Whirlpool Corp. c. Camco Inc., [2000] 2 R.C.S. 1067
Camco Inc. et General Electric Company Appelantes
c.
Whirlpool Corporation et Inglis Limited Intimées
Répertorié: Whirlpool Corp. c. Camco Inc.
Référence neutre: 2000 CSC 67.
No du greffe: 27208.
1999: 14 décembre; 2000: 15 décembre.
Présents: Les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, McLachlin, Iacobucci, Major, Bastarache et Binnie.
en appel de la cour d’appel fédérale
Brevets — Interprétation des revendications — L’«interprétation téléologique» est‑elle la méthode qui doit‑être utilisée pour interpréter les revendications en ce qui concerne à la fois les questions de validité et les questions de contrefaçon?
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale (1999), 236 N.R. 330, 85 C.P.R. (3d) 129, [1999] A.C.F. no 84 (QL), qui a rejeté l’appel des appelantes contre une décision de la Section de première instance de la Cour fédérale (1997), 76 C.P.R. (3d) 150, [1997] A.C.F. no 1086 (QL), selon laquelle les brevets nos 1 095 734 et 1 049 803 étaient valides, le brevet no 1 095 734 était contrefait et le brevet no 1 049 803 n’était pas contrefait. Pourvoi rejeté.
James D. Kokonis, c.r., Dennis S. K. Leung et Ronald E. Dimock, pour les appelantes.
Christopher J. Kvas et Peter R. Everitt, pour les intimées.
Version française du jugement de la Cour rendu par
1 Le juge Binnie — En 1975, l’intimée Whirlpool Corporation a annoncé un progrès technologique dans le domaine du lavage des vêtements, que le juge de première instance a qualifié d’«entièrement nouveau». Le perfectionnement en question consistait essentiellement à remplacer l’«agitateur» monobloc traditionnel, situé dans la cuve, par un agitateur à deux pièces comprenant un oscillateur inférieur et une «chemise» supérieure rotative. De l’avis de tous, l’agitateur à «double effet», constitué de deux pièces, permettait de réaliser un lavage plus efficace («nettoyage uniforme»). Whirlpool a lancé ces machines utiles sur le marché nord‑américain au cours des années 70 et en a vendu des millions d’unités au fil des ans. General Electric («GE») et Maytag enviaient quelque peu cette invention, mais à l’expiration des brevets américains en 1995, elles se sont empressées de lancer sur le marché leurs propres agitateurs à double effet. Entre 1995 et la date du procès, GE avait vendu au‑delà de 750 000 machines à double effet. Les intimées se plaignent du fait que les appelantes ont non seulement mis en marché leurs machines aux États‑Unis, mais qu’elles en ont vendu un certain nombre au Canada, où les brevets pertinents n’étaient pas encore expirés.
2 Les travaux de développement effectués chez Whirlpool ont donné lieu à trois brevets. Chaque brevet délivré conférait à Whirlpool un monopole de 17 ans sur la fabrication et la mise en marché des laveuses dotées de l’invention revendiquée. Le marché des grands appareils électroménagers est immense et le présent pourvoi a réuni certains compétiteurs majeurs qui sont venus dénoncer ou défendre, selon le cas, les brevets pertinents détenus par Whirlpool. Les appelantes affirment que les deux premiers brevets visaient l’invention et que le monopole a été prolongé à tort par la délivrance du troisième brevet (qu’elles ont contrefait, selon la conclusion tirée en première instance). Elles prétendent que le troisième brevet n’aurait jamais dû être délivré en majeure partie et qu’il est invalide dans cette mesure.
3 L’effet concret de cet argument est que si le brevet le plus récent est invalide, la période de contrefaçon est réduite de plus de deux ans, de sorte que l’indemnité payable à Whirlpool s’en trouve grandement diminuée. Le pourvoi soulève certaines questions de droit importantes concernant l’interprétation, la validité et la contrefaçon des brevets, mais en fin de compte, il doit être rejeté du fait que la thèse des appelantes s’effondre en grande partie en raison de la preuve (ou de l’absence de preuve).
I. Les faits
4 À la fin des années 60, GE et sa filiale canadienne Camco ont lancé sur le marché canadien une gamme de laveuses munies de ce qui était connu comme un agitateur à simple effet constitué d’un seul arbre situé dans une cuve d’eau, qui transmettait à ses ailettes un mouvement de rotation dans les deux directions afin de nettoyer les vêtements. Des machines similaires ont été mises en marché par les intimées Whirlpool et Inglis, ainsi que par les appelantes dans le pourvoi connexe, à savoir Maytag Corporation et ses filiales canadiennes. Les laboratoires américains des sociétés mères s’efforçaient de mettre au point des produits qui permettraient d’obtenir ce que les agences de publicité appellent un «lavage nouveau et amélioré» des grosses lessives ménagères. Les progrès n’ont pas été uniformes. Whirlpool et d’autres fabricants ont fait beaucoup de recherches sur les avantages de l’agitateur muni d’ailettes rigides par rapport à l’agitateur muni d’ailettes flexibles. À la fin des années 60, Whirlpool a mis au point une laveuse munie d’ailettes flexibles qui endommageait tellement les vêtements qu’elle a été surnommée la «Golden Gobbler». Maytag a cependant conçu, également à la fin des années 60, une machine à simple effet munie d’ailettes flexibles, et le juge de première instance a souligné le témoignage selon lequel [traduction] «le dispositif [s’était] toujours révélé satisfaisant» au cours des 30 années qui ont suivi ([1997] A.C.F. no 1086 (QL), au par. 136). Cette machine n’entrelaçait pas trop les vêtements et a été une grande réussite commerciale. À la fin des années 60, les gens qui oeuvraient dans le domaine des laveuses en Amérique du Nord connaissaient donc bien les agitateurs monoblocs dotés d’ailettes rigides ou flexibles et comprenaient que le [traduction] «fléchissement» des ailettes flexibles pouvait fournir une poussée supplémentaire à la lessive et en améliorer ainsi le nettoyage. En fait, la preuve indiquait que le recours à des ailettes flexibles plutôt que rigides a permis à Maytag d’accroître la capacité de lessive de 50 pour 100.
5 Whirlpool a finalement mis au point un ingénieux agitateur à double effet qui utilisait la partie inférieure de l’arbre pour le mouvement oscillatoire habituel dans les deux directions pendant le cycle de lavage, mais qui comportait, en plus, un manchon supérieur devant servir de chemise hélicoïdale. La chemise effectuait un mouvement de rotation dans une seule direction comme une bêche tarière, et elle projetait l’eau et les vêtements vers le bas sur les ailettes oscillantes de l’agitateur inférieur, ce qui entraînait la chute de la lessive vers le fond de la cuve et la faisait ensuite remonter le long des murs latéraux jusqu’à la surface vers l’agitateur («mouvement toroïdal»).
1. Les dates d’invention
6 Whirlpool a inventé, en 1972, l’agitateur à double effet pour lequel elle a obtenu le brevet canadien 1 045 401 («brevet 401»). Cette invention prévoyait que les parties supérieure et inférieure de l’agitateur seraient actionnées par un arbre d’entraînement. Aucune action n’a été intentée contre les appelantes en vertu du brevet 401.
7 En mars 1973, Ernest Ruble, un chercheur de Whirlpool, a apporté divers perfectionnements ingénieux à l’agitateur à double effet, dont un nouveau mécanisme d’entraînement qui pouvait transmettre à la chemise supérieure un mouvement de rotation intermittent au moyen d’un embrayage qui s’activait lorsque l’agitateur inférieur effectuait une rotation dans une direction et se désactivait lorsque l’agitateur inférieur effectuait une rotation dans l’autre direction. Le manchon de l’agitateur était lui‑même amovible. Ces progrès sont à l’origine d’une autre demande qui a permis d’obtenir le brevet canadien 1 049 803 («brevet 803»). La partie inférieure oscillante du prototype de laveuse était munie d’ailettes rigides, et lorsque ce prototype a été envoyé à la division du développement des produits de Whirlpool pour y être testé, entre le milieu et la fin de l’année 1973, il a été examiné par M. John Pielemeier, un ingénieur expérimenté. Monsieur Pielemeier a été appelé par Whirlpool à témoigner à titre d’expert lors du procès. Son affidavit comportait l’explication suivante:
[traduction] Mon expérience personnelle en matière d’agitateurs à double effet a commencé entre le milieu et la fin de l’année 1973, alors que j’étais ingénieur au sein de la division d’ingénierie de produits pour la lessive chez Whirlpool. À l’époque, Clark Platt m’a montré, pour la première fois, un agitateur à double effet dont la partie inférieure était munie d’ailettes rigides.
8 Les tests effectués par la division d’ingénierie des produits ont permis de découvrir que la technologie du brevet 803 posait de graves problèmes. La laveuse entrelaçait les vêtements d’une façon encore pire que la Golden Gobbler. L’avocat nous a mentionné l’extrait suivant du témoignage de M. Pielemeier:
[traduction] C’était le pire entrelacement que j’aie jamais vu dans une machine. En fait, j’ai dû monter sur une chaise pour enlever le tout [c’est‑à‑dire la lessive d’essai] de la machine.
9 Monsieur Kurt Werner, un autre ingénieur de Whirlpool qui a joint les rangs de la société un peu plus tard, a décrit ainsi le problème au juge de première instance:
[traduction] Lorsque nous avons mis en marche ce nouvel agitateur de laveuse à mouvement unidirectionnel, nous avons commencé à voir les vêtements s’entrelacer dans tous les sens et à pivoter dans le panier et la lessive, d’où un effet de torsion dans la lessive.
10 Monsieur Clark Platt, qui avait été chargé de régler le problème de l’«entrelacement dans tous les sens», a proposé de remplacer les ailettes rigides par des ailettes «[au moins dès] le 5 juin 1974» (jugement de première instance, par. 2). Ces travaux ont abouti au troisième des trois brevets, soit le brevet canadien 1 095 734 («brevet 734»). Le fait de rendre les ailettes suffisamment flexibles pour fléchir et faire dévier la masse mouvante d’eau et de lessive a permis de réduire considérablement l’«effet de torsion». Cet avantage découlait apparemment de la capacité des ailettes flexibles de fléchir au lieu de pousser, comme l’indique le brevet 734:
[traduction] Ce déchargement des ailettes permet d’éviter l’entrelacement des tissus sur l’agitateur, qui pourrait par ailleurs entraîner une augmentation du couple de l’axe de l’agitateur et de la consommation d’électricité du moteur, ainsi qu’une réduction du mouvement de brassage, un déséquilibre lors de l’essorage et, de façon générale, l’entrelacement de la lessive.
11 Le juge de première instance a considéré que le problème de l’entrelacement dans tous les sens lié aux laveuses à «double effet» était «qualitativement» différent de l’entrelacement causé par les machines à «simple effet» comme la Golden Gobbler (au par. 139):
Aussi, malgré la description par l’avocat de l’entrelacement dans tous les sens et la démonstration manuelle de ce que ce phénomène est censé être, cette notion m’échappe toujours. Je suis cependant disposé à accepter que l’entrelacement causé par le mécanisme d’agitation à double effet est qualitativement différent de celui associé à l’agitation à simple effet.
12 Whirlpool a également découvert qu’il était possible, au moyen d’engrenages et de pignons, de faire en sorte que la partie oscillante inférieure de l’agitateur imprime un mouvement de rotation continu à la chemise supérieure. Le brevet 734 offrait donc un choix de modes d’entraînement. Selon une variante, la chemise supérieure était actionnée de façon «intermittente», alors que, selon une autre variante, elle l’était de façon continue.
