Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Maksteel Québec inc., [2003] 3 R.C.S. 228, 2003 CSC 68
Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse Appelante
c.
Maksteel Québec inc., société administrée par Ernst & Young inc.,
séquestre intérimaire nommé par le tribunal,
et Michael Gareau Intimés
Répertorié : Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Maksteel Québec inc.
Référence neutre : 2003 CSC 68.
No du greffe : 28402.
2003 : 20 janvier; 2003 : 14 novembre.
Présents : Les juges Gonthier, Iacobucci, Bastarache, Binnie, Arbour, LeBel et Deschamps.
en appel de la cour d’appel du québec
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec, [2001] R.J.Q. 28, [2000] J.Q. no 5371 (QL), qui a infirmé un jugement du Tribunal des droits de la personne du Québec, [1997] R.J.Q. 2891, 33 C.H.R.R. D/414, [1997] J.T.D.P.Q. no 31 (QL). Pourvoi rejeté.
Christian Baillargeon, pour l’appelante.
Alexander Daoussis, pour l’intimé Michael Gareau.
Personne n’a comparu pour l’intimée Maksteel Québec inc.
Le jugement des juges Gonthier, Iacobucci, Binnie, Arbour, LeBel et Deschamps a été rendu par
1 La juge Deschamps — La Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C-12 (« Charte québécoise »), et plus particulièrement l’art. 18.2 protègent-ils l’emploi d’une personne incarcérée?
2 En septembre 1985, M. Yvon Roy commet des délits de fraude et d’abus de confiance (art. 426 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46). En 1989, il plaide coupable à ces infractions. Sa sentence est remise. Le 6 mars 1989, M. Roy est embauché à titre de mécanicien d’entretien par Maksteel Québec inc. (« Maksteel »), une entreprise de distribution d’acier. Le 26 juin 1991, il est condamné à purger une peine d’emprisonnement de six mois moins un jour pour les infractions commises en 1985. Il est incarcéré sur-le-champ. Le début de la peine coïncide avec celui de ses vacances qui doivent se terminer le 10 juillet 1991. Par lettre datée du 15 juillet 1991, Maksteel congédie M. Roy en raison de son absence du travail le 11 juillet 1991. Le 22 juillet 1991, Maksteel Québec Inc. engage un nouveau mécanicien en remplacement de M. Roy. Le 26 juillet 1991, M. Roy est mis en liberté conditionnelle.
3 Le 29 juillet 1991, M. Roy tente en vain de réintégrer son poste. Le 12 août 1991, il dépose une plainte auprès de l’appelante, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (« Commission »), alléguant avoir été congédié du seul fait de sa déclaration de culpabilité, en contravention de l’art. 18.2 de la Charte québécoise. Cet article se lit ainsi :
18.2. Nul ne peut congédier, refuser d’embaucher ou autrement pénaliser dans le cadre de son emploi une personne du seul fait qu’elle a été déclarée coupable d’une infraction pénale ou criminelle, si cette infraction n’a aucun lien avec l’emploi ou si cette personne en a obtenu le pardon.
La Commission fait enquête et propose des mesures de redressement à l’employeur. Aucune entente n’intervient. La Commission saisit le Tribunal des droits de la personne (« Tribunal ») d’une plainte contre Maksteel et son vice-président aux finances, M. Michael Gareau.
4 Le Tribunal est d’avis que l’art. 18.2 de la Charte québécoise témoigne de la reconnaissance du droit au travail, de la protection contre la discrimination dans l’emploi et de la réinsertion sociale des personnes ayant des antécédents criminels. Il considère ensuite que toute disposition de la Charte québécoise doit recevoir une interprétation large et libérale fondée sur son objet. Le Tribunal estime que l’art. 18.2 protège l’emploi d’une personne incarcérée. Selon lui, comme l’emprisonnement résulte directement de la déclaration de culpabilité, la cause véritable du congédiement est la déclaration de culpabilité. Le Tribunal conclut qu’il s’agit d’un cas de discrimination indirecte donnant naissance à une obligation d’accommodement raisonnable à laquelle les intimés ont failli. Le Tribunal ordonne aux intimés de verser à M. Roy la somme de 46 950 $ à titre de dommages matériels et la somme de 5 000 $ à titre de dommages moraux : [1997] R.J.Q. 2891.
5 Les intimés se pourvoient devant la Cour d’appel. Cette dernière considère que les principes de discrimination indirecte et d’accommodement raisonnable ne s’appliquent pas en l’espèce. Elle estime que l’art. 18.2 ne protège pas contre le congédiement dont le motif réel est l’indisponibilité d’un employé en raison de son incarcération. D’une part, dans ce cas, un autre motif justifie le congédiement alors que le texte ne vise que les cas où le congédiement est attribuable à la seule déclaration de culpabilité. D’autre part, l’emprisonnement rompt le lien direct entre la déclaration de culpabilité et le congédiement. En l’espèce, la Cour d’appel conclut que M. Roy n’a pas été congédié du seul fait de sa déclaration de culpabilité. Elle infirme donc le jugement du Tribunal : [2001] R.J.Q. 28. Maksteel a, depuis, fait faillite. Seul l’intimé Gareau continue l’instance.
6 Devant notre Cour, la question est posée à nouveau : M. Roy a-t-il été victime d’une violation d’un droit protégé par l’art. 18.2 de la Charte québécoise?
7 Selon l’appelante, l’employé incarcéré est visé par l’art. 18.2. Ainsi, tout employé condamné, incarcéré et subséquemment congédié pour cause d’indisponibilité est, prima facie, victime de discrimination fondée sur sa déclaration de culpabilité. Trois arguments sous-tendent sa prétention. D’abord, elle soutient que la Charte québécoise doit recevoir une interprétation large, libérale et conforme à son objectif général qu’est la suppression de la discrimination. Ensuite, elle considère que le maintien du lien d’emploi s’accorde directement avec l’objet primordial de l’art. 18.2, qu’elle définit comme étant la réinsertion sociale. Enfin, elle est d’avis que la déclaration de culpabilité et l’incarcération forment un tout indissociable.
8 L’intimé Gareau est plutôt d’avis que l’employé incarcéré n’est pas visé par l’art. 18.2. S’appuyant sur une décision récente de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique (British Columbia (Human Rights Commission) c. British Columbia (Human Rights Tribunal) (2000), 193 D.L.R. (4th) 488, 2000 BCCA 584), il plaide que la protection offerte à l’art. 18.2 ne s’applique pas aux conséquences de la peine imposée au contrevenant. Il considère que l’art. 18.2 a pour objet de protéger les personnes ayant un passé criminel sans lien avec l’emploi contre les stigmates découlant de leur condamnation.
9 Pour cerner les contours de l’art. 18.2, il faut mettre en lumière la portée de la protection offerte par cet article et déterminer le fardeau de preuve qui incombe tant à l’employeur qu’à l’employé.
I. La portée de l’art. 18.2
10 Il est utile de rappeler que les droits protégés par la Charte québécoise doivent être interprétés de façon large et libérale, pour permettre la réalisation de son objectif. Celui-ci a été formulé comme suit par la Cour dans Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Montréal (Ville), [2000] 1 R.C.S. 665, 2000 CSC 27 (« Boisbriand »), par. 34 : « Nous trouvons dans ce préambule une indication que l’objectif poursuivi par la Charte est la protection du droit à la dignité et à l’égalité de tout être humain et, comme suite logique, la suppression de la discrimination. » Par ailleurs, les exceptions doivent être interprétées de façon restrictive (par. 28-32). De plus, bien que la Charte québécoise adoptée en 1976 s’applique à des situations qui peuvent différer de celles qui relèvent de la Charte canadienne des droits et libertés, toutes deux visent la protection de valeurs analogues comme le confirme la jurisprudence qui les a interprétées. L’interprétation retenue doit en outre se concilier avec les termes des Chartes : Colombie-Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3 (« Meiorin »), par. 43.
