COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Kerr c. Danier Leather Inc., [2007] 3 R.C.S. 331, 2007 CSC 44
Date : 20071012
Dossier : 31321
Entre :
Douglas Kerr, S. Grace Kerr et James Frederick Durst
Appelants
c.
Danier Leather Inc., Jeffrey Wortsman et Bryan Tatoff
Intimés
‑ et ‑
Commission des valeurs mobilières de l’Ontario
Intervenante
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein
Motifs de jugement :
(par. 1 à 72):
Le juge Binnie (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Bastarache, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein)
______________________________
Kerr c. Danier Leather Inc., [2007] 3 R.C.S. 331, 2007 CSC 44
Douglas Kerr, S. Grace Kerr et James Frederick Durst Appelants
c.
Danier Leather Inc., Jeffrey Wortsman et Bryan Tatoff Intimés
et
Commission des valeurs mobilières de l’Ontario Intervenante
Répertorié : Kerr c. Danier Leather Inc.
Référence neutre : 2007 CSC 44.
No du greffe : 31321.
2007 : 20 mars; 2007 : 12 octobre.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Laskin, Goudge et Blair) (2005), 77 O.R. (3d) 321, 261 D.L.R. (4th) 400, 205 O.A.C. 313, 11 B.L.R. (4th) 1, [2005] O.J. No. 5388 (QL), qui a infirmé un jugement du juge Lederman (2004), 46 B.L.R. (3d) 167, 23 C.C.L.T. (3d) 77, [2004] O.J. No. 1916 (QL). Pourvoi rejeté.
George S. Glezos, Peter R. Jervis, Karen W. Kiang et Jasmine T. Akbarali, pour les appelants.
Alan J. Lenczner, c.r., et Jaan Lilles, pour l’intimée Danier Leather Inc.
Benjamin Zarnett et Jessica Kimmel, pour les intimés Jeffrey Wortsman et Bryan Tatoff.
Kelley McKinnon et Jane Waechter, pour l’intervenante.
Version française du jugement de la Cour rendu par
Le juge Binnie —
I. Introduction
1 Le présent pourvoi porte sur des questions touchant les obligations de divulgation continue incombant à l’émetteur qui lance un appel public à l’épargne par voie de prospectus régi par la Loi sur les valeurs mobilières de l’Ontario, L.R.O. 1990, ch. S.5. La Loi confère aux acheteurs d’actions offertes par prospectus un droit d’action contre l’émetteur et les dirigeants de l’émetteur ayant signé le prospectus, s’il y a présentation inexacte des faits dans ce prospectus ou les modifications qui y sont apportées.
2 La présente affaire a pris naissance en raison du temps exceptionnellement doux que le centre et l’est du Canada ont connu au printemps 1998. Cette période a coïncidé avec le premier appel public à l’épargne jamais lancé par Danier. Comme on pouvait s’y attendre, le temps chaud a causé un ralentissement des ventes de vêtements en cuir escomptées dans les magasins Danier et a compromis la réalisation des prévisions de ventes en fin d’exercice (le 27 juin) dont faisait état le prospectus. Lorsqu’elle a analysé les résultats intratrimestriels en date du 16 mai 1998, la direction de Danier a jugé que les prévisions de fin d’exercice pouvaient toujours être réalisées et seraient réalisées. Le juge de première instance a conclu que ce jugement avait été porté de bonne foi. La clôture du premier appel public à l’épargne (« PAPE ») a eu lieu le 20 mai 1998, vers la moitié du quatrième trimestre de l’exercice 1998 de la société.
3 Selon le juge de première instance, même si la direction croyait sincèrement que les prévisions de fin d’exercice se réaliseraient, cette croyance était devenue objectivement déraisonnable pendant un bref moment, durant le placement, lorsqu’elle a pris connaissance d’un ralentissement dans les ventes escomptées, et la société était alors tenue de divulguer ce ralentissement avant la clôture. Bien que l’émetteur ait en grande partie réalisé ses prévisions de ventes le 27 juin, comme l’avait prédit la direction, l’erreur de jugement qu’il a commise en omettant de modifier le prospectus et de mettre à jour les données sur les ventes (résultats intratrimestriels) avant la clôture constituait, de l’avis du juge de première instance, une présentation inexacte des faits donnant ouverture à action.
4 Toutefois, le juge de première instance a aussi conclu que l’émetteur avait satisfait à toutes les exigences réglementaires de la partie XV (art. 56 à 58) de la Loi régissant le contenu de son prospectus. Essentiellement, la question de droit est de savoir si l’émetteur qui s’est conformé à ces exigences peut être tenu civilement responsable de présentation inexacte des faits au sens de la Loi pour avoir omis d’insérer dans son prospectus les données apparues au cours de la période de placement — c’est‑à‑dire après le dépôt du prospectus, le 6 mai 1998, mais avant la clôture — de manière à rectifier une déclaration qui était exacte au moment où elle a été faite, mais qui est devenue par la suite trompeuse. Bref, le respect des exigences réglementaires des art. 56 à 58 constitue‑t‑il une protection contre une action pour présentation inexacte des faits fondée sur le par. 130(1)?
5 La Cour d’appel a répondu à cette question par l’affirmative, jugeant que le juge de première instance avait mal interprété les exigences de divulgation de la Loi sur les valeurs mobilières. À mon avis, la Cour d’appel avait raison. Bien que la divulgation soit la clé d’un régime efficace de réglementation des valeurs mobilières, l’étendue de cette divulgation est une question de politique législative. En mettant en équilibre les besoins du milieu des investisseurs et le fardeau incombant aux émetteurs, le législateur ontarien a adopté une politique imposant à l’émetteur l’obligation continue de divulguer tout « changement important » dans « ses activités commerciales, son exploitation ou son capital » (art. 1). Le juge de première instance a conclu que le ralentissement temporaire des ventes ne constituait rien de tel. Vu cette conclusion, et compte tenu de l’autre conclusion du juge de première instance selon laquelle le prospectus de Danier ne comportait aucune présentation inexacte des faits à la date du dépôt (le 6 mai), le recours collectif a été rejeté à juste titre.
II. Aperçu
6 Il semble que la douceur printanière ne fait pas le bonheur de tous. À mesure que la température monte, les ventes de vêtements en cuir peuvent accuser un retard même dans les magasins d’articles en cuir par ailleurs prospères. Le ralentissement des ventes peut être dû simplement au temps, sans indiquer quoi que ce soit de négatif au sujet de la solidité de l’entreprise qui le subit, comme cela a été le cas en l’espèce. Environ deux semaines après la clôture, les intimés ont néanmoins publié de nouvelles prévisions indiquant que Danier ne réaliserait pas les ventes et le revenu net prévus initialement. Le prix de l’action de Danier a alors chuté d’environ 22 pour 100 et n’est revenu à son niveau initial qu’en août 2000. L’entreprise de Danier avait alors connu une croissance importante.
7 Un certain nombre d’acheteurs avaient vendu leurs nouvelles actions peu de temps après l’annonce et avaient perdu de l’argent. Les appelants ont alors intenté un recours collectif contre les intimés pour omission de divulguer des renseignements importants, c’est‑à‑dire les résultats intratrimestriels décevants. Ils ont soutenu que le prospectus présentait des faits de façon inexacte à la date de clôture (le 20 mai) parce que, même si les prévisions de ventes en fin d’exercice étaient raisonnables à la date du dépôt (le 6 mai), le retard survenu par la suite dans les ventes les rendait trompeuses à la date de clôture, et ce, à la connaissance de la direction. Selon les appelants, les intimés auraient [traduction] « omi[s] de relater un fait important (c’est‑à‑dire le retard dans les ventes) dont la déclaration est [. . .] nécessaire pour que la déclaration (c’est‑à‑dire les prévisions de ventes dans le prospectus) ne soit pas trompeuse eu égard aux circonstances dans lesquelles la déclaration a été faite », ce qui constituait une présentation inexacte des faits donnant ouverture à action au sens des art. 1 et 130 de la Loi.
8 Les intimés répondent essentiellement qu’ils ont respecté entièrement leurs obligations réglementaires. Le législateur ne peut avoir eu l’intention de punir, en application du par. 130(1), ce qu’il a autorisé au par. 57(1). De plus, disent‑ils, les prévisions de ventes ne constituent pas un « fait », mais reflètent l’opinion de la direction, qui, si elle est formée de bonne foi (comme c’est le cas en l’espèce), est protégée par la règle de l’appréciation commerciale. Contestation a donc été liée.
III. Faits
9 Danier conçoit, fabrique et vend des vêtements et articles en cuir. En 1998, elle comptait 55 magasins de détail dans différentes villes canadiennes et exploitait deux usines de confection. À l’époque pertinente, l’intimé Jeffrey Wortsman était administrateur, président et chef de la direction de Danier. L’intimé Bryan Tatoff était chef de la direction des finances et secrétaire de Danier.
10 En 1997, Danier a décidé de lancer un appel public à l’épargne. En préparant son PAPE, elle a déposé auprès de la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario (« CVMO ») trois prospectus provisoires, dont chacun renfermait des prévisions. Les prévisions du prospectus provisoire du 6 avril étaient datées du 2 avril 1998 et ont été incluses intégralement dans le prospectus (définitif) dont la CVMO a accusé réception le 6 mai 1998 (ci‑après les « prévisions du prospectus »).
