M.B. c. Colombie-Britannique, [2003] 2 R.C.S. 477, 2003 CSC 53
Sa Majesté la Reine du chef de
la province de la Colombie-Britannique Appelante/intimée au pourvoi incident
c.
M.B. Intimée/appelante au pourvoi incident
et
Procureur général du Canada, Nation Aski Nishnawbe, Insurance
Corporation of British Columbia, Patrick Dennis Stewart, F.L.B.,
R.A.F., R.R.J., M.L.J., M.W., Victor Brown, Benny Ryan Clappis,
Danny Louie Daniels, Robert Daniels, Charlotte (Wilson) Guest,
Daisy (Wilson) Hayman, Irene (Wilson) Starr, Pearl (Wilson)
Stelmacher, Frances Tait, James Wilfrid White, Allan George
Wilson, Donna Wilson, John Hugh Wilson, Terry Aleck,
Gilbert Spinks, Ernie James et Ernie Michell Intervenants
Répertorié : M.B. c. Colombie-Britannique
Référence neutre : 2003 CSC 53.
No du greffe : 28616.
2002 : 5, 6 décembre; 2003 : 2 octobre.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour, LeBel et Deschamps.
en appel de la cour d’appel de la colombie-britannique
POURVOI et POURVOI INCIDENT contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique (2001), 197 D.L.R. (4th) 385 (sub nom. B. (M.) c. British Columbia), [2001] 5 W.W.R. 6, 151 B.C.A.C. 70, 249 W.A.C. 70, 87 B.C.L.R. (3d) 12, 4 C.C.L.T. (3d) 163, [2001] B.C.J. No. 586 (QL), 2001 BCCA 227, avec motifs supplémentaires (2002), 10 C.C.L.T. (3d) 76, 99 B.C.L.R. (3d) 256, 164 B.C.A.C. 247, 268 W.A.C. 247, 211 D.L.R. (4th) 295, [2002] 5 W.W.R. 327, [2002] B.C.J. No. 390 (QL), 2002 BCCA 142, qui a modifié une décision de la Cour suprême de la Colombie-Britannique, [2000] B.C.J. No. 909 (QL), 2000 BCSC 735. Pourvoi accueilli et pourvoi incident rejeté, la juge Arbour est dissidente en partie.
John J. L. Hunter, c.r., Thomas H. MacLachlan, c.r., et Karen Horsman, pour l’appelante/intimée au pourvoi incident.
Gail M. Dickson, c.r., Karen E. Jamieson et Cristen L. Gleeson, pour l’intimée/appelante au pourvoi incident.
David Sgayias, c.r., et Kay Young, pour l’intervenant le procureur général du Canada.
Susan M. Vella et Elizabeth K. P. Grace, pour l’intervenante la Nation Aski Nishnawbe.
Christopher E. Hinkson, c.r., et Guy P. Brown, pour l’intervenante Insurance Corporation of British Columbia.
David Paterson et Diane Soroka, pour les intervenants Patrick Dennis Stewart et autres.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, LeBel et Deschamps rendu par
1 La Juge en chef — Le présent pourvoi porte principalement sur la question de savoir si, en vertu de la règle de la responsabilité du fait d’autrui ou en raison de son manquement à une obligation intransmissible, l’État est responsable de la violence sexuelle exercée par un père de famille d’accueil contre une enfant placée chez lui. Il y est également question des dommages‑intérêts accordés par la juge de première instance.
2 Le pourvoi a été entendu conjointement avec les affaires K.L.B. c. Colombie‑Britannique, [2003] 2 R.C.S. 403, 2003 CSC 51, et E.D.G. c. Hammer, [2003] 2 R.C.S. 459, 2003 CSC 52. Dans K.L.B., notre Cour a examiné en détail la question de savoir sur quel fondement, le cas échéant, l’État doit être tenu responsable des mauvais traitements que les parents de famille d’accueil infligent aux enfants qui leur sont confiés. Les principes établis dans cette affaire déterminent l’issue du présent pourvoi.
3 Sur le fondement des principes établis dans K.L.B., et pour les motifs qui suivent, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi.