11 Au surplus, il est utile de rappeler le contexte historique dans lequel la disposition en litige a été adoptée. En effet, comme l’ont affirmé les juges majoritaires de la Cour dans le contexte de la Charte canadienne dans R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, p. 344 : « . . . il importe de ne pas aller au-delà de l’objet véritable du droit ou de la liberté en question et de se rappeler que la Charte n’a pas été adoptée en l’absence de tout contexte et que, par conséquent, [. . .] elle doit être située dans ses contextes linguistique, philosophique et historique appropriés. » L’approche doit cependant être souple, de façon à permettre d’intégrer une conception évolutive des droits de la personne : R. Sullivan, Sullivan and Driedger on the Construction of Statutes (4e éd. 2002), p. 376-377.
12 Il faut aussi noter que, depuis le jugement du Tribunal, notre Cour a prononcé les arrêts Meiorin, précité, et Colombie-Britannique (Superintendent of Motor Vehicles) c. Colombie-Britannique (Council of Human Rights), [1999] 3 R.C.S. 868 (« Grismer »), dans lesquels l’analyse fondée sur la distinction entre la discrimination directe et la discrimination indirecte a été supprimée au profit d’une méthode unifiée.
13 Ayant à l’esprit cette toile interprétative, l’analyse peut être divisée en deux volets : le contexte d’adoption et le champ d’application de l’art. 18.2. Il sera alors plus facile d’étudier le cas particulier de l’employé incarcéré visé par le pourvoi.
A. Le contexte de l’adoption de l’art. 18.2
14 Lors de son adoption en 1976, la Charte québécoise ne comportait pas de disposition prohibant expressément la discrimination fondée sur les antécédents judiciaires. L’article 10 était la disposition sur laquelle une personne qui voulait se plaindre de discrimination pouvait se replier. Avant l’entrée en vigueur de la Loi modifiant la Charte des droits et libertés de la personne, L.Q. 1982, ch. 61, cet article se lisait comme suit :
10. Toute personne a droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, l’orientation sexuelle, l’état civil, la religion, les convictions politiques, la langue, l’origine ethnique ou nationale, la condition sociale ou le fait qu’elle est une personne handicapée ou qu’elle utilise quelque moyen pour pallier son handicap.
Il y a discrimination lorsqu’une telle distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou de compromettre ce droit.
La Commission avait tenté de convaincre les tribunaux québécois que l’expression « condition sociale », motif de discrimination prohibé à l’art. 10 de la Charte québécoise, englobait implicitement une protection contre les distinctions fondées sur les antécédents judiciaires : C. Brunelle, « La Charte québécoise et les sanctions de l’employeur contre les auteurs d’actes criminels œuvrant en milieu éducatif » (1995), 29 R.J.T. 313, p. 319, note 17, et M.-A. Dowd et J. Lefevbre, « La protection contre la discrimination fondée sur les antécédents judiciaires en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne : “il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée” », dans Développements récents en droit du travail (2001), 1, p. 5-6. Les tribunaux n’ont pas retenu cette interprétation. Ils ont considéré que le sens ordinaire de l’expression « condition sociale » n’incluait pas le fait d’avoir des antécédents judiciaires. Par exemple, dans Commission des droits de la personne du Québec c. Cie Price Ltée, J.E. 81-866 (C.S.), le juge Bernier a rejeté la définition proposée par la Commission. Il a défini l’expression comme « référ[ant] à [l]a classe sociale ou [au] rang social tel[s que le déterminent la] naissance, [l’]éducation, [le] revenu et [l’]occupation » (p. 20 du texte intégral). Le juge Bernier a toutefois reconnu que les antécédents judiciaires pouvaient, en certaines circonstances, marquer la personne condamnée (à la p. 22 du texte intégral) :
. . . le législateur, compétent en la matière, soit le gouvernement fédéral puisqu’il s’agit en l’occurrence du trafic d’un stupéfiant, a lui-même reconnu que l’existence d’un casier judiciaire pour un individu pouvait nuire à sa réputation sauf au cas d’octroi d’un pardon tel que prévu à l’article 5a) de la Loi sur le casier judiciaire (S.R.C. 1970, chapitre 12, 1er supplément [maintenant L.R.C. 1985, ch. C-47]). . .
(Voir également Commission des droits de la personne du Québec c. Montréal (Ville de) (1983), 4 C.H.R.R. D/1444 (C.S. Qué.).)
15 Les tribunaux québécois de l’époque ont aussi estimé qu’une distinction fondée sur les antécédents judiciaires ne pouvait porter atteinte à la dignité des personnes ayant des antécédents criminels. Dans Commission des droits de la personne du Québec c. Ville de Beauport, [1981] C.P. 292, le juge Desjardins s’exprimait ainsi (aux p. 297 et 300) :
. . . une discrimination fondée sur les antécédents judiciaires d’un individu, n’est pas fondée sur sa « condition sociale », puisqu’elle n’est pas fondée sur la position qu’il occupe dans la société, mais plutôt sur les gestes illicites qu’il a posés, peu importe la place qu’il occupe dans l’ordre social.
. . .
. . . si on retient les antécédents judiciaires comme étant une des choses sur lesquelles une distinction, exclusion ou préférence ne pourrait être fondée, il est beaucoup plus difficile de déterminer en quoi cette distinction, exclusion ou préférence vient détruire une liberté ou un droit fondamental. Un casier judiciaire est la conséquence directe de gestes illicites posés volontairement par la personne qui le détient. [. . .] Elle ne pourrait certainement pas invoquer une atteinte à son égalité en valeur et en dignité [. . .] alors que c’est elle-même qui les a compromis en posant les gestes qui ont entraîné sa ou ses condamnations.
16 Ayant essuyé un refus devant les tribunaux, la Commission s’est alors tournée vers le législateur : Brunelle, loc. cit., p. 321. En 1982, appelée à commenter le Projet de loi 86 (Loi modifiant la Charte des droits et libertés de la personne), la Commission a proposé au législateur d’inclure la disposition suivante dans la Charte québécoise :
Dans la Charte, l’expression condition sociale doit s’interpréter comme incluant notamment le fait d’avoir des antécédents judiciaires.
17 S’éloignant de cette proposition, le législateur a adopté l’art. 18.2 dont la version initiale se lisait comme suit (Assemblée nationale du Québec, Journal des débats, 3e sess., 32e lég., Commission permanente de la justice, Étude du projet de loi no 86, 17 décembre 1982, nº 232, p. B-11766) :
Nul ne peut congédier, refuser d’embaucher ou autrement pénaliser dans le cadre de son emploi une personne du seul fait qu’elle a été reconnue coupable ou s’est avouée coupable d’une infraction pénale ou criminelle, si cette infraction n’a aucun lien avec l’emploi et s’il s’est écoulé cinq ans depuis la condamnation, ou si cette personne en a obtenu le pardon.
18 À l’exception de deux amendements qui ne font pas l’objet du litige, l’un effectué en 1982 lors des débats parlementaires et l’autre en 1990 (Loi modifiant diverses dispositions législatives concernant l’application du Code de procédure pénale, L.Q. 1990, ch. 4, art. 133), il s’agit du texte qui était en vigueur lors des événements qui nous occupent.
19 Ce texte reflète sans doute le choix social de l’époque, mais aussi la limitation constitutionnelle du pouvoir provincial en matière de protection contre la discrimination fondée sur les antécédents judiciaires. En effet, quoi qu’ait pu être l’objectif qu’il poursuivait, le législateur provincial n’avait pas le pouvoir d’enrayer tous les stigmates attachés à une condamnation. Il suffit d’ailleurs de rappeler que la Loi sur le casier judiciaire, L.R.C. 1985, ch. C-47, tout comme la possibilité d’imposer une peine plus sévère en cas de récidive en matière criminelle, sont du ressort du Parlement fédéral et que toutes leurs ramifications échappent au contrôle de l’Assemblée nationale.