11 Les prévisions du prospectus sont au cœur du présent litige. L’exercice 1998 de Danier s’étendait du 29 juin 1997 au 27 juin 1998. Les prévisions du prospectus incluaient les résultats réels de la société pour les trois premiers trimestres, ainsi que les résultats prévus pour le quatrième trimestre (qui s’étendait du 29 mars au 27 juin) et les résultats finals prévus pour l’exercice 1998. Conformément à l’Instruction générale 48 adoptée par les Autorités canadiennes en valeurs mobilières, ces prévisions étaient accompagnées de la mise en garde habituelle informant les investisseurs que « [l]es résultats réels obtenus durant la période prévisionnelle différeront vraisemblablement des résultats prévisionnels et les écarts peuvent être importants. Rien ne garantit que ces prévisions se réaliseront, en tout ou en partie » (prospectus définitif, p. 10). Voici les principaux chiffres tirés des prévisions du prospectus (p. 32) :
Prévisions contenues dans le prospectus
Période de 13 semaines se terminant le 27 juin 1998
(prévisions)
Exercice se terminant le 27 juin 1998
(prévisions)
Revenus
17 410 000 $
90 280 000 $
Bénéfice (perte) net(te)
(384 000 $)
4 500 000 $
Une hausse des revenus de 5 000 000 $ était prévue pour le quatrième trimestre de 1998, par rapport à ceux du quatrième trimestre de 1997. Il y avait quatre magasins de plus que pendant l’exercice 1997, la superficie des magasins avait augmenté et les ventes au pied carré avaient crû par rapport à l’exercice antérieur.
12 Le PAPE, clos le 20 mai, était une « convention de prise ferme », c’est‑à‑dire que les preneurs fermes s’étaient engagés à acheter toutes les actions. Danier a vendu 6 040 000 actions à vote subalterne, au prix de 11,25 $ l’unité, réalisant ainsi en tout un produit brut de 67 950 000 $.
13 Au cours de la semaine ayant précédé la clôture, M. Wortsman a demandé à M. Tatoff de recueillir et d’analyser les résultats financiers de la première moitié du quatrième trimestre. Les preneurs fermes n’avaient demandé aucun contrôle diligent, mais M. Wortsman jugeait que c’était [traduction] « la chose prudente à faire » (d.i., p. 39). Monsieur Tatoff a préparé une analyse en date du 16 mai, et M. Wortsman a admis avoir reçu les résultats [traduction] « sûrement avant la clôture » (d.i., p. 41). Ces résultats étaient pires que ceux prévus dans les budgets des magasins (sur lesquels reposaient les prévisions de ventes). Plus particulièrement, dès le 16 mai, le revenu réel de Danier pour le quatrième trimestre était de 24 pour 100 inférieur aux prévisions. En outre, la société affichait, en date du 16 mai, une perte nette de 240 000 $, au lieu du bénéfice net de 259 000 $ prévu à cette date pour le quatrième trimestre. Néanmoins, MM. Wortsman et Tatoff ont témoigné qu’à la clôture ils croyaient toujours que Danier réaliserait ou excéderait les prévisions du prospectus. Ils ont expliqué que les budgets des magasins sont « dégressifs ». Compte tenu de ce fait, le manque brut à gagner, en date du 16 mai, n’était en réalité que de 700 000 $ environ, ont‑ils déclaré, ce qui faisait paraître les bénéfices nets décevants sous un meilleur jour. Comme deux grandes promotions des ventes étaient prévues pour la seconde moitié du quatrième trimestre, MM. Wortsman et Tatoff estimaient que Danier allait au moins combler ce manque à gagner.
14 Toutefois, le juge de première instance a conclu que MM. Wortsman et Tatoff ne s’étaient pas vraiment efforcés d’examiner les causes fondamentales du fléchissement des ventes en date du 16 mai. Selon lui, ils ont [traduction] « fermé les yeux sur l[es] cause[s] de ces résultats » ((2004), 46 B.L.R. (3d) 167, par. 259). Pour eux, semble‑t‑il, les causes auraient pu être graves, internes et permanentes, et non nécessairement externes et passagères comme le temps. Ils n’en avaient aucune idée et n’ont apparemment pas cherché à le savoir. Telle est la critique qu’il a formulée.
15 Immédiatement après la clôture, Danier a tenu la première des deux promotions planifiées, soit son solde annuel de la Fête de la Reine, qui a commencé le jeudi 21 mai. Lorsqu’il a vérifié les résultats le lundi 25 mai, M. Wortsman s’est rendu compte que, sauf en Colombie‑Britannique, les ventes avaient ralenti considérablement comparativement à l’année précédente. Il a témoigné que ces résultats étaient [traduction] « totalement inattendus » (d.i., p. 59). Après avoir examiné la situation de plus près, M. Wortsman a conclu que ce n’était pas la marchandise des magasins qui était problématique, mais plutôt le temps qui, partout au pays sauf en Colombie‑Britannique, avait été exceptionnellement chaud. Les températures élevées (que la direction ne surveillait pas régulièrement) avaient entraîné une diminution de l’achalandage et des ventes. C’est alors que M. Wortsman a commencé à s’inquiéter de la possibilité que la vague de chaleur, si elle se poursuivait, compromette la capacité de la société de réaliser les prévisions du prospectus. Il a fait part de cette inquiétude aux preneurs fermes et à ses avocats. Les avocats ont affirmé à M. Wortsman qu’il serait prudent du publier des prévisions révisées en raison du risque que le temps chaud persiste jusqu’à la fin du quatrième trimestre.
16 Le 4 juin 1998, Danier a donc annoncé dans un communiqué de presse et un rapport sur des changements importants qu’elle avait revu à la baisse ses prévisions pour l’exercice 1998. Elle a signalé que, [traduction] « en raison du temps exceptionnellement doux que connaissent la plupart des régions du pays, à l’exception de Vancouver, la société estime qu’elle ne réalisera pas ses prévisions de ventes et de revenus nets annoncées antérieurement » (d.a., p. 931). On trouvera ci‑dessous les principaux chiffres tirés des prévisions révisées qui ont été préparées le 2 juin et approuvées le 4 juin par le conseil d’administration :
Effets des prévisions révisées du 4 juin
Période de 13 semaines se terminant le 27 juin 1998
(prévisions)
Exercice se terminant le 27 juin 1998
(prévisions)
Écart entre les prévisions du prospectus et les prévisions du 4 juin
Revenus
12 630 000 $
85 500 000 $
(4 780 000 $)
Bénéfice (perte) net(te)
(1 149 000 $)
3 735 000 $
(765 000 $)
17 Le juge de première instance a décrit l’ampleur du changement qui sous‑tend les prévisions révisées :
[traduction] Les prévisions révisées différaient considérablement des prévisions initiales. Les revenus révisés prévus pour l’exercice étaient inférieurs ont diminué d’environ 5 pour 100, le bénéfice net révisé, d’environ 17 pour 100, et le BAIIA révisé, d’environ 13 pour 100. Quant au quatrième trimestre, les prévisions de revenus étaient désormais d’environ 28 pour 100 inférieures à celles contenues dans le prospectus; la perte nette escomptée était maintenant trois fois plus élevée que dans les prévisions initiales; on s’attendait désormais à ce que le BAIIA constitue une perte approximative de 1 million de dollars, au lieu d’un profit de 445 000 $. [par. 16]
18 Le marché a rapidement démontré l’« importance » de ces renseignements. Avant le 4 juin, le cours des actions de la société était supérieur à leur prix d’émission de 11,25 $ l’unité, mais il a chuté dès la publication des prévisions révisées. Le juge de première instance a estimé que le marché avait complètement absorbé la révision (et les activités de stabilisation du prix de l’action exercées par les preneurs fermes) le 10 juin, alors que le cours de l’action fermait à 8,90 $. Les investisseurs appelants ont conclu que Danier avait étouffé les mauvaises nouvelles pour assurer le succès de son PAPE et que les personnes qui, sans connaître les circonstances, avaient acheté des actions avaient droit à une indemnité.
19 Toutefois, au cours des semaines restantes du quatrième trimestre, les ventes de Danier ont augmenté considérablement. Le temps s’est refroidi, et la société a tenu avec succès une promotion rabais de 50 pour 100. En définitive, le juge de première instance a conclu que Danier avait [traduction] « réalisé dans une large mesure » les prévisions du prospectus.
20 Le 13 novembre 1998, une action pour présentation inexacte des faits dans un prospectus a été intentée en vertu du par. 130(1) de la Loi. Dans cette action, on alléguait que les résultats de l’analyse du 16 mai auraient dû être publiés avant la clôture du PAPE. Le 3 décembre 2002, l’action a été autorisée comme recours collectif, le « groupe » concerné étant défini ainsi :
[traduction]
a) les personnes au Canada qui ont acheté des actions de Danier Leather Inc. dans le cadre de son premier appel public à l’épargne clos le 20 mai 1998, et qui les détenaient toujours le 4 juin 1998, à l’exclusion [des défendeurs et de certaines personnes ayant des liens avec les défendeurs].