I. Les faits
4 L’intimée, M.B., a été appréhendée par le Ministry of Social Services de la Colombie‑Britannique en mai 1975, à l’âge de 13 ans. Elle venait d’une famille grandement perturbée. Sa mère souffrait de maladie chronique et avait développé une dépendance aux médicaments. Son père était souvent violent et avait agressé sexuellement M.B. alors qu’elle n’avait que quatre ans et pendant les huit années qui allaient suivre. Il a par la suite été déclaré coupable d’un certain nombre d’infractions criminelles pour les agressions sexuelles commises contre elle.
5 En juillet 1975, M.B. a été placée sous la tutelle provisoire du Superintendent of Child Welfare, puis chez M. et Mme P. qui étaient parents d’accueil depuis de nombreuses années. Madame P. étant malade à l’époque où M.B. vivait avec eux, c’est principalement M. P. qui a pris soin de M.B. et des deux autres enfants hébergés dans la famille en 1975 et 1976.
6 Monsieur P. a commencé à cette époque à se livrer à des comportements sexuellement inappropriés. Il s’est notamment masturbé dans des aires communes de la maison où les filles confiées aux soins de la famille pouvaient l’observer, il a eu des contacts physiques avec M.B. et une autre fille qu’il hébergeait, les mettant toutes deux mal à l’aise, et il a offert à M.B. une bague et l’usage d’une voiture en échange de faveurs sexuelles, ce qu’elle a refusé. Selon la juge de première instance, ni les amis de M. P. ni les travailleurs sociaux s’occupant des enfants n’ont eu l’occasion d’observer ces comportements inappropriés lors de leurs visites, puisque M. P. ne se livrait pas à de tels actes en présence d’adultes. Pendant son séjour chez lui, M.B. n’a jamais parlé à quiconque du comportement inapproprié de M. P.
7 Au cours de cette période, la travailleuse sociale s’occupant de M.B. a pris peu de mesures, sinon aucune, pour surveiller et contrôler son placement en famille d’accueil. La juge de première instance n’a relevé aucune preuve de visites au domicile des P. ou de contacts directs avec M.B. lorsque celle‑ci y vivait. La travailleuse sociale lui a certes offert une aide psychologique pour avoir été agressée sexuellement par son père, mais soit que M.B. ait refusé cette aide, soit qu’elle y ait mis un terme.
8 C’est vers la fin de juin 1976 que M. P. a agressé sexuellement M.B. Celle‑ci a quitté immédiatement le foyer d’accueil et est retournée chez sa mère. La juge de première instance a constaté que M.B. n’avait pas fait part de cette agression à la travailleuse sociale. Elle a également estimé que, vu l’absence d’une bonne relation entre M.B. et la travailleuse sociale, il aurait été très surprenant qu’une aide psychologique additionnelle incite M.B. à aller vivre dans un autre foyer d’accueil.
9 La vie de M.B. à la maison, avec sa mère et son frère, était chaotique. Même si son père avait cessé de leur rendre visite et ne représentait désormais plus une menace, sa mère souffrait toujours de pharmacodépendance et était hospitalisée périodiquement pour des surdoses. M.B. a dû s’occuper au premier chef de sa mère et de son frère. Elle n’a pas terminé sa 9e année et a été expulsée de l’école en 10e année. Les travailleurs sociaux ont tenté d’aider la famille, mais leur aide était surtout dirigée vers la mère et le jeune frère de M.B. Sa mère a bénéficié de services pour sa toxicomanie et des travailleurs sociaux ont été chargés de motiver son frère à fréquenter l’école. Sa mère s’est suicidée en 1983.
10 Monsieur et Mme P. étaient tous deux décédés lorsque M.B. a intenté son action en 1997. M.B. a poursuivi l’État, alléguant la négligence, la responsabilité du fait d’autrui, le manquement à une obligation intransmissible et le manquement à une obligation fiduciaire. Le père biologique de M.B. avait initialement été constitué défendeur, mais un règlement est intervenu avant la tenue du procès.