B. L’étendue de la protection offerte par l’art. 18.2
20 Il ressort de ce bref survol historique que c’est en réaction à une approche conservatrice des tribunaux québécois que le législateur a, en 1982, adopté une disposition prohibant la discrimination fondée sur les antécédents judiciaires (Therrien (Re), [2001] 2 R.C.S. 3, 2001 CSC 35, par. 137). Le législateur s’est montré sensible au traitement défavorable subi par les personnes ayant eu des démêlés avec la justice. Ces personnes ont traditionnellement été stigmatisées et exclues de nombreuses activités : T. J. Singleton, « La discrimination fondée sur le motif des antécédents judiciaires et les instruments anti-discriminatoires canadiens » (1993), 72 R. du B. can. 456. Fait révélateur, toutefois, le législateur n’a pas intégré la protection contre la discrimination fondée sur les antécédents judiciaires aux autres motifs de discrimination énumérés à l’art. 10 de la Charte québécoise. Il a choisi d’en faire une protection autonome.
21 La protection contre la discrimination fondée sur les antécédents judiciaires n’est pas d’application générale. D’abord, à la différence des motifs énumérés à l’art. 10, elle ne s’applique qu’en matière d’emploi : « Nul ne peut congédier, refuser d’embaucher ou autrement pénaliser dans le cadre de son emploi . . . ». Ensuite, elle ne vise que les cas où les antécédents judiciaires constituent le seul motif à l’appui de la décision ou de la mesure imposée : « . . . du seul fait qu’elle a été déclarée coupable d’une infraction pénale ou criminelle . . . ». Enfin, elle se distingue en ce que la justification de l’employeur est circonscrite par le texte : « . . . si cette infraction n’a aucun lien avec l’emploi ou si cette personne en a obtenu le pardon ». Si la personne a obtenu un pardon pour l’infraction commise, qu’il y ait ou non un lien entre celle-ci et l’emploi, la protection est absolue. De plus, s’il n’y a pas de lien entre l’antécédent judiciaire et l’emploi, la protection est également complète.
22 Comme l’a noté le juge Gonthier dans l’arrêt Therrien, précité, par. 145, l’art. 18.2 est une disposition à circuit fermé. Elle énonce à la fois le droit de l’employé à la protection contre tout traitement défavorable dû à sa déclaration de culpabilité (« le droit ») et l’absence de protection s’il y a un lien entre l’infraction et l’emploi et que l’employé n’a pas obtenu un pardon (« la justification »). L’article 18.2 contient son propre régime de justification et, partant, échappe à l’application de l’art. 20 de la Charte québécoise (Therrien, précité, par. 145).
23 Le droit à l’égalité de traitement avec les autres candidats ou employés n’ayant pas d’antécédent est énoncé sans nuance : « Nul ne peut [. . .] pénaliser dans le cadre de son emploi une personne . . . ». Le simple fait de subir un traitement différent en raison d’une condamnation antérieure contrecarre l’objectif de protection contre la discrimination illicite. La conclusion à l’existence d’une atteinte au droit à l’égalité découle directement du traitement distinct.
24 L’intégration du mécanisme de justification à la protection elle-même constitue une autre indication d’une protection plus simple à appliquer que celle prévue aux art. 10 et 20 de la Charte québécoise. En vertu de ces derniers articles, une différence de traitement fondée sur l’un des motifs énumérés est prohibée s’il est démontré que la distinction compromet le droit à l’égalité et si l’employeur peut composer avec les caractéristiques de l’employé en question sans subir une contrainte excessive.
25 Dans le cas de la protection contre les stigmates découlant d’un antécédent judiciaire, la justification est circonscrite. Les aptitudes de l’employé ou son apport potentiel à l’entreprise ne sont pas pertinents. Un lien avec l’emploi est la seule justification possible et elle est limitée par l’obtention d’un pardon.
26 Dans le contexte du mécanisme de justification autonome prévu à l’art. 18.2 lui-même, le volet accommodement raisonnable élaboré dans Meiorin relativement à l’exigence professionnelle justifiée n’a pas sa place. S’il y a un lien entre l’antécédent et l’emploi et qu’il n’y a pas eu pardon, l’employeur n’est pas tenu de prouver qu’il subit une contrainte excessive du fait de l’accommodement consenti à l’égard de l’antécédent judiciaire de l’employé. L’employeur bénéficie de la présomption absolue qu’il a le droit de refuser d’embaucher ou d’imposer ainsi une mesure à l’employé qui a commis une infraction ayant un lien avec son emploi si l’employé n’a pas obtenu un pardon. En revanche, c’est le seul motif qu’il peut invoquer. Outre le fait que l’autonomie de la disposition ne prête pas à l’intégration de la notion d’accommodement, il faut noter que, d’un point de vue conceptuel, l’accommodement est difficilement intégrable dans le cadre de l’art. 18.2. En effet, s’il y a atteinte au droit à l’égalité d’un employé et que l’employeur ne peut se prévaloir de la justification prévue à la Charte québécoise, l’employé a droit à la réparation appropriée. Il n’est pas question alors d’accommodement à proprement parler puisqu’il s’agit d’une prohibition absolue. Ou l’employé a droit à l’emploi tel qu’il existe dans l’entreprise, et ce, sans mesure de représailles, ou il n’y a pas droit.
27 Pour résumer, je retiens qu’il existe une différence importante entre la portée de l’art. 18.2 et celle de l’art. 10. Alors que l’art. 10 utilise le mécanisme de protection contre la discrimination pour faire valoir dans tous les champs d’activité le droit à l’égalité en ce qui a trait aux motifs énumérés, l’art. 18.2 offre une protection plus limitée, mais plus facile à appliquer. En matière d’emploi, l’employé condamné qui a obtenu un pardon ou dont l’infraction commise n’est pas liée à l’emploi n’a à supporter aucun stigmate découlant de sa déclaration de culpabilité. L’article 18.2 protège donc l’employé contre les stigmates sociaux injustifiés découlant d’une condamnation antérieure.
28 Malgré son autonomie, l’art. 18.2 s’accorde directement avec l’objectif général de la Charte québécoise en matière de discrimination dans l’emploi. La Charte prohibe les distinctions fondées sur des caractéristiques personnelles non pertinentes à la capacité de faire le travail. Si l’existence d’antécédents judiciaires constitue une caractéristique personnelle, ce fait n’est pas pertinent en ce qui concerne la capacité de faire le travail s’il n’y a pas de lien avec l’emploi ou si un pardon a été obtenu. C’est en fonction de cette analyse qu’il convient de vérifier dans quelle mesure l’employé incarcéré est visé par l’art.18.2.
C. Le cas particulier de l’employé incarcéré
29 Tel que mentionné, l’art. 18.2 se veut une protection contre les stigmates sociaux injustifiés qui ont pour effet d’exclure la personne condamnée du marché du travail. Tel est l’objet de la disposition.
30 Les stigmates marquent injustement l’employé si l’infraction commise n’est pas objectivement liée à l’emploi ou si l’employé a obtenu un pardon à cet égard. Il en est ainsi peu importe la gravité du crime commis. Hormis cette justification, le droit est donc enfreint si la différence de traitement découle d’une perception que l’employé est moins apte à effectuer le travail et moins digne d’être reconnu en tant qu’être humain en raison de ses antécédents judiciaires. La société québécoise a évolué depuis les décisions citées précédemment, dans lesquelles il a été affirmé qu’une distinction fondée sur les antécédents judiciaires ne pouvait porter atteinte à la dignité d’une personne.
31 Il importe donc de noter que la protection ne vaut que pour les cas où la mesure prise par l’employeur est liée au seul fait que la personne a des antécédents judiciaires. Ainsi, la protection n’est d’aucune utilité si l’employé subit une mesure de représailles en raison d’une indiscipline ou s’il est mis à pied pour des raisons administratives.