James Frederick Durst a été nommé seul représentant du groupe de demandeurs.
IV. Dispositions législatives pertinentes
21 Voir l’annexe.
V. Historique des procédures judiciaires
A. Cour supérieure de justice de l’Ontario
22 Le juge de première instance a dit convenir avec le juge Cumming, qui avait autorisé le recours collectif, que [traduction] « c’est la véracité des prévisions en date du 20 mai 1998 qui est pertinente pour établir la responsabilité au regard du par. 130(1) de la [Loi] » ((2004), 46 B.L.R. (3d) 167, par. 29). L’audience a duré 44 jours.
23 Le juge Lederman a estimé que, même si elles ne constituent pas en soi un [traduction] « fait en ce sens que les résultats réels sont des faits » (par. 65), les prévisions de ventes comportent néanmoins les affirmations factuelles implicites suivantes :
[traduction]
i. les prévisions traduisent le meilleur jugement de leur auteur sur la conjoncture économique la plus probable et le plan d’action prévu de la société . . .,
ii. les prévisions sont solides et fiables, en ce sens que leur auteur les a faites avec diligence et compétence raisonnables [. . .], et
iii. l’auteur de prévisions croit généralement en celles‑ci, sa croyance est raisonnable et il ne connaît aucun fait non divulgué susceptible de compromettre sérieusement l’exactitude des prévisions . . .
Selon le juge de première instance, [traduction] « une prévision constitue une présentation inexacte d’un fait important si l’une des affirmations factuelles implicites qu’elle comporte est fausse » (par. 77).
24 Le juge Lederman a conclu qu’à la date où on a accusé réception du prospectus, soit le 6 mai, la direction de la société avait respecté l’obligation qui lui incombait, en vertu du par. 56(1), de divulguer « complètement, fidèlement et clairement tous les faits pertinents [material facts] » dans le prospectus. Aucune des affirmations implicites qui sous‑tendaient les prévisions n’était fausse à cette date. Plus particulièrement, les appelants n’avaient pas prouvé que les prévisions n’avaient pas été préparées avec diligence et compétence raisonnables ou que la croyance subjective de la direction en ses prévisions était objectivement déraisonnable à cette date.
25 Le juge Lederman a convenu que les piètres résultats étaient dus au temps, ce qui ne constitue pas un changement dans les activités commerciales, l’exploitation ou le capital de l’émetteur. En conséquence, les résultats de ventes ne représentaient pas un « changement important » nécessitant le dépôt d’une modification du prospectus conformément au par. 57(1). Le juge Lederman a néanmoins estimé que le par. 130(1) obligeait (indépendamment des par. 56(1) et 57(1)) à divulguer les faits importants (material facts) ayant pris naissance durant la période de placement, afin d’éviter que l’une ou l’autre des affirmations implicites des prospectus de Danier ne soit trompeuse à la date de clôture le 20 mai. À ce propos, il a déclaré que, selon le par. 130(1) (tel qu’il était libellé en 1998), la responsabilité était engagée à l’égard d’une présentation inexacte des faits « si celle‑ci constituait une présentation inexacte des faits au moment de l’achat ». Le moment de l’achat correspond généralement à la date de clôture. Donc, même si le prospectus ne renfermait aucune présentation inexacte des faits au moment où on en a accusé réception et que la partie XV de la Loi n’obligeait pas à le modifier avant la clôture, la responsabilité pour présentation inexacte des faits pouvait toujours être engagée. Comme l’a écrit le juge Lederman, [traduction] « [s]i une déclaration est vraie lorsqu’elle est faite, mais que des faits subséquents la rendent fausse à la connaissance de son auteur, ces faits subséquents doivent alors être divulgués » (par. 94).
26 En l’espèce, le juge Lederman a conclu que, en raison de son analyse en date du 16 mai, la direction savait que les affirmations de fait implicites n’étaient pas toutes vraies, et il en a été ainsi jusqu’au 20 mai. Bien qu’il ait accepté le témoignage de MM. Wortsman et Tatoff selon lequel ils croyaient toujours, à la clôture, que les prévisions étaient réalisables, le juge Lederman a conclu que cette croyance subjective n’était plus objectivement raisonnable :
[traduction] Compte tenu l’importance même des revenus qui étaient requis durant les six dernières semaines du trimestre pour réaliser les prévisions, du peu de temps qu’il restait avant la fin du trimestre, de l’historique des ventes à cette période et de la possibilité que la cause du ralentissement persiste, l’analyse du 16 mai ne constitue pas une justification raisonnable de l’optimisme de la direction. Ces renseignements auraient dû être divulgués avant la clôture du PAPE. [par. 269]
27 Le juge Lederman a conclu que la mise en garde du prospectus n’exonérait pas les défendeurs de toute responsabilité parce que [traduction] « les mises en garde, les hypothèses ou les facteurs de risque ne font aucunement état de l’incidence que le temps peut avoir sur les ventes de Danier » (par. 199). S’agissant des dommages‑intérêts, le juge Lederman a conclu que les actionnaires qui avaient vendu leurs actions après le 10 juin avaient droit à la différence entre le prix de l’action lors du PAPE (11,25 $) et celui au moment de la clôture le 10 juin (8,90 $), soit une perte totale de 2,35 $ par action.
28 Dans un jugement subséquent sur les dépens, le juge Lederman a accordé des dépens d’indemnisation partielle jusqu’au 25 avril 2003 (date d’une offre de règlement de 1,50 $ par action par opposition à la somme de 2,35 $ par action accordée dans le jugement) et des dépens d’indemnisation substantielle par la suite : (2005), 76 O.R. (3d) 60. Le juge Lederman a accordé aux appelants une prime additionnelle d’un million de dollars.
B. Cour d’appel de l’Ontario (les juges Laskin, Goudge et Blair)
29 Dans un arrêt unanime, la Cour d’appel de l’Ontario a infirmé le jugement de première instance pour trois motifs distincts : (2005), 77 O.R. (3d) 321. Premièrement, la cour a affirmé que, même si les investisseurs étaient en droit de présumer qu’à la date du dépôt (le 6 mai), le prospectus divulguait « complètement, fidèlement et clairement tous les faits pertinents », ils n’avaient par la suite que le droit d’être avisés des changements importants et, en l’espèce, aucun changement important n’était survenu durant la période de placement. Le juge de première instance avait mal interprété le passage « si celle‑ci constituait une présentation inexacte des faits au moment de l’achat », au par. 130(1). Interprété correctement, ce passage signifiait simplement que les investisseurs [traduction] « ne peuvent intenter une action pour présentation inexacte des faits dans un prospectus qui a été rectifié par voie de modification avant leur achat d’actions ou pour présentation inexacte des faits dans une modification apportée après leur achat d’actions » (par. 108).
30 Deuxièmement, la cour ne partageait pas la conclusion du juge Lederman selon laquelle les prévisions comportaient une déclaration implicite de caractère objectivement raisonnable. Elle a écrit ceci :
[traduction] [E]n l’espèce, il n’y a aucune preuve — ni rien dans le libellé du prospectus même — qui indique que la croyance subjective des appelants que les prévisions étaient raisonnables était partagée par des gens d’affaires raisonnables ou qu’elles étaient par ailleurs présentées comme étant « objectivement raisonnables ». . . [par. 141]
31 Troisièmement, la cour a estimé que, de toute façon, les prévisions étaient objectivement raisonnables à la date de clôture le 20 mai. Selon la cour, le fait que les prévisions se sont réalisées dans une large mesure constituait tout au moins une preuve qu’elles étaient objectivement raisonnables le 20 mai. De plus, la cour estimait que le juge Lederman avait commis une erreur en ne faisant pas montre de déférence à l’égard de l’« appréciation commerciale » de la haute direction. La cour a déclaré à ce sujet :
[traduction] Premièrement, compte tenu de la conclusion du juge de première instance à l’existence d’une affirmation implicite que les prévisions étaient raisonnables, la question de savoir s’il y avait présentation inexacte des faits comporte une notion d’appréciation commerciale du caractère raisonnable. Une prévision est un parfait exemple d’appréciation commerciale. Il faut tenir compte de l’appréciation commerciale. Deuxièmement, le « caractère raisonnable », qui est au cœur de la règle de l’appréciation commerciale, comporte « divers degrés de caractère raisonnable ». [par. 157]
Appliquant la règle de l’appréciation commerciale, la cour a conclu que le juge Lederman avait eu tort de substituer son propre point de vue à celui de la direction quant à savoir si les prévisions étaient objectivement raisonnables le 20 mai, et qu’il n’avait pas tenu compte d’importants éléments de preuve tendant à étayer le point de vue de la direction. La cour a donc accueilli l’appel en ce qui a trait à la responsabilité et a refusé d’aborder la question des dommages‑intérêts. Quant aux dépens, la cour a qualifié le litige de [traduction] « différend commercial opposant des acteurs commerciaux avertis et bien nantis » ((2006), 20 B.L.R. (4th) 1, par. 6), et elle a, par la suite, rejeté la requête du représentant des demandeurs voulant qu’il ne soit pas condamné aux dépens en application du par. 31(1) de la Loi de 1992 sur les recours collectifs, L.O. 1992, ch. 6. Des dépens ont donc été accordés à Danier, à M. Wortsman et à M. Tatoff sur la base d’une indemnisation partielle.