13 Le 23 novembre 1973, l’intimée Whirlpool Corporation a fait une demande en vue d’obtenir l’équivalent américain du brevet 803, et ce, en dépit de l’inquiétude de M. Pielemeier au sujet du problème d’entrelacement dans tous les sens. Lorsque Whirlpool Corporation a déposé une demande de brevet canadien le 12 novembre 1974, elle avait déjà trouvé la solution de l’utilisation d’ailettes flexibles au lieu d’ailettes rigides, mais elle n’a pas divulgué le problème de l’entrelacement dans tous les sens dans le mémoire descriptif du brevet 803. Whirlpool n’a pas non plus divulgué la solution des ailettes flexibles qui avait été découverte cinq mois avant le dépôt de la demande à l’origine du brevet canadien 803.
14 Les revendications du brevet 803 mentionnent les «ailettes»sans toutefois préciser si elles sont flexibles ou rigides. Selon Whirlpool, les ailettes flexibles n’étaient pas incluses. Les appelantes prétendent le contraire.
15 Whirlpool a attendu jusqu’au 16 juin 1976 pour demander ce qui est devenu l’équivalent américain du brevet 734 relativement aux revendications relatives à l’agitateur à double effet muni d’ailettes flexibles et à l’entraînement continu. Le brevet canadien 734 a été demandé le 27 mai 1977. Il ne fait aucun doute que les travaux de développement et d’expérimentation des produits se sont poursuivis entre 1973 et 1976, mais le délai écoulé a fait en sorte qu’un troisième brevet n’a été délivré que plusieurs années après la délivrance des brevets 401 et 803. En fin de compte, s’il est valide, le brevet 734 a eu pour effet de prolonger du 5 mars 1996 au 16 février 1998 le monopole exercé sur le meilleur modèle d’agitateur à double effet au Canada. Pour plus de commodité, voici les dates pertinentes:
Brevet canadien no
1 045 401
1 049 803
1 095 734
Demande
12 nov. 1974
12 nov. 1974
27 mai 1977
Délivrance
2 janvier 1979
6 mars 1979
17 février 1981
Expiration
1er janvier 1996
5 mars 1996
16 février 1998
16 Fait important, les trois demandes de brevet ont été simultanément en instance devant le Commissaire aux brevets pendant une période de presque deux ans, à savoir entre le 27 mai 1977, date du dépôt de la dernière des trois demandes de brevet auprès du Bureau canadien des brevets, et le 2 janvier 1979, date de délivrance du premier des trois brevets. Cela est digne de mention pour deux raisons. Premièrement, le Commissaire aux brevets avait pris connaissance du problème d’entrelacement dans tous les sens dans le mémoire descriptif du brevet 734 et il était donc en mesure de tenir compte de toute crainte que la technologie du brevet 803 ne soit inutile en raison des problèmes d’entrelacement dans tous les sens, avant de délivrer ce dernier brevet. L’invention visée par le brevet 803 a été néanmoins déclarée nouvelle, ingénieuse et utile, et le brevet 803 a été délivré. Deuxièmement, l’art. 10 de l’ancienne Loi sur les brevets, S.R.C. 1970, ch. P‑4, prévoyait que le contenu du mémoire descriptif d’un brevet n’était divulgué au public qu’après la délivrance du brevet. La technologie du «double effet» divulguée dans les deux premières demandes de brevet n’a tombé dans le domaine public qu’après le dépôt de la troisième demande de brevet, et ne constituait donc pas une «antériorité» que les appelantes pouvaient invoquer pour contester, au moyen de l’argument du caractère évident, l’invention visée par le brevet 734.
2. Les revendications en cause
17 Le brevet 803 portait sur un agitateur à double effet muni d’un mécanisme d’entraînement que le juge de première instance a qualifié d’«unique». Il n’y avait pas d’arbre d’entraînement. La partie supérieure de l’agitateur était actionnée par la partie inférieure au moyen d’un embrayage. La revendication 1 donne la description générale suivante du monopole revendiqué:
[traduction]
1. Agitateur pour laveuse automatique muni d’un arbre d’entraînement oscillant, l’agitateur étant composé: d’une première section montée sur cet arbre à l’aide d’un raccord fixe et verrouillé, et constitué d’une partie supérieure et d’une partie inférieure dotée d’ailettes faisant saillie principalement sur le plan vertical; d’une deuxième section en forme de manchon et munie d’au moins une ailette inclinée faisant saillie, le manchon pouvant pivoter sur la partie supérieure de la première section de l’agitateur d’un embrayage unidirectionnel situé entre les première et deuxième sections de l’agitateur, la première de ces sections étant conçue de façon à commander l’embrayage et la deuxième section de l’agitateur étant constituée pour être entraînée par l’embrayage de manière que la rotation de la première section de l’agitateur transmette un mouvement de rotation contrôlé à la deuxième section de l’agitateur dans une seule des deux directions possibles, l’ailette inclinée pointant vers le haut par rapport à la direction du mouvement de rotation contrôlé de la deuxième section de l’agitateur et les ailettes verticales faisant saillie sur le plan radial, au moins à leur base, de manière à excéder au moins une ailette inclinée. [Je souligne.]
18 Le brevet fait état d’un [traduction] «accessoire se composant d’un manchon qui se fixe au tourillon de l’agitateur [et qui est] assorti d’une ailette» (je souligne). De plus, une partie du brevet 803 traite d’un [traduction] «accessoire d’agitation [qui] peut facilement être détaché de l’agitateur même» (je souligne). Toutefois, les revendications elles‑mêmes ne précisent pas si le manchon de l’agitateur peut se «fixer» ou se détacher et ce sont les revendications, et non le reste du mémoire descriptif, qui définissent le monopole.
19 Au procès, les intimées et les appelantes ont convenu que les machines de GE munies d’ailettes flexibles étaient visées par le brevet 803. Elles étaient d’accord pour dire que la seule question de contrefaçon non résolue relativement au brevet 803 était de savoir si «l’élément appelé “manchon”» était amovible. Comme nous le verrons, le juge de première instance a été en désaccord avec les intimées et les appelantes sur la question de l’interprétation des revendications. Il a conclu que la technologie revendiquée dans le brevet 803 n’utilisait que des ailettes rigides.
20 Les appelantes ont également été accusées de contrefaçon du brevet 734 qui précisait que les ailettes de l’oscillateur inférieur de l’agitateur à double effet étaient flexibles plutôt que rigides. Le brevet 734 divulguait les nouvelles revendications relatives à l’«entraînement continu». La revendication 1 énonçait ainsi la revendication générale de monopole:
[traduction]
1. Un agitateur pour laveuse à linge constitué:
d’un premier composant d’agitateur,
d’un deuxième composant d’agitateur,
d’un mécanisme d’entraînement qui transmet un mouvement oscillatoire à ce premier composant de l’agitateur et, simultanément, un mouvement de rotation unidirectionnel au deuxième composant de l’agitateur, les premier et deuxième composants de l’agitateur contribuant tous les deux au brassage du contenu de la laveuse selon un mouvement toroïdal; d’un dispositif associé à ce deuxième composant de l’agitateur qui, à leur approche, pousse les vêtements en direction de la course oscillatoire du premier composant de l’agitateur et du mouvement toroïdal entraînant la chute des vêtements d’un côté et de l’autre, ce premier composant de l’agitateur étant muni d’ailettes flexibles incurvées qui fléchissent sous l’effet du mouvement oscillatoire de ce composant, dirigeant ainsi en douceur les pièces d’étoffe vers le bas et diminuant toute charge trop importante exercée sur le premier composant de l’agitateur. [Je souligne.]
3. Le litige
21 Les appelantes ont contesté la validité des deux brevets, mais ont fait valoir que, de toute façon, s’il y avait eu contrefaçon, elle concernait le brevet 803. Cela leur a permis de prétendre que le brevet 803 incluait les ailettes flexibles et que (à l’exception des revendications relatives à l’entraînement continu) il n’y avait aucun [traduction] «élément brevetable distinct» qui justifiait la délivrance du brevet 734. Elles ont prétendu que les revendications du brevet 734 concernant l’entraînement intermittent constituaient une tentative illégitime de prolonger indûment de deux ans le monopole.
22 Une action similaire a, par la suite, été intentée contre Maytag et ses filiales canadiennes. Les allégations dont GE a fait l’objet concernaient à la fois les revendications relatives à l’entraînement «intermittent» et celles relatives à l’entraînement «continu». L’action intentée contre Maytag ne concernait que les revendications relatives à l’entraînement intermittent.
23 L’action intentée contre GE a donné lieu à un procès, et il a été entendu que l’issue de l’action intentée contre Maytag serait déterminée par l’issue de l’action intentée contre GE, y compris toutes les conclusions de fait et de droit tirées au procès. Les appels ont été entendus ensemble tant en Cour d’appel fédérale qu’en notre Cour.
II. Historique des procédures judiciaires
1. Cour fédérale, Section de première instance, [1997] A.C.F. no 1086 (QL)
a) Le brevet 803
24 Comme je l’ai mentionné, les parties avaient convenu d’avance que la question de la contrefaçon des revendications du brevet 803, telles qu’elles les interprétaient, dépendait du point de savoir si le «manchon» de l’agitateur était amovible. Les intimées ont soutenu qu’il était amovible et les appelantes ont prétendu le contraire. Cette question a été abordée par les experts, notamment au moyen d’une bande vidéo dans laquelle on pouvait voir l’expert de Whirlpool tenter de retirer, apparemment avec peu de succès, le manchon de GE à l’aide d’outils électriques. Le juge Cullen a conclu que le manchon n’était pas amovible, mais il a ajouté que cela n’était pas l’élément essentiel de l’invention visée par le brevet 803. Selon lui, l’élément essentiel du brevet 803 était le mécanisme d’entraînement unique liant l’agitateur inférieur à la chemise supérieure sans l’aide d’un arbre d’entraînement. Le juge de première instance a souligné que le brevet 803 n’avait été contesté qu’environ 16 ans après sa délivrance, de sorte que «[l]e brevet ayant été tenu pour valide pendant une si longue période, la preuve d’invalidité avancée par la partie défenderesse doit être très probante» (par. 59). Il a rejeté les différentes contestations de la validité du brevet, notamment celles fondées sur la portée trop large, les visées trop ambitieuses et l’évidence. Il a jugé que le brevet 803 était valide.
25 Le juge Cullen a toutefois conclu à l’absence de contrefaçon étant donné que, selon lui, les ailettes rigides constituaient un composant essentiel de l’invention revendiquée dans le brevet 803. Les machines de GE en cause utilisaient des ailettes flexibles. Par conséquent, le juge Cullen a décidé que le brevet 803 était valide, mais qu’il n’avait pas été contrefait. S’il avait conclu à l’existence de contrefaçon, elle aurait cessé à l’expiration du brevet 803, à savoir le 5 mars 1996.
b) Le brevet 734
26 En ce qui concerne la validité, le juge de première instance a décidé que le brevet 734 portait sur une invention nouvelle et différente de celle visée par le brevet 803, étant donné qu’il mentionnait expressément la supériorité des ailettes flexibles par rapport aux ailettes rigides pour les fins de l’agitateur oscillant, une invention qui, selon lui, n’avait pas été rendue évidente et donc non brevetable par le brevet 803. Ainsi interprété, le brevet 734 ne contrevenait pas à l’interdiction du «double brevet». Quant aux revendications relatives à l’entraînement intermittent et à l’entraînement continu, le juge Cullen a conclu ceci, au par. 110:
Ces deux revendications semblent décrire deux variantes différentes possibles du mécanisme d’entraînement de l’invention. Par conséquent, des mécanismes d’entraînement intermittent et continu sont envisagés. Il est même possible d’ajouter à cette équation un mécanisme d’entraînement qui soit à la fois intermittent et continu. C’est‑à‑dire qu’il peut y avoir un mouvement «intermittent continu» lorsque pendant le fonctionnement de la machine, la chemise supérieure mise en rotation effectue, de manière continue, des arrêts ou des accélérations intermittents. [En italique dans l’original.]