32 De même, il y a lieu de faire une distinction entre les conséquences civiles d’une peine légitimement imposée au délinquant et les stigmates injustifiés qui peuvent le marquer en raison d’une condamnation antérieure. Les stigmates injustifiés sont le fruit de préjugés ou de stéréotypes. En revanche, la peine est imposée à l’employé qui a commis un acte prohibé par la loi. Par conséquent, il n’y a pas de violation de l’art. 18.2 lorsque la différence de traitement découle réellement des conséquences civiles de la peine elle-même. C’est le cas de l’employé incarcéré qui a été véritablement congédié pour cause d’indisponibilité. On peut citer l’exemple, qui ne prête pas à controverse, de l’employé qui est condamné à l’emprisonnement à vie. Dans un tel cas, le congédiement ne résulte pas de l’application stéréotypée d’une caractéristique personnelle n’ayant aucun rapport avec la capacité de faire le travail. En d’autres termes, l’employé incapable de faire son travail parce qu’il est incarcéré n’est pas injustement stigmatisé s’il est congédié. Le congédiement découle plutôt de l’indisponibilité de l’employé. Cette indisponibilité est une conséquence inéluctable de la privation de liberté qui est légitimement imposée à l’employé qui a commis un acte prohibé.
33 Tout contrevenant doit subir les conséquences découlant de son emprisonnement, voire la perte de son emploi en cas d’indisponibilité. Je ne peux retenir la prétention de l’appelante selon laquelle il y a un lien intrinsèque entre l’indisponibilité et la distinction prohibée à l’art. 18.2. Contrairement à la jurisprudence invoquée par l’appelante où l’indisponibilité de l’employé découle d’un statut particulier (personne atteinte d’un handicap, femme enceinte, personne de religion juive), l’indisponibilité de l’employé incarcéré n’est pas fondée sur son statut de « personne condamnée », c’est-à-dire sur l’existence d’antécédents judiciaires. Elle est une conséquence civile de la peine légitimement imposée. L’article 18.2 ne protège pas la personne condamnée contre cette conséquence.
34 Je fais mienne l’approche de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans l’affaire British Columbia (Human Rights Commission) c. British Columbia (Human Rights Tribunal), précitée, quant à l’interprétation du par. 13(1) du Human Rights Code, R.S.B.C. 1996, ch. 210. Cette disposition, comme notre art. 18.2, interdit la discrimination dans l’emploi fondée, entre autres, sur le fait qu’une personne a été reconnue coupable d’une infraction pénale ou criminelle sans lien avec l’emploi occupé ou convoité. Dans cet arrêt, la juge Saunders a souscrit aux propos suivants du juge Holmes de première instance (au par. 24) :
[traduction] Le principe qui sous-tend la protection des personnes déclarées coupables d’une infraction criminelle ne consiste pas à les protéger contre le châtiment qui découle de leur conduite. Il consiste à les protéger « . . . contre une stigmatisation illimitée du fait de leur condamnation ».
35 En plus de s’harmoniser avec l’objectif de la Charte québécoise qui est de protéger le droit à la dignité et à l’égalité, ce raisonnement se concilie avec les termes « du seul fait qu’elle a été déclarée coupable » employés à l’art. 18.2. Ces termes dénotent, à mon avis, une intention de restreindre la portée de cette disposition à la déclaration de culpabilité et non à la peine qui est susceptible de s’y rattacher.
36 En outre, les commentaires du ministre de la Justice émis lors de la troisième lecture du projet de loi 86, le 18 décembre 1982, confirment qu’au départ l’art. 18.2 n’avait pas pour but d’offrir une protection pendant l’incarcération (Assemblée nationale du Québec, Journal des débats, 3e sess., 32e lég., p. 7505). Le ministre a tenu les propos suivants au sujet de l’art. 18.2 :
Il s’agit, je crois, d’un ajout [. . .] qui devrait faciliter la réinsertion sociale des personnes qui ont acquitté leur dette envers la société, tout en évitant qu’elles en soient pénalisées une deuxième fois pour leur infraction ou pour la faute qu’elles auraient pu commettre. [Je souligne.]
37 Si la protection était étendue à la période d’incarcération, le ministre ne pourrait parler de « réinsertion sociale des personnes qui ont acquitté leur dette envers la société ». Bien que la Charte québécoise doive être interprétée de façon évolutive, l’appelante n’a pas ici démontré qu’il serait justifié d’élargir la protection au-delà des limites prévues lors de son adoption.
38 Je ne partage pas non plus la prétention de l’appelante selon laquelle il y a un lien indissociable entre la déclaration de culpabilité et l’incarcération. Bien que, d’un point de vue rationnel, il y ait un lien entre l’incarcération et la condamnation, il n’y a pas adéquation entre les deux termes. L’objet de l’art. 18.2 se limite à protéger l’employé contre les stigmates injustifiés découlant de la déclaration de culpabilité. Le lien symbiotique que l’appelante établit entre la déclaration de culpabilité et l’incarcération obligerait à interpréter l’art. 18.2 comme une garantie d’emploi, ce qui, de toute évidence, dépasse la portée de la protection contre la discrimination fondée sur les antécédents judiciaires prévue à la Charte québécoise.
39 Qui plus est, toute condamnation ne mène pas à une incarcération. Le Code criminel prévoit toute une gamme de peines. Toute condamnation n’entraîne pas automatiquement l’impossibilité pour l’employé de faire son travail.
40 Par ailleurs, présumer d’une adéquation parfaite entre la déclaration de culpabilité et l’incarcération mènerait, pour la Charte québécoise qui s’applique non seulement au cas de congédiement mais aussi au cas d’embauche, au résultat déconcertant que notait le juge Hollinrake, à l’égard du Human Rights Code de la Colombie-Britannique, dans British Columbia (Human Rights Commission) c. British Columbia (Human Rights Tribunal), précité, par. 14. Suivant le raisonnement qu’adopte l’appelante, un employé incarcéré pourrait, à partir de l’établissement où il est détenu, poser sa candidature pour un emploi, et l’employeur en question ne pourrait refuser de l’embaucher pour le motif qu’il n’est pas disponible.
41 Dans ce contexte, je ne peux me résoudre à accepter que le législateur québécois ait voulu taxer de discriminatoire le fait pour un employeur de refuser d’embaucher ou de congédier un individu incarcéré parce qu’il n’est pas disponible.
42 Je note, en passant, que le libellé des dispositions des codes des autres provinces canadiennes qui protègent contre la discrimination fondée sur les antécédents judiciaires permet difficilement lui-aussi de conclure à une protection contre les conséquences de la peine. En Ontario, l’art. 5 du Code des droits de la personne, L.R.O. 1990, ch. H.19, prohibe la discrimination en matière d’emploi fondée sur plusieurs motifs, dont l’existence d’un « casier judiciaire », défini au par. 10(1) comme le relevé d’une condamnation pour une infraction qui a fait l’objet d’un pardon en vertu de la Loi sur le casier judiciaire, et qui n’a pas été révoqué, ou pour une infraction à une loi provinciale. Dans les Territoires du Nord-Ouest, le par. 3(1) de la Loi prohibant la discrimination, L.R.T.N.-O. 1988, ch. F-2 (qui sera abrogée et remplacée par la Loi sur les droits de la personne, L.T.N.-O. 2002, ch. 18), interdit la discrimination fondée sur « une condamnation pour laquelle un pardon a été obtenu », et ce, dans tous les domaines visés. Quant à la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6, elle interdit, dans tous les domaines visés, la discrimination fondée sur « l’état de [la] personne graciée » (art. 2).