VI. Analyse
32 La Loi sur les valeurs mobilières est une mesure législative corrective et doit recevoir une interprétation large : Pezim c. Colombie‑Britannique (Superintendent of Brokers), [1994] 2 R.C.S. 557. Elle protège les investisseurs contre les risques d’un marché non réglementé et, en assurant le caractère équitable des opérations et en favorisant l’intégrité et l’efficience des marchés financiers, elle accroît la disponibilité de capitaux pour les chefs d’entreprise. Cette loi supplante la mentalité existant en common law selon laquelle « l’acheteur doit prendre garde », en prescrivant la divulgation des renseignements pertinents. Du même coup, elle reconnaît le fardeau que l’obligation de divulguer impose aux émetteurs et établit, à la partie XV, les limites de ce qui doit être divulgué. Le problème qui se pose pour les appelants est que, lorsqu’un prospectus est exact au moment de son dépôt, le par. 57(1) de la Loi limite l’obligation de divulguer après le dépôt à un avis de « changement important » qui, dans la partie pertinente de l’art. 1 de la Loi, est défini comme étant
un changement dans [l]es activités commerciales, [l’]exploitation ou [le] capital [d’un émetteur], s’il est raisonnable de s’attendre à ce que ce changement ait un effet appréciable sur le cours ou la valeur des valeurs mobilières de cet émetteur. . .
L’émetteur n’a aucune obligation expresse similaire de modifier son prospectus ni de diffuser et déposer un rapport faisant état d’un changement de faits importants survenu après que l’on a accusé réception du prospectus. C’est là que le législateur a fixé la limite.
33 Les appelants ne contestent plus la conclusion du juge de première instance selon laquelle le prospectus divulguait « complètement, fidèlement et clairement tous les faits pertinents » au moment où on en a accusé réception le 6 mai 1998. Ils invoquent toutefois l’arrêt Shaw c. Digital Equipment Corp., 82 F.3d 1194 (1st Cir. 1996), à l’appui de leur argument selon lequel il ne devrait pas être permis à l’émetteur de [traduction] « tirer profit, aux dépens des investisseurs, de l’avantage commercial dont il jouit sur le plan de l’information en attendant la clôture du placement pour divulguer des nouvelles négatives importantes inconnues du public » (p. 1204). En ce qui concerne les résultats intratrimestriels, la cour affirme ceci dans l’arrêt Shaw :
[traduction] [V]u que, à tout moment au cours d’un trimestre, il se peut que la période restante ne ressemble pas à celle qui vient de s’écouler, existe‑t‑il une probabilité suffisante que le rendement étonnamment désastreux du trimestre à ce jour persiste jusqu’à la fin du trimestre, de sorte qu’il est probable que l’investisseur raisonnable jugerait important que le rendement dans l’intervalle fasse partie de l’ensemble des renseignements disponibles? [. . .] [L]a question est de savoir si la non‑divulgation des faits survenus dans l’intervalle a rendu le prospectus nettement incomplet. [p. 1210]
Les appelants font valoir que le critère du « caractère nettement incomplet » établi dans l’arrêt Shaw s’applique au moins au point d’obliger les émetteurs à rectifier les renseignements inexacts, et que cette obligation (fondée sur le par. 130(1) même) existe indépendamment des exigences de divulgation que les art. 56 à 58 prescrivent pour les prospectus. L’obligation distincte et continue qui incombe aux émetteurs consiste à divulguer tout fait important qui survient après la date du prospectus et avant la clôture et qui rend fausse l’une ou l’autre des affirmations factuelles implicites que comportent les prévisions. Les appelantes résument ainsi l’essentiel de leur plainte dans leur mémoire :
[traduction] . . . la direction de Danier a décidé de ne pas divulguer ces renseignements [intratrimestriels] au conseil d’administration de Danier, aux avocats, aux vérificateurs, aux preneurs fermes ou au marché. Elle a préféré clore le placement et toucher un produit de 67 950 000 $. Deux semaines après la clôture, [Danier a] finalement divulgué les renseignements et révisé sérieusement à la baisse les prévisions pour le quatrième trimestre et l’exercice 1998. Le cours de l’action de Danier a chuté immédiatement. À la différence de la fiducie de la famille Wortsman, qui a récolté 27 500 000 $, les investisseurs de Danier ont perdu 22 pour 100 de leur investissement. [par. 1]
A. Le paragraphe 130(1) de la Loi sur les valeurs mobilières obligeait‑il Danier à divulguer les faits importants survenus après le dépôt du prospectus?
34 Les appelants soutiennent que les données ultérieures au dépôt qui ne constituent pas un « changement important » peuvent néanmoins donner ouverture à action pour présentation inexacte des faits dans un prospectus en raison de l’interprétation qu’ils donnent du par. 130(1), qui prévoit ceci :
130 (1) En cas de présentation inexacte des faits dans un prospectus et ses modifications, l’acheteur qui achète des valeurs mobilières offertes par ce prospectus au cours de la période de placement ou de placement dans le public est réputé s’être fié à cette présentation inexacte des faits si celle‑ci constituait une présentation inexacte des faits au moment de l’achat et il peut intenter une action en dommages‑intérêts contre les personnes suivantes :
a) l’émetteur ou le détenteur qui a vendu les valeurs mobilières et au nom de qui le placement est effectué;
. . .
e) les personnes ou les compagnies qui ont signé le prospectus ou ses modifications, autres que les personnes ou les compagnies visées aux alinéas a) à d). . .
35 Bien qu’elles n’aient pas été qualifiées de « changement important », les prévisions de ventes constituaient‑elles néanmoins une « présentation inexacte des faits » le 16 mai 1998? Aux termes de l’art. 1, une « présentation inexacte des faits » peut résulter
de l’omission de relater un fait important dont la déclaration est [. . .] nécessaire pour que la déclaration ne soit pas trompeuse, eu égard aux circonstances dans lesquelles la déclaration a été faite.
Donc, selon cet argument, l’omission de divulguer les résultats intratrimestriels avant la clôture rendait — à la connaissance des intimés — les prévisions « trompeuses » au « moment de l’achat », et donnaient donc ouverture à action en vertu du par. 130(1). Il en est ainsi parce que la Loi définit l’expression « fait important » de façon plus large que l’expression « changement important », en ce sens qu’elle s’entend « d’un fait qui a un effet significatif sur le cours ou la valeur de [. . .] valeurs mobilières ou dont il est raisonnable de s’attendre qu’il aura cet effet » (art. 1). Le juge de première instance a conclu que les résultats intratrimestriels constituaient un « fait important ».
36 Les appelants soutiennent en outre que rien dans le par. 130(1) n’indique que le législateur avait l’intention de modifier le principe fondamental de common law qui exige que toute déclaration qui devient fausse à la connaissance de son auteur soit rectifiée avant qu’on y donne suite (voir S. M. Waddams, The Law of Contracts (4e éd. 1999), p. 315). Dans la même veine, les appelants, à l’instar du juge de première instance, font observer que, selon le par. 130(1) (tel qu’il existait en 1998), l’investisseur est réputé s’être fié à une présentation inexacte des faits « si celle‑ci constituait une présentation inexacte des faits au moment de l’achat ». Selon eux, la mention du « moment de l’achat » indique en outre que l’obligation de l’émetteur de divulguer les faits importants continue d’exister jusqu’à la date de clôture.
37 En toute déférence, je juge ces arguments non convaincants. Les acheteurs éventuels étaient en droit de présumer que les faits importants divulgués dans le prospectus n’avaient subi aucun changement important (au sens de la Loi) entre la date de dépôt et la date de clôture, mais c’est tout ce que la Loi assure aux investisseurs éventuels.
38 Les appelants soutiennent que le par. 57(1) ne devrait pas être utilisé pour interpréter le par. 130(1), en se fondant en partie sur l’argument selon lequel [traduction] « le par. 57(1) ne précise pas si, une fois divulgué, un fait important peut demeurer non rectifié s’il est devenu inexact à la date d’achat, de sorte que ce paragraphe n’a pas pour effet de limiter toute obligation qui peut par ailleurs exister », comme l’expliquent H. Underwood et R. Sorell dans « Danier Leather Inc. and the Duty to Update a Prospectus » (2006), 43 Rev. can. dr. comm. 134, p. 144‑145. Toutefois, une telle interprétation ne tiendrait pas compte du devoir de la cour d’interpréter la loi comme un tout « harmonieux ». Imposer la responsabilité civile prévue au par. 130(1) pour avoir omis de faire ce que le législateur a, pour des raisons de politique générale, refusé d’exiger au par. 57(1) reviendrait simplement à substituer le point de vue de la cour à celui que le législateur a adopté en matière de politique générale. La distinction entre « changement important » et « fait important » est délibérée et fondée sur une politique générale, comme l’a expliqué l’ex‑président de la CVMO :
[traduction] L’expression « fait important » est nécessaire lorsque l’émetteur rend public un document d’information, comme un prospectus ou une note d’information, où tous les renseignements importants concernant l’émetteur à un moment donné sont publiés dans un seul document commode pour l’investisseur. L’expression « changement important » ne vise que les changements dans les activités commerciales, l’exploitation ou le capital de l’émetteur. On vise ainsi à dégager les émetteurs assujettis de l’obligation d’interpréter continuellement les changements politiques, économiques et sociaux ayant une incidence sur leurs affaires, à moins que le changement extérieur n’entraîne un changement dans leurs activités commerciales, leur exploitation ou leur capital, auquel cas ils doivent divulguer sans délai le changement en question. [Je souligne.]