11 En première instance, la juge Levine a considéré que, bien que les travailleurs sociaux s’occupant de M.B. aient fait preuve de négligence dans la surveillance et le contrôle du placement, cette négligence n’était pas une cause des agressions ([2000] B.C.J. No. 909 (QL), 2000 BCSC 735). À son avis, même si les visites au domicile des P. avaient été plus fréquentes, les travailleurs sociaux n’auraient pu détecter le comportement sexuellement inapproprié de M. P. ni soupçonner qu’il allait agresser M.B. Quoiqu’un contact régulier avec la travailleuse sociale chargée de son cas et une relation de confiance plus intime avec elle eussent pu inciter M.B. à lui révéler les incidents, la juge Levine a estimé que cette possibilité était trop hypothétique pour conclure à un lien de causalité. Elle a toutefois tenu l’État responsable du fait d’autrui pour le délit civil commis par M. P. contre M.B. ainsi que pour le manquement de ce dernier à son obligation fiduciaire envers elle. La juge Levine a aussi estimé que le délit commis par M. P. constituait également un manquement à l’obligation intransmissible de l’État de veiller au bien‑être des enfants placés en famille d’accueil. Elle a conclu que l’État n’a pas manqué à son obligation fiduciaire parce qu’il n’a pas abusé de la confiance de M.B. pour son propre avantage personnel.
12 L’État a interjeté appel auprès de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique sur les questions relatives à la responsabilité du fait d’autrui et au manquement à une obligation intransmissible ((2001), 87 B.C.L.R. (3d) 12, 2001 BCCA 227). Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont rejeté l’appel de l’État mais ont réduit l’indemnité pour les pertes non pécuniaires, estimant que la juge Levine avait omis d’exclure les effets imputables à la violence infligée à M.B. par son père biologique avant son placement en famille d’accueil. La juge Prowse et le juge Mackenzie ont tous deux confirmé la conclusion que l’État avait manqué à une obligation intransmissible. La juge Prowse a aussi confirmé la conclusion sur l’opportunité de retenir la responsabilité du fait d’autrui. Le juge Mackenzie a pour sa part rejeté cette conclusion au motif que les parents de famille d’accueil ne sont pas des employés de l’État. Inscrivant sa dissidence, le juge en chef McEachern de la Colombie-Britannique aurait accueilli l’appel. À son avis, l’État ne pouvait être tenu responsable du fait d’autrui parce qu’il n’exerçait aucun contrôle sur les activités quotidiennes des foyers d’accueil; et, dans son esprit, la loi applicable n’imposait pas à l’État l’obligation intransmissible de garantir que les enfants placés en famille d’accueil ne subiraient aucun préjudice.
13 Après avoir rendu jugement, la Cour d’appel a formé un comité de cinq membres chargé de se pencher sur deux autres questions liées aux dommages‑intérêts. Il s’agissait de savoir s’il fallait déduire les prestations d’aide sociale versées à M.B. du montant accordé au titre de la perte de revenus passée et de déterminer la façon de calculer les intérêts avant jugement sur ce montant. Par une majorité de trois contre deux, la Cour d’appel a conclu que les prestations d’aide sociale n’auraient pas dû être déduites, mais elle a réduit le montant accordé au titre de la perte de revenus passée au motif qu’il convenait de prendre dûment en compte les effets des agressions antérieures de M.B. par son père biologique ((2002), 99 B.C.L.R. (3d) 256, 2002 BCCA 142). De plus, la cour a statué que les intérêts avant jugement sur l’indemnité pour perte de revenus passée devaient être calculés, non pas sur le plein montant de l’indemnité depuis la commission du délit, comme l’avait fait la juge de première instance, mais bien sur l’indemnité considérée comme un revenu reçu à intervalles réguliers de six mois au cours de la période ayant précédé le procès.
14 L’État se pourvoit aujourd’hui devant notre Cour sur la question de la responsabilité et sur celle de savoir si la Cour d’appel a correctement statué que les prestations d’aide sociale ne sont pas déductibles du montant accordé pour perte de revenus passée. Dans un pourvoi incident, M.B. soulève deux autres questions liées aux dommages‑intérêts, à savoir, premièrement, si la Cour d’appel a eu raison de réduire les montants accordés pour perte non pécuniaire et perte de revenus passée au motif que la juge de première instance a omis de prendre en compte les effets de la violence ayant précédé le placement en foyer d’accueil et, deuxièmement, s’il convient, aux fins de calcul des intérêts avant jugement sur l’indemnité pour perte de revenus passée, de considérer cette indemnité comme un revenu reçu à intervalles réguliers de six mois au cours de la période antérieure au procès.