43 L’appelante a beaucoup insisté sur la nécessité de donner à l’art. 18.2, une interprétation large à l’instar de l’interprétation libérale donnée notamment aux termes « handicap » (Boisbriand, précité), « grossesse » (Commission des écoles catholiques de Québec c. Gobeil, [1999] R.J.Q. 1883 (C.A.)), et « état civil » (Brossard (Ville) c. Québec (Commission des droits de la personne), [1988] 2 R.C.S. 279). Il est vrai que notre Cour a maintes fois affirmé que les lois sur les droits de la personne doivent, en raison de leur caractère unique et quasi constitutionnel, être interprétées largement à la lumière de leur objectif général et des considérations de politique générale qui les sous-tendent : B c. Ontario (Commission des droits de la personne), [2002] 3 R.C.S. 403, 2002 CSC 66, par. 44; Boisbriand, précité, par. 27-30; Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears Ltd., [1985] 2 R.C.S. 536, p. 546-547. Cependant, l’interprétation que préconise l’appelante excède tant l’objectif général de la Charte québécoise que l’objectif plus spécifique de la disposition en cause.
44 À l’appui d’une interprétation large de l’art. 18.2, l’appelante invoque également deux conventions internationales auxquelles le Canada est partie (Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, 993 R.T.N.U. 3, et Convention (nº 111) concernant la discrimination en matière d’emploi et de profession, 362 R.T.N.U. 31), une déclaration de l’Assemblée générale des Nations Unies (Déclaration universelle des droits de l’homme, A.G. Rés. 217 A (III), Doc. A/810 N.U., p. 71 (1948)) et deux résolutions, l’une émanant de l’Assemblée générale des Nations Unies (Principes fondamentaux relatifs au traitement des détenus, A.G. Rés. 45/111, 14 décembre 1990, Doc. NU ST/HR/1/Rev. 5 (1994), p. 265) et l’autre du Conseil économique et social des Nations Unies (Ensemble de règles minima pour le traitement des détenus, A.G. Rés. 663 C (XXIV), 31 juillet 1957, et 2076 (LXII), 13 mai 1977, Doc. NU ST/HR/1/Rev. 5 (1994), p.245). D’emblée, je note que les dispositions invoquées ne traitent pas de la discrimination fondée sur les antécédents judiciaires. À ce titre, elles ne sont pas très utiles pour délimiter la portée de l’art. 18.2. En outre, il n’y a lieu d’appliquer ni la présomption interprétative voulant que le droit interne soit conforme au droit international ni la présomption de cohérence des lois entre elles puisque l’interprétation retenue de l’art. 18.2 n’est pas en conflit réel ou potentiel avec les dispositions invoquées par l’appelante.
45 Pour résumer, il ressort des principes d’interprétation que l’employé ne peut bénéficier de l’art. 18.2 que si son emploi est affecté par une mesure qui découle du seul fait de ses antécédents judiciaires. Son droit à l’emploi n’est pas automatiquement protégé par cette disposition.
II. Les fardeaux de preuve
A. Les éléments à prouver
46 Dans l’arrêt Therrien, précité, par. 140, le juge Gonthier a énuméré les quatre conditions d’application de l’art. 18.2 : (1) un congédiement, un refus d’embauche ou une pénalité quelconque; (2) dans le cadre d’un emploi; (3) du seul fait qu’une personne a été déclarée coupable d’une infraction pénale ou criminelle; (4) si l’infraction n’a aucun lien avec l’emploi ou si elle en a obtenu le pardon. Il reste à déterminer quels sont les fardeaux de preuve respectifs des parties.
47 En matière de discrimination, il est acquis qu’il appartient au demandeur d’établir une preuve prima facie de l’atteinte à un droit protégé : Meiorin, précité, et Grismer, précité. Le contenu de cette preuve dépend du libellé de la disposition en cause.
48 En application de cette règle, le fardeau primaire du demandeur est le suivant en ce qui concerne l’art. 18.2 : il appartient au demandeur d’établir qu’il a des antécédents judiciaires, qu’il a subi des représailles dans le cadre d’un emploi et que ces antécédents judiciaires ont été le motif réel ou la cause véritable de la mesure prise par l’employeur. À cela s’ajoute la preuve qu’un pardon a été obtenu, le cas échéant.
49 Dans le cadre de sa preuve à charge, il importe de souligner qu’un demandeur n’a pas à prouver que sa déclaration de culpabilité constitue la cause unique du traitement préjudiciable subi. Cette approche serait trop restrictive. À mon avis, les termes « du seul fait » ne justifient pas l’imposition d’un fardeau plus lourd dans le cadre de l’art. 18.2 que dans celui de l’art. 10. Exiger de l’employé qu’il prouve que sa condamnation constitue l’unique cause susceptible d’être à l’origine du congédiement risquerait d’éroder le droit garanti à l’art. 18.2 : Brunelle, loc. cit., p. 337-338. Par exemple, dans le cas de l’employé incarcéré pour une courte durée, l’employeur pourrait facilement masquer son dessein en invoquant l’indisponibilité de l’employé. Il suffit donc que le demandeur établisse que le motif de discrimination invoqué en est la cause véritable : Brossard, précité, p. 299-300, et B c. Ontario, précité, par. 59.
50 Dans certains cas, la preuve pourrait exclure l’indisponibilité en raison de l’incarcération comme cause véritable. Ce serait le cas de l’employé incarcéré qui est en congé au moment de purger sa peine et dont le congé couvre la totalité de la période d’emprisonnement. Ce serait le cas également de l’employé incarcéré qui peut purger sa peine de façon discontinue en dehors des heures de travail, ou encore de l’individu qui postule à partir de l’établissement où il est détenu pour un emploi qui doit commencer au moment où sa peine prendra fin. Ces exemples ne sont évidemment pas exhaustifs. D’autres circonstances pourraient dicter à un tribunal la conclusion que la décision de l’employeur ne peut raisonnablement se fonder sur le motif formel que ce dernier a invoqué à l’appui de la mesure imposée à l’employé.
51 Dans les cas où la peine d’emprisonnement affecte la disponibilité de l’employé, le tribunal devra être convaincu, selon la prépondérance de la preuve, que la cause véritable est la déclaration de culpabilité, et que l’indisponibilité invoquée n’est pas seulement un prétexte.
52 Certains auteurs sont d’avis que l’art. 18.2 exige de plus que le demandeur établisse l’absence de lien entre l’infraction et l’emploi : M. Caron, « Le droit à l’égalité dans la “nouvelle” Charte québécoise telle que modifiée par le projet de loi 86 », dans Service de la formation permanente, Barreau du Québec, L’interaction des Chartes canadienne et québécoise des droits et libertés de la personne (1983-84), cours 83, 115, p. 134. D’autres, au contraire, font peser sur les épaules de l’employeur le fardeau d’établir l’existence d’un lien entre l’infraction et l’emploi : St-Hubert (Ville de) et Syndicat des cols bleus de la Ville de St-Hubert (C.S.D.), [1998] R.J.D.T. 525 (T.A.), Brunelle, loc. cit., et Dowd et Lefevbre, loc. cit. Cette divergence d’opinions résulte de la rédaction de l’art. 18.2.
53 Il me paraît davantage conforme à l’esprit de la Charte québécoise et à la jurisprudence de la Cour d’imposer à l’employeur le fardeau d’établir l’existence d’un lien objectif entre l’infraction commise et le poste occupé ou convoité. En vertu de l’art. 20 de la Charte québécoise, il est acquis qu’advenant une preuve prima facie de discrimination, il appartient à l’employeur de prouver, selon la prépondérance de la preuve, que la mesure imposée a une justification réelle et raisonnable : Meiorin, précité, et Grismer, précité. Or, le même raisonnement s’impose dans le cadre du régime de justification prévu à l’art. 18.2 qui, comme on l’a vu, tient lieu d’exigence professionnelle justifiée.
54 Par ailleurs, je note que dans d’autres ressorts, le moyen de défense fondé sur l’exigence professionnelle justifiée est explicitement prévu pour les cas de discrimination fondée sur les antécédents judiciaires : Human Rights Code de la Colombie-Britannique, par. 13(4), Code des droits de la personne de l’Ontario, al. 24(1)b), Loi prohibant la discrimination des Territoires du Nord-Ouest, par. 2(3), et Loi canadienne sur les droits de la personne, al. 15a). Dans ces cas ainsi qu’au Québec, il appartient donc à l’employeur de justifier la mesure prise.
