisonnables des parties. Une dérogation aux pratiques commerciales habituelles qui entrave ou rend impossible l’exercice de ses droits par le plaignant donnera généralement (mais pas inévitablement) ouverture à un recours : Adecco Canada Inc. c. J. Ward Broome Ltd. (2001), 12 B.L.R. (3d) 275 (C.S.J. Ont.); SCI Systems Inc. c. Gornitzki Thompson & Little Co. (1997), 147 D.L.R. (4th) 300 (C. Ont. (Div. gén.)), mod. par (1998), 110 O.A.C. 160 (C. div.); Downtown Eatery (1993) Ltd. c. Ontario (2001), 200 D.L.R. (4th) 289 (C.A. Ont.), autorisation d’appel refusée, [2002] 1 R.C.S. vi.
(ii) La nature de la société
[74] La taille, la nature et la structure de la société constituent également des facteurs pertinents dans l’appréciation d’une attente raisonnable : First Edmonton Place; G. Shapira, « Minority Shareholders’ Protection — Recent Developments » (1982), 10 N.Z. Univ. L. Rev. 134, p. 138 et 145‑146. Il est possible que les tribunaux accordent une plus grande latitude pour déroger à des formalités strictes aux administrateurs d’une petite société fermée qu’à ceux d’une société ouverte de plus grande taille.
(iii) Les rapports existants
[75] Les rapports personnels entre le plaignant et d’autres parties impliquées dans les affaires de la société peuvent également donner naissance à des attentes raisonnables. Par exemple, il se peut que les rapports entre actionnaires fondés sur des liens familiaux ou des liens d’amitié n’obéissent pas aux mêmes normes que les rapports entre actionnaires sans lien de dépendance d’une société ouverte. Pour reprendre les propos tenus dans l’affaire Re Ferguson and Imax Systems Corp. (1983), 150 D.L.R. (3d) 718 (C.A. Ont.), [traduction] « lorsqu’une société fermée est en cause, le tribunal peut tenir compte du rapport entre les actionnaires et non simplement des droits » (p. 727).
(iv) Les pratiques antérieures
[76] Les pratiques antérieures peuvent faire naître des attentes raisonnables, plus particulièrement chez les actionnaires d’une société fermée quant à leur participation aux profits et à la gouvernance de la société : Gibbons c. Medical Carriers Ltd. (2001), 17 B.L.R. (3d) 280, 2001 MBQB 229; 820099 Ontario. Dans Gibbons, par exemple, la Cour a jugé que les actionnaires pouvaient légitimement s’attendre à ce que tous les versements faits aux actionnaires par la société soient proportionnels au pourcentage d’actions qu’ils détenaient. La décision des nouveaux administrateurs de se verser des honoraires, pour lesquels les actionnaires ne recevraient pas de paiements correspondants, était contraire à ces attentes.
[77] Il importe de souligner que les pratiques et les attentes peuvent changer avec le temps. Lorsqu’un changement est motivé par des raisons commerciales valides et qu’il ne porte pas atteinte aux droits du plaignant, il ne saurait exister d’attente raisonnable que les administrateurs s’abstiendront de déroger aux pratiques antérieures : Alberta Treasury Branches c. SevenWay Capital Corp. (1999), 50 B.L.R. (2d) 294 (B.R. Alb.), conf. par (2000), 8 B.L.R. (3d) 1, 2000 ABCA 194.
(v) Les mesures préventives
[78] Lorsqu’il apprécie le caractère raisonnable d’une attente d’une partie intéressée, le tribunal peut se demander si le plaignant aurait pu prendre des mesures pour se protéger contre le préjudice qu’il allègue avoir subi. Ainsi, il peut être pertinent de déterminer si un créancier garanti qui se plaint d’un abus aurait pu négocier des mesures de protection contre le préjudice en cause : First Edmonton Place; SCI Systems.
(vi) Les déclarations et conventions
[79] On peut considérer une convention d’actionnaires comme l’expression des attentes raisonnables des parties : Main; Lyall c. 147250 Canada Ltd. (1993), 106 D.L.R. (4th) 304 (C.A.C.‑B.).
[80] Les déclarations faites à des parties intéressées ou au public dans des documents promotionnels, des prospectus, des circulaires d’offre et d’autres communications peuvent également influer sur les attentes raisonnables : Tsui c. International Capital Corp., [1993] 4 W.W.R. 613 (B.R. Sask.), conf. par (1993), 113 Sask. R. 3 (C.A.); Deutsche Bank Canada c. Oxford Properties Group Inc. (1998), 40 B.L.R. (2d) 302 (C. Ont. (Div. gén.)); Themadel Foundation c. Third Canadian Investment Trust Ltd. (1995), 23 O.R. (3d) 7 (Div. gén.), mod. par (1998), 38 O.R. (3d) 749 (C.A.).
(vii) La conciliation équitable d’intérêts opposés
[81] Comme cela a été souligné, des conflits peuvent surgir soit entre les intérêts de différentes parties intéressées, soit entre les intérêts des parties intéressées et ceux de la société. Lorsque le conflit touche les intérêts de la société, il revient aux administrateurs de la société de le résoudre conformément à leur obligation fiduciaire d’agir au mieux des intérêts de la société en tant qu’entreprise socialement responsable.
[82] Dans son ensemble, la jurisprudence en matière d’abus confirme que l’obligation des administrateurs d’agir au mieux des intérêts de la société inclut le devoir de traiter de façon juste et équitable chaque partie intéressée touchée par les actes de la société. Il n’existe pas de règles absolues. Il faut se demander chaque fois si, dans les circonstances, les administrateurs ont agi au mieux des intérêts de la société, en prenant en considération tous les facteurs pertinents, ce qui inclut, sans s’y limiter, la nécessité de traiter les parties intéressées qui sont touchées de façon équitable, conformément aux obligations de la société en tant qu’entreprise socialement responsable.
[83] Les administrateurs peuvent se retrouver dans une situation où il leur est impossible de satisfaire toutes les parties intéressées. [traduction] « Il importe peu que les administrateurs aient écarté d’autres transactions, sauf si on peut démontrer que l’une de ces autres transactions pouvait effectivement être réalisée et était manifestement plus avantageuse pour l’entreprise que celle qui a été choisie » : Maple Leaf Foods, la juge Weiler, p. 192.
[84] Aucun principe n’établit que les intérêts d’un groupe — ceux des actionnaires, par exemple — doivent prévaloir sur ceux d’un autre groupe. Tout dépend des particularités de la situation dans laquelle se trouvent les administrateurs et de la question de savoir si, dans les circonstances, ils ont agi de façon responsable dans leur appréciation commerciale.
[85] En l’espèce, les appelantes ont fait valoir que le courant jurisprudentiel émanant du Delaware et représenté par l’arrêt Revlon appuie le principe voulant qu’un conflit entre les intérêts des actionnaires et ceux des créanciers doive être résolu en faveur des actionnaires.
[86] Le courant jurisprudentiel dit Revlon regroupe une série de décisions rendues au Delaware dans le contexte d’offres publiques d’achat (« OPA ») et dont les deux plus importantes sont Revlon, Inc. c. MacAndrews & Forbes Holdings, Inc., 506 A.2d 173 (Del. 1986), et Unocal Corp. c. Mesa Petroleum Co., 493 A.2d 946 (Del. 1985). Dans ces deux décisions, il s’agissait de déterminer comment les administrateurs devaient réagir à une OPA hostile. L’arrêt Revlon donne à croire que, dans ce contexte, les intérêts des actionnaires doivent l’emporter sur ceux des autres parties intéressées, comme les créanciers. L’arrêt Unocal a appliqué cette approche aux situations dans lesquelles la société ne poursuivra pas ses activités et précisé que, bien que le conseil d’administration d’une société visée par une OPA hostile [traduction] « puisse tenir compte de diverses parties intéressées lorsqu’il s’acquitte de ses fonctions [. . .] il n’est pas approprié de prendre ainsi en compte les intérêts des non‑actionnaires lorsque [. . .] l’objectif n’est plus de protéger la société ou d’en poursuivre les activités, mais de la vendre au plus offrant » (p. 182).