II. Questions en litige
15 Nous sommes donc saisis des questions suivantes :
(1) L’État est-il responsable du fait d’autrui pour la violence sexuelle exercée contre M.B. par son père d’accueil?
(2) L’État a‑t‑il manqué à une obligation intransmissible?
(3) La Cour d’appel a‑t‑elle commis une erreur en modifiant le montant des dommages‑intérêts fixé par la juge de première instance au motif qu’elle les aurait répartis différemment, que les prestations d’aide sociale ne sont pas déductibles ou que les intérêts avant jugement devaient être calculés sur un montant échelonné?
III. Analyse
1. L’État est‑il responsable du fait d’autrui pour la violence sexuelle exercée contre M.B. par son père d’accueil?
16 La réponse à cette question se trouve dans l’arrêt K.L.B., où l’on a statué que l’État n’est pas responsable du fait d’autrui pour les délits commis par des parents de famille d’accueil contre les enfants qui leur sont confiés, au motif que ces parents n’agissent pas, au jour le jour, « pour le compte » ou au nom de l’État. Pour ce motif, analysé plus en détail dans K.L.B., il serait inopportun de tenir l’État responsable du fait d’autrui pour la violence sexuelle exercée contre M.B. par son père d’accueil. Je suis donc d’avis d’accueillir le pourvoi de l’État sur cette question.
2. L’État a‑t‑il manqué à une obligation intransmissible?
17 Hormis quelques modifications qui ne touchent pas au fond des dispositions en cause, la loi qui s’applique à la présente espèce est la même que celle qui a été examinée dans K.L.B. : Protection of Children Act, R.S.B.C. 1960, ch. 303 (mod. S.B.C. 1968, ch. 41). (Les dispositions législatives pertinentes sont reproduites dans l’annexe.) Comme on le souligne au par. 34 de K.L.B., la Loi impose au surintendant un certain nombre d’obligations intransmissibles, notamment : veiller au bien‑être physique de l’enfant avant son placement en famille d’accueil (par. 8(8)); placer l’enfant dans un établissement propre à répondre le mieux possible à ses besoins ou le confier à une société d’aide à l’enfance (par. 11(1) et 11A(1)); et faire rapport au ministre s’il estime que la société d’aide à l’enfance ou la famille d’accueil ne sert pas l’intérêt supérieur de l’enfant confié à sa garde ou à ses soins (par. 15(3)). Ce sont toutes là des obligations intransmissibles qui visent à faire en sorte que certains actes bien précis soient accomplis en ce qui concerne les soins aux enfants. Cependant, rien dans la Loi ne donne à penser que le surintendant est soumis à une obligation générale intransmissible de s’assurer qu’aucun enfant ne subisse de préjudice résultant des mauvais traitements ou de la négligence de ses parents d’accueil, obligation qui le rendrait responsable de leur conduite délictueuse.
18 Pour ces motifs, exposés en détail dans l’arrêt K.L.B., je suis d’avis d’accueillir le pourvoi de l’État sur la question de l’obligation intransmissible.
3. La Cour d’appel a‑t‑elle eu raison de réduire le montant de l’indemnité pour perte non pécuniaire et pour perte de revenus passée?
19 Étant donné ma conclusion que l’État n’est pas responsable envers M.B., il n’est pas nécessaire de trancher les trois questions relatives aux dommages‑intérêts. Cependant, pour guider l’analyse des questions soulevées, je les examinerai brièvement.
20 Les trois questions relatives à la fixation des dommages‑intérêts sont les suivantes :
a) La juge de première instance a‑t‑elle déduit à juste titre les prestations d’aide sociale de l’indemnité accordée à M.B. pour [traduction] « perte de la capacité de gagner un revenu dans le passé »?
b) Quelle méthode convient‑il d’appliquer pour calculer les intérêts sur cette perte? Les intérêts doivent‑ils courir sur le plein montant de cette partie de l’indemnité à compter du moment où la cause d’action a pris naissance, ou cette partie de l’indemnité devrait‑elle être considérée comme un flux de revenu, c’est‑à‑dire comme un revenu reçu à intervalles réguliers au cours de la période ayant précédé le procès?
c) La Cour d’appel a‑t‑elle eu raison de réduire le montant de l’indemnité au motif que la juge Levine avait omis d’exclure les effets des agressions antérieures de M.B. par son père biologique?