55 Il reste à déterminer si l’appelante s’est acquittée de son fardeau de preuve en l’espèce.
B. L’application des principes aux faits du présent pourvoi
56 Il ne fait pas de doute que l’appelante a établi que M. Roy a subi des représailles (« congédiement ») dans le cadre de son emploi. La preuve révèle par ailleurs que M. Roy n’a pas obtenu de pardon pour l’infraction qu’il a commise en 1985. Je note aussi qu’en l’espèce les parties s’entendent sur l’absence de lien entre les infractions de fraude et de pots-de-vin et le poste de mécanicien occupé par M. Roy chez Maksteel. Je mentionne, en passant, que la détermination du lien est essentiellement contextuelle. Le degré de responsabilité associé au poste occupé ou convoité et la nature particulière des activités d’un employeur peuvent être source d’exigences variables. Par exemple, plus un poste commande un degré élevé d’intégrité et de confiance, plus le lien pourra être facile à établir parce que les attentes sont plus grandes à l’égard d’un tel employé.
57 En l’espèce, la question de fait à laquelle il fallait répondre était de savoir si l’appelante avait établi que l’existence des antécédents judiciaires était la cause véritable du congédiement de M. Roy. Devant le Tribunal, les parties ont présenté des versions contradictoires quant aux événements qui se sont déroulés entre l’incarcération de M. Roy et son congédiement. L’appelante a soutenu que c’est la conjointe de M. Roy qui a informé les intimés de l’incarcération de ce dernier et de la date approximative de sa libération conditionnelle (5 août). Celle-ci aurait d’abord communiqué avec M. Alain Biron, directeur d’usine, au début du mois de juillet. Plus tard, vers la mi-juillet, elle aurait communiqué avec l’intimé Gareau. Elle les aurait informés de l’incarcération de son mari et aurait tenté d’obtenir une lettre attestant que M. Roy était toujours à l’emploi de Maksteel dans le but de hâter sa libération. Cette demande lui aurait été refusée. M. Biron et l’intimé Gareau ont nié avoir été informés, soutenant qu’ils n’ont eu connaissance de l’incarcération de M. Roy qu’au moment où il a tenté de réintégrer son poste de travail le 29 juillet 1991. Monsieur Yvon Lapierre, employé de Maksteel et contremaître de M. Roy à l’époque, a corroboré le témoignage de la conjointe de M. Roy. Le Tribunal a accordé plus de crédibilité à la version de l’appelante. Il a conclu que les intimés connaissaient, le 15 juillet, jour du congédiement, le motif pour lequel M. Roy ne s’était pas présenté au travail le 11 juillet 1991. Le Tribunal n’a cependant pas tiré de conclusion de fait à l’égard de la question de causalité identifiée plus tôt parce qu’il estimait qu’il y avait un lien direct entre la condamnation et l’incarcération.
58 La Cour d’appel a souligné cette absence de conclusion et a elle-même évalué les faits. Elle a conclu qu’il n’était pas possible de déduire du fait que les intimés savaient que M. Roy était incarcéré que celui-ci avait été congédié du seul fait de sa déclaration de culpabilité.
59 Notre Cour hésite à intervenir en l’absence d’une erreur manifeste, même si la conclusion de fait est tirée par une cour d’appel. Dans l’arrêt St-Jean c. Mercier, [2002] 1 R.C.S. 491, 2002 CSC 15, le juge Gonthier, exprimant une opinion unanime de la Cour, y réaffirme que le principe de non-intervention dans les questions de fait s’applique non seulement à un premier niveau d’appel, mais également à un second niveau d’appel, comme notre Cour par rapport à la Cour d’appel (au par. 46) :
Bien qu’il soit loisible à notre Cour de réexaminer la preuve et de « substituer ses propres conclusions de fait à celles de la première cour d’appel en cas de désaccord » (Schwartz [c. Canada, [1996] 1 R.C.S. 254], par. 37), ce désaccord doit néanmoins résulter de la nette conviction qu’une erreur s’est produite dans l’appréciation des faits par la première cour.
60 Notre Cour doit être convaincue que la première cour d’appel a erré dans son appréciation de la preuve. En l’espèce, comme il n’est pas contesté que M. Roy était un employé exemplaire, il ne pouvait s’agir d’un congédiement pour indiscipline ou une autre cause de cette nature. En conséquence, seuls deux motifs sont susceptibles d’être à l’origine du congédiement : l’existence des antécédents judiciaires ou l’indisponibilité en raison de l’incarcération. Après étude du dossier, je ne suis pas convaincue que la Cour d’appel a commis une erreur justifiant l’intervention de notre Cour en concluant que M. Roy n’a pas été congédié du seul fait de sa condamnation.
61 À première vue, la conclusion de la Cour d’appel peut porter à croire que celle-ci a imposé à l’appelante le fardeau de prouver que la déclaration de culpabilité de M. Roy constituait la cause unique de son congédiement. Toutefois, une lecture complète des motifs du juge Dussault me convainc qu’il a cherché à identifier la cause véritable du congédiement. En effet, il affirme que (au par. 54) :
Il pourrait en être autrement toutefois si, plutôt que d’être condamnée, comme ici, à une peine de près de six mois d’emprisonnement, la personne congédiée ne l’était que pour une peine de quelques jours. On pourrait peut-être, alors, en déduire que son incarcération n’est qu’un prétexte et que le seul motif réel de son congédiement est le fait qu’elle a été trouvée coupable. [Je souligne.]
62 Le juge Dussault a donc examiné tous les faits et s’est dit convaincu que l’absence du travail invoquée par l’employeur n’était pas un simple prétexte. Je suis donc d’avis que l’appelante n’a pas démontré que la Cour d’appel a erré en concluant que la cause véritable du congédiement de M. Roy était son indisponibilité.
III. Conclusion
63 Le droit à l’emploi et à la réinsertion dans le marché du travail des personnes condamnées sont des valeurs importantes dans notre société, comme en témoigne l’art. 18.2. En matière d’emploi, les tribunaux doivent dénoncer avec vigueur les cas de discrimination fondée sur les antécédents judiciaires. La maxime « criminel un jour, criminel toujours » n’a pas sa place dans notre société. Les individus qui ont acquitté leur dette envers la société ont droit de la réintégrer et d’y vivre sans courir le risque d’être dévalorisés et injustement stigmatisés.
64 L’employé incarcéré qui n’a pas encore acquitté sa dette envers la société est visé par l’art. 18.2 dans la mesure où il prouve que sa condamnation a été la cause véritable de la mesure prise par l’employeur. En l’absence de cette preuve, l’employé incarcéré ne peut obliger son employeur à maintenir le lien d’emploi. L’article 18.2 ne protège pas contre les conséquences d’une peine légitimement imposée. Cette conclusion ne résulte pas du choix d’une méthode d’interprétation restrictive. Elle est fondée sur les termes de l’art. 18.2, son objet ainsi que l’objectif de la Charte québécoise en matière de discrimination dans l’emploi.
65 Pour tous ces motifs, je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens.
Les motifs suivants ont été rendus par
Le juge Bastarache —
I. Introduction
66 Cet appel a une portée très limitée. Il s’agit de déterminer l’objet véritable de l’art. 18.2 de la Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C-12 (« Charte québécoise »), qui offre une protection limitée aux travailleurs condamnés d’une infraction pénale ou criminelle. Pour les motifs suivants, je suis d’avis que l’art. 18.2 de la Charte québécoise n’est d’aucun secours à un employé incarcéré dont la cause effective du congédiement est l’indisponibilité au travail.