[87] Ce qui est clair, c’est que le courant jurisprudentiel dit Revlon n’a pas remplacé la règle fondamentale selon laquelle l’obligation des administrateurs ne peut se réduire à l’application de règles de priorité particulières, mais relève plutôt de l’appréciation commerciale de ce qui sert le mieux les intérêts de la société, dans la situation où elle se trouve. L’ancien juge en chef de la Cour suprême du Delaware, E. Norman Veasey, s’est exprimé ainsi dans une analyse des tendances jurisprudentielles en droit des sociétés au Delaware :
[traduction] [I]l faut garder à l’esprit le contenu précis du concept « d’obligation d’agir au mieux des intérêts » — c’est‑à‑dire envers qui et quand s’applique cette obligation. Naturellement, on pense souvent que les administrateurs sont ainsi obligés tant envers la société qu’envers les actionnaires. Cette façon de voir est le plus souvent inoffensive parce qu’il y a concordance des intérêts, puisque ce qui est bon pour la société est habituellement bon pour les actionnaires. Il arrive bien sûr que l’accent soit mis directement sur les intérêts des actionnaires [comme dans Revlon]. En général, cependant, les administrateurs sont obligés envers la société, et non envers les actionnaires. [En italique dans l’original.]
(E. Norman Veasey, assisté de Christine T. Di Guglielmo, « What Happened in Delaware Corporate Law and Governance from 1992‑2004? A Retrospective on Some Key Developments » (2005), 153 U. Pa. L. Rev. 1399, p. 1431)
[88] Par ailleurs, l’arrêt Magasins à rayons Peoples n’établit pas non plus de règle fixe qui ferait prévaloir les droits des créanciers. Dans cet arrêt, la Cour devait décider s’il fallait accorder une attention particulière aux créanciers d’une société menacée de faillite (par. 46). Elle a statué que l’obligation fiduciaire envers la société ne change pas au cours de la période précédant la faillite, mais qu’une partie intéressée peut intenter un recours en cas de manquement des administrateurs à l’obligation de diligence que leur impose l’al. 122(1)b) de la LCSA (par. 66).
b) La conduite abusive ou injuste à l’égard des intérêts du plaignant en ce qu’elle lui porte préjudice ou ne tient pas compte de ses intérêts
[89] Jusqu’à maintenant, la Cour a examiné la façon dont le plaignant doit établir la preuve du premier élément de la demande de redressement pour abus — à savoir qu’il s’attendait raisonnablement à être traité d’une certaine manière. Or, pour parfaire sa demande de redressement pour abus, le plaignant doit prouver que le défaut de répondre à cette attente est imputable à une conduite injuste et qu’il en a résulté des conséquences préjudiciables au sens de l’art. 241 de la LCSA. Ce ne sont pas, en effet, tous les cas où une attente raisonnable a été frustrée qui commandent la prise en compte des considérations en equity sur lesquelles repose la demande de redressement pour abus. Le tribunal doit être convaincu que la conduite en cause relève des notions d’« abus », de « préjudice injuste » ou d’« omission injuste de tenir compte » des intérêts du plaignant, au sens de l’art. 241 de la LCSA. Dans cette perspective, l’analyse des attentes raisonnables qui constitue l’assise théorique de la demande de redressement pour abus et les types particuliers de comportement décrits à l’art. 241 apparaissent comme des approches complémentaires, et non des approches distinctes, comme on l’a parfois supposé. Ensemble, ces approches offrent un tableau complet de ce qui constitue une conduite injuste et inéquitable, pour reprendre les termes de l’arrêt Ebrahimi.
[90] Dans la plupart des cas, la preuve d’une attente raisonnable sera liée aux notions d’abus, de préjudice injuste ou d’omission injuste de tenir compte des intérêts, ainsi que le prévoit l’art. 241, et les deux volets de la preuve se trouveront dans les faits réunis. Il faut néanmoins souligner que, comme dans toute action en equity, la demande de redressement pour abus requiert que l’on prouve la conduite fautive, le lien de causalité et le préjudice indemnisable.
[91] Les notions d’abus, de préjudice injuste et d’omission injuste de tenir compte des intérêts pertinents sont de nature descriptive. Elles indiquent le type de faute ou de comportement visé par le recours prévu à l’art. 241 de la LCSA. Toutefois, il ne s’agit pas de compartiments étanches. Ces notions se chevauchent et s’enchevêtrent souvent.
[92] À l’origine, la jurisprudence décrivait simplement l’acte fautif comme un abus, généralement associé à une conduite qualifiée selon les cas d’[traduction] « accablante, dure et illégitime », d’« écart marqué par rapport aux normes de traitement équitable », ou d’« abus de pouvoir » mettant en cause la probité dans la conduite des affaires de la société : voir Koehnen, p. 81. C’est de cet acte fautif que le recours tire son nom, lequel sert dorénavant à désigner de façon générale tous les recours fondés sur l’art. 241. Toutefois, ce terme sous‑entend également un type particulier de préjudice relevant de la conception moderne de l’abus au sens général, soit un acte fautif très grave.
[93] À la notion initiale de la common law, la LCSA a ajouté les notions de « préjudice injuste » et d’« omission injuste de tenir compte » des intérêts, indiquant ainsi clairement que les actes fautifs qui ne peuvent être qualifiés d’abusifs peuvent néanmoins tomber sous le coup de l’art. 241. Règle générale, le « préjudice injuste » est considéré comme supposant une conduite moins grave que l’« abus », par exemple l’éviction d’un actionnaire minoritaire, l’omission de divulguer des transactions avec des apparentés, la modification de la structure de la société pour changer radicalement les ratios d’endettement, l’adoption d’une « pilule empoisonnée » pour éviter une OPA, le versement de dividendes sans déclaration formelle, le fait de privilégier certains actionnaires par le paiement d’honoraires de gestion et le paiement aux administrateurs d’honoraires plus élevés que la norme appliquée dans le secteur d’activité en cause : voir Koehnen, p. 82‑83.
[94] L’« omission injuste de tenir compte » des intérêts est considérée comme le moins grave des trois préjudices ou actes fautifs mentionnés à l’art. 241. Favoriser un administrateur en omettant d’engager une poursuite, réduire indûment le dividende d’un actionnaire ou ne pas remettre au plaignant un bien lui appartenant en sont autant d’exemples : voir Koehnen, p. 83‑84.
(2) Application aux présents pourvois
[95] Comme cela a déjà été expliqué (au par. 68), le tribunal saisi d’une demande de redressement pour abus doit répondre à deux questions : (1) La preuve étaye‑t‑elle l’attente raisonnable invoquée par le plaignant? (2) La preuve établit‑elle que cette attente raisonnable a été frustrée par un comportement pouvant être qualifié d’« abus », de « préjudice injuste » ou d’« omission injuste de tenir compte » d’un intérêt pertinent?
[96] En l’espèce, les détenteurs de débentures soutiennent avoir eu deux attentes distinctes. Leur position première est qu’ils avaient des motifs raisonnables de s’attendre à ce que les administrateurs de BCE protègent leurs intérêts financiers comme détenteurs de débentures de Bell Canada en proposant un plan d’arrangement qui maintiendrait la cote de leurs débentures comme admissibles pour des placements. Devant notre Cour, cependant, ils ont plaidé subsidiairement avoir eu une attente plus limitée — l’attente raisonnable que les administrateurs tiendraient compte de leurs intérêts financiers en préservant la valeur marchande des débentures.
[97] Ainsi que la Cour l’a exposé brièvement plus haut (au par. 25), le juge de première instance a étudié la prétention des détenteurs de débentures qu’ils s’attendaient à ce que les administrateurs agissent de façon à préserver la cote de placements admissibles de leurs débentures. Il a conclu que la preuve de cette attente n’avait pas été établie étant donné que les déclarations de Bell Canada concernant son engagement à conserver une cote de placements admissibles s’accompagnaient de mises en garde faisant explicitement en sorte que les investisseurs ne pourraient former de telles attentes, mises en garde qui figuraient aussi dans les prospectus d’émission des débentures.