a) Déductibilité des prestations d’aide sociale
21 En première instance, la juge Levine a accordé à M.B. des dommages‑intérêts de 172 726,04 $. Ce montant comprenait une indemnité au titre de la [traduction] « perte de la capacité de gagner un revenu dans le passé », au montant net de 10 000 $. Pour arriver à ce dernier montant, elle a déduit les prestations d’aide sociale versées à M.B. d’une indemnité brute d’environ 132 000 $. Elle n’a pas précisé la raison pour laquelle elle déduisait les prestations d’aide sociale, se bornant à renvoyer à l’arrêt M. (M.) c. F. (R.) (1997), 52 B.C.L.R. (3d) 127, où la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a statué que les prestations d’aide sociale étaient déductibles.
22 Dans son jugement initial au fond, la Cour d’appel a substitué une indemnité de 50 000 $ au titre de la perte de la capacité de gagner un revenu dans le passé, sans déduction des prestations d’aide sociale. Au paragraphe 106 des motifs, le juge Mackenzie dit que [traduction] « l’arrangement concernant l’aide sociale est une question incidente entre la demanderesse et le gouvernement provincial qui ne devrait pas influer sur le montant des dommages‑intérêts », sans autrement préciser pourquoi il ne déduisait pas les prestations d’aide sociale.
23 Les avocats ont présenté à la cour une demande écrite pour obtenir des précisions sur les dommages‑intérêts. La cour a donc formé un comité de cinq juges chargé de trancher les questions de la déductibilité des prestations d’aide sociale et des intérêts avant jugement. Par une majorité de trois contre deux, la cour a conclu que les prestations d’aide sociale ne devaient pas être déduites du montant accordé au titre de la perte de revenus passée.
24 Il faut d’abord se demander si l’aide sociale constitue une forme de remplacement du revenu. Dans la négative, il n’y a pas double indemnisation. Dans l’affirmative, il faudra en outre se demander s’il est possible, en vertu d’une exception existante ou nouvelle, de soustraire l’aide sociale à la règle interdisant la double indemnisation.
(i) L’aide sociale constitue‑t‑elle une forme de remplacement du revenu?
25 On prétend que l’aide sociale n’est pas une forme de remplacement du revenu parce qu’elle est octroyée en fonction des besoins pour soulager la pauvreté.
26 À mon sens, cet argument est mal fondé. Les prestations d’aide sociale visent assurément à soulager la pauvreté, le besoin étant le critère pertinent à cette fin. Cependant, comme le juge Smith de la Cour d’appel l’a fait remarquer dans ses motifs dissidents en l’espèce, cela ne signifie pas qu’elles ne visent pas à remplacer le salaire. Au contraire, cela indique que ces prestations visent à remplacer la partie du revenu d’emploi qui serait normalement consacrée à la satisfaction des besoins essentiels (par. 162). La plupart des gens qui demandent l’aide sociale le font parce que leur revenu ne leur permet pas de subvenir à leurs besoins essentiels, la source normale d’un revenu suffisant étant l’emploi, quel qu’il soit. L’aide sociale se substitue par conséquent au revenu que la plupart des gens auraient touché grâce à un emploi. Elle n’a pas pour objet de remplacer tout le revenu qu’ils auraient touché s’ils avaient eu un emploi. L’aide sociale ne remplace le revenu d’emploi que dans la mesure nécessaire pour répondre aux besoins essentiels. Elle ne constitue pas moins un « remplacement du revenu » du simple fait qu’elle ne remplace qu’une portion du revenu qu’une personne aurait par ailleurs pu toucher.