(Allocution portant sur la divulgation prévue par la Loi sur les valeurs mobilières, prononcée par Peter J. Dey devant des avocats spécialisés dans les valeurs mobilières à Calgary et à Toronto les 7 et 9 juin 1983.)
Quant à l’état actuel de cette politique générale, il convient de noter que le Toronto Stock Exchange Committee on Corporate Disclosure, dans son rapport intitulé Final Report : Responsible Corporate Disclosure : A Search for Balance (1997) (le « rapport Allen »), et l’Ontario, dans son rapport intitulé Rapport final du Comité d’étude de cinq ans : Examen de la Loi sur les valeurs mobilières (Ontario) (2003) (le « rapport Crawford »), se sont tous les deux demandé si la Loi sur les valeurs mobilières devrait être modifiée de manière à obliger les émetteurs à divulguer de façon continue les faits importants, ou si la politique actuelle qui n’oblige à divulguer que les changements importants devrait être maintenue. Les deux comités se sont prononcés contre la modification de la politique législative.
39 Premièrement, j’estime que, si un émetteur s’est conformé pleinement aux exigences réglementaires des art. 56 à 58 de la Loi, il serait contraire à l’esprit de la Loi, ainsi qu’à l’intention du législateur ontarien qui en ressort, de tenir cet émetteur civilement responsable en application du par. 130(1) pour avoir omis de divulguer des données ultérieures au dépôt qui ne constituent pas un changement important.
40 Deuxièmement, la définition légale de l’expression « présentation inexacte des faits » utilise le passé dans le passage « eu égard aux circonstances dans lesquelles la déclaration a été faite ». Selon les appelants, l’emploi du passé [traduction] « indique qu’une déclaration peut devoir être rectifiée ultérieurement » (m.a., par. 51). J’estime, cependant, que cet emploi du passé indique seulement que la date pertinente pour apprécier l’exactitude d’une déclaration est la date réelle à laquelle elle a été faite, c’est‑à‑dire la date de dépôt du prospectus (ou d’une modification).
41 Troisièmement, les appelants s’appuient sur le passage « si celle‑ci constituait une présentation inexacte des faits au moment de l’achat », mais j’estime qu’ils ne sont pas justifiés de le faire non plus. Il s’agit là de mots limitatifs destinés à assurer que le par. 130(1) n’impose pas une responsabilité civile pour une présentation des faits qui était corrigée ou redevenue exacte au moment de l’achat. Supposons, par exemple, que Danier possédait un important brevet relatif à un procédé de travail du cuir, qu’elle le clamait haut et fort dans son prospectus et qu’elle a omis par inadvertance de mentionner qu’un concurrent contestait sérieusement la validité de ce brevet devant les tribunaux. La Loi considère, à l’avantage des acheteurs, que ceux‑ci sont réputés s’être fiés à ce qui leur a été présenté. L’existence d’une contestation judiciaire sérieuse serait un fait important. Pourtant, si cette contestation était réglée ou abandonnée et que la validité du brevet était ainsi confirmée avant l’achat, pourquoi cette omission donnerait‑elle ouverture à des dommages‑intérêts ou à l’annulation? La réponse, selon le libellé du par. 130(1), est qu’elle ne le fait pas.
42 Le recours des appelants à la common law pour interpréter le par. 130 (1) n’est pas plus convaincant. La common law n’oblige pas la personne qui vend des actions à publier un prospectus. Elle ne définit pas les expressions « fait important » et « changement important » et n’établit aucune distinction entre elles. Elle ne crée pas un régime de divulgation forcée comportant ses propres exigences et des limites à ces exigences. C’est la Loi, et non la common law, qui établit la politique applicable.
43 Somme toute, lorsque (comme en l’espèce) un prospectus (ou une modification) ne comporte aucune présentation inexacte des faits à la date du dépôt du document, les renseignements constituant des faits importants (mais non des changements importants) qui apparaissent par la suite ne peuvent étayer une action fondée sur le par. 130(1). (Naturellement, si un changement important survient pendant la période de placement, l’omission de divulguer ce changement conformément au par. 57(1) pourrait justifier une action fondée sur le par. 130(1).) En l’espèce, toutefois, le juge de première instance a conclu que les résultats intratrimestriels ne constituaient pas un changement important et, comme je vais l’expliquer, je partage son opinion à cet égard. Telle est la politique de divulgation que la Loi prescrit actuellement à l’égard des prospectus, et les tribunaux sont tenus de l’appliquer. Dans des contextes autres que la « présentation inexacte des faits dans un prospectus », dont celui d’un régime de surveillance réglementaire ou boursier, une politique différente peut s’appliquer, selon les règles et les textes législatifs applicables. Le présent pourvoi ne porte que sur le par. 130(1).
44 Par souci d’exhaustivité, je souligne que le par. 130(1) a été modifié par la Loi de 2004 sur les mesures budgétaires (automne), L.O. 2004, ch. 31, ann. 34, art. 6, mais la modification apportée n’est pas pertinente dans le présent pourvoi.
B. Les tribunaux inférieurs ont‑ils commis une erreur en ne concluant pas que les résultats intratrimestriels constituaient un changement important?
45 Subsidiairement, les appelants font valoir que le juge de première instance a commis une erreur en ne concluant pas que les résultats intratrimestriels constituaient un « changement important » qui aurait dû être divulgué conformément au par. 57(1). Pour en faciliter la consultation, je reproduis de nouveau la définition de « changement important » qui figure au par. 1(1) de la Loi :
. . . un changement dans [l]es activités commerciales, [l’]exploitation ou [le] capital [d’un émetteur], s’il est raisonnable de s’attendre à ce que ce changement ait un effet appréciable sur le cours ou la valeur des valeurs mobilières de cet émetteur. . .
Les appelants soutiennent que [traduction] « le changement dans les résultats d’exploitation de Danier constituait un changement important » (m.a., par. 56 (je souligne)), mais cet argument confond « exploitation » et « résultats d’exploitation ». Le
ralentissement des ventes constaté le 16 mai 1998 est qualifié à juste titre de « résultat » ou « résultat d’exploitation », expression qui figure désormais au par. 1(1) et aux art. 3.9 et 138.1 de la Loi. Là encore, le législateur aurait pu inclure les « résultats d’exploitation » dans la définition de l’expression « changement important » s’il avait voulu donner un sens aussi large à l’obligation de divulgation, mais il ne l’a pas fait.
46 À cet égard, les appelants invoquent l’arrêt Pezim, p. 600, où la Cour a convenu avec la British Columbia Securities Commission qu’« un changement dans les résultats de titrage et de forage peut, selon les circonstances, constituer un changement important ». Un changement dans les résultats de titrage ou de forage constitue en soi un changement dans les « éléments d’actif » (« assets », terme alors employé dans la Securities Act de la Colombie‑Britannique) de l’émetteur, mais un changement dans les résultats intratrimestriels ne constitue pas en soi un changement dans les activités commerciales, l’exploitation ou le capital de l’émetteur et, du reste, n’indique pas nécessairement qu’un tel changement s’est produit. Les ventes fluctuent souvent (comme c’est le cas en l’espèce) en raison de facteurs n’ayant rien à voir avec l’émetteur.
47 Il va presque sans dire que les piètres résultats intratrimestriels peuvent refléter un changement important dans l’exploitation commerciale. Une société qui, par exemple, a restructuré ses activités peut connaître de piètres résultats intratrimestriels en raison de cette restructuration, mais c’est la restructuration, et non les résultats eux‑mêmes, qui constituerait un changement important et donnerait ainsi naissance à l’obligation de divulguer. De plus, de piètres résultats intratrimestriels peuvent inciter une entreprise à modifier ses activités commerciales, son exploitation ou son capital afin d’améliorer son rendement. Là encore, pourtant, l’obligation de divulguer prendrait naissance en raison du changement dans les activités commerciales, l’exploitation ou le capital, et non en raison des résultats eux‑mêmes.
48 En l’espèce, rien ne prouve que Danier a effectué un changement dans ses activités commerciales, son exploitation ou son capital durant la période de placement. Personne ne conteste que le manque à gagner du 16 mai était dû au temps exceptionnellement chaud, un facteur n’ayant rien à voir avec l’émetteur. En conséquence, Danier n’a subi aucun changement important qui devait être divulgué, et elle n’a pas enfreint le par. 57(1).
C. Les prévisions comportaient‑elles une déclaration implicite de caractère objectivement raisonnable?
49 Le juge de première instance a conclu que les prévisions comportaient une déclaration implicite de caractère objectivement raisonnable qui s’est appliquée jusqu’à la clôture le 20 mai. La Cour d’appel n’était pas du même avis et a jugé que les prévisions ne comportaient aucune déclaration implicite de caractère objectivement raisonnable sur le plan des faits et qu’aucune déclaration de cette nature n’est implicite en droit. J’estime que, sur le plan des faits, les prévisions comportaient une déclaration implicite de caractère objectivement raisonnable enracinée dans le libellé du prospectus, mais que cette déclaration implicite s’appliquait seulement jusqu’au moment où on a accusé réception du prospectus le 6 mai.