27 En ce qui concerne la contrefaçon, le juge de première instance a décidé que les machines des appelantes contrevenaient au monopole de l’ailette flexible et qu’elles contrefaisaient notamment tant les revendications relatives à l’entraînement intermittent que celles relatives à l’«entraînement continu». Quant à savoir si la chemise supérieure était conçue pour tourner continuellement dans la cuve de GE, il a dit, au par. 110:
Je ne crois [. . .] pas que l’argument des demanderesses concernant le mouvement de la partie supérieure de l’agitateur des défenderesses revête un caractère crucial quant à l’issue du litige. Il n’est pas nécessaire de montrer que l’entraînement, dans le cas des lessives petites ou moyennes, est strictement continu. Tant qu’il n’est pas sporadique, le mouvement peut très bien être envisagé par les revendications de l’invention. Selon moi, c’est ce genre de mouvement — et non un mouvement strictement continu — qui a pu être observé pendant le visionnement de la bande vidéo renfermant le témoignage de M. Werner.
28 Il a donc jugé que les revendications relatives à l’entraînement continu avaient été contrefaites. En définitive, il a donné gain de cause à Whirlpool en délivrant une injonction interdisant toute contrefaçon future du brevet 734 par les appelantes, en plus de lui accorder une indemnité sous forme de dommages‑intérêts ou de remise des profits pour contrefaçon antérieure, au choix des intimées.
2. Cour d’appel fédérale, [1999] A.C.F. no 84 (QL)
29 Les appelantes n’ont pas interjeté appel contre le rejet de leur demande de déclaration d’invalidité du brevet 803, et elles ont renoncé expressément, dans leur avis d’appel, à toute contestation de la décision du juge Cullen que le brevet 803 n’avait pas été contrefait. Les intimées n’ont interjeté aucun appel incident contre la décision portant sur la contrefaçon du brevet 803. Par conséquent, les seules questions en jeu étaient la validité et la contrefaçon du brevet 734.
30 En ce qui concerne le fardeau de la preuve, le juge Stone a souligné que le juge de première instance avait eu tort d’affirmer que le délai écoulé sans qu’il y ait eu contestation avait pour effet d’imposer un «lourd fardeau de preuve» à la partie contestant la validité d’un brevet. Toutefois, après avoir lu l’ensemble de la décision du juge de première instance, il a reconnu que ce dernier avait en fait appliqué la norme de preuve appropriée en matière civile, celle de la prépondérance des probabilités.
31 Quant à la validité du brevet 734, le juge Stone a rejeté la contestation fondée sur le double brevet. Il a conclu que le double brevet exigeait que les revendications du deuxième brevet et celles du premier brevet coïncident ou que le deuxième brevet soit un prolongement évident et non inventif du premier brevet. Ce n’était pas le cas en l’espèce. Il a également rejeté les contestations fondées sur les visées trop ambitieuses et confirmé la validité du brevet 734.
32 Le juge Stone a maintenu la conclusion du juge de première instance que les ailettes flexibles fixées aux agitateurs des machines de GE contrefaisaient le brevet 734. Quant à la contrefaçon des revendications relatives à l’«entraînement continu», il a été intrigué par la conclusion du juge de première instance (au par. 193) que «la chemise supérieure [peut] faire l’objet d’un mouvement de rotation unidirectionnel continu, tout en effectuant des arrêts intermittents». Les juges de la Cour d’appel fédérale ont visionné la bande vidéo relative au fonctionnement de l’agitateur à double effet, qui avait été soumise en preuve, et ont conclu que «le mouvement du composant supérieur du produit des appelantes en action en présence de lessives petites et moyennes était continu» (par. 32). Malgré la conclusion équivoque du juge de première instance, le juge Stone a affirmé, au par. 32, que «le mouvement démontré par la pièce parle de lui‑même». En définitive, le jugement de première instance a été confirmé et l’appel rejeté.
III. Les dispositions législatives pertinentes
33 Étant donné que les brevets en cause ont été délivrés avant le 1er octobre 1989, les dispositions de l’ancienne Loi sur les brevets s’appliquent. Les dispositions pertinentes de la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P‑4, sont les suivantes:
Article 34. [Mémoire descriptif]
(1) Dans le mémoire descriptif, le demandeur:
a) décrit d’une façon exacte et complète l’invention et son application ou exploitation, telles que les a conçues l’inventeur;
b) expose clairement les diverses phases d’un procédé, ou le mode de construction, de confection, de composition ou d’utilisation d’une machine, d’un objet manufacturé ou d’un composé de matières, dans des termes complets, clairs, concis et exacts qui permettent à toute personne versée dans l’art ou la science dont relève l’invention, ou dans l’art ou la science qui s’en rapproche le plus, de confectionner, construire, composer ou utiliser l’objet de l’invention;
c) s’il s’agit d’une machine, en explique le principe et la meilleure manière dont il a conçu l’application de ce principe;
d) s’il s’agit d’un procédé, explique la suite nécessaire, le cas échéant, des diverses phases du procédé, de façon à distinguer l’invention d’autres inventions;
e) indique particulièrement et revendique distinctement la partie, le perfectionnement ou la combinaison qu’il réclame comme son invention.
(2) Revendications — Le mémoire descriptif se termine par une ou plusieurs revendications exposant distinctement et en termes explicites les choses ou combinaisons que le demandeur considère comme nouvelles et dont il revendique la propriété ou le privilège exclusif.
Article 36. [Brevet pour une seule invention]
(1) Un brevet ne peut être accordé que pour une seule invention, mais dans une instance ou autre procédure, un brevet ne peut être tenu pour invalide du seul fait qu’il a été accordé pour plus d’une invention.
Article 44. [Teneur et effet du brevet]
Tout brevet accordé en vertu de la présente loi contient le titre ou nom de l’invention, avec renvoi au mémoire descriptif, et accorde, sous réserve des conditions prescrites dans la présente loi, au breveté et à ses représentants légaux, pour la durée y mentionnée, à partir de la date de la concession du brevet, le droit, la faculté et le privilège exclusifs de fabriquer, construire, exploiter et vendre à d’autres, pour qu’ils l’exploitent, l’objet de l’invention, sauf jugement en l’espèce par un tribunal compétent.
Article 45. [Présomption de validité]
Tout brevet accordé en vertu de la présente loi est délivré sous la signature du commissaire et le sceau du Bureau des brevets. Le brevet porte à sa face la date la date à laquelle il a été accordé et délivré, et il est par la suite, sauf preuve contraire, valide et acquis au titulaire et à ses représentants légaux pour la période y mentionnée.
Article 46. [Durée du brevet]
La durée de tout brevet délivré par le Bureau des brevets conformément à la présente loi est limitée à dix‑sept ans à compter de la date à laquelle le brevet est accordé et délivré.
34 La disposition pertinente de la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4, modifiée par L.C. 1993, ch. 15, prévoit:
Article 10. [Consultation des documents]
(1) Sous réserve des paragraphes (2) à (6) et de l’article 20, les brevets, demandes de brevet et documents relatifs à ceux-ci, déposés au Bureau des brevets, peuvent y être consultés aux conditions réglementaires.
(2) Période de non-consultation — Sauf sur autorisation du demandeur, une demande de brevet et les documents relatifs à celle-ci ne peuvent être consultés avant l’expiration d’une période de dix-huit mois.
(3) Calcul de la période — La période se calcule à compter de la date de dépôt de la demande de brevet ou, si une demande de priorité a été présentée à l’égard de celle-ci, de la date de dépôt de la première demande antérieurement déposée de façon régulière sur laquelle la demande de priorité est fondée.
IV. Analyse
35 Un litige qui porte sur le fonctionnement interne d’une laveuse n’est probablement pas de nature à stimuler l’imagination de tout le monde, mais à l’instar de nombreux litiges en matière de propriété intellectuelle, il met en cause des questions juridiques importantes et des enjeux financiers majeurs.
36 L’avocat des intimées soutient que ses clientes ont inventé des produits d’une grande ingéniosité, «voire de génie», et que les trois brevets ont été accordés à juste titre en contrepartie de la divulgation de ces inventions méritoires. L’avocat des appelantes indique que les laveuses à «double effet» constituaient certes un progrès utile par rapport à ce qui existait auparavant et que Whirlpool a été bien récompensée pour son invention par la délivrance des brevets 401 et 803. La délivrance d’un troisième brevet était cependant superflue.
37 Il est reconnu que le marché conclu entre le breveté et le public est dans l’intérêt des deux parties seulement si le titulaire du brevet acquiert une protection réelle en échange de la divulgation de son invention et que, de son côté, le public ne lui accorde pas un monopole excédant la période légale de 17 ans à partir de la date de délivrance du brevet (qui est désormais de 20 ans à compter de la date du dépôt de la demande de brevet). Un breveté qui peut «renouveler à perpétuité» une seule invention, grâce à des brevets successifs obtenus pour des ajouts évidents ou non inventifs, prolonge son monopole au‑delà de ce qui a été convenu par le public. La question est de savoir si le brevet 734 de Whirlpool tombe dans cette catégorie interdite.
38 Les appelantes ont contesté la validité du brevet 734 en faisant valoir essentiellement que ce brevet constituait un «double brevet» du fait que l’invention énoncée dans les revendications relatives à l’entraînement intermittent correspondait à celle énoncée antérieurement dans les revendications du brevet 803. Elles ont prétendu subsidiairement que l’usage d’ailettes flexibles était bien compris dans l’industrie des laveuses depuis les années 60 et que, même si le brevet 803 visait uniquement les ailettes rigides situées sur l’oscillateur inférieur (comme l’a conclu le juge de première instance), l’utilisation d’ailettes flexibles constituait une variante évidente et non inventive qui ne méritait pas d’être protégée par un brevet. Les appelantes affirment que, d’une manière ou d’une autre, le brevet 734 est invalide.
39 Selon les appelantes, l’erreur commise dans les cours d’instance inférieure résulte de la méthode d’interprétation des revendications que la Cour fédérale a établie en fonction d’une mauvaise compréhension et d’une mauvaise application de la méthode d’«interprétation téléologique» formulée par la Chambre des lords dans l’arrêt Catnic Components Ltd. c. Hill & Smith Ltd., [1982] R.P.C. 183. Les appelantes disent que l’arrêt Catnic [traduction] «a eu un effet préjudiciable dans tous les pays du Commonwealth, notamment en ce qui a trait à la bonne compréhension de l’interprétation des revendications en common law au Canada». Elles invitent notre Cour à rejeter la méthode de l’arrêt Catnic et à renverser les décisions de la Cour fédérale qui l’ont suivi, notamment l’arrêt O’Hara Manufacturing Ltd. c. Eli Lilly & Co. (1989), 26 C.P.R. (3d) 1 (C.A.F.). Cependant, je suis d’accord, à ce propos, avec l’observation de William L. Hayhurst, c.r., selon laquelle [traduction] «[l]’interprétation téléologique ne constitue rien de nouveau, même si on attribue à lord Diplock la première utilisation de cette expression en matière de brevets» (voir Hayhurst, «The Art of Claiming and Reading a Claim», dans Patent Law of Canada (1994), publié par G. F. Henderson, c.r., à la p. 193).