27 En toute déférence, les arguments contraires ne résistent pas à l’examen. La juge Prowse a fait observer que ni la Guaranteed Available Income For Need Act, R.S.B.C. 1979, ch. 158 (la « GAIN »), ni la BC Benefits (Income Assistance) Act, R.S.B.C. 1996, ch. 27 — la loi en vertu de laquelle M.B. a reçu des prestations d’aide sociale — , ne décrivent l’aide sociale comme un « remplacement du revenu » ou un « remplacement du salaire ». Cela n’est toutefois pas déterminant. La juge Prowse a également fait valoir que les emplois antérieurs et l’employabilité future ne constituent pas, sous le régime de cette loi, des conditions préalables à l’octroi de l’aide sociale. Encore une fois, cela ne semble pas déterminant puisque l’intention du législateur était peut‑être notamment de fournir un revenu de remplacement à ceux qui sont incapables de travailler. Le troisième argument qu’invoque la juge Prowse, à savoir que nulle part dans la loi on n’envisage le remboursement des prestations d’aide sociale à même le montant d’éventuels dommages‑intérêts, ne nous éclaire pas davantage sur la question de savoir si l’aide sociale remplace partiellement le revenu. Le juge Mackenzie a indiqué que les prestations d’aide sociale ne faisaient pas double emploi avec les dommages‑intérêts octroyés en indemnisation d’un délit parce qu’elles [traduction] « sont versées sans égard à quelque perte que ce soit », telle la perte résultant d’un délit (par. 104). Or l’incapacité de gagner un revenu grâce à un emploi est une perte. Certes, il ne s’agit pas invariablement d’une perte résultant d’un délit. Mais pour décider si une certaine catégorie de prestation parallèle « fait double emploi » avec un certain chef de dommage, il ne s’agit pas de se demander si la prestation visait à compenser une perte résultant d’un délit, mais simplement si elle appartient à la même catégorie que le chef précis de dommage invoqué en droit de la responsabilité délictuelle — soit, en l’occurrence, le remplacement du revenu. Comme deuxième argument, le juge Mackenzie a fait valoir que les prestations d’aide sociale versées à M.B. ne pouvaient en aucun cas faire double emploi avec le plein montant des dommages‑intérêts, ceux‑ci étant accordés pour une période beaucoup plus longue. Or le montant accordé en indemnisation de la perte de capacité de gain compense en réalité la perte de l’usage de cette capacité sur une période quelconque. À cette fin, il importe peu de savoir pendant combien de temps M.B. a reçu de l’aide sociale au cours de cette période.
28 Je conclus qu’aucun argument n’a été avancé pour réfuter la proposition sensée selon laquelle les prestations d’aide sociale constituent une forme de remplacement du revenu. Il s’ensuit que ces prestations ne peuvent être considérées comme non déductibles en common law que si elles tombent sous le coup de l’exception visant les dons de charité, ou si notre Cour crée une nouvelle exception. Autrement, leur non‑déduction équivaudrait à une double indemnisation.
(ii) L’aide sociale relève-t-elle de l’exception visant les dons de charité?
29 Subsidiairement, la juge Prowse et l’avocate de M.B. soutiennent toutes deux que les prestations d’aide sociale relèvent de l’exception visant les dons de charité et qu’elles échappent ainsi à la règle interdisant la double indemnisation parce qu’elles s’apparentent aux dons de charité par leur objet, qui est de soulager le besoin.
30 Bien qu’attrayant à première vue, cet argument procède d’une mauvaise interprétation du fondement de l’exception visant les dons de charité. Le fondement de cette exception n’est pas lié à l’objet des dons de charité. Il importe donc peu de savoir si les prestations d’aide sociale ont le même objet que les dons de charité versés par des particuliers. La raison d’être de cette exception réside dans l’impact qu’une règle prescrivant la déductibilité pourrait avoir à l’égard des individus désireux d’aider les plus démunis, l’objectif étant de ne pas les en décourager. De plus, il est difficile d’évaluer la valeur pécuniaire de certaines formes de charité privée — de déterminer, par exemple, ce que vaut la compagnie qu’on apporte, l’aide pour faire les courses, ou le fait d’élever un « chien assistant » et de l’entraîner à exécuter les tâches qu’une personne devenue handicapée ne peut plus désormais accomplir (voir Cunningham c. Wheeler, [1994] 1 R.C.S. 359, p. 370, la juge McLachlin).