50 Les prévisions étaient préparées le 2 avril, et le prospectus précisait que « [l]es prévisions sont fondées sur des hypothèses qui traduisent le meilleur jugement de la société sur la conjoncture économique la plus probable et le plan d’actions (sic) prévu de la société au 2 avril 1998 » (prospectus définitif, p. 31). De même, le rapport des vérificateurs daté du 6 avril signale que « les hypothèses formulées par la direction sont convenablement étayées et conformes aux plans de la société et constituent une base raisonnable pour les prévisions » (ibid.). On précise également, dans le prospectus, que ces hypothèses étaient « jugées raisonnables par la société au moment où elles ont été préparées » (p. 10) et que « [l]es prévisions ont été préparées conformément aux principes comptables généralement reconnus » (p. 32). Une liste des principales hypothèses est ensuite présentée. Cela suffit, me semble‑t‑il, pour que les investisseurs potentiels infèrent non seulement que les prévisions traduisent le meilleur jugement de la direction (comme l’a conclu la Cour d’appel), mais aussi que le jugement de la direction repose sur des faits et des hypothèses que des gens d’affaires raisonnables — disposant des mêmes renseignements que la direction de Danier — auraient raisonnablement tenus pour fiables pour faire des prévisions.
51 Les prévisions n’ont toutefois pas été présentées comme étant objectivement raisonnables en date du 20 mai ni, du reste, à aucune date après le 6 mai. Le prospectus indiquait que « [l]es rapports financiers émis par la société à ses actionnaires au cours de la période prévisionnelle contiendront soit une déclaration selon laquelle aucune modification importante ne doit être apportée aux prévisions, soit des prévisions révisées accompagnées d’explications des modifications importantes » (prospectus définitif, p. 31), mais aucun rapport financier n’a été émis aux actionnaires durant la période de placement. On ne promettait pas, dans le prospectus, de mettre à jour les prévisions si les conditions changeaient et dès qu’elles changeraient. Les investisseurs potentiels auraient donc dû reconnaître que les prévisions n’étaient qu’un instantané des perspectives qui s’offraient à la société en date du 6 mai. En conséquence, après avoir conclu que les prévisions étaient objectivement raisonnables en date du 6 mai, le juge de première instance a commis une erreur en appréciant ensuite le caractère objectivement raisonnable des prévisions à la date de clôture et en évaluant les dommages‑intérêts pour leurs lacunes apparentes à cette date.
D. La règle de l’appréciation commerciale s’applique‑t‑elle aux exigences de divulgation prévues aux art. 56 à 58 de la Loi sur les valeurs mobilières?
52 Les intimés invoquent la règle de l’appréciation commerciale. La Cour d’appel a statué que le juge de première instance n’avait pas suffisamment fait montre de déférence à l’égard de l’expertise que la direction possédait en matière de prévisions de ventes grâce à des années d’expérience pratique dans le commerce au détail. La Cour d’appel a affirmé ceci, au par. 165 :
[traduction] Le point de vue du juge de première instance est nécessairement rétrospectif. En revanche, le point de vue de MM. Wortsman et Tatoff était prospectif et fondé sur les circonstances qui existaient le 20 mai. Il se pourrait que leur point de vue ait été optimiste, mais il n’était pas déraisonnable en ce sens qu’il s’écartait d’une série de perceptions raisonnables de la situation de Danier à l’époque.
En conséquence, cette cour estimait qu’il n’y avait aucun manquement à une déclaration implicite de « caractère objectivement raisonnable » en date du 20 mai. Donc, même si une telle déclaration implicite existait (ce dont la cour doutait), aucune obligation de divulgation complémentaire ne prenait naissance. Pour les raisons déjà mentionnées, je reconnais qu’au 6 mai (date de l’accusé de réception) il existait, de la part de l’émetteur, une déclaration implicite de caractère objectivement raisonnable. Le juge de première instance a conclu que cette déclaration était vraie en date du 6 mai. Un point c’est tout.
53 Toutefois, même s’il faut tenir compte de la situation en date du 20 mai, comme le soutiennent les appelants (ce qui est erroné, comme je l’ai dit plus tôt), le juge de première instance a tout de même commis une erreur en concluant que la déclaration implicite était inexacte à la date de clôture. L’expert des intimés a affirmé que les prévisions étaient toujours objectivement raisonnables le 20 mai, et aucun expert des appelants n’a affirmé le contraire dans son témoignage. Le juge de première instance n’a exposé aucun motif convaincant de rejeter le témoignage d’expert non contesté à ce sujet. Sa conclusion à cet égard « peu[t] véritablement être qualifié[e] de “déraisonnabl[e]” ou de “non étayé[e] par la preuve” » : H.L. c. Canada (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 401, 2005 CSC 25, par. 56.
54 Sur le plan juridique général, je conviens toutefois avec les appelants que, bien que les prévisions soient une question d’appréciation commerciale, la divulgation est une question d’obligation légale. La règle de l’appréciation commerciale est une notion bien établie dans le contexte des décisions d’affaires, mais elle ne doit pas servir à atténuer ou à miner l’obligation de divulgation. Dans l’arrêt Maple Leaf Foods Inc. c. Schneider Corp. (1998), 42 O.R. (3d) 177 (C.A.), la juge Weiler a bien exposé la règle de l’appréciation commerciale :
[traduction] Le tribunal examine si les administrateurs ont pris une décision raisonnable et non pas la meilleure décision. Dès lors que la décision prise conserve un caractère raisonnable, le tribunal ne devrait pas substituer son avis à celui du conseil, même si les événements ultérieurs peuvent avoir jeté le doute sur la décision du conseil. Dans la mesure où les administrateurs ont choisi l’une des diverses solutions raisonnables qui s’offraient, la retenue est de mise à l’égard de la décision du conseil. . . [Italiques omis; p. 192.]
55 Je ne suis pas d’accord avec les intimés pour dire que la règle de l’appréciation commerciale, ainsi formulée, s’applique en l’espèce. Cela ne signifie pas que l’expertise de MM. Wortsman et Tatoff n’était pas utile pour analyser les événements ayant mené à la clôture du 20 mai. Si, contrairement à ce que je pense, une obligation de divulgation avait pris naissance, comme le prétendent les appelants, la direction aurait été tenue de divulguer le ralentissement des ventes du quatrième trimestre, mais elle aurait pu annoncer avec confiance que, selon son sens des affaires, les prévisions seraient néanmoins réalisées à la fin de son exercice. Les investisseurs potentiels auraient été au courant de la situation qui prévalait et auraient alors pu accepter ou rejeter l’appréciation commerciale de la société quant à la suite des événements. Toutefois, les exigences de divulgation de la Loi ne doivent pas être subordonnées à l’appréciation commerciale. Je ne crois pas que la Cour d’appel a voulu affirmer le contraire, bien que la façon dont elle a traité la question du « caractère objectivement raisonnable » ait pu avoir cet effet en l’espèce. Il appartient au législateur et aux tribunaux, et non aux dirigeants d’entreprises, d’établir les exigences juridiques en matière de divulgation.
56 Par exemple, dans l’arrêt Magasins à rayons Peoples inc. (Syndic de) c. Wise, [2004] 3 R.C.S. 461, 2004 CSC 68, la décision de la direction de mettre en œuvre une politique d’approvisionnement commun a été contestée. En concluant que la décision de la direction était raisonnable, la Cour a expliqué en ces termes le rôle que les tribunaux doivent jouer dans le contexte de cette décision d’affaires particulière :
Les tribunaux ne doivent pas substituer leur opinion à celle des administrateurs qui ont utilisé leur expertise commerciale pour évaluer les considérations qui entrent dans la prise de décisions des sociétés. Ils sont toutefois en mesure d’établir, à partir des faits de chaque cas, si l’on a exercé le degré de prudence et de diligence nécessaire pour en arriver à ce qu’on prétend être une décision d’affaires raisonnable au moment où elle a été prise. [Je souligne; par. 67.]
Dans son argumentation, la CVMO a déclaré avec une assurance manifeste que [traduction] « [l]a règle de l’appréciation commerciale n’a jamais été appliquée à la question de la divulgation relative aux valeurs mobilières en général, ou, plus particulièrement, à celle des prévisions figurant dans un prospectus » (mémoire de la CVMO, par. 2).