[98] L’absence d’une attente raisonnable quant au maintien de la cote de placements admissibles des débentures trouvait confirmation, selon le juge de première instance, dans le contexte global de la relation entre la société et les détenteurs de débentures, la nature de la société, sa situation en tant que cible de plusieurs offres d’achat, de même que dans le fait que les plaignants auraient pu se protéger eux‑mêmes contre le fléchissement de la valeur marchande en négociant des clauses contractuelles appropriées.
[99] Le juge de première instance a procédé à l’examen des facteurs pertinents en utilisant le cadre juridique approprié. Il a reconnu que les administrateurs avaient l’obligation fiduciaire d’agir au mieux des intérêts de la société et que le contenu de cette obligation dépendait des divers intérêts en jeu dans le contexte du processus d’enchères dont BCE faisait l’objet. Il a souligné que, face à des intérêts opposés, les administrateurs pouvaient n’avoir d’autre choix que d’approuver des transactions qui, bien qu’elles servent au mieux les intérêts de la société, privilégieraient certains groupes au détriment d’autres groupes. Il a conclu que le fait que les actionnaires puissent réaliser un gain alors que les détenteurs de débentures subiraient un préjudice ne permettait pas en soi de conclure à un manquement à l’obligation fiduciaire des administrateurs envers la société. Les trois offres concurrentes comportaient toutes un endettement supplémentaire de Bell Canada, et rien dans la preuve n’indiquait que les soumissionnaires étaient disposés à accepter un endettement moindre. Selon la règle de l’appréciation commerciale, il faut faire preuve de retenue à l’égard des décisions commerciales que les administrateurs prennent de bonne foi dans l’exécution des fonctions pour lesquelles ils ont été élus par les actionnaires.
[100] La Cour estime que le juge de première instance n’a commis aucune erreur dans son application des principes ni dans ses conclusions de fait, qui étaient amplement étayées par la preuve. La Cour est donc d’accord pour dire que la première attente alléguée en l’espèce — soit le maintien de la cote de placements admissibles des débentures — n’a pas été établie.
[101] L’attente subsidiaire, plus limitée, avancée par les plaignants, est que les administrateurs prendraient en compte les intérêts des créanciers obligataires en maintenant la valeur marchande des débentures. Dans le contexte de ses motifs concernant l’application de l’art. 192, la Cour d’appel a reconnu qu’il s’agissait là d’une attente raisonnable. Elle a conclu que les déclarations faites au cours des années, bien que non juridiquement contraignantes, avaient créé des attentes qui s’ajoutaient aux droits contractuels. Elle a ajouté que, dans ces circonstances, il incombait aux administrateurs non seulement de retenir la meilleure offre, mais encore d’examiner s’il était possible de restructurer l’arrangement de façon à assurer un prix satisfaisant aux actionnaires tout en évitant de causer un préjudice aux détenteurs de débentures.
[102] Considérée objectivement, la preuve permet de conclure qu’il était raisonnable de s’attendre à ce que les administrateurs tiennent compte de la position des détenteurs de débentures pour prendre leurs décisions concernant les diverses offres à l’étude. Comme cela a été mentionné, dans le cadre d’une demande de redressement pour abus, les attentes raisonnables ne se limitent pas aux droits. Étant donné les répercussions potentielles des transactions proposées sur les détenteurs de débentures, on s’attendrait à ce que les administrateurs, agissant au mieux des intérêts de la société, tiennent compte de leurs intérêts à court et à long termes dans leur décision ultime.
[103] De fait, la preuve indique que les administrateurs ont effectivement tenu compte des intérêts des détenteurs de débentures. Un certain nombre de détenteurs de débentures ont écrit au Conseil d’administration pour exprimer leurs craintes concernant l’acquisition par emprunt proposée et demander l’assurance que leurs intérêts seraient pris en compte. L’un des administrateurs, M. Pattison, a rencontré les représentants des détenteurs de débentures, Phillips, Hager & North. Les administrateurs ont répondu à l’expression de ces inquiétudes en affirmant qu’ils respecteraient les dispositions contractuelles rattachées aux débentures, mais aucune autre assurance n’a été donnée.
[104] Les administrateurs ont manifestement pris en considération les intérêts des détenteurs de débentures et, cela fait, ils ont conclu qu’ils ne pouvaient prendre aucun autre engagement que celui de respecter les dispositions contractuelles rattachées aux débentures. Cela répondait à l’obligation des administrateurs de tenir compte des intérêts des détenteurs de débentures. Cela ne constituait pas une « omission injuste de tenir compte » des intérêts des détenteurs de débentures. Comme nous l’avons vu, il peut s’avérer impossible de satisfaire toutes les parties intéressées dans une situation donnée. En l’espèce, le Conseil d’administration a pris en compte les intérêts des plaignants. Cela fait, et après avoir examiné ses options dans les circonstances difficiles auxquelles il faisait face, il a pris la décision qui lui paraissait servir le mieux des intérêts de la société.
[105] Ce que les plaignants font valoir en réalité dans le présent pourvoi, ce n’est pas simplement qu’ils s’attendaient à ce qu’on tienne compte de leurs intérêts, mais bien qu’ils comptaient que le Conseil d’administration adopte des mesures concrètes pour restructurer l’acquisition de manière à assurer un prix d’achat satisfaisant pour les actionnaires et à préserver la valeur marchande élevée des débentures. Sur ce point, la seconde attente, plus limitée, rejoint la première attente alléguée, soit le maintien de la cote de placements admissibles des débentures.
[106] La difficulté rattachée à cette prétention est que rien dans la preuve n’indique qu’il était raisonnable de supposer que ce résultat pouvait être atteint. Dans la perspective d’une prise de contrôle certaine, BCE a agi de façon raisonnable pour créer un processus de soumissions concurrentiel. Le processus a suscité trois offres. Toutes les offres comportaient un emprunt, qui accroîtrait substantiellement l’endettement de Bell Canada. C’est ce facteur qui mettait à risque la valeur des débentures. Rien dans la preuve n’indique que BCE aurait pu faire quoi que ce soit pour écarter ce risque. En fait, la preuve démontrait le contraire.
[107] Il a déjà été fait mention de facteurs à prendre en considération pour déterminer si une attente est raisonnable dans le cadre d’une demande de redressement pour abus fondée sur l’art. 241, notamment les pratiques commerciales, la taille, la nature et la structure de la société, les rapports entre les parties, les pratiques antérieures, l’omission de négocier une protection, les conventions et déclarations, ainsi que la conciliation des intérêts opposés. De l’avis de la Cour, tous ces facteurs militent contre la conclusion qu’il existait en l’espèce une attente allant au‑delà du respect des obligations contractuelles rattachées aux débentures.
[108] Les pratiques commerciales — en fait la réalité commerciale — affaiblissent la prétention qu’il aurait été possible de trouver une façon de préserver la valeur marchande des débentures dans le cadre d’une acquisition par emprunt. Des détenteurs de débentures raisonnables auraient eu conscience de cette réalité. Plus généralement, deux considérations sont pertinentes en ce qui concerne l’influence des pratiques commerciales générales sur le caractère raisonnable des attentes des détenteurs de débentures. Premièrement, les acquisitions par emprunt de ce type n’ont rien d’inhabituel ou d’imprévisible, bien que la transaction en cause en l’espèce se démarque par son ampleur. Deuxièmement, les actes de fiducie peuvent inclure des dispositions concernant un changement de contrôle et la cote financière dans les cas où ces protections ont été négociées. Des protections de ce type auraient assuré aux détenteurs de débentures un droit de vote, peut‑être par l’intermédiaire de leur fiduciaire, sur l’acquisition par emprunt, comme l’a souligné le juge de première instance. Le défaut de négocier des mesures de protection revêtait de l’importance dans un cas où, soulignons‑le, les détenteurs de débentures étaient en règle générale des institutions financières, des caisses de retraite et des sociétés d’assurance comptant parmi les plus importantes et les plus renommées du Canada.