40 Les appelantes invitent toutefois notre Cour à revenir à ce qu’elles appellent la méthode du sens «clair et net» en matière d’interprétation des revendications. Selon elles, le mot «ailette» utilisé dans le brevet 803 désigne clairement et nettement autant une ailette flexible qu’une ailette rigide. Le recours à l’«interprétation téléologique» de l’arrêt Catnic à l’étape initiale de l’interprétation des revendications fait intervenir des questions de fait qu’il est plus approprié d’examiner dans le cadre de l’analyse portant sur la contrefaçon. Les appelantes demandent que, en cas d’échec de la contestation de la validité du brevet 734, la conclusion qu’elles ont contrefait les revendications du brevet 734 relatives à l’«entraînement continu» soit infirmée. Elles ne nient pas qu’il y a eu contrefaçon des revendications relatives à l’entraînement «intermittent».
41 Ces arguments se résument aux questions suivantes:
1. Quels sont les principes applicables en matière d’interprétation des revendications d’un brevet?
2. Les revendications du brevet 803, correctement interprétées, incluent‑elles les ailettes flexibles?
3. Si les revendications du brevet 803, correctement interprétées, n’incluent pas les ailettes flexibles, le brevet 734 est‑il néanmoins invalide pour cause de double brevet?
4. Dans la négative, les appelantes sont‑elles responsables de contrefaçon des revendications relatives à l’«entraînement continu»?
1. Les principes d’interprétation des revendications d’un brevet
42 Le contenu du mémoire descriptif d’un brevet est régi par l’art. 34 de la Loi sur les brevets. La première partie est une «divulgation» dans laquelle le breveté doit fournir une description de l’invention «comportant des détails assez complets et précis pour qu’un ouvrier, versé dans l’art auquel l’invention appartient, puisse construire ou exploiter l’invention après la fin du monopole»: Consolboard Inc. c. MacMillan Bloedel (Sask.) Ltd., [1981] 1 R.C.S. 504, à la p. 517. La divulgation est ce que l’inventeur fournit en contrepartie d’un monopole de 17 ans (maintenant 20 ans) sur l’exploitation de l’invention. On peut faire respecter le monopole au moyen de toute une gamme de recours en droit et en equity, de sorte qu’il importe que le public sache ce qui est interdit et ce qu’il peut faire sans risque lorsque le brevet est encore en vigueur. Les revendications qui concluent le mémoire descriptif servent d’avis public et doivent énoncer «distinctement et en termes explicites les choses ou combinaisons que le demandeur considère comme nouvelles et dont il revendique la propriété ou le privilège exclusif» (par. 34(2)). L’inventeur n’est pas tenu de revendiquer un monopole sur tout élément nouveau, ingénieux et utile qui est divulgué dans le mémoire descriptif. La règle habituelle veut que ce qui n’est pas revendiqué soit considéré comme ayant fait l’objet d’une renonciation.
43 Dans des poursuites en matière de brevet, la première étape consiste donc à interpréter les revendications. L’interprétation des revendications précède l’examen des questions de validité et de contrefaçon. Les appelantes font valoir que ces deux examens — celui de la validité et celui de la contrefaçon — sont distincts, et que si les principes d’«interprétation téléologique» découlant de l’arrêt Catnic doivent être adoptés, leur application doit être limitée aux questions de contrefaçon. Les appelantes affirment que les principes d’«interprétation téléologique» n’ont aucun rôle à jouer dans la détermination de la validité et que leur application erronée est fatale au jugement qui fait l’objet du présent pourvoi.
44 Il est vrai que, dans l’affaire Catnic elle‑même, la validité du brevet n’était pas contestée. Le litige portait sur des questions de contrefaçon. Le brevet en cause concernait des linteaux en acier galvanisé utilisés dans la construction d’édifices. Les linteaux sont des pièces de charpente placées au‑dessus des ouvertures, comme les portes et les fenêtres, afin de soutenir la construction supérieure. Le brevet décrivait un type nouveau et ingénieux de linteau constitué d’un profilé en tôle pliée en forme de Z allongé, qui était facile à manipuler et peu coûteux à fabriquer. La défenderesse connaissait le produit de la demanderesse, mais elle n’était pas bien renseignée sur le brevet de cette dernière. Les revendications (dont elle ignorait l’existence) indiquaient que le linteau devait comporter [traduction] «une deuxième membrure de soutien rigide verticale appuyée sur le bord arrière de la première plaque horizontale, ou près de celui‑ci» (soulignement ajouté; italiques dans l’original omis). L’alignement vertical maximiserait la force portante. Pour des raisons n’ayant rien à voir avec la contrefaçon du brevet, la membrure de soutien rigide que comportait le produit de la défenderesse était inclinée d’environ huit degrés par rapport au plan vertical. Le juge de première instance a conclu qu’il n’y avait aucune contrefaçon au sens littéral puisque la membrure de soutien n’était pas exactement «verticale», mais qu’étant donné qu’il n’y avait aucune différence importante dans la fonction du composant, il y avait contrefaçon de l’«essence» de l’invention de la demanderesse si on considérait l’ensemble du linteau de la défenderesse. La Cour d’appel à la majorité a infirmé la décision du juge de première instance qui a, par la suite, été rétablie par la Chambre des lords à l’unanimité. Lord Diplock a décrit ainsi l’interprétation téléologique, aux pp. 242 et 243:
[traduction] Vos Seigneuries, le mémoire descriptif d’un brevet est une déclaration unilatérale du breveté, faite dans ses propres mots et s’adressant à ceux qui sont susceptibles d’avoir un intérêt concret dans l’objet de son invention (c’est‑à‑dire qui sont «versés dans l’art»), par laquelle il les informe de ce qu’il prétend être les caractéristiques essentielles du nouveau produit ou du nouveau procédé pour lequel les lettres patentes lui confèrent un monopole. Ce sont seulement les nouvelles caractéristiques qu’il prétend essentielles qui constituent ce qu’on appelle l’«essence» de la revendication. Le mémoire descriptif d’un brevet doit recevoir une interprétation téléologique plutôt que l’interprétation purement littérale découlant du genre d’analyse terminologique méticuleuse que les avocats sont trop souvent tentés de faire en raison de leur formation. La question qui se pose dans chaque cas est la suivante: les personnes ayant une connaissance et une expérience pratiques du genre de travail auquel l’invention est destinée à servir comprendraient‑elles que le breveté voulait que l’interprétation stricte d’une expression ou d’un mot descriptifs particuliers figurant dans une revendication constitue une condition essentielle de l’invention, de manière à ce que toute variante soit exclue du monopole revendiqué même s’il se peut qu’elle n’ait aucun effet important sur la façon dont l’invention fonctionne. [En italique dans l’original.]
45 L’interprétation téléologique repose donc sur l’identification par la cour, avec l’aide du lecteur versé dans l’art, des mots ou expressions particuliers qui sont utilisés dans les revendications pour décrire ce qui, selon l’inventeur, constituait les éléments «essentiels» de son invention. J’estime que cette méthode n’est pas différente de celle que le juge en chef Duff avait adoptée environ 40 ans auparavant dans l’arrêt J. K. Smit & Sons, Inc. c. McClintock, [1940] R.C.S. 279. Le brevet dans cette affaire concernait une méthode d’intégration des diamants à du matériel comme les trépans de foreuse rotative. Citant la jurisprudence antérieure, le juge en chef Duff a mis l’accent sur l’identification, par l’inventeur lui‑même, des parties «essentielles» de son invention, à la p. 285:
[traduction] Évidemment, l’invention décrite par l’inventeur lui‑même comporte le recours à la succion d’air pour maintenir les diamants en place pendant que le métal fondu est introduit dans le moule. Il n’y a aucun doute dans mon esprit que, comme l’inventeur l’indique, cela constitue une partie essentielle de son procédé. Il est clair que les appelantes ne se sont pas approprié cette partie de son procédé. Pour reprendre les termes de lord Romer, il n’appartient pas à la cour de deviner ce qui fait partie et ce qui ne fait pas partie de l’essence de l’invention de l’intimé. Le breveté a clairement indiqué que l’utilisation de la succion d’air à cette étape du procédé constitue une partie essentielle, voire la partie essentielle, de l’invention décrite dans le mémoire descriptif. [Je souligne.]
46 Le jugement du président Thorson dans McPhar Engineering Co. of Canada c. Sharpe Instruments Ltd., [1956‑60] R.C. de l’É. 467, à la p. 525, va dans le même sens:
[traduction] Il est donc établi en droit que si une personne s’approprie l’essence d’une invention, elle est coupable de contrefaçon et il est sans importance qu’elle omette une caractéristique qui n’est pas essentielle à l’invention ou qu’elle la remplace par un élément équivalent. [Je souligne.]
47 La méthode des éléments «essentiels» a été établie dans des décisions anglaises anciennes comme Marconi c. British Radio Telegraph and Telephone Co. (1911), 28 R.P.C. 181, à la p. 217, mentionnée par le juge en chef Duff dans l’arrêt J. K. Smit, précité, et dans des arrêts anglais plus récents rendus antérieurement à l’arrêt Catnic, notamment les arrêts Birmingham Sound Reproducers Ltd. c. Collaro Ld., [1956] R.P.C. 232 (C.A. Angl.), et C. Van Der Lely N.V. c. Bamfords Ltd., [1963] R.P.C. 61 (H.L.), où lord Reid, dissident quant au résultat, a dit, à la p. 76: [traduction] «on ne peut pas éviter la contrefaçon en remplaçant un composant non essentiel par un élément équivalent évident» (je souligne).
48 L’analyse faite dans l’arrêt Catnic ne s’écartait donc pas de la jurisprudence antérieure du Royaume‑Uni ou de notre pays. Il n’est pas irrespectueux envers lord Diplock d’affirmer qu’il a présenté dans un nouvel emballage un bon vieux produit qu’il a habilement amélioré et auquel il a apposé l’étiquette encore plus claire [traduction] «interprétation téléologique». Dans l’arrêt Catnic, comme dans la jurisprudence antérieure, ce sont les revendications écrites qui précisent la portée du monopole, mais comme auparavant, on obtient la souplesse et l’équité en différenciant les caractéristiques essentielles («l’essence») de celles qui ne sont pas essentielles, au moyen d’une lecture éclairée de l’ensemble du mémoire descriptif par la personne versée dans l’art à qui il s’adresse plutôt qu’au moyen du «genre d’analyse terminologique méticuleuse que les avocats sont trop souvent tentés de faire en raison de leur formation» (Catnic, précité, à la p. 243).