57 Dans la décision Re Anderson, Clayton Shareholders’ Litigation, 519 A.2d 669 (1986), la Court of Chancery du Delaware a refusé d’appliquer la règle de l’appréciation commerciale pour déterminer si les actionnaires avait obtenu une divulgation fidèle lors de divulgations de procuration et de divulgations complémentaires, affirmant ceci :
[traduction] . . . l’une des raisons fondamentales pour lesquelles la règle de l’appréciation commerciale appelle une grande déférence n’est pas présente dans ce type de circonstances. La qualité de la divulgation est en soi un élément qui, en définitive, relève de l’appréciation de la cour elle‑même. [p. 675]
58 Les justifications traditionnelles de la règle militent contre son application en l’espèce. On affirme, à juste titre, que les juges s’y connaissent moins que les directeurs pour prendre des décisions d’affaires. En outre, les décisions d’affaires comportent souvent un choix parmi une gamme de solutions. Pour maximiser le rendement des actions, les directeurs doivent être libres de prendre des risques raisonnables sans craindre que les tribunaux remettent par la suite en question les choix qu’ils ont faits sur le plan commercial. Ces justifications — fondées sur l’expertise relative et sur la nécessité de favoriser la prise de risques raisonnables — ne s’appliquent pas aux décisions en matière de divulgation. Le fait d’être d’accord avec les appelants sur ce point, si important soit‑il, ne change rien à l’issue du présent pourvoi. L’argumentation des appelants avait déjà subi deux coups fatals avant d’en arriver là. L’appel sur la question de la responsabilité doit toujours être rejeté.
E. Le juge de première instance a‑t‑il commis une erreur dans sa façon de calculer les dommages‑intérêts?
59 Compte tenu de la conclusion selon laquelle le recours collectif des appelants doit être rejeté, il n’est plus nécessaire d’examiner l’argumentation des appelants relative aux dommages‑intérêts.
VII. Dépens
60 L’appelant Durst a soutenu que la Cour d’appel a commis une erreur de droit en le condamnant aux dépens en sa qualité de représentant des demandeurs, en raison de sa mauvaise interprétation du par. 31(1) de la Loi de 1992 sur les recours collectifs. Indépendamment du par. 31(1), dit‑il, des préoccupations générales concernant l’accès à la justice justifiaient une dérogation à la règle habituelle voulant que les dépens suivent l’issue de la cause. La Cour d’appel a, en fait, conclu qu’il n’y avait pas plus de raison en l’espèce que dans n’importe quel autre litige de nature commerciale que les défendeurs ayant eu gain de cause supportent tous les coûts de la défense.
61 Les dépens devant les juridictions inférieures relevaient largement du pouvoir discrétionnaire de la Cour d’appel : Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.O. 1990, ch. C.43, art. 131. Je suis d’avis de ne pas modifier la décision de la Cour d’appel.
62 Il ne fait aucun doute que le représentant des demandeurs, M. Durst, a été indigné par ce qu’il considérait comme le comportement sournois des intimés et qu’il estimait qu’il était dans l’intérêt public de leur demander des comptes. Cependant, il a aussi personnellement un intérêt financier important dans l’issue de l’affaire. Il a acheté 222 600 actions lors du PAPE de Danier et il a réalisé un profit d’environ 1,5 million de dollars lorsqu’il les a vendues. Si le jugement de première instance n’avait pas été infirmé en appel, il aurait aussi touché 518 410 $ à titre de dommages‑intérêts. Monsieur Durst a admis qu’il était un homme riche et qu’il détenait un portefeuille d’environ 11 à 22 millions de dollars. (Bien que les appelants Douglas Kerr et S. Grace Kerr aient été proposés comme représentants potentiels des demandeurs, le juge chargé d’autoriser le recours collectif a considéré qu’ils ne pouvaient pas remplir cette fonction du fait que Mme Kerr était une associée du cabinet d’avocats qui cherchait à représenter le groupe ((2001), 19 B.L.R. (3d) 254, par. 68) et que [traduction] « [e]n règle générale, il est préférable qu’il n’y ait aucune apparence d’irrégularité. Dans ce cas, on perçoit un risque d’abus de la part de l’avocat du groupe qui pourrait agir dans son propre intérêt plutôt que dans celui du groupe » (par. 72). En conséquence, [traduction] « les Kerr ne sont pas autorisés à agir comme représentants des demandeurs. Monsieur [D]urst est désigné comme seul représentant des demandeurs » (par. 73).)
63 Il n’y a rien à redire à ce sujet. Le juge de première instance a souligné que les frais engagés par M. Durst dans le présent litige l’emportaient sur tout avantage financier personnel. Toutefois, les litiges interminables sont devenus un sport de roi en ce sens que seuls les rois ou autres personnes bien nanties comme eux peuvent se les payer. Les personnes qui intentent sans succès de telles poursuites contre autrui dans l’espoir d’en tirer un gain personnel important peuvent s’attendre à subir des conséquences négatives sur le plan des dépens.
64 Les appelants ont raison de souligner qu’il est clairement dans l’intérêt public de fixer les règles de divulgation suffisante par les émetteurs avant la clôture, et que la divulgation suffisante est en fait au cœur de la réglementation des valeurs mobilières au Canada. Toutefois, il faut aussi tenir compte de la situation des intimés/défendeurs qui ont engagé des frais pour répondre à de graves allégations lors de procédures qui ont duré 44 jours en première instance, cinq en Cour d’appel et un devant notre Cour, et qui, en l’espèce, l’ont emporté.
65 Le paragraphe 31(1) de la Loi de 1992 sur les recours collectifs prévoit ceci :
31 (1) Le tribunal peut, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire d’adjudication des dépens visé au paragraphe 131 (1) de la Loi sur les tribunaux judiciaires, examiner si le recours collectif était une cause type, soulevait un nouveau point de droit ou posait une question d’intérêt public.
On n’a pas établi que la présente affaire est une « cause type » dans le sens classique d’une cause sélectionnée pour résoudre une question de droit applicable à d’autres litiges en cours ou présagés. Les appelants n’ont pas soulevé non plus un « nouveau point de droit ». Comme nous l’avons vu, il est essentiellement question en l’espèce d’un différend d’actionnaires portant sur une somme d’argent considérable et nécessitant l’application de principes bien établis d’interprétation législative à des dispositions précises. Tel est le scénario de la plupart des litiges commerciaux (voir, de façon générale, Gariepy c. Shell Oil Co. (2002), 23 C.P.C. (5th) 393 (C.S.J. Ont.), conf. par [2004] O.J. No. 5309 (QL) (C. div.), par. 8; Moyes c. Fortune Financial Corp. (2002), 61 O.R. (3d) 770 (C.S.J.), par. 4‑5).
66 Bien que les avocats des appelants aient présenté à la Cour les résultats de recherches approfondies effectuées dans la jurisprudence américaine portant sur diverses variantes de dispositions législatives et qu’ils aient dit ce qui pouvait être dit au nom de leurs clients, l’interprétation correcte du par. 130(1) de la loi ontarienne constitue depuis le début la bombe à retardement qui risque de faire voler leur thèse en éclats. Les intimés ont tenté en vain de faire trancher la question en leur faveur au moyen d’une motion visant à obtenir un jugement sommaire qui a été entendue en décembre 2000. Il en est résulté un litige d’actionnaires très coûteux, mais il n’y a rien de magique dans la forme du recours collectif qui, en l’espèce, devrait priver les intimés de leurs dépens. Le libellé du 31(1) est de nature facultative.
67 Le paragraphe 31(1) de la Loi de 1992 sur les recours collectifs utilise l’expression « question d’intérêt public » dans le sens d’une affaire mettant en cause [traduction] « soit des questions de grande importance pour le public, soit des personnes historiquement défavorisées dans la société » (M. M. Orkin, The Law of Costs (2e éd. (feuilles mobiles)), vol. 1, § 208.2.1 (note en bas de page omise)). Les appelants soutiennent que la présente affaire soulève une question d’intérêt public : en fait, ils disent qu’il peut bien s’agir [traduction] « du premier litige canadien portant sur la présentation inexacte des faits dans un prospectus au sens de la loi » (m.a. suppl., par. 1). Toutefois, il s’agit d’un différend où il a été avant tout question d’intérêts commerciaux privés.
68 Nous ne sommes sûrement pas en présence ici de parties qui sont historiquement défavorisées. Il ne s’agit pas non plus, comme l’a souligné la Cour d’appel, [traduction] « d’un différend caractérisé par une inégalité importante du rapport de force » ((2006), 20 B.L.R. (4th) 1, par. 6). Même si de nombreux Canadiens sont des investisseurs et que le règlement du présent litige aura une incidence sur les futures actions pour présentation inexacte des faits dans un prospectus, la Cour d’appel a eu raison de conclure qu’il s’agit essentiellement d’un [traduction] « différend commercial opposant des acteurs commerciaux avertis et bien nantis » (para. 6). À vrai dire, transformer un litige commercial ordinaire en un recours collectif peut être perçu par certains observateurs comme une stratégie in terrorem destinée à forcer un règlement. Quoi qu’il en soit, M. Durst savait très bien qu’à titre de représentant des demandeurs il risquait d’être tenu seul responsable des dépens des défendeurs si le recours échouait. Il a misé sur son interprétation du par. 130(1) et il a perdu.