II. Faits et historique judiciaire
67 Monsieur Yvon Roy était à l’emploi de l’intimée Maksteel Québec inc. depuis 1989 lorsqu’il a été congédié. Il était mécanicien et n’avait pas de responsabilités administratives. Le mercredi 26 juin 1991, il a été condamné à une peine d’incarcération de six mois moins un jour pour délits de fraude et acceptation de pots-de-vin dans l’attribution de contrats alors qu’il exerçait les fonctions de directeur de l’entretien d’une société portuaire. Ces délits sont survenus en 1985. Monsieur Roy a été incarcéré immédiatement après sa condamnation. Du mardi 25 juin au mercredi 10 juillet 1991, la preuve non contestée indique que M. Roy prenait ses vacances annuelles. Le lundi 15 juillet 1991, l’intimé Gareau, vice-président aux finances de l’intimée Maksteel, écrivait à M. Roy pour l’informer qu’on mettait fin à son emploi parce qu’il n’était pas retourné au travail le jeudi 11 juillet 1991. Dans sa lettre, M. Gareau mentionnait n’avoir reçu aucune nouvelle de M. Roy depuis la fin de ses vacances et l’informait que Maksteel avait embauché un nouveau mécanicien pour assurer la bonne marche de l’entreprise.
68 La Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (« Commission ») a saisi le Tribunal des droits de la personne (« Tribunal ») d’une demande dans laquelle elle alléguait que les intimés avaient porté atteinte au droit de M. Roy de ne pas être congédié du seul fait qu’il a été déclaré coupable d’une infraction criminelle. Puisque l’infraction n’avait aucun lien avec l’emploi de M. Roy, la Commission a conclu que les intimés avaient enfreint l’art. 18.2 de la Charte québécoise. L’article se lit comme suit :
18.2 Nul ne peut congédier, refuser d’embaucher ou autrement pénaliser dans le cadre de son emploi une personne du seul fait qu’elle a été déclarée coupable d’une infraction pénale ou criminelle, si cette infraction n’a aucun lien avec l’emploi ou si cette personne en a obtenu le pardon.
Le Tribunal a accueilli la demande de la Commission. Selon le Tribunal, l’emprisonnement de M. Roy résultait de sa déclaration de culpabilité : « [n]ul doute que, si l’employé est emprisonné, c’est sûrement qu’il y a au point de départ une déclaration de culpabilité, qui en quelque sorte constitue la véritable cause ou la cause première ou efficiente du congédiement » ([1997] R.J.Q. 2891, par. 31). Bien qu’un employé incarcéré n’ait pas le droit absolu de conserver son emploi, le Tribunal a déterminé qu’en l’espèce, il s’agissait de discrimination indirecte, d’où la nécessité de se prononcer sur l’accommodement raisonnable sans contrainte excessive pour l’employeur. Au terme de son analyse de la preuve, le Tribunal a retenu la version présentée au soutien de la demande de la Commission et a conclu que l’employeur « ne s’est pas décharg[é] de son fardeau de prouver qu’[il] avait tenté un accommodement raisonnable et qu’aucun accommodement n’était possible sans amener de contrainte excessive » (par. 63).
69 La Cour d’appel du Québec a infirmé le jugement du Tribunal et rejeté la demande de la Commission. Elle a jugé que la protection de l’art. 18.2 de la Charte québécoise ne s’étend pas « à un congédiement dont le motif réel est l’indisponibilité d’un employé en raison de son emprisonnement puisqu’on ne peut, dans ce cas, conclure que le congédiement résulte “du seul fait” que ce dernier a été déclaré coupable. D’une part, il y a bel et bien, alors, un autre motif justifiant le congédiement. D’autre part, il n’y a aucun lien direct entre ce dernier et la déclaration de culpabilité, motif protégé par la charte [québécoise], puisqu’un élément les sépare : la peine d’emprisonnement » ([2001] R.J.Q. 28, par. 47 (je souligne)). La Cour d’appel a aussi conclu que l’art. 18.2 n’imposait pas d’obligation d’accommodement raisonnable à l’employeur. Elle a en outre noté que le Tribunal n’a jamais affirmé que M. Roy avait été congédié pour le seul motif qu’il avait été déclaré coupable d’une infraction criminelle.
III. Analyse
70 Les conditions d’application de l’art. 18.2 ont été résumées dans Therrien (Re), [2001] 2 R.C.S. 3, 2001 CSC 35, par. 140 :
L’application de cet article dépend de la mise en œuvre de quatre conditions essentielles : (1) un congédiement, un refus d’embauche ou une pénalité quelconque; (2) dans le cadre d’un emploi; (3) du seul fait qu’une personne a été déclarée coupable d’une infraction pénale ou criminelle; (4) si l’infraction n’a aucun lien avec l’emploi ou si elle en a obtenu le pardon.
Ce pourvoi ne met en cause que la troisième condition d’application de l’art. 18.2. La question qui se pose ici est donc celle de savoir si le congédiement de M. Roy résulte du seul fait qu’il a été déclaré coupable de délits de fraude et acceptation de pots-de-vin. L’article 18.2 n’est en effet enfreint que dans le cas où une condamnation n’ayant aucun lien avec l’emploi (ou qui a fait l’objet d’un pardon) constitue la cause effective de la sanction prise à l’égard du travailleur. Tant l’historique de la disposition que le fait qu’elle introduit une protection distincte de l’art. 10 de la Charte québécoise appuient cette conclusion.
71 Lors de son adoption en 1976, la Charte québécoise ne comportait pas de disposition expresse visant la discrimination envers les personnes ayant des antécédents judiciaires. C’est avec raison que les tribunaux refusèrent alors de considérer que la mention de la « condition sociale » au nombre des motifs énumérés s’étendait aux antécédents judiciaires. D’abord, cette forme de discrimination n’est pas fondée sur la condition sociale de l’individu, mais sur les gestes illicites qu’il a posés, peu importe sa position dans la société. Ensuite, une interprétation contraire n’aurait pas été conforme à l’intention du législateur québécois qui avait énuméré limitativement les motifs protégés à l’art. 10 (Therrien, précité, par. 137; Commission des droits de la personne du Québec c. Cie Price Ltée, J.E. 81-866 (C.S.); Commission des droits de la personne du Québec c. Ville de Beauport, [1981] C.P. 292; Commission des droits de la personne du Québec c. Montréal (Ville de) (1983), 4 C.H.R.R. D/1444 (C.S. Qué.)).
72 À la suite de ces décisions, dans le cadre d’une réforme plus large, le législateur adoptait, en 1982, la disposition dont il est question dans ce pourvoi. Je note avec intérêt que l’art. 18.2 a une portée beaucoup plus limitée que celui que la Commission proposait à cette époque. La Commission voulait inclure les « antécédents judiciaires » ou le fait qu’une personne « ait été déclarée coupable d’une infraction pénale ou criminelle » directement à l’art. 10 de la Charte québécoise; C. Brunelle, « La Charte québécoise et les sanctions de l’employeur contre les auteurs d’actes criminels œuvrant en milieu éducatif » (1995), 29 R.J.T. 313, p. 321-322.
73 S’il est vrai que les droits conférés par la Charte québécoise doivent être interprétés de façon large et libérale, les tribunaux doivent néanmoins respecter leur objet véritable : Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Montréal (Ville), [2000] 1 R.C.S. 665, 2000 CSC 27, par. 28-32; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, p. 344. De toute évidence, l’interprétation de l’art. 18.2 préconisée par la Commission étendrait la protection de cette disposition bien au-delà de ce qui était visé par le législateur. La Commission invoque les obligations internationales du Canada au soutien de sa thèse. Or, s’il est indiscutable que les obligations internationales doivent être considérées dans l’interprétation des lois internes sur les droits de la personne (voir Succession Ordon c. Grail, [1998] 3 R.C.S. 437, par. 137), en l’espèce les instruments internationaux évoqués par la Commission n’appuient pas sa position puisque le régime québécois dépasse les normes internationales en la matière.