49 Comme nous l’avons vu, la Cour d’appel fédérale a appliqué la méthode de l’«interprétation téléologique» à l’interprétation des revendications dans l’arrêt O'Hara, précité, et, en toute déférence, j’estime qu’elle a eu raison de le faire. L’argument des appelantes voulant que le principe de l’interprétation téléologique soit erroné ou ne s’applique qu’en matière de contrefaçon doit être rejeté pour un certain nombre de raisons:
a) Même si l’arrêt Catnic, précité, portait sur la contrefaçon, la cour a d’abord dû déterminer la portée et le contenu de l’invention de la demanderesse. Lord Diplock a pris soin de lier son analyse des caractéristiques «essentielles» au libellé des revendications. C’étaient ces caractéristiques essentielles, considérées indépendamment de questions particulières de validité ou de contrefaçon, qui constituaient l’«essence de la revendication». Il a examiné attentivement la possibilité de l’existence de «toute variante» «d’une expression ou d’un mot descriptifs particuliers figurant dans une revendication», mais il a pris soin de ne pas lier son analyse de l’interprétation des revendications à la variante particulière que comportait le linteau soi-disant contrefait de la défenderesse. En effet, il a mis en italique le mot «toute» figurant dans l’expression «toute variante». Il ne faut évidemment pas interpréter un brevet en fonction du mécanisme que l’on prétend contrefait lorsqu’il est question de contrefaçon ni en fonction de l’antériorité lorsqu’il est question de validité, afin d’en éviter les effets: Dableh c. Ontario Hydro, [1996] 3 C.F. 751 (C.A.), aux pp. 773 et 774. On ne saurait permettre que l’interprétation des revendications devienne une interprétation axée sur des résultats, mais rien dans les propos de lord Diplock n’appuie une telle approche erronée.
b) L’acceptation de l’argument des appelantes pourrait faire en sorte que l’interprétation des revendications lorsqu’il est question de validité soit différente de celle donnée lorsqu’il est question de contrefaçon (à supposer que l’interprétation téléologique soit retenue pour les questions de contrefaçon). Toutefois, une règle fondamentale d’interprétation des revendications a toujours voulu que les revendications reçoivent une seule et même interprétation à toutes les fins.
c) Selon la règle orthodoxe, un brevet [traduction] «doit être lu par un esprit désireux de comprendre, et non pas par un esprit désireux de ne pas comprendre», le juge Chitty dans Lister c. Norton Brothers and Co. (1886), 3 R.P.C. 199 (Ch. D.), à la p. 203. Un «esprit désireux de comprendre» prête nécessairement une grande attention au but et à l’intention de l’auteur.
d) Le rejet de l’«interprétation téléologique» signifierait l’adoption d’une méthode non fondée sur l’objet visé qui ne tiendrait pas compte du contexte des mots et du sens qui leur est donné. L’interprétation non fondée sur l’objet visé a été rejetée par notre Cour bien avant l’arrêt Catnic, précité, notamment dans l’arrêt Williams c. Box (1910), 44 R.C.S. 1, le juge Idington, à la p. 10:
[traduction] Pour interpréter correctement le sens d’une loi ou d’un autre écrit, nous devons comprendre l’intention de ses rédacteurs et l’objet visé. [Je souligne.]
e) En réalité, un brevet est plus que simplement «un autre écrit». Les mots utilisés dans les revendications sont d’abord proposés par le demandeur, mais ils font par la suite l’objet de négociations avec le Bureau des brevets, et c’est, en fin de compte, le Commissaire aux brevets qui les accepte à titre d’énoncé exact du monopole qui peut résulter à bon droit de l’invention divulguée dans le mémoire descriptif. Une fois délivré, le brevet devient un texte visé par la définition du mot «règlement» contenue au par. 2(1) de la Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I‑21, qui se lit ainsi:
«règlement» Règlement proprement dit, décret, ordonnance, proclamation, arrêté, règle judiciaire ou autre, règlement administratif, formulaire, tarif de droits, de frais ou d’honoraires, lettres patentes, commission, mandat, résolution ou autre acte pris:
a) soit dans l’exercice d’un pouvoir conféré sous le régime d’une loi fédérale;
b) soit par le gouverneur en conseil ou sous son autorité. [Je souligne.]
Il faut donc donner à un brevet une interprétation qui, selon l’art. 12 de la Loi d’interprétation, «soit compatible avec la réalisation de son objet». L’intention est exprimée par des mots dont le sens doit être respecté, mais les mots eux‑mêmes sont utilisés dans un contexte qui fournit généralement des indices quant à la façon de les interpréter ainsi qu’une protection contre leur mauvaise interprétation. Dans Interprétation des lois (3e éd. 1999), P.‑A. Côté l’explique succinctement lorsqu’il écrit, à la p. 490: «Ce sens découle en partie du contexte de leur utilisation, et l’objet de la loi fait partie intégrante de ce contexte» (je souligne). Voir, dans le même sens, Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, au par. 21. Ces principes s’appliquent à l’interprétation des revendications en vertu de la Loi d’interprétation.
f) Même si les appelantes expriment la crainte que l’«interprétation téléologique» ouvre la porte à une preuve d’intention extrinsèque, comme c’est le cas de certains types de preuve extrinsèque aux États‑Unis, ni l’un ni l’autre des arrêts Catnic et O'Hara, précités, n’excède les limites du mémoire descriptif, et les deux se limitent à bon droit au libellé des revendications interprété dans le contexte de l’ensemble du mémoire descriptif.
g) Même si elle est une appellation qui a été appliquée à l’interprétation des revendications par l’arrêt Catnic, précité, l’«interprétation téléologique» elle‑même est fort compatible, selon moi, avec ce que le juge Dickson avait affirmé, l’année précédente, dans l’arrêt Consolboard, précité, au sujet de l’interprétation des revendications (aux pp. 520 et 521):
Il faut considérer l’ensemble de la divulgation et des revendications pour déterminer la nature de l’invention et son mode de fonctionnement (Noranda Mines Limited c. Minerals Separation North American Corporation, [1950] R.C.S. 36), sans être ni indulgent ni dur, mais plutôt en cherchant une interprétation qui soit raisonnable et équitable à la fois pour le titulaire du brevet et pour le public. Ce n’est pas le moment d’être trop rusé ou formaliste en matière d’oppositions soit au titre ou au mémoire descriptif puisque, comme le dit le juge en chef Duff, au nom de la Cour, dans l’arrêt Western Electric Company, Incorporated, et Northern Electric Company c. Baldwin International Radio of Canada, [1934] R.C.S. 570, à la p. 574: [traduction] «quand le texte du mémoire descriptif, interprété de façon raisonnable, peut se lire de façon à accorder à l’inventeur l’exclusivité de ce qu’il a inventé de bonne foi, la Cour, en règle générale, cherche à mettre cette interprétation à effet».
Non seulement l’«interprétation téléologique» est‑elle compatible avec ces principes bien établis, mais encore elle favorise l’atteinte de l’objectif visé par le juge Dickson, à savoir une interprétation des revendications de brevet qui «soit raisonnable et équitable à la fois pour le titulaire du brevet et pour le public».
h) Les appelantes laissent entendre que l’«interprétation téléologique» mine la fonction d’avis public que remplissent les revendications et entrave de façon inéquitable la compétition légitime. Selon elles, le juge de première instance a pu sauver le brevet 734 en recourant à une interprétation «téléologique» restrictive pour limiter la portée du mot «ailette» utilisé dans le brevet 803 antérieur. Toutefois, les personnes accusées de contrefaçon reprochent habituellement à l’interprétation téléologique d’élargir la portée des revendications écrites. En fait, l’interprétation téléologique peut avoir deux effets différents. En l’espèce, elle a permis aux appelantes d’éviter la contrefaçon du brevet 803. Il ne fait aucun doute que si le brevet 734 n’avait jamais été délivré, les appelantes préconiseraient aujourd’hui fortement une «interprétation téléologique» restrictive du brevet 803 et, naturellement, il est tout aussi certain que les intimées préconiseraient le point de vue contraire. L’interprétation téléologique est susceptible d’élargir ou de limiter la portée d’un texte, comme Hayhurst, loc. cit., le souligne, à la p. 194, dans des mots qui laissent présager le jugement de première instance rendu en l’espèce:
[traduction] L’interprétation téléologique est susceptible de démontrer qu’on n’a pas voulu qu’une chose qui pourrait littéralement être visée par la revendication le soit, de sorte qu’il ne peut y avoir de contrefaçon . . .
De même, deux autres praticiens expérimentés, Carol V. E. Hitchman et Donald H. MacOdrum ont conclu qu’une [traduction] «interprétation téléologique n’est pas nécessairement plus large qu’une interprétation purement littérale, même s’il se peut qu’elle le soit» (Hitchman et MacOdrum, «Don't Fence Me In: Infringement in Substance in Patent Actions» (1990), 7 R.C.P.I. 167, à la p. 202).
50 Même si, en Angleterre, la méthode de l’arrêt Catnic en matière d’interprétation des revendications a par la suite été jugée compatible avec l’article 69 de la Convention sur le brevet européen, cette décision n’a pas été prise en fonction de la Convention. L’arrêt O'Hara, précité, ne constitue pas une incorporation furtive de la Convention dans le droit canadien. En réalité, comme je me suis efforcé de le démontrer, l’interprétation téléologique existe depuis longtemps en droit des brevets canadien, quoique pas sous cette appellation.
2. Les revendications du brevet 803, correctement interprétées, incluent‑elles les ailettes flexibles?
51 Dans la présente affaire, les appelantes demandent que le mot «ailette» utilisé dans les revendications du brevet 803 reçoive une interprétation large. Il est évidemment inhabituel que les personnes accusées de contrefaçon plaident en faveur d’une interprétation large des revendications de brevet sur lesquelles reposent les accusations portées contre elles. Il est tout aussi inhabituel qu’un titulaire de brevet exige une interprétation restrictive. L’inversion inhabituelle des rôles est dictée par la volonté des appelantes d’élargir la portée du brevet 803 pour qu’elles puissent avancer leur argument relatif à l’invalidité du brevet 734 ultérieur. Elles soutiennent que, d’après son sens littéral manifeste, le mot «ailette», qui est utilisé dans les deux premières revendications du brevet 803, vise à la fois les ailettes flexibles et les ailettes rigides et qu’il n’y a aucune nécessité ni aucun droit de compléter l’analyse terminologique au moyen d’un renvoi à «l’objet» visé ou à quoi que ce soit d’autre. Elles invoquent la métaphore du [traduction] «nez de cire» utilisée au siècle dernier par la Cour suprême des États‑Unis:
[traduction] Certaines personnes semblent supposer qu’une revendication dans un brevet est comme un nez de cire que l’on peut tourner ou tordre dans toutes les directions, par simple renvoi au mémoire descriptif, afin qu’elle vise une chose supplémentaire ou différente de ce que ses mots expriment. [. . .] La revendication est une exigence légale, prescrite exactement dans le but de permettre au breveté de définir exactement en quoi consiste son invention, et il est à la fois injuste pour le public et contraire à la loi de lui donner une interprétation différente du sens clair de ses termes.
(White c. Dunbar, 119 U.S. 47 (1886), aux pp. 51 et 52, le juge Bradley)
52 J’ai déjà exposé les raisons qui m’incitent à conclure que, dans la mesure où les appelantes préconisent une méthode consistant à s’en tenir au dictionnaire pour interpréter le sens des mots utilisés dans les revendications du brevet 803, cette méthode doit être rejetée. Dans l’arrêt Western Electric Co. c. Baldwin International Radio of Canada, [1934] R.C.S. 570, notre Cour a cité des décisions antérieures portant sur le mot [traduction] «conduit» utilisé dans une revendication de brevet. À la page 572, le juge en chef Duff a souscrit à la proposition selon laquelle [traduction] «[i]l faut consulter non pas le dictionnaire pour y vérifier le sens du mot “conduit”, mais plutôt le mémoire descriptif pour vérifier le sens dans lequel les brevetés ont utilisé ce mot». Comme nous l’avons vu, le juge Dickson a estimé, dans l’arrêt Consolboard, précité, qu’il fallait considérer l’ensemble du mémoire descriptif (y compris la divulgation et les revendications) «pour déterminer la nature de l’invention» (p. 520). L’énoncé du juge Taschereau, dans l’arrêt Metalliflex Ltd. c. Rodi & Wienenberger Aktiengesellschaft, [1961] R.C.S. 117, à la p. 122, va dans le même sens:
[traduction] On doit naturellement interpréter les revendications en se reportant à l’ensemble du mémoire descriptif, qui peut donc être consulté pour faciliter la compréhension et l’interprétation d’une revendication, mais on ne peut pas permettre que le breveté élargisse la portée de son monopole décrit expressément dans les revendications «en empruntant tel ou tel élément à d’autres parties du mémoire descriptif».
Plus récemment, Hayhurst, loc. cit., à la p. 190, a prévenu que [traduction] «[l]es mots doivent être interprétés dans leur contexte, de sorte qu’il est risqué, dans bien des cas, de conclure que le sens d’un mot est clair et net sans avoir examiné attentivement le mémoire descriptif». J’estime que le juge de première instance pouvait parfaitement examiner le reste du mémoire descriptif, y compris le dessin, pour comprendre le sens du mot «ailette» utilisé dans les revendications, mais non pour élargir ou restreindre la portée de la revendication telle qu’elle était écrite et, ainsi, interprétée.