[109] La nature et la taille de la société viennent également ébranler la prétention selon laquelle il aurait été raisonnable de s’attendre à ce que les administrateurs rejettent les offres présentées et recherchent un arrangement susceptible de préserver la cote de placements admissibles des débentures. On a déjà signalé (au par. 74) qu’il est possible que les tribunaux accordent plus de latitude quant aux attentes raisonnables dans le cas d’une petite société fermée que dans celui d’une société ouverte de plus grande taille. Bell Canada était devenue une filiale en propriété exclusive de BCE en 1983, en vertu d’un plan d’arrangement par lequel les actionnaires de Bell Canada cédaient leurs actions en échange d’actions de BCE. Compte tenu de l’historique du rapport en cause, les détenteurs de débentures de Bell Canada de 1996 et 1997 devaient savoir, lorsqu’ils les ont acquises, que des arrangements de ce type avaient déjà été conclus et pouvaient l’être dans l’avenir.
[110] Les détenteurs de débentures invoquent les pratiques antérieures, affirmant que la cote de placements admissibles avait toujours été maintenue. Rappelons toutefois que les pratiques raisonnables peuvent changer au gré des fluctuations de l’économie et des conditions du marché. Les événements qui ont conduit à la transaction d’acquisition par emprunt faisaient partie de ces conditions. Le juge de première instance n’a pas non plus conclu que des déclarations auxquelles les détenteurs de débentures auraient pu raisonnablement se fier leur avaient été faites.
[111] Enfin, il faut examiner la demande sous l’angle de l’obligation des administrateurs de résoudre les conflits entre les parties intéressées de façon équitable, au mieux des intérêts de la société.
[112] À l’époque, les intérêts de la société concordaient sans doute avec l’acceptation de l’offre. BCE avait été mise en jeu, et la dynamique du marché rendait l’acquisition inévitable. La preuve, acceptée par le juge de première instance, indiquait que Bell Canada devait procéder à des changements substantiels pour continuer à prospérer, et que la fermeture de la société élargirait la marge de manœuvre nécessaire à l’atteinte de ses objectifs à long terme en supprimant la pression à court terme créée par les obligations de communication de l’information financière au public et en permettant l’injection de capitaux propres par des investisseurs avisés soucieux d’améliorer le rendement de la société. Dans la mesure où il conclut que la décision des administrateurs se situe dans l’éventail des solutions raisonnables qu’ils auraient pu choisir en soupesant des intérêts opposés, le tribunal ne poursuivra pas son examen pour déterminer si cette décision est la solution parfaite.
[113] Considérant tous les facteurs pertinents, la Cour conclut que les détenteurs de débentures n’ont pas démontré qu’ils avaient une attente raisonnable pouvant donner ouverture à une demande de redressement pour abus. Comme l’a dit le juge de première instance, l’allégation selon laquelle on pouvait s’attendre au maintien de la cote de placements admissibles des débentures n’est pas étayée par la preuve. On a démontré que les détenteurs de débentures pouvaient raisonnablement s’attendre à ce que leurs intérêts soient pris en compte, mais cette attente a trouvé satisfaction. La preuve ne permet pas de conclure à une attente plus grande, à savoir qu’il était possible de négocier un meilleur arrangement répondant aux exigences auxquelles la société faisait face, tout en préservant mieux la valeur marchande des débentures.
[114] Les détenteurs de débentures n’ayant pas démontré que leurs prétendues attentes étaient raisonnables, ou qu’elles avaient été frustrées, il n’est pas utile d’examiner en détail la question de savoir si le comportement dont ils se plaignent constituait un abus, un préjudice injuste ou une omission injuste de tenir compte de leurs intérêts au sens de l’art. 241 de la LCSA. Disons simplement que l’« abus », dans son sens où il implique la mauvaise foi, n’a pas été allégué et encore moins prouvé. Au mieux, on a plaidé l’« omission injuste de tenir compte » des intérêts des détenteurs de débentures. Comme cela a été dit plus tôt, cette prétention n’est pas étayée par la preuve.
C. Le processus d’approbation prévu à l’art. 192
[115] La seconde voie de droit empruntée par les détenteurs de débentures est le processus d’approbation des arrangements complexes établi par l’art. 192 de la LCSA. BCE a présenté une demande d’approbation sous le régime de cette disposition. À l’instruction, les détenteurs de débentures ont été autorisés à contester la demande. Le juge de première instance a conclu qu’ [traduction] « [i]l n’est que logique et “équitable” de procéder à cette analyse en tenant compte des intérêts de BCE et des intérêts de ses actionnaires et autres parties intéressées, le cas échéant, dont les intérêts sont visés ou touchés par l’arrangement » : (2008), 43 B.L.R. (4th) 1, 2008 QCCS 905, par. 151). En se fondant sur la Politique à l’égard des arrangements pris en vertu de l’article 192 de la LCSA de Corporations Canada, datant de novembre 2003 (« Énoncé de politique 15.1 »), le juge de première instance a conclu que le processus d’approbation prévu à l’art. 192 n’obligeait pas le Conseil d’administration à accorder un droit de vote aux détenteurs de débentures. Il a néanmoins pris leurs intérêts en compte dans l’évaluation du caractère équitable de l’arrangement. Après une audition complète, il a approuvé l’arrangement, l’estimant « équitable et raisonnable » en dépit des objections des détenteurs de débentures selon lesquelles il aurait un effet préjudiciable sur la valeur marchande de leurs titres.
[116] La Cour d’appel a infirmé cette décision, concluant essentiellement que les administrateurs n’avaient pas suffisamment tenu compte des attentes raisonnables des détenteurs de débentures, lesquelles ne s’arrêtaient pas, selon elle, à leurs droits, mais commandaient aux administrateurs d’examiner s’il était possible d’atténuer l’effet préjudiciable de l’arrangement sur les intérêts financiers des détenteurs de débentures. Elle a jugé que la société ne s’était pas acquittée du fardeau de prouver qu’il était impossible de structurer la vente de façon à éviter les effets financiers préjudiciables sur les débentures et, par suite, qu’elle n’avait pas établi que le plan d’arrangement proposé était équitable et raisonnable.
[117] Avant d’examiner la question de la preuve exigée pour l’approbation d’un arrangement en vertu de l’art. 192, il peut être utile de revenir brièvement à la question, déjà abordée, des différences entre la demande de redressement pour abus prévue à l’art. 241 de la LCSA et la demande d’approbation d’un arrangement fondée sur l’art. 192.
[118] Comme on l’a vu (au par. 47), le raisonnement de la Cour d’appel a eu pour effet d’amalgamer la demande de redressement pour abus de l’art. 241 et la procédure d’approbation prévue à l’art. 192 et de convertir cette dernière en un examen axé sur les attentes raisonnables.
[119] La Cour estime que la demande de redressement pour abus de l’art. 241 et le processus d’approbation de l’art. 192 constituent des recours différents comportant des exigences différentes. Bien que la conclusion que l’arrangement proposé a des conséquences abusives puisse étayer celle qu’il ne s’agit pas d’un arrangement équitable et raisonnable au sens de l’art. 192, il importe de garder à l’esprit les différences entre les deux recours. La demande de redressement pour abus est un recours en equity, d’une grande portée, qui met l’accent sur les attentes raisonnables des parties intéressées, alors que le processus d’approbation prévu à l’art. 192 est axé sur la question de savoir si l’arrangement est équitable et raisonnable, d’un point de vue objectif, et tient principalement compte des intérêts des parties dont les droits sont visés par l’arrangement. De plus, dans le cadre d’une demande de redressement pour abus, c’est au plaignant qu’il incombe de prouver l’abus ou l’injustice, tandis que c’est à la société qu’il appartient d’établir que l’arrangement est « équitable et raisonnable » dans le cadre de la procédure prévue à l’art. 192.