74 L’article 18.2 de la Charte québécoise est une disposition distincte qui doit être interprétée suivant ses termes propres et le contexte qui lui est particulier (Therrien, précité, par. 145). Les actes énumérés à l’art. 18.2 ne constituent pas une « discrimination » au sens de la définition de l’art. 10; les personnes ayant été déclarées coupables d’une infraction pénale ou criminelle ne sont pas, de ce seul fait, protégées par les art. 10.1 à 18.1, ni les art. 19 à 20.1 de la Charte québécoise, qui interdisent diverses pratiques discriminatoires. Lorsque la cause effective du congédiement d’un employé est la déclaration de culpabilité d’une infraction pénale ou criminelle n’ayant aucun lien avec emploi, l’art. 18.2 protège son emploi, sans plus. Dans le contexte de l’art. 18.2, il n’est pas question d’un quelconque devoir d’accommodement.
75 En adoptant l’art. 18.2, le législateur a voulu fournir une protection limitée et bien définie aux personnes déclarées coupables d’une infraction pénale ou criminelle. La peine imposée à une personne déclarée coupable d’une infraction pénale ou criminelle est la conséquence directe de la décision libre de commettre cette infraction et elle doit être considérée séparément de la condamnation elle-même. Cela découle, selon moi, de l’utilisation des expressions « antécédents judiciaires », « ceux qui ont eu des démêlés avec le système judiciaire » et « ex-délinquants ». Ces expressions reflètent bien le fait qu’il faut faire une distinction entre la conséquence immédiate et légitime d’une infraction pénale ou criminelle, soit la peine imposée, et les mesures injustes qui pourraient être prises contre cette personne plus tard en raison d’une condamnation antérieure qui serait sans lien avec son emploi actuel ou celui qu’elle postule, ou pour laquelle elle aurait obtenu un pardon.
76 La Commission fait valoir que si la cause effective d’un congédiement est l’absence de l’employé en raison de son emprisonnement et non de la déclaration de culpabilité elle-même, l’art. 18.2 est néanmoins enfreint car l’emprisonnement et l’incapacité de se présenter au travail qui en résulte ne sont que des conséquences de la déclaration de culpabilité. Si l’on acceptait l’argument de la Commission, il faudrait conclure qu’un employeur enfreindrait à prime abord l’art. 18.2 en refusant d’embaucher un détenu n’ayant pas encore achevé de purger sa peine d’emprisonnement. Or l’incapacité de fournir la prestation de travail est une conséquence directe de la peine. Le statut d’ex-délinquant, seul visé par l’art. 18.2, n’entraîne pas nécessairement l’indisponibilité au travail. Je ne suis pas convaincu que le législateur ait voulu offrir une plus grande sécurité d’emploi aux personnes coupables d’une infraction pénale ou criminelle qu’aux prévenus. Bien que la loi vise à minimiser les conséquences civiles de la condamnation pour une infraction pénale ou criminelle, elle n’a pas pour objet d’éliminer complètement les conséquences civiles de la peine elle-même. La privation de liberté qui résulte de l’emprisonnement, qu’il s’agisse de la détention provisoire en attente d’un procès ou de l’incarcération imposée comme peine à la suite de la condamnation, a des conséquences sur l’exercice de nombreuses activités, dont l’exercice d’un emploi, dans bien des cas. Il n’y a là rien de discriminatoire. L’article 18.2 n’est pas enfreint si, dans les faits, la cause effective du congédiement est l’absence du travail et non la condamnation elle-même : Boucherville (Ville de) c. Bastien, J.E. 93-1389 (C.S.); Travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce, local 301W c. Brasserie Molson O’Keefe Ltée, [1995] R.D.J. 329 (C.A.); Syndicat démocratique des salariés de Sommex c. Larocque, J.E. 96-2311 (C.S.); Syndicat du textile de Montmagny inc. c. Cie des fils spécialisés Cavalier inc., [1999] J.Q. no 1785 (QL) (C.S.). Les tribunaux de la Colombie-Britannique sont parvenus à la même conclusion : McLaughlan c. Fletcher Challenge Canada Ltd. (2000), 81 B.C.L.R. (3d) 195, 2000 BCCA 584, conf. (1999), 178 D.L.R. (4th) 546 (C.S.C.-B.) (sub nom. British Columbia (Human Rights Commission) c. British Columbia (Human Rights Tribunal)), par. 51-54.
77 La position de la Commission aurait une autre conséquence troublante; elle voudrait dire que si M. Roy s’était absenté du travail sans raison durant la période en question, son congédiement aurait été justifié par les règles générales du contrat d’emploi, alors que si son absence résultait de l’emprisonnement, le congédiement n’aurait pas été justifié. Il s’agit là, selon moi, d’un non-sens.
78 Plusieurs ressorts accordent une protection contre certaines mesures prises en raison des antécédents judiciaires. Les dispositions qu’elles ont adoptées sont sujettes, en plus de l’exigence que la condamnation n’ait aucun lien avec l’emploi, à une exception, soit que les employeurs puissent exiger que soient satisfaites des « exigences professionnelles justifiées » : Colombie-Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3; Colombie-Britannique (Superintendent of Motor Vehicles) c. Colombie-Britannique (Council of Human Rights), [1999] 3 R.C.S. 868. Au Québec, c’est l’art. 20 qui prévoit qu’« [u]ne distinction, exclusion ou préférence fondée sur les aptitudes ou qualités requises par un emploi [. . .] est réputée non discriminatoire »; il n’est pas question de ceci à l’art. 18.2. Puisque l’employeur ne peut plaider que la présence de l’employé est une exigence professionnelle justifiée dans le cas de l’art. 18.2, le congédiement d’un employé emprisonné à la suite d’une déclaration de culpabilité d’une infraction pénale ou criminelle serait toujours injustifié si la déclaration de culpabilité n’a aucun lien avec l’emploi, quelle que soit la durée de l’emprisonnement. Il s’agit là encore d’un résultat absurde.
79 Selon moi, il ne faut pas perdre du vue la distinction fondamentale entre les conséquences immédiates de la condamnation et de la peine, d’une part, et les mesures injustes prises contre un ex-délinquant une fois qu’il a purgé sa peine et tente de se réintégrer à la société, d’autre part. Selon moi, la perte d’un emploi à la suite d’un emprisonnement relève de la première catégorie. Si la cause effective du congédiement est l’indisponibilité de l’employé pour fournir sa prestation de travail plutôt que la déclaration de culpabilité elle-même, l’employeur n’aura pas congédié cette personne « du seul fait qu’elle a été déclarée coupable d’une infraction pénale ou criminelle » et l’art. 18.2 ne s’appliquera pas. Si, par contre, la preuve démontre que la cause effective d’un congédiement était sa culpabilité elle-même, et si aucune des exceptions internes à l’art. 18.2 (absence de lien avec l’emploi ou obtention d’un pardon) ne s’applique, l’employeur aura agi de manière contraire à la Charte québécoise et l’employé pourra obtenir la réparation appropriée.
80 Une question de faits subsiste : s’agit-il en l’espèce d’un cas où la cause effective du congédiement de M. Roy n’était pas son indisponibilité, mais le fait qu’il ait été déclaré coupable de fraude et qu’il ait accepté des pots-de-vin? Le Tribunal n’a pas été clair quant à la cause effective du renvoi de M. Roy, mais la Cour d’appel, après avoir revu toute la preuve, a conclu à l’absence de prétexte de la part de l’employeur. Il n’y a pas lieu d’intervenir dans une question de faits en l’absence de preuve indiquant une erreur de la part de la Cour d’appel : St-Jean c. Mercier, [2002] 1 R.C.S. 491, 2002 CSC 15, par. 46. En l’espèce, il n’y a pas de raison de croire que la Cour d’appel a fait une erreur en parvenant à la conclusion que la cause effective du congédiement de M. Roy était autre que sa déclaration de culpabilité.
IV. Conclusion
81 Pour ces motifs, je propose de rejeter le pourvoi avec dépens.
Pourvoi rejeté avec dépens.
Procureur de l’appelante : Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Montréal.
Procureurs de l’intimé Michael Gareau : Kounadis Perreault, Montréal.