53 Le deuxième problème que pose la méthode du dictionnaire préconisée par les appelantes découle du fait qu’elle invite la Cour à examiner les mots du point de vue du grammairien ou de l’étymologiste plutôt que du point de vue et à la lumière des connaissances usuelles du travailleur moyennement versé dans le domaine auquel le brevet a trait. Un étymologiste ou un grammairien pourrait convenir avec les appelantes qu’une ailette de tout genre demeure une ailette. Toutefois, le mémoire descriptif du brevet s’adresse non pas aux grammairiens, aux étymologistes ou au public en général, mais plutôt aux personnes suffisamment versées dans l’art dont relève le brevet pour être en mesure, techniquement parlant, de comprendre la nature et la description de l’invention: H. G. Fox, The Canadian Law and Practice Relating to Letters Patent for Inventions (4e éd. 1969), à la p. 185. Monsieur Fox écrit, à la p. 203, que la cour doit se mettre
[traduction] dans la position d’une personne au fait de l’état de la technologie et du processus de fabrication à l’époque en cause, et elle doit s’informer du sens technique qu’un seul ou plusieurs mots particuliers peuvent avoir dans cette technologie ou ce processus de fabrication.
Voir également D. Vaver, Intellectual Property Law (1997), à la p. 140. La connaissance de l’objet visé est l’un des attributs importants que le travailleur versé dans l’art apporte à l’exercice, comme cela a été indiqué clairement dans l’arrêt Burton Parsons Chemicals, Inc. c. Hewlett‑Packard (Canada) Ltd., [1976] 1 R.C.S. 555, une affaire qui portait sur la validité d’un brevet de produit chimique. L’invention était un type de crème conductrice d’électricité devant être appliquée à certains endroits du corps afin d’effectuer des électrocardiogrammes et d’autres examens semblables. La composition du mélange n’était pas fixe. L’invention consistait essentiellement «à combiner un sel très ionisable avec une émulsion aqueuse» (p. 564). On a fait valoir en preuve que des centaines, voire des milliers, de substances correspondraient à la description, dont certaines sont toxiques ou irritantes pour la peau. Une «crème conductrice» toxique ne serait pas un instrument thérapeutique utile, et c’est pourquoi on alléguait que le brevet était inutile et invalide. Ces objections ont été écartées par le juge Pigeon, qui a conclu que le travailleur fictif versé dans l’art comprendrait parfaitement bien le but du mélange et serait donc censé appliquer l’enseignement tiré du brevet pour choisir judicieusement les éléments appropriés à cette fin (à la p. 563):
Même si la Cour doit interpréter un brevet comme tout autre document juridique, cette interprétation doit se faire en tenant compte du fait que le destinataire est un homme de l’art, et en tenant compte également du savoir que cet homme est censé posséder. Il doit être évident pour l’homme de l’art qu’une crème à utiliser avec des électrodes de contact avec la peau ne peut pas être composée d’éléments qui seraient toxiques, irritants ou susceptibles de tacher ou de décolorer la peau.
L’arrêt Burton Parsons fournit un exemple d’interprétation téléologique antérieur à l’arrêt Catnic, dans lequel, comme dans l’arrêt Catnic même, la personne versée dans l’art à qui on s’adressait s’était servie de ses connaissances usuelles pour donner un sens et un but aux mots utilisés dans la revendication. C’est du point de vue d’une telle personne, et non pas de celui d’un étymologiste ou d’un grammairien, que le contenu du mémoire descriptif, y compris les revendications, doit être interprété.
54 En l’espèce, l’argumentation porte sur le sens de l’expression «ailettes faisant saillie principalement sur le plan vertical» (italiques ajoutés). Les parties conviennent toutes que le mémoire descriptif du brevet 803, y compris les revendications, ne mentionne pas le type d’ailette (rigide ou flexible) devant être utilisé dans la partie inférieure oscillante de l’agitateur, sauf que le dessin de la variante préférée de l’invention annexé au mémoire descriptif du brevet semble montrer des ailettes rigides. [traduction] «L’examen des dessins du brevet permet parfois de clarifier le sens d’une revendication»: Hayhurst, loc. cit., à la p. 190; voir aussi Fox, op. cit., à la p. 220. Le dessin est d’une certaine utilité, mais n’est guère concluant car la divulgation relative au brevet 803 indique clairement que le dessin représente une variante préférée mais ne représente pas nécessairement l’invention au complet. La question dont était saisi le juge de première instance était donc de savoir si, à la date de la délivrance du brevet 803, une personne versée dans le domaine des laveuses aurait compris, en lisant les revendications et en se servant du reste du mémoire descriptif pour interpréter les mots, que les «ailettes» devaient être d’un type particulier et, le cas échéant, qu’elles devaient être rigides ou flexibles.
55 Je précise «à la date de la délivrance du brevet 803» parce que certaines décisions indiquent que les revendications devraient être interprétées à la lumière des connaissances pertinentes à la date la plus ancienne de l’invention (Ernest Scragg & Sons Ltd. c. Leesona Corp. (1964), 26 Fox Pat. C. 1 (C. de l’É.), le président Thorson, à la p. 43), ou à la date du dépôt de la demande de brevet (AT&T Technologies, Inc. c. Mitel Corp. (1989), 26 C.P.R. (3d) 238 (C.F. 1re inst.), à la p. 260). La possibilité de choisir entre la date d’antériorité (lorsque la demande canadienne est fondée sur un dépôt à l’étranger), la date du dépôt au Canada, la date de publication ou celle de la délivrance est à l’origine d’une certaine incertitude: Abbott Laboratories, Ltd. c. Nu-Pharm Inc. (1998), 78 C.P.R. (3d) 38 (C.F. 1re inst.), à la p. 50. En ce qui concerne les dépôts de demande de brevet effectués au Canada avant octobre 1989, on était au moins rassuré de savoir que la date de publication et la date de délivrance coïncidaient. Pour les raisons exposées au par. 52 de l’arrêt connexe Free World Trust c. Électro Santé Inc., [2000] 2 R.C.S. 000, 2000 CSC 66, au par. 54, j’estime que le texte d’un brevet doit être interprété à la date de sa publication qui, faut-il le répéter, dans le cas de ce brevet antérieur à 1989, était la date de sa délivrance: Western Electric, précité, à la p. 582, le juge en chef Duff; Burton Parsons, précité, le juge Pigeon, à la p. 560; Consolboard, précité, à la p. 523; Fox, op. cit., aux pp. 206 et 207. L’importance de la date déterminante en l’espèce découle du fait que l’argument du double brevet avancé par les appelantes présuppose que, au moment de la délivrance du brevet 734, le 17 février 1981, le remplacement des ailettes rigides par des ailettes flexibles fixées sur un agitateur à double effet était évident et non inventif. L’argument de l’évidence aurait été plus précaire à la date de l’invention, soit presque 7 ans auparavant («au moins dès le 5 juin 1974»), ou même à la date du dépôt de la demande de brevet 734 au Canada (27 mai 1977).
56 En vertu de la nouvelle Loi sur les brevets (L.C. 1993, ch. 15, art. 28), la date déterminante serait la date de publication qui, aux termes de l’art. 10, ne peut survenir avant l’expiration d’un délai de 18 mois suivant la date d’effet de la demande, sauf si ce délai est raccourci avec l’approbation des requérants. La «date d’effet» d’une demande de brevet canadien fondée sur une demande de brevet à l’étranger serait sa date d’antériorité ou la date du dépôt de la demande internationale. Le fait qu’un délai de quatre à cinq années se soit écoulé entre le dépôt au Canada des demandes visant à obtenir les brevets en cause en l’espèce et la délivrance de ces brevets au Canada souligne l’importance de la nouvelle date rapprochée d’accessibilité au public qui survient au bout de 18 mois.
57 Le troisième obstacle, qui est aussi le plus important, à la méthode du dictionnaire préconisée par les appelantes réside dans le fait qu’elle n’était pas compatible avec le témoignage de leur propre expert. Les parties ont fait témoigner trois experts, dont le rôle consistait non pas à interpréter les revendications du brevet, mais à faire en sorte que le juge de première instance soit en mesure de le faire de façon éclairée.
58 Le juge de première instance a accepté l’opinion de l’expert appelé à témoigner par les appelantes, un dénommé John Mellinger, qui était un ingénieur de Maytag à la retraite et qui a affirmé que la personne versée dans l’art qui lirait la revendication 1 du brevet 803 considérerait que le mot «ailette» qui y est utilisé désigne une ailette rigide:
[traduction] Et les ailettes qui ont été divulguées par M. Platt [le demandeur du brevet 803] à cette époque étaient des ailettes rigides situées dans la partie inférieure. C’est tout ce qu’il a réellement mentionné, c’est ce qui est illustré, et il n’a décrit rien d’autre.
59 Les deux experts appelés à la barre par les intimées étaient plus nuancés. Monsieur Werner, un ingénieur principal de la division du développement des produits de Whirlpool, a compris, en lisant le mémoire descriptif du brevet 803, que [traduction] «les ailettes flexibles seraient permises; elles ne sont pas exclues, mais elles ne sont pas requises». Monsieur John Pielemeier, un autre ingénieur de Whirlpool, estimait que le brevet ne prévoyait pas l’utilisation d’ailettes flexibles et qu’une interprétation selon laquelle il le faisait serait «théorique» plutôt que pratique.
[traduction]
Q. . . . Je veux savoir si, après avoir lu cette revendication et le brevet, vous considérez que la revendication vise à la fois les ailettes rigides et les ailettes flexibles ou seulement les ailettes rigides?
R. Eh bien, je suppose qu’en théorie elle pourrait être interprétée comme visant les deux. Toutefois, elle ne m’amènerait pas à appliquer des ailettes flexibles à ce brevet.
60 Comme nous le verrons plus loin, le juge de première instance a considéré que M. Mellinger n’était pas une personne versée dans le domaine des machines à «double effet», de sorte qu’on peut penser qu’il avait été quelque peu illogique de sa part de considérer que M. Mellinger était un travailleur qualifié pour interpréter les revendications d’un brevet portant sur le «double effet». Toutefois, étant donné qu’aucun des experts appelés à témoigner par les parties n’a considéré que le brevet prévoyait l’utilisation d’ailettes flexibles, la preuve d’expert permettait au juge de première instance de conclure que le mémoire descriptif du brevet 803 prévoyait des ailettes rigides et que les revendications du brevet 803 devaient être interprétées de cette manière.
61 Les appelantes font valoir, de leur côté, que la controverse relative aux «ailettes» aurait dû être réglée par l’exposé conjoint des faits, dans lequel les parties ont convenu que la machine à ailettes flexibles des appelantes contrefaisait le brevet 803, sauf en ce qui concernait la question du manchon amovible. Cependant, l’interprétation des revendications est une question de droit qu’il appartient au juge de trancher, et celui‑ci avait parfaitement le droit de donner aux revendications une interprétation différente de celle préconisée par les parties.
62 Se fondant explicitement sur le témoignage de l’expert des intimées, le juge de première instance a conclu que «bien que le brevet 803 n’exclue pas expressément les agitateurs à ailettes flexibles, il ne les englobe pas» (par. 80). En d’autres termes, en lisant les revendications en fonction de la connaissance et de la compréhension des termes techniques qu’il avait acquises à la lumière du mémoire descriptif et de la concession faite par M. Mellinger, il a décidé que les ailettes rigides étaient essentielles à l’invention revendiquée dans le brevet 803. Quoique son analyse soit viciée par le fait d’avoir choisi la date du dépôt au lieu de la date de délivrance comme date pertinente pour interpréter les revendications, sa conclusion reposait sur les différences qu’il percevait entre le simple effet et le double effet, lesquelles différences existaient tout autant à la date de délivrance qu’à celle du dépôt. La preuve d’expert lui permettait de donner cette interprétation aux revendications du brevet 803. Telle est la conclusion que la Cour d’appel fédérale a tirée et à laquelle je souscris.