[120] Il ressort de ces différences qu’un plaignant pourrait ne pas réussir à prouver l’abus au sens de l’art. 241, mais néanmoins avoir gain de cause sous le régime de l’art. 192 en établissant que la société ne s’est pas acquittée du fardeau de prouver que l’arrangement est équitable et raisonnable. C’est pourquoi la Cour doit examiner les prétentions soumises par les détenteurs de débentures dans le cadre de l’art. 192, en dépit de sa conclusion antérieure selon laquelle ils n’ont pas établi l’abus.
[121] La Cour n’a pas à se demander en l’espèce si l’inverse est vrai. Compte tenu des différences entre les deux recours en ce qui concerne le fardeau de la preuve et la perspective dans laquelle l’examen est effectué, on pourrait soutenir qu’il est possible, en théorie, de conclure à l’existence d’un abus au sens de l’art. 241 tout en approuvant l’arrangement en application de l’art. 192. Par contre, le bon sens donne à penser, comme l’a fait la Cour d’appel, qu’on peut difficilement conclure à la fois qu’il y a abus et que l’arrangement est équitable et raisonnable. Cette intéressante question devra toutefois être résolue dans le cadre d’une affaire où elle se posera.
(1) La preuve exigée pour l’approbation selon l’art. 192
[122] La Cour commencera par décrire la nature et l’objet du processus prévu à l’art. 192. Elle examinera ensuite la philosophie sous‑jacente à l’approbation requise par cette disposition, les circonstances dans lesquelles elle s’applique, les intérêts en jeu dans le processus et les critères que le juge doit appliquer pour trancher une demande présentée en vertu de l’art. 192.
a) La nature et l’objet de la procédure prévue par l’art. 192
[123] Le processus d’approbation établi à l’art. 192 remonte à une loi de 1923 qui visait à permettre aux sociétés de modifier leur capital‑actions : Loi de 1923 modifiant la Loi des compagnies, S.C. 1923, ch. 39, art. 4. Cette loi avait pour but de permettre des modifications aux droits des actionnaires tout en protégeant les actionnaires. En 1974, les plans d’arrangement n’ont pas été inclus dans la LCSA, parce que le législateur les jugeait superflus et craignait qu’ils puissent être utilisés pour évincer les actionnaires minoritaires. Après avoir constaté que ces plans offraient un moyen pratique et souple de réaliser des transactions complexes, le législateur a ajouté à la LCSA une disposition les régissant, en 1978 : Consommation et Corporations Canada, Exposé détaillé d’une Loi modifiant la Loi sur les corporations commerciales canadiennes (1977), p. 5 (« Exposé détaillé »).
[124] La souplesse de cette disposition lui a valu d’être élargie pour s’appliquer, non seulement à la réorganisation du capital‑actions, mais plus généralement aux réaménagements d’une société. Suivant le par. 192(1) de la loi actuelle, un arrangement s’entend de la modification des statuts d’une société, de la fusion de deux sociétés ou plus, du fractionnement de l’activité commerciale d’une société, d’une opération de fermeture ou d’éviction, de la liquidation ou de la dissolution d’une société ou de toute combinaison de ces transactions.
[125] Il ne s’agit pas là d’une liste exhaustive, et les tribunaux lui ont donné une interprétation large. L’article 192 est de plus en plus utilisé dans le cadre d’un changement de contrôle en raison des avantages qu’il comporte pour l’acquéreur : C. C. Nicholls, Mergers, Acquisitions, and Other Changes of Corporate Control (2007), p. 76. Il permet notamment à l’acquéreur d’acheter des actions de la société ciblée sans avoir à se conformer aux règles provinciales régissant une OPA.
[126] Le processus prévu à l’art. 192 s’applique, en général, aux changements de contrôle qui présentent deux caractéristiques : l’arrangement est appuyé par les administrateurs de la société ciblée et il vise la remise, à l’acquéreur ou à la société ciblée, d’une partie ou de la totalité des actions.
[127] Fondamentalement, la procédure prévue à l’art. 192 repose sur le principe selon lequel la décision sur une transaction qui modifiera les droits des détenteurs de valeurs mobilières ne constitue pas une décision de simple gestion des affaires de la société, qui relève des administrateurs. L’article 192 crée deux mécanismes pour surmonter cet obstacle. Premièrement, les propositions d’arrangement peuvent généralement être soumises aux détenteurs de valeurs mobilières pour approbation. Bien que l’art. 192 n’exige pas expressément un vote des détenteurs de valeurs mobilières, comme on le verra, leur vote constitue une caractéristique importante du processus d’approbation des plans d’arrangement. Deuxièmement, les plans d’arrangement doivent être approuvés par le tribunal à la suite d’une audience à laquelle peuvent participer les parties dont les droits sont touchés.
b) La philosophie qui sous‑tend l’art. 192
[128] Comme cela a été mentionné, l’art. 192 a pour but de permettre la réalisation de changements substantiels dans la structure d’une société tout en assurant un traitement équitable aux personnes dont les droits peuvent être touchés. Le juge qui procède à l’examen exigé par l’art. 192 ne doit pas perdre de vue l’esprit de cette disposition, qui consiste à établir un juste équilibre entre des intérêts opposés. Le ministre de Consommation et Corporations Canada a présenté ainsi l’objectif de la disposition relative aux arrangements introduite dans la LCSA en 1978 :
. . . le projet de loi tente d’atteindre un juste équilibre entre une gestion souple et le traitement équitable des actionnaires minoritaires, d’une façon qui corresponde aux autres pratiques de modification de structure stipulées dans la Partie XIV.
(Exposé détaillé, p. 5‑6)
[129] Bien que l’art. 192 ait été conçu initialement et utilisé principalement pour permettre des restructurations utiles tout en protégeant les actionnaires minoritaires contre leurs effets préjudiciables, l’objectif du maintien d’un juste équilibre entre les différentes parties touchées s’applique avec autant de force lorsqu’il s’agit des droits de détenteurs de valeurs mobilières non‑actionnaires visés à l’art. 192. L’article 192 reconnaît que des changements substantiels peuvent être opportuns même s’ils ont des effets préjudiciables sur les droits de personnes ou groupes particuliers. Il vise à garantir le traitement équitable et la prise en compte des intérêts de ces titulaires de droits et, en définitive, à confirmer que l’arrangement devrait être mis en œuvre.
c) Les intérêts protégés par l’art. 192
[130] La procédure prévue à l’art. 192 visait initialement à protéger les actionnaires touchés par la restructuration de la société. Bien que cet objet demeure fondamental, cette protection s’est par la suite étendue à d’autres détenteurs de valeurs mobilières, dans certaines circonstances.
[131] L’article 192 envisage clairement la participation des détenteurs de valeurs mobilières dans certaines situations. L’alinéa 192(1)f) précise qu’un arrangement peut inclure l’échange de valeurs mobilières contre des biens. L’alinéa 192(4)c) énonce que le tribunal peut rendre une ordonnance enjoignant à la société « de convoquer et de tenir une assemblée des détenteurs de valeurs mobilières ». Le directeur nommé en vertu de la LCSA est d’avis, au moins, que tous les détenteurs de valeurs mobilières dont les droits sont touchés par la transaction doivent être autorisés à voter sur l’arrangement : Énoncé de politique 15.1, par. 3.08.
[132] Une question difficile se pose toutefois : l’art. 192 s’applique‑t‑il uniquement aux détenteurs de valeurs mobilières dont les droits sont touchés par la proposition ou aussi à ceux dont les droits demeurent intacts, mais dont les intérêts financiers risquent de subir un préjudice.
[133] L’objet de l’art. 192, exposé précédemment, laisse croire que cette disposition ne vise que les détenteurs de valeurs mobilières dont les droits sont touchés par la proposition. La procédure établie par l’art. 192 a été conçue et généralement perçue comme visant à permettre aux sociétés d’effectuer des changements qui ont une incidence sur des droits des parties. C’est la modification des droits qui place la transaction hors du ressort des administrateurs et engendre la nécessité d’obtenir l’approbation des actionnaires et du tribunal. Le fait que le processus d’approbation d’un arrangement soit axé sur les droits et la demande de redressement pour abus sur les attentes raisonnables de parties est une distinction cruciale. La demande de redressement pour abus est fondée sur le traitement inéquitable des parties intéressées, plutôt que sur leurs droits au sens strict.