69 De plus, aucune préoccupation générale concernant l’accès à la justice ne justifie en l’espèce d’échapper aux conséquences habituelles en matière de dépens. Bien que je convienne avec les avocats des appelants que [traduction] « [l]’attribution de dépens qui excèdent les effets bénéfiques potentiels* du litige soulève des questions d’accès à la justice » (m.a. suppl., par. 39), on ne devrait pas présumer qu’un recours collectif suscite toujours suffisamment de préoccupations d’accès à la justice pour justifier de ne pas accorder de dépens à la partie qui obtient gain de cause. Je souscris à la remarque du juge Nordheimer dans la décision Gariepy, selon laquelle il faut se garder de stéréotyper les recours collectifs. [traduction] « [L]e scénario de David contre Goliath », écrit‑il, « ne constitue pas nécessairement une représentation fidèle du conflit réel » (par. 6). Les recours collectifs occupent désormais une place importante dans les litiges d’actionnaires. La Cour d’appel a jugé que la présente affaire constitue un litige boursier (Bay Street) qui a été bien géré et bien financé de part et d’autre. Le représentant des demandeurs et son avocat auraient récolté gros s’ils avaient eu gain de cause. Il a obligé les intimés à engager de grosses dépenses, et je ne vois aucune erreur de principe qui puisse justifier notre Cour à modifier l’ordonnance discrétionnaire relative aux dépens que la Cour d’appel a rendue contre lui.
70 Au moment où l’affaire est parvenue devant notre Cour, les procédures n’ont consisté qu’en une demi‑journée de plaidoirie sur l’interprétation législative. La question de droit est importante, comme ce doit être le cas pour que l’autorisation d’appel soit accordée en vertu de l’art. 40 de la Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, ch. S‑26, mais les circonstances analysées plus haut ne justifient pas que notre Cour déroge à la règle habituelle voulant que les dépens suivent l’issue de la cause.
71 La Cour d’appel a condamné aux dépens M. Durst seulement, qui était alors intimé. Devant notre Cour, les intimés demandent que seul l’appelant Durst soit condamné aux dépens. Il ressort des documents qui nous ont été soumis que les appelants Douglas Kerr et S. Grace Kerr n’ont pas participé activement au pourvoi devant notre Cour. Pourtant, dans le mémoire supplémentaire des appelants, on parle d’attribution de dépens aux « appelants » (au pluriel) ou de condamnation de ceux‑ci aux dépens (par. 8). À la lumière du présent dossier, il y a lieu de condamner aux dépens l’intimé Durst seulement, en autorisant ce dernier à demander par écrit à la Cour de modifier l’ordonnance relative aux dépens dans les 30 jours suivant la date du présent jugement, s’il estime que les Kerr devraient eux aussi être condamnés aux dépens.
VIII. Dispositif
72 Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens contre l’appelant Durst, et d’autoriser ce dernier à demander, dans les 30 jours suivant la date du présent jugement, d’élargir la portée de l’ordonnance relative aux dépens pour qu’elle s’applique également aux appelants Douglas Kerr et S. Grace Kerr.
ANNEXE
Loi sur les valeurs mobilières, L.R.O. 1990, ch. S.5 (dispositions en vigueur en 1998)
1 (1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.
. . .
« changement important » Dans le contexte des affaires d’un émetteur, s’entend d’un changement dans ses activités commerciales, son exploitation ou son capital, s’il est raisonnable de s’attendre à ce que ce changement ait un effet appréciable sur le cours ou la valeur des valeurs mobilières de cet émetteur. La présente définition inclut la décision d’effectuer un tel changement, prise par le conseil d’administration de l’émetteur ou par la direction générale de l’émetteur, si celle‑ci estime que cette décision sera probablement approuvée par le conseil d’administration.
. . .
« fait important » Dans le contexte de valeurs mobilières qui ont été émises ou dont l’émission est projetée, s’entend d’un fait qui a un effet significatif sur le cours ou la valeur de ces valeurs mobilières ou dont il est raisonnable de s’attendre qu’il aura cet effet.
. . .
« présentation inexacte des faits » S’entend, selon le cas :
a) d’une déclaration erronée au sujet d’un fait important,
b) de l’omission de relater un fait important dont la déclaration est requise ou nécessaire pour que la déclaration ne soit pas trompeuse, eu égard aux circonstances dans lesquelles la déclaration a été faite.
. . .
56 (1) Un prospectus doit divulguer complètement, fidèlement et clairement tous les faits pertinents se rapportant aux valeurs mobilières qui ont été émises ou dont le placement est envisagé et être conforme aux exigences du droit ontarien des valeurs mobilières.
57 (1) Sous réserve du paragraphe (2), si un changement important, pouvant avoir des conséquences défavorables, survient après que le directeur a accusé réception d’un prospectus provisoire déposé aux termes du paragraphe 53 (1) mais avant qu’il ait accusé réception du prospectus ou, si un changement important survient après que le directeur a accusé réception du prospectus mais avant que le placement visé par ce prospectus soit effectué, une modification à ce prospectus provisoire ou à ce prospectus, selon le cas, doit être déposée le plus tôt possible et, dans tous les cas, dans les dix jours suivant la date du changement intervenu.
. . .
58 (1) Sous réserve du paragraphe (3) du présent article et du paragraphe 63 (2), un prospectus déposé aux termes du paragraphe 53 (1) ou du paragraphe 62 (1) doit comprendre une attestation rédigée selon la formule suivante et signée par le directeur général, le directeur des services financiers et, au nom du conseil d’administration, par deux administrateurs de l’émetteur, à l’exclusion des deux personnes précitées, dûment autorisés à signer, ainsi que par toute personne ou compagnie qui est un promoteur de l’émetteur :
Le texte qui figure ci‑dessus constitue un exposé complet, fidèle et clair de tous les faits importants se rapportant aux valeurs mobilières offertes par ce prospectus, comme l’exigent la partie XV de la Loi sur les valeurs mobilières et les règlements pris en application de celle‑ci.
. . .
130 (1) En cas de présentation inexacte des faits dans un prospectus et ses modifications, l’acheteur qui achète des valeurs mobilières offertes par ce prospectus au cours de la période de placement ou de placement dans le public est réputé s’être fié à cette présentation inexacte des faits si celle‑ci constituait une présentation inexacte des faits au moment de l’achat et il peut intenter une action en dommages‑intérêts contre les personnes suivantes :
a) l’émetteur ou le détenteur qui a vendu les valeurs mobilières et au nom de qui le placement est effectué;
b) chaque souscripteur à forfait des valeurs mobilières tenu de signer l’attestation prévue à l’article 59;
c) les administrateurs de l’émetteur en poste à la date du dépôt du prospectus ou de ses modifications;
d) les personnes ou les compagnies qui ont déposé le consentement exigé par les règlements, mais uniquement à l’égard de leurs rapports, opinions ou déclarations;
e) les personnes ou les compagnies qui ont signé le prospectus ou ses modifications, autres que les personnes ou les compagnies visées aux alinéas a) à d).
L’acheteur qui a acheté les valeurs mobilières à une personne ou une compagnie visée à l’alinéa a) ou b) ou à un autre souscripteur à forfait des valeurs mobilières peut choisir d’exercer un recours en annulation de la vente contre cette personne, cette compagnie ou ce souscripteur à forfait, auquel cas il n’a aucun recours en dommages‑intérêts contre ceux‑ci.
(2) Aucune personne ou compagnie n’est responsable en vertu du paragraphe (1) si elle prouve que l’acheteur a acheté les valeurs mobilières en ayant connaissance de la déclaration inexacte.
. . .
(5) Une personne ou une compagnie, à l’exclusion de l’émetteur ou du détenteur qui a vendu les valeurs mobilières, n’est responsable en vertu du paragraphe (1) à l’égard d’une partie du prospectus ou de sa modification qui n’est pas présentée comme étant préparée par un expert ni comme étant une copie ou un extrait d’un rapport, d’une opinion ou d’une déclaration d’un expert que dans les cas suivants :
a) elle n’a pas effectué une enquête suffisante pour lui fournir des motifs raisonnables de croire qu’il n’y avait pas de présentation inexacte des faits;
b) elle croyait qu’il y avait une déclaration inexacte.
. . .
(7) Dans une action en dommages‑intérêts intentée en vertu du paragraphe (1), le défendeur n’est pas responsable de la totalité ou d’une partie des dommages‑intérêts s’il prouve que la somme en question ne correspond pas à la diminution de la valeur des valeurs mobilières attribuable à la présentation inexacte des faits.
. . .
(9) Le montant recouvrable en vertu du présent article ne doit pas dépasser le prix auquel les valeurs mobilières ont été offertes au public.
(10) Les recours en annulation ou en dommages‑intérêts prévus au présent article ne portent pas atteinte aux autres droits de l’acheteur, mais s’y ajoutent.
Loi de 1992 sur les recours collectifs, L.O. 1992, ch. 6
31 (1) Le tribunal peut, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire d’adjudication des dépens visé au paragraphe 131 (1) de la Loi sur les tribunaux judiciaires, examiner si le recours collectif était une cause type, soulevait un nouveau point de droit ou posait une question d’intérêt public.
(2) Les membres du groupe, à l’exception du représentant, ne sont pas redevables des dépens, sauf à l’égard des demandes individuelles.
Pourvoi rejeté avec dépens.
Procureurs des appelants : Lerners, Toronto.
Procureurs de l’intimée Danier Leather Inc. : Lenczner Slaght Royce Smith Griffin, Toronto.
Procureurs des intimés Jeffrey Wortsman et Bryan Tatoff : Goodmans, Toronto.
Procureur de l’intervenante : Commission des valeurs mobilières de l’Ontario, Toronto.
* Voir Erratum [2009] 1 R.C.S. iv.