3. Si les revendications du brevet 803, correctement interprétées, n’incluent pas les ailettes flexibles, le brevet 734 est‑il néanmoins invalide pour cause de double brevet?
63 L’interdiction du double brevet est rattachée au problème du «renouvellement à perpétuité» mentionné au départ. L’inventeur n’a droit qu’à «un» brevet pour chaque invention: Loi sur les brevets, par. 36(1). Si un brevet comportant des revendications identiques est délivré ultérieurement, il y a prolongement irrégulier du monopole. Il est clair que l’interdiction du double brevet implique une comparaison des revendications plutôt que des divulgations, car ce sont les revendications qui définissent le monopole. La question est de savoir à quel point les revendications du brevet ultérieur doivent être «identiques» pour justifier l’invalidation.
64 La Cour d’appel fédérale a adopté le critère selon lequel il doit y avoir «identité» des revendications: Beecham Canada Ltd. c. Procter & Gamble Co., [1982] A.C.F. no 10 (QL), au par. 64. Cette formulation découle d’une observation de l’éditeur faite par H. G. Fox, c.r., au sujet de Lovell Manufacturing Co. c. Beatty Bros. Ltd., publiée à (1962), 23 Fox Pat. C. 112, aux pp. 116 et 117:
[traduction] Les lettres patentes sont délivrées non pas pour une période indéterminée, mais pour un certain nombre d’années, et la délivrance d’un second brevet relativement au même objet serait nulle en vertu de la présente loi [6 Henry VIII, ch. 15, 1514] et de la Statute of Monopolies, de même qu’en common law et en vertu de l’alinéa 28(1)b) de la Loi canadienne sur les brevets. Mais, à cette fin, l’objet des deux brevets accordés doit être identique. Une revendication ne saurait être invalidée en raison de l’existence d’une revendication antérieure, sauf si les deux revendications coïncident exactement.
65 Ce volet de l’interdiction du double brevet est parfois appelé le double brevet relatif à la «même invention». Étant donné l’interprétation que le juge de première instance a donnée des revendications, on ne peut pas dire que l’objet du brevet 734 est le même que celui du brevet 803 ni qu’il y a «identité» des revendications des deux brevets.
66 L’interdiction comporte toutefois un deuxième volet qui est parfois appelé le double brevet relatif à une «évidence». Il s’agit d’un critère plus souple et moins littéral qui interdit la délivrance d’un deuxième brevet dont les revendications ne visent pas un «élément brevetable distinct» de celui visé par les revendications du brevet antérieur. Dans Commissioner of Patents c. Farbwerke Hoechst Aktiengesellschaft Vormals Meister Lucius & Bruning, [1964] R.C.S. 49, la question était de savoir si Farbwerke Hoechst pouvait obtenir un brevet pour un médicament qui constituait une version diluée d’un autre médicament qu’elle avait déjà fait breveter. Il n’y avait pas d’identité des revendications. Le juge Judson a néanmoins conclu à l’invalidité du brevet ultérieur en expliquant, à la p. 53:
[traduction] Une personne a droit à un brevet pour une substance médicinale nouvelle, utile et inventive; toutefois, le fait de diluer cette nouvelle substance une fois que ses usages médicaux sont déterminés ne crée pas une nouvelle invention. La substance diluée et la substance non diluée ne sont que deux aspects de la même invention. En l’espèce, l’addition d’un véhicule inerte, qui constitue un moyen courant d’augmenter le volume et de faciliter ainsi les mesures et l’administration, n’est rien d’autre que de la dilution et ne crée pas une nouvelle invention. [Je souligne.]
67 Dans l’arrêt Consolboard, précité, le juge Dickson a qualifié l’arrêt Farbwerke Hoechst d’«arrêt qui fait autorité en matière de double brevet» (p. 536) et qui appuie la proposition selon laquelle un second brevet ne saurait être justifié que si les revendications font preuve «de nouveauté ou d’ingéniosité» par rapport au premier brevet:
Le juge Judson a dit, au nom de la Cour, que le second procédé ne comportait pas de nouveauté ou d’ingéniosité et qu’en conséquence le second brevet n’était pas justifié.
68 C’est ce deuxième volet de l’interdiction, à savoir le double brevet relatif à une «évidence», que les appelantes invoquent pour contester toutes les revendications du brevet 734, à l’exception de celles relatives à l’«entraînement continu», dont elles reconnaissent la validité même si elles nient qu’il y a eu contrefaçon.
69 Le juge de première instance a décidé que l’objet des revendications du brevet 734 concernant l’entraînement intermittent était l’ajout d’ailettes flexibles à l’agitateur à double effet. Il y avait d’autres différences mineures entre le brevet 734 et les brevets 401 et 803, en particulier la possibilité que les ailettes fixées sur l’agitateur inférieur soient inclinées plutôt que verticales et celle que l’agitateur supérieur soit en pente au lieu d’avoir le même axe que l’agitateur inférieur. Toutefois, l’interprétation téléologique permet de constater que ces éléments ne sont manifestement pas «essentiels», étant donné que les brevets 401 et 803 délivrés antérieurement indiquaient que les ailettes pouvaient être verticales, que la chemise supérieure pouvait avoir le même axe que l’agitateur inférieur, et que le brevet 734 précisait que les ailettes flexibles fonctionneraient également avec ces variantes. Ce qui distinguait la technologie du brevet 734 de celle du brevet 803, sur le plan des revendications relatives à l’entraînement intermittent, était le remplacement des ailettes rigides par des ailettes flexibles, comme le juge de première instance l’a souligné, au par. 170: «[l]’essence de l’invention est le système unique de lavage résultant du jumelage d’ailettes flexibles et de l’agitation à double effet».
70 Le juge de première instance a d’abord accepté le témoignage de l’expert des appelantes, M. John Mellinger (qu’il a estimé «instructif et digne de foi» (par. 25)), selon lequel l’utilisation d’ailettes flexibles au lieu d’ailettes rigides ne serait pas novatrice, mais en définitive, il l’a rejeté en raison de l’inexpérience de M. Mellinger en matière de «double effet». Le juge de première instance a affirmé (aux par. 121, 145 et 200):
Selon le témoignage de M. Mellinger, étant donné que les agitateurs à simple effet dotés d’ailettes flexibles de Maytag remportaient déjà un franc succès sur le marché, l’emploi de telles ailettes sur la partie inférieure oscillante de l’agitateur à double effet ne pouvait être considéré comme nouveau.
. . .
Je dois reconnaître que, dans un premier temps, en raison du recours fructueux de Maytag aux ailettes flexibles, j’étais convaincu qu’il aurait été évident d’utiliser celles‑ci de pair avec un agitateur à double effet.
. . .
M. Mellinger a reconnu n’avoir aucune expérience dans le domaine des agitateurs à double effet. L’expérience de M. Pielemeier, qui a participé à la conception du produit au moment de l’invention, est considérable. Quel avis d’expert la Cour doit‑elle retenir quant à savoir ce que la personne versée dans l’art aurait pensé de l’idée de munir l’agitateur à double effet d’ailettes flexibles? Le témoignage de M. Pielemeier doit être privilégié, car ce dernier a les connaissances les plus susceptibles d’étayer un avis concernant l’agitation à double effet. L’avis de M. Mellinger est très intéressant, mais de toute évidence, il ne s’appuie sur aucune connaissance en matière d’agitation à double effet.
Monsieur Pielemeier était un ingénieur qui, à l’époque pertinente, était au service de l’intimée Whirlpool Corporation depuis 15 à 20 ans. Il avait œuvré dans le service de développement des produits de l’intimée et avait «travaillé avec les inventeurs qui ont obtenu les brevets sur lesquels la Cour est appelée à se prononcer» (jugement de première instance, par. 26). La personne qui a le lien que M. Pielemeier entretient avec les intimées et qui détient une foule de renseignements internes n’est pas très représentative du «travailleur moyen». Elle est un destinataire versée dans l’art, mais ses connaissances ne sont pas limitées aux connaissances usuelles du travailleur moyen qui oeuvre dans l’industrie. Dans les revendications du brevet, les ingénieurs de recherches de Whirlpool ne s’adressaient pas à leurs collègues de la division du développement des produits. Ces revendications s’adressaient forcément à la population plus large des individus moyennement versés dans la technologie des laveuses. Comme le lord juge Aldous l’a fait remarquer dans Beloit Technologies Inc. c. Valmet Paper Machinery Inc., [1997] R.P.C. 489 (C.A. Angl.), à la p. 494:
[traduction] Le destinataire fictif versé dans l’art est la personne ordinaire qui ne bénéficie peut-être pas des avantages dont peuvent jouir certains employés de grandes sociétés. L’information figurant dans un mémoire descriptif s’adresse à cette personne et doit contenir suffisamment de détails pour qu’elle puisse comprendre et utiliser l’invention. L’aspect inventif ne sera absent que si l’invention est évidente pour cette personne. [Je souligne.]
Le juge Dickson a mis le même accent sur le «caractère moyen» dans l’arrêt Consolboard, précité, à la p. 523:
[traduction] Les personnes à qui le mémoire descriptif s’adresse sont «des travailleurs moyens» doués d’habiletés moyennes dans l’art dont l’invention relève et possédant les connaissances générales moyennes qu’ont les gens de ce domaine d’activité précis. On arrive à la bonne interprétation du brevet en tenant compte de ce qu’un ouvrier habile qui aurait lu le mémoire descriptif à l’époque aurait jugé divulgué et revendiqué par le mémoire.
71 Le «caractère moyen» varie évidemment selon l’objet du brevet. Les brevets en matière de technologie aérospatiale ne sont compréhensibles que par les spécialistes du domaine. Le problème qui se pose dans le cas de M. Pielemeier est qu’il ne pouvait pas offrir un bon exemple des connaissances usuelles des «travailleurs moyens» qui oeuvrent dans l’industrie, étant donné que ses opinions reposaient sur des connaissances internes de Whirlpool, et il ne s’en cachait pas.
72 L’expert des appelantes, M. Mellinger, laissait à désirer pour une raison fort différente. Il a nié avoir quelque expérience que ce soit en matière de machines à «double effet» et il a été incapable d’exprimer une opinion sur les différences ou les similitudes de conception ou de fonctionnement qu’elles présentaient par rapport aux machines à «simple effet». Il avait une très grande expertise dans certains domaines, mais pas dans celui des machines à double effet.
73 À la date de la délivrance du brevet 734 (le 17 février 1981), les machines à double effet ne constituaient plus une technologie ésotérique que seuls les initiés pouvaient comprendre. Les machines à double effet avaient été mise en marché en juin 1975 — soit presque six ans avant la délivrance du brevet 734. Les brevets 401 et 803 relatifs au «double effet» avaient été délivrés au Canada les 2 janvier 1979 et 6 mars 1979, respectivement, et bien avant cela aux États‑Unis. Il n’y avait aucune antériorité opposable à la validité du brevet 734 étant donné que les demandes de brevet étaient simultanément en instance devant le Bureau canadien des brevets, mais, dès 1981, les machines à double effet et les brevets antérieurs étaient néanmoins bien connus et disponibles pour ceux qui avaient [traduction] «un intérêt concret dans l’objet de [l]’invention» (Catnic, précité, à la p. 242). Même si les mémoires descriptifs des brevets 401 et 803 ne précisaient pas que Whirlpool savait que le double effet aggravait les problèmes d’entrelacement, ils expliquaient cependant le fonctionnement du «double effet». Le juge de première instance a accepté la preuve selon laquelle la force exercée vers le bas par la chemise supérieure compliquait le fonctionnement de la laveuse en entraînant les vêtements vers les ailettes oscillantes. Des travailleurs ayant des compétences et des connaissances moyennes avaient disposé de six ans pour réfléchir sur les conséquences de la force exercée vers le bas (double effet) par rapport à celles de l’absence de cette force (simple effet), mais il s’agit là d’un sujet sur lequel M. Mellinger s’était apparemment peu attardé:
[traduction]
Q. Connaissez‑vous bien le genre de problèmes d’entrelacement propres à l’agitation à double effet?
R. Seulement pour avoir lu et compris ce mot — certains ouvrages que j’ai lus dans le domaine mentionnent quelque part l’entrelacement dans tous les sens. Je l’ai entendu dans des témoignages ou lu dans des affidavits. C’est un mot nouveau que je ne connaissais pas avant d’être impliqué dans la présente affaire.