[134] Toutefois, cette règle générale n’écarte pas la possibilité que, dans certaines circonstances — par exemple en présence d’un risque d’insolvabilité ou de réclamations de certains actionnaires minoritaires — , des intérêts qui ne constituent pas des droits à strictement parler soient pris en considération : Énoncé de politique 15.1, par. 3.08, faisant état de « circonstances particulières ».
[135] Il n’est pas nécessaire pour trancher les pourvois de statuer sur ce qui constituerait exactement des « circonstances particulières » autorisant la prise en compte de simples intérêts dans l’examen d’une demande fondée sur l’art. 192. La Cour est d’avis qu’une diminution possible de la valeur marchande des valeurs mobilières d’un groupe dont les droits demeurent par ailleurs intacts ne constitue généralement pas, à elle seule, ce type de circonstances.
d) Les critères d’approbation
[136] Le paragraphe 192(3) exige que la société fasse approuver le plan par un tribunal. Pour statuer sur la demande d’approbation, le tribunal doit s’attacher aux modalités et aux effets de l’arrangement lui‑même plutôt qu’au processus suivi pour y parvenir. Il faut que l’arrangement lui‑même, considéré substantiellement et objectivement, soit de nature à pouvoir être approuvé.
[137] La société qui demande l’approbation d’un arrangement doit convaincre le tribunal que : (1) la procédure prévue par la loi a été suivie, (2) la demande a été soumise de bonne foi et (3) l’arrangement est équitable et raisonnable : voir Trizec Corp., Re (1994), 21 Alta. L.R. (3d) 435 (B.R.), p. 444. En comparaison, c’est le plaignant qui doit prouver ses prétentions dans le cas de la demande de redressement pour abus prévue par l’art. 241. Le respect des deux premières conditions n’est pas contesté en l’espèce. La seule question en litige est celle du caractère équitable et raisonnable de l’arrangement.
[138] Pour conclure, sous le régime de l’art. 192, que la décision des administrateurs au sujet de l’arrangement proposé est équitable et raisonnable, le tribunal doit être convaincu que l’arrangement : a) poursuit un objectif commercial légitime et b) répond de façon équitable et équilibrée aux objections de ceux dont les droits sont visés. C’est en appliquant ce cadre d’analyse à deux volets que les tribunaux peuvent établir si un plan est équitable et raisonnable.
[139] Certains tribunaux ont déjà statué sur le caractère équitable et raisonnable d’un arrangement en appliquant le test dit de l’appréciation commerciale, qui consiste à déterminer si un homme ou une femme d’affaires intelligent et honnête, membre de la catégorie ayant droit de vote en cause et agissant dans son propre intérêt, approuverait raisonnablement l’arrangement : voir Trizec, p. 444; Pacifica Papers Inc. c. Johnstone (2001), 15 B.L.R. (3d) 249, 2001 BCSC 1069. Toutefois, bien que cette question puisse être importante, elle ne constitue pas un énoncé utile et complet des éléments à considérer pour l’examen d’une demande fondée sur l’art. 192.
[140] Premièrement, la similitude d’appellation du test de l’appréciation commerciale qui nous intéresse ici et de la règle de l’appréciation commerciale examinée précédemment (au par. 40) sème la confusion. La règle de l’appréciation commerciale exprime la nécessité de faire preuve de retenue à l’égard de l’appréciation par les administrateurs de ce qui sert le mieux les intérêts de la société. Le test de l’appréciation commerciale pour l’application de l’art. 192, quant à lui, vise à déterminer si l’arrangement proposé est équitable et raisonnable compte tenu des intérêts de la société et des parties intéressées. Ces deux analyses diffèrent passablement. Or, la similitude des termes employés pour les désigner sème la confusion. Ainsi, il est arrivé que des tribunaux citent le test de l’appréciation commerciale à l’appui du principe selon lequel il n’est pas nécessaire que les arrangements soient parfaits, c.‑à‑d. en tant que principe de retenue judiciaire : voir Abitibi‑Consolidated Inc. (Arrangement relatif à), [2007] J.Q. no 16158 (QL), 2007 QCCS 6830. Lorsqu’on confond le test de l’appréciation commerciale et la règle de l’appréciation commerciale, il devient plus difficile de comprendre le sens de l’expression « équitable et raisonnable » et la façon dont un arrangement peut satisfaire à cette condition.
[141] Deuxièmement, lorsque les détenteurs de valeurs mobilières dont les droits sont touchés ont voté en faveur d’un plan d’arrangement, il paraît redondant de se demander ce que ferait une femme ou un homme d’affaires intelligent et honnête, en tant que membre de la catégorie ayant droit de vote en cause et agissant dans son propre intérêt. Comme on le verra plus loin (au par. 150), les votes tenus au sujet d’arrangements constituent un indicateur important de leur caractère équitable et raisonnable. Toutefois, le critère de l’appréciation commerciale n’est pas plus éclairant que le résultat d’un vote. L’article 192 établit clairement que, pour se prononcer sur le caractère équitable et raisonnable de l’arrangement qui lui est soumis, le juge doit aller au‑delà de la question de savoir si un homme ou une femme d’affaires raisonnable l’approuverait. Dans la mesure où le critère de l’appréciation commerciale donne à entendre qu’il suffit au juge d’adopter le point de vue du groupe majoritaire, il est incomplet.
[142] En résumé, la Cour conclut que le critère de l’appréciation commerciale n’est pas utile dans le contexte de l’application de l’art. 192, et qu’il peut même semer la confusion.
[143] Le cadre proposé dans les présents motifs reformule le critère d’appréciation du caractère équitable et raisonnable pour l’application de l’art. 192 en accord avec la logique de cette disposition et la jurisprudence. L’appréciation du caractère équitable et raisonnable suppose deux examens. Le premier consiste à déterminer si l’arrangement poursuit un objectif commercial légitime, et le second s’il répond d’une façon juste et équilibrée aux objections de ceux dont les droits sont visés. Les tribunaux appelés à approuver un arrangement ont souvent mentionné des facteurs qui répondaient à ces deux questions, comme cela sera expliqué plus loin : Canadian Pacific Ltd. (Re) (1990), 73 O.R. (2d) 212 (H.C.); Cinar Corp. c. Shareholders of Cinar Corp. (2004), 4 C.B.R. (5th) 163 (C.S. Qué.); PetroKazakhstan Inc. c. Lukoil Overseas Kumkol B.V. (2005), 12 B.L.R. (4th) 128, 2005 ABQB 789.
[144] Passons maintenant à un examen plus détaillé de chacun de ces deux volets.
[145] Le volet de l’analyse du caractère équitable et raisonnable qui se rapporte à l’objectif commercial légitime reconnaît que l’arrangement doit procurer à la société un avantage qui compense l’atteinte aux droits. Autrement dit, le tribunal doit être convaincu que l’intérêt de la société justifie le fardeau imposé par l’arrangement aux détenteurs de valeurs mobilières. Le plan proposé doit en outre servir les intérêts de la société dans la perspective de la continuité de l’entreprise, critère qui peut avoir une portée plus réduite que le critère de ce qui est « au mieux des intérêts de la société » utilisé pour définir l’obligation fiduciaire imposée aux administrateurs par l’art. 122 de la LCSA (voir les par. 38‑40).
[146] L’examen de l’objectif commercial légitime est invariablement lié aux faits. Par conséquent, la nature et l’étendue de la preuve requise pour répondre à ce critère variera suivant les circonstances. Un important facteur à considérer pour établir si un plan d’arrangement poursuit un objectif commercial légitime est celui de la nécessité de l’arrangement pour la poursuite des activités de la société. Cette nécessité est fonction des conditions du marché, notamment sur les plan de la technologie, de la réglementation et de la concurrence. L’existence de solutions de rechange et la réaction du marché au plan constituent des indices de la nécessité du plan. Le degré de nécessité de l’arrangement a une incidence directe sur la rigueur de l’examen. Dans Canadian Pacific, la juge Austin a conclu :
[traduction] . . . bien que les tribunaux soient disposés à exercer leur compétence malgré l’absence de nécessité suffisante pour la société, moins la nécessité est grande, plus l’examen doit être rigoureux. [Nous soulignons; p. 223.]