Q. Il ne s’agissait donc pas d’un problème que vous connaissiez bien?
R. Je ne sais même pas s’il s’agit d’un problème différent de ceux auxquels nous avons fait face. J’ignore de quoi il s’agit.
Q. Même si vous êtes assis ici aujourd’hui et que vous témoignez, vous n’êtes pas en mesure de dire à la cour si vous savez maintenant que des problèmes d’entrelacement particuliers résultent de l’agitation à double effet? Vous ne pouvez pas en parler aujourd’hui?
R. Je ne peux pas en parler sans connaître, vous savez, les faits dont il est question.
. . .
Q. Vous avez convenu avec moi hier que vous n’aviez jamais vu précisément un agitateur à double effet muni d’ailettes rigides?
R. C’est exact.
74 Comme je l’ai mentionné, j’estime que le juge de première instance a eu tort d’accepter le témoignage qu’un employé de longue date de l’intimée Whirlpool Corporation a fait à titre de représentant du «travailleur moyen». Toutefois, je conclus également qu’il était parfaitement en droit de rejeter le témoignage de M. Mellinger pour le motif qu’il ne constituait pas un fondement factuel suffisant pour invalider les revendications du brevet 734 relatives à l’entraînement intermittent. Si je comprends bien, le juge de première instance craignait que le témoignage de M. Mellinger ne soit pas étayé par le niveau de compréhension concrète des laveuses à double effet qui, dès 1981, faisait partie des connaissances usuelles des travailleurs versés dans l’art qui s’intéressaient à cet aspect de l’industrie des laveuses. Après tout, les agitateurs à double effet étaient une grande nouveauté pour ces gens vers la fin des années 1970. Même s’il n’est pas considéré comme une personne à l’esprit inventif, le «travailleur moyen» hypothétique est tenu pour raisonnablement diligent lorsqu’il s’agit de tenir à jour sa connaissance des progrès réalisés dans le domaine dont relève le brevet. Les «connaissances usuelles» des travailleurs versés dans un art évoluent et augmentent constamment. Le juge de première instance a tenu pour avéré qu’il serait risqué de se fier au témoignage de M. Mellinger parce que ce dernier ne s’était pas tenu à jour à cet égard.
75 L’article 45 de la Loi sur les brevets crée une présomption de validité. Il incombait aux appelantes de prouver, selon la prépondérance des probabilités, que le brevet était invalide. Le juge de première instance a simplement conclu qu’on ne lui avait pas fourni une preuve suffisante pour réfuter cette présomption. La Cour d’appel fédérale lui a donné raison et je ne vois rien qui justifierait notre Cour de modifier ces conclusions de fait concordantes.
4. La contrefaçon des revendications relatives à l’«entraînement continu»
76 La question de la contrefaçon est une question mixte de droit et de fait. L’interprétation des revendications est une question de droit. La question de savoir si les activités de la défenderesse relèvent du monopole ainsi défini est une question de fait: Western Electric, précité.
77 Quant à l’interprétation des revendications, le concept de l’entraînement continu divulgué dans les revendications 6, 8 et 14 du brevet 734 ne se retrouve pas dans les brevets 401 et 803. La validité du brevet 734 ne fait aucun doute à cet égard. Les «revendications relatives à l’entraînement continu» sont libellées ainsi:
[traduction]
6. Un agitateur tel que défini à la revendication 1, dont le mécanisme d’entraînement est construit et réglé de manière à commander le mouvement continu du deuxième composant de l’agitateur.
. . .
8. L’invention faisant l’objet de la revendication 7 porte sur un mécanisme d’entraînement d’une part constitué d’une pièce d’entraînement directement reliée au composant supérieur de l’agitateur et d’autre part construit et réglé de manière que le composant supérieur de l’agitateur tourne continuellement dans une direction donnée sur l’axe vertical pendant le lavage des pièces d’étoffe.
. . .
14. . . . le perfectionnement [. . .] d’un mécanisme d’entraînement continu unidirectionnel pour assurer la rotation continue de la chemise pendant le lavage. [Je souligne.]
78 Le juge de première instance a conclu que les revendications relatives à l’entraînement intermittent et celles relatives à l’entraînement continu «ne sont ni mutuellement inclusives ni mutuellement exclusives» (par. 110). Il a dit qu’elles comportaient (au par. 110)
. . . un mouvement «intermittent continu» lorsque pendant le fonctionnement de la machine, la chemise supérieure mise en rotation effectue, de manière continue, des arrêts ou des accélérations intermittents. [. . .] Tant qu’il n’est pas sporadique, le mouvement peut très bien être envisagé par les revendications de l’invention.
79 Cela ne saurait être exact. Les revendications établissent clairement une distinction entre deux modes de fonctionnement. Les revendications 5 et 6 sont identiques, sauf que la première parle d’entraînement intermittent et la dernière, d’entraînement continu. Si les deux revendications sont identiques à d’autres égards, l’interprétation téléologique amène à déduire que les revendications visaient à décrire deux mécanismes possibles d’entraînement. Il est reconnu que [traduction] «[l]orsque deux revendications diffèrent l’une de l’autre à un seul égard, il est difficile de prétendre que l’on n’a pas fait de la caractéristique différente un élément essentiel de la revendication»: Hayhurst, loc. cit., à la p. 198; voir également Jamb Sets Ltd. c. Carlton (1963), 42 C.P.R. 65, à la p. 73 (C. de l’É.), conf. par (1965), 46 C.P.R. 192 (C.S.C.); Submarine Signal Co. c. Henry Hughes & Son, Ld. (1931), 49 R.P.C. 149, à la p. 174 (C.A. Angl.). La seule différence entre les revendications 5 et 6 est que, dans la revendication 6, le mot [traduction] «intermittent» est remplacé par le mot «continu». Manifestement, les revendications 6, 8 et 14 précisent que le mécanisme d’entraînement intermittent est remplacé par un mécanisme d’entraînement qui assure la rotation continue de la chemise. Même s’il est vrai, comme le juge de première instance l’a fait remarquer, que «des mécanismes d’entraînement intermittent et continu sont envisagés» (par. 110 (italiques ajoutés)) si on considère le brevet dans son ensemble, les revendications 6, 8 et 14 font clairement état d’un entraînement continu de sorte qu’elles ne seront contrefaites que par une machine qui entraîne le mouvement continu de la chemise. Le juge de première instance a conclu à la contrefaçon des revendications relatives à l’entraînement continu en considérant essentiellement qu’elles englobaient les revendications relatives à l’entraînement intermittent.
80 De plus, contrairement à ce que prétendent les intimées, les revendications semblent nettement exiger un certain composant structurel. Les revendications 6, 8 et 14 font chacune référence à un [traduction] «mécanisme d’entraînement». Dans la revendication 6, ce mécanisme assure la rotation continue de la chemise. Dans la revendication 8, il doit être relié directement à la chemise de manière à ce qu’elle tourne continuellement. La revendication 14 mentionne un mécanisme d’entraînement qui assure la rotation continue de la chemise.
81 La Cour d’appel fédérale a considéré que les revendications 6, 8 et 14 exigent un mécanisme d’entraînement continu plutôt qu’intermittent, et je conviens qu’en droit il s’agit de la bonne façon d’interpréter ces revendications.
82 La preuve de contrefaçon n’est pas très satisfaisante. Les appelantes ont refusé de faire décrire par un témoin le mécanisme d’entraînement utilisé dans leurs machines visées par les allégations de contrefaçon, et ont préféré plaider simplement l’insuffisance de la preuve présentée par les intimées. Quelle que soit la preuve obtenue lors de l’interrogatoire préalable relativement au fonctionnement du mécanisme des appelantes, elle n’était apparemment pas concluante. Le juge de première instance a fondé son opinion sur une bande vidéo montrant la rotation d’une chemise de General Electric dans le cas «d’une lessive petite ou moyenne».
83 L’argument des intimées relativement à la contrefaçon semble se résumer à ceci. Les chemises de cuve ne tournent pas à moins d’être entraînées. Si on voit la chemise de GE tourner de façon continue, on peut déduire qu’elle est reliée à un mécanisme d’entraînement capable de lui imprimer un mouvement de rotation continu. L’avocat des appelantes a indiqué que l’eau de la cuve faisait peut‑être tourner la chemise, mais on se serait plutôt attendu à ce que le ressac produit par les ailettes oscillantes inférieures crée une résistance intermittente de l’eau à cette rotation continue.
84 Même s’il pouvait s’agir d’une bonne tactique, le fait que les appelantes aient invoqué le fardeau de preuve a placé la cour dans une position difficile. Même si elle était mince, la preuve de contrefaçon présentée par les intimées a été soupesée en fonction d’une absence totale de preuve contraire. La Cour d’appel fédérale a conclu que la preuve sur bande vidéo étayait la déduction qu’il y avait entraînement continu en plus de la rotation continue observée. J’estime que, en l’absence de tout élément de preuve contraire présenté par GE, la cour pouvait utiliser cette déduction pour conclure qu’il y avait, en fait, contrefaçon de la revendication relative à l’entraînement continu.
85 Les appelantes ont fait valoir, de leur côté, que la conclusion de fait que la Cour d’appel fédérale a tirée à cet égard différait de celle du juge de première instance qui, comme nous l’avons vu, a considéré à tort que les revendications prévoyaient qu’il se pouvait que «la chemise supérieure [. . .] effectue, de manière continue, des arrêts ou des accélérations intermittents [. . .] [t]ant qu[e] [le mouvement] n’[était] pas sporadique» (par. 110), et a constaté, en visionnant la bande vidéo, que «[p]arfois, [le mouvement] semble continu, parfois il semble intermittent» (par. 105). La Cour d’appel fédérale, qui a considéré à juste titre que les revendications exigeaient l’entraînement continu ou la rotation continue ou les deux à la fois, a visionné la même preuve sur bande vidéo qui l’a convaincue que «le mouvement du composant supérieur du produit des appelantes en action en présence de lessives petites et moyennes était continu [. . .] [et que] le mouvement démontré par la pièce parl[ait] de lui‑même» (par. 32). La Cour d’appel fédérale pouvait tirer cette conclusion de fait car le juge de première instance avait mal interprété la revendication et s’était ainsi trompé quant à savoir ce qu’il devait examiner. Après avoir décidé de ne présenter aucun élément de preuve sur cette question, les appelantes sont mal venues de prétendre que la Cour d’appel fédérale a commis une erreur manifeste en tirant cette conclusion de fait.
V. Dispositif
86 Le pourvoi est donc rejeté avec dépens en faveur des intimées.
Pourvoi rejeté avec dépens.
Procureurs des appelantes: Smart & Biggar, Ottawa; Dimock Stratton Clarizio, Toronto.
Procureurs des intimées: Barrigar & Moss, Toronto.