Si le plan d’arrangement est nécessaire pour que la société continue d’exister, les tribunaux seront plus enclins à l’approuver en dépit de ses effets préjudiciables sur certains détenteurs de valeurs mobilières. À l’inverse, si la situation financière ou commerciale de la société ne requiert pas l’arrangement, les tribunaux se montreront plus circonspects et procéderont à un examen minutieux pour s’assurer qu’il ne sert pas uniquement les intérêts d’une partie intéressée en particulier. Par conséquent, la nécessité relative de l’arrangement peut en justifier les effets négatifs sur les intérêts des détenteurs de valeurs mobilières touchés.
[147] Le second volet de l’analyse du caractère équitable et raisonnable est axé sur la question de savoir si les objections de ceux dont les droits sont visés ont été résolues de façon juste et équilibrée.
[148] Un plan d’arrangement peut susciter des objections lorsqu’il existe des tensions entre les intérêts de la société et ceux de détenteurs de valeurs mobilières ou lorsque différents groupes dont les droits sont touchés ont des intérêts opposés. Le juge doit être convaincu que l’arrangement établit un juste équilibre compte tenu des intérêts continus de la société et des circonstances de l’affaire. Pour cela, il devra souvent procéder à une pondération complexe en déterminant si des mesures d’accommodement ou de protection appropriées ont été offertes aux parties concernées. Toutefois, comme l’a indiqué le juge Forsyth dans Trizec, par. 36,
[traduction] le tribunal doit prendre garde de ne pas s’attacher aux besoins particuliers d’un groupe donné et s’efforcer de traiter équitablement tous ceux qui sont touchés par la transaction compte tenu des circonstances. Le caractère équitable de l’arrangement doit s’apprécier globalement ainsi qu’à l’égard de chacune des différentes parties intéressées.
[149] Il faut se demander si le plan, considéré dans cette perspective, est équitable et raisonnable. Pour répondre à cette question, les tribunaux ont tenu compte de divers facteurs, selon la nature de l’affaire. Aucun de ces facteurs n’est déterminant à lui seul et la pertinence de chacun varie d’un cas à l’autre, mais ils fournissent des indications utiles.
[150] Le fait que la majorité des détenteurs de valeurs mobilières aient voté en faveur du plan constitue un facteur important. Le caractère équitable et raisonnable d’un plan qui ne recueille qu’une minorité ou une faible majorité des voix peut être mis en doute, tandis qu’une majorité substantielle a l’effet inverse. Bien que le résultat du vote des détenteurs de valeurs mobilières ne soit pas déterminant pour l’approbation judiciaire du plan, les tribunaux attribuent un poids considérable à ce facteur. Il s’agit d’un indice capital permettant de savoir si les parties touchées estiment que l’arrangement est équitable et raisonnable : St. Lawrence & Hudson Railway Co. (Re), [1998] O.J. No. 3934 (QL) (Div. gén.).
[151] En l’absence de vote, les tribunaux peuvent se demander si une femme ou un homme d’affaires intelligent et honnête, en tant que membre de la catégorie en cause et agissant dans son propre intérêt, approuverait raisonnablement le plan : Re Alabama, New Orleans, Texas & Pacific Junction Railway Co., [1891] 1 Ch. 213 (C.A.); Trizec.
[152] La proportionnalité du compromis entre les divers détenteurs de valeurs mobilières, la situation des détenteurs de valeurs mobilières avant et après l’arrangement et les effets de l’arrangement sur les droits des divers détenteurs de valeurs mobilières sont aussi des indices de son caractère équitable : voir Canadian Pacific; Trizec. Les tribunaux peuvent également tenir compte de la réputation des administrateurs et conseillers qui défendent l’arrangement et ses modalités. Ainsi, les tribunaux ont déjà tenu compte du fait qu’un plan avait été approuvé par un comité spécial d’administrateurs indépendants, de l’existence d’une opinion formulée par un spécialiste de renom sur le caractère équitable du plan et des moyens auxquels les actionnaires avaient accès pour exprimer leur dissidence et obtenir une évaluation : voir Stelco Inc., Re (2006), 18 C.B.R. (5th) 173 (C.S.J. Ont.); Cinar; St. Lawrence & Hudson Railway; Trizec; Pacifica Papers; Canadian Pacific.
[153] Les facteurs susmentionnés représentent les éléments pris en considération jusqu’à maintenant pour l’examen des demandes prévues à l’art. 192. Cette énumération n’est pas exhaustive, mais vise simplement à donner un aperçu des facteurs retenus par les tribunaux pour établir si un plan avait résolu de façon raisonnable les objections soulevées et les conflits entre parties intéressées. Beaucoup de ces facteurs pourront aussi indiquer si le plan poursuit un objectif commercial légitime. L’appréciation globale du caractère équitable et raisonnable d’un arrangement dépend des faits et peut faire intervenir différents facteurs suivant les circonstances.
[154] Cela mène donc à la conclusion suivante : pour qu’un plan d’arrangement soit déclaré équitable et raisonnable, le juge doit être convaincu qu’il poursuit un objectif commercial légitime et qu’il répond adéquatement aux objections et aux conflits entre différentes parties intéressées. Pour décider si un arrangement répond à ces critères, le juge tient compte de divers facteurs pertinents, dont la nécessité de l’arrangement pour la continuité de la société, l’approbation du plan par la majorité des actionnaires et des autres détenteurs de valeurs mobilières ayant droit de vote, le cas échéant, et la proportionnalité des effets du plan sur les groupes touchés.
[155] Comme cela a souvent été dit, il n’existe pas d’arrangement parfait. Ce qui est requis, c’est que la décision soit raisonnable au regard des circonstances particulières de l’espèce, et non qu’elle soit parfaite : Trizec; Maple Leaf Foods. Les tribunaux appelés à approuver un plan en vertu de l’art. 192 doivent s’abstenir d’y substituer leur propre conception de ce qui constituerait le « meilleur » arrangement. Mais ils ne doivent pas pour autant renoncer à s’acquitter de leur obligation d’examiner l’arrangement. Étant donné que l’art. 192 facilite la modification de droits, le tribunal doit procéder à un examen attentif des transactions proposées. Comme la juge Lax l’a déclaré dans UPM‑Kymmene Corp. c. UPM‑Kymmene Miramichi Inc. (2002), 214 D.L.R. (4th) 496 (C.S.J. Ont.), par. 153 : [traduction] « Bien qu’il n’y ait pas lieu de scruter les décisions du conseil d’administration à la loupe dans la perspective idéale que permet le recul, il faut tout de même les examiner . »
(2) Application aux présents pourvois
[156] Comme il a déjà été mentionné (aux par. 137‑138), la société qui soumet une demande en vertu de l’art. 192 doit convaincre le tribunal que : (1) la procédure prévue par la loi a été suivie, (2) la demande est soumise de bonne foi et (3) l’arrangement est équitable et raisonnable au sens où a) il poursuit un objectif commercial légitime et b) il répond de façon équitable et équilibrée aux objections de ceux dont les droits sont visés par l’arrangement.
[157] En l’espèce, les deux premières conditions sont indiscutablement remplies et, en ce qui concerne la troisième, les détenteurs de débentures ne contestent plus que l’arrangement poursuive un objectif commercial légitime. Le débat, devant la Cour, porte donc sur la question de savoir si les objections de ceux dont les droits sont visés par l’arrangement ont été résolues de façon équitable et équilibrée.
[158] Suivant les détenteurs de débentures de Bell Canada, l’arrangement ne tient pas compte de leurs droits d’une façon équitable et équilibrée. Leur principal argument porte que le processus adopté par les administrateurs pour négocier et conclure l’arrangement n’a pas tenu suffisamment compte de leurs intérêts, plus particulièrement parce que l’arrangement, bien qu’il maintienne leurs droits contractuels, réduirait la valeur marchande de leurs débentures et, dans certains cas, leur ferait perdre leur cote de placements admissibles.
[159] La première question qui se pose est de savoir si les administrateurs étaient tenus de prendre en considération les intérêts financiers des détenteurs de débentures quant au maintien de la valeur marchande de leurs titres dans le cadre de l’application de l’art. 192. La Cour a conclu précédemment qu’il ressort des principes et de la jurisprudence que l’art. 192 concerne généralement les droits, en l’absence de circonstances particulières. Elle a aussi indiqué que la diminution possible de la valeur marchande des valeurs mobilières d’un groupe dont les droits sont demeurés intacts ne constitue habituellement pas ce type de circonstances.
[160] En s’appuyant sur l’Énoncé de politique 15.1, le juge de première instance a conclu que les détenteurs de débentures ne devaient pas se voir accorder le droit de voter sur le plan d’arrangement parce qu’il ne visait pas leurs droits : [traduction] « Leur accorder ce droit [leur] conférerait injustement un droit de veto sur une transaction d’une valeur totale d’environ 35 milliards de dollars d’actions ordinaires, approuvée par plus de 97 p. 100 des actionnaires » (par. 166). Le juge a néanmoins tenu compte du point de vue des détenteurs de débentures.
[161] Selon la Cour, le juge de première instance pouvait à bon droit conclure ainsi. Puisque la transaction proposée touchait uniquement les intérêts financiers des détenteurs de débentures, et non leurs droits, et puisqu’ils ne se trouvaient pas dans des circonstances particulières commandant la prise en compte de simples intérêts sous le régime de l’art. 192, les détenteurs de débentures ne constituaient pas une catégorie touchée pour l’application de cette disposition. Le juge de première instance était donc fondé à conclure qu’ils ne pouvaient être autorisés à opposer un veto à près de 98 p. 100 des actionnaires simplement parce que la transaction pouvait avoir des répercussions négatives sur la valeur de leurs titres. Même s’il n’en avait pas l’obligation, le juge de première instance avait le droit de tenir compte des intérêts financiers des détenteurs de débentures, comme il l’a fait, pour se prononcer sur le caractère équitable et raisonnable de l’arrangement en vertu de l’art. 192.
[162] Il faut ensuite se demander si le juge de première instance a conclu à tort que l’arrangement répondait de façon équitable et équilibrée aux intérêts des détenteurs de débentures. Le juge a souligné que l’arrangement préservait les droits contractuels des détenteurs de débentures tels que ces derniers les avaient négociés. Il a indiqué que les détenteurs de débentures, s’ils l’avaient désiré, auraient pu négocier des mesures de protection contre l’accroissement de la dette ou les risques de changement dans la structure de la société. Il a ajouté :
[traduction] . . . la preuve révèle que leurs droits [des détenteurs de débentures] ont effectivement été pris en compte et évalués. Le Conseil d’administration a conclu, à juste titre, que les actes de fiducie de 1976, 1996 et 1997 ne renfermaient aucune stipulation concernant un changement de contrôle et que, par ailleurs, aucun changement de contrôle de Bell Canada n’était envisagé, de sorte que les détenteurs de débentures ne pouvaient raisonnablement s’attendre à ce que BCE rejette une transaction qui maximisait la valeur actionnariale parce qu’elle avait des effets négatifs pour eux.
((2008), 43 B.L.R. (4th) 1, 2008 QCCS 905, par. 162, citant (2008), 43 B.L.R. (4th) 79, 2008 QCCS 907, par. 199)
[163] La Cour ne décèle aucune erreur dans ces conclusions. L’arrangement ne modifie pas fondamentalement les droits des détenteurs de débentures. L’investissement et le rendement prévus par contrat demeurent inchangés. La fluctuation de la valeur marchande des débentures associée à une variation de l’endettement est un phénomène commercial bien connu. Les détenteurs de débentures ne se sont pas prémunis contractuellement contre une telle éventualité. La diminution éventuelle de la valeur marchande de leurs titres par suite de l’arrangement prévoyant l’accroissement de l’endettement constituait un risque prévisible, et non des circonstances particulières. Il était clair pour le juge que, pour la continuité de la société, l’approbation d’un arrangement comportant un accroissement de l’endettement et des garanties à la charge de Bell Canada était nécessaire. La nécessité était établie. Aucun arrangement supérieur n’avait été soumis et BCE avait bénéficié, pendant tout le processus, des conseils de spécialistes du droit et de la finance, ce qui donne à croire que l’arrangement poursuivait un objectif commercial légitime.
[164] En s’appuyant sur ces considérations, et reconnaissant qu’il n’existe pas d’arrangement parfait, le juge de première instance a conclu que le caractère équitable et raisonnable de l’arrangement avait été démontré. Cette conclusion n’est à notre avis entachée d’aucune erreur.
[165] Comme cela a déjà été précisé, l’opinion contraire de la Cour d’appel procédait d’un raisonnement qui amalgamait la demande de redressement pour abus de l’art. 241, axé sur les attentes raisonnables, et le processus d’approbation d’un arrangement établi à l’art. 192. Après avoir conclu que les attentes raisonnables des détenteurs de débentures (que le Conseil d’administration tienne compte de leurs intérêts) n’avaient pas été satisfaites, la cour a associé cette conclusion au fardeau de preuve imposé à la société par l’art. 192. Elle a ainsi combiné les éléments substantiels de la demande de redressement pour abus au fardeau de la preuve applicable dans le cadre d’une demande d’approbation sous le régime de l’art. 192. De ce croisement a découlé la conclusion que la société ne s’était pas acquittée de son obligation de démontrer qu’il n’était pas possible de répondre aux attentes raisonnables des détenteurs de débentures. L’application de l’art. 241, qui impose au plaignant l’obligation de prouver l’abus, n’aurait pas pu produire un tel résultat. En combinant les éléments substantiels de l’art. 241 au fardeau de preuve inversé prévu à l’art. 192, la Cour d’appel est parvenue à une conclusion qu’aucune de ces dispositions, isolément, n’aurait pu justifier.
VI. Conclusion
[166] La Cour est d’avis que les détenteurs de débentures n’ont établi ni qu’il y avait eu abus au sens de l’art. 241 de la LCSA ni que le juge de première instance a commis une erreur en approuvant l’arrangement sous le régime de l’art. 192 de la LCSA.
[167] Pour ces motifs, les pourvois sont accueillis, la décision de la Cour d’appel est annulée et l’approbation du plan d’arrangement par le juge de première instance est rétablie, avec dépens devant toutes les cours. Les pourvois incidents sont rejetés avec dépens devant toutes les cours.
Pourvois principaux accueillis avec dépens. Pourvois incidents rejetés avec dépens.
Procureurs des appelantes/intimées aux pourvois incidents BCE Inc. et Bell Canada : Davies, Ward, Phillips & Vineberg, Montréal; Ogilvy Renault, Montréal.
Procureurs de l’appelante/intimée aux pourvois incidents 6796508 Canada Inc. : Woods & Partners, Montréal.
Procureurs des intimés/appelants aux pourvois incidents un groupe de détenteurs de débentures de 1976 et un groupe de détenteurs de débentures de 1996 : Fishman, Flanz, Meland, Paquin, Montréal.
Procureurs de l’intimé/appelant aux pourvois incidents un groupe de détenteurs de débentures de 1997 : McMillan, Binch, Mendelsohn, Toronto.
Procureurs de l’intimée la Société de fiducie Computershare du Canada : Miller, Thomson, Pouliot, Montréal.
Procureur de l’intervenante Catalyst Asset Management Inc. : Christian S. Tacit, Kanata.
Procureurs de l’intervenant Matthew Stewart : Langlois, Kronström, Desjardins, Montréal.
* Le juge Bastarache a pris part au jugement du 20 juin 2008, mais n’a pas pris part aux présents motifs de jugement.