31 Aucun de ces principes sous-jacents à l’exception visant les dons de charité ne semble s’appliquer dans le cas des prestations d’aide sociale versées par l’État, comme la Cour d’appel l’a effectivement reconnu dans l’arrêt M. (M.) c. F. (R.), précité, où les prestations d’aide sociale ont été déduites du montant des dommages‑intérêts. La valeur des prestations d’aide sociale n’est pas difficile à établir. En outre, les régimes publics étant déjà en place et les prestataires ayant droit à l’assistance s’ils satisfont à certains critères, il n’est guère possible que l’État soit dissuadé de verser ces prestations ou recoure à son pouvoir discrétionnaire pour les refuser aux personnes susceptibles dans l’avenir de se voir octroyer des dommages‑intérêts. Pour ce qui est du point soulevé par l’avocate de M.B. à savoir que les contribuables s’indigneront à l’idée de « subventionner » des individus se livrant à la violence sexuelle, il semble peu probable qu’on veuille priver d’aide sociale une personne réellement dans le besoin sous prétexte que si l’aide était accordée, l’auteur d’un délit pourrait éventuellement faire déduire les prestations des dommages-intérêts qu’il serait condamné à verser.
(iii) Une exception de politique générale pour l’aide sociale?
32 Une dernière possibilité demeure, soit que notre Cour crée, pour les prestations d’aide sociale, une nouvelle exception à la règle générale de la déductibilité.
33 Il est difficile de justifier rationnellement la création d’une nouvelle exception de politique générale visant l’aide sociale. Étant donné que les prestations d’aide sociale proviennent des fonds publics, auxquels les contribuables contribuent en croyant qu’ils serviront à des fins légitimes comme le soulagement de besoins réels, il semble injuste du point de vue des contribuables de permettre à certains demandeurs de toucher ces fonds et de recevoir ce montant une deuxième fois sous forme de dommages‑intérêts. Une exception de politique générale prévoyant la non‑déductibilité des prestations d’aide sociale semblerait alors injustifiable pour des motifs d’équité. En outre, une règle prescrivant la non‑déductibilité des prestations d’aide sociale pourrait aussi s’avérer inefficace. Si les tribunaux confirmaient une telle règle, les législatures instaureraient peut-être des régimes prévoyant le recouvrement des prestations d’aide sociale auprès des demandeurs ayant gain de cause. Les auteurs font valoir que ces régimes donnent lieu à une répartition moins efficace des pertes que la règle simple de la déductibilité des prestations d’aide sociale : voir plus loin. Il semble donc difficile de justifier la création d’une nouvelle exception de politique générale visant l’aide sociale, qu’on la fasse reposer sur des considérations d’équité ou d’efficacité.
34 Une autre raison milite à l’encontre de la création d’une nouvelle exception à la règle de la déductibilité, soit la quasi-unanimité de ceux qui ont examiné la proposition que la déductibilité soit maintenue.
35 Dans son ouvrage The Law of Torts (9e éd. 1998), John Fleming fait valoir que l’aide sociale étant accordée en fonction des besoins et provenant des fonds publics, [traduction] « rien ne justifie qu’un demandeur puisse recouvrer de cette source [les fonds publics] et de l’auteur du délit une indemnité excédant sa perte réelle » (p. 280).
36 Ken Cooper‑Stephenson, dans son ouvrage Personal Injury Damages in Canada (2e éd. 1996), p. 581, soulève des considérations d’ordre économique et conclut que la déduction des prestations du montant des dommages‑intérêts constitue [traduction] « le mécanisme le plus satisfaisant de répartition des pertes », cette solution étant préférable au recouvrement subséquent par l’État de la valeur de l’aide sociale versée.
37 Dans son article « Deducting collateral benefits from damages : principle and policy » (1998), 18 Legal Studies 15, Richard Lewis préconise lui aussi la déductibilité. Il fait remarquer qu’une règle simple prescrivant la déductibilité [traduction] « évite les coûts administratifs et les frais de litige qu’entraîne parfois inutilement le recouvrement » (p. 17).
38 Les tribunaux adoptent également de plus en plus le principe général de la déductibilité. En particulier, les tribunaux d’instance inférieure ont statué que le raisonnement sous-tendant l’exception visant les dons de charité ne s’appliquait pas aux prestations d’aide sociale, et que celles‑ci devaient être déduites des dommages‑intérêts accordés en matière délictuelle au titre de la perte de la capacité de gain : voir M. (M.) c. F. (R.), précité; Bustard c. Boucher, [1997] A.N.-B. no 39 (QL) (B.R.); Cockerill c. Willms Transport (1964) Ltd. (2001), 284 A.R. 256, 2001 ABQB 136; Ramsay (Tichkowsky) c. Bain (1995), 170 A.R. 298 (B.R.); M.S. c. Baker (2001), 309 A.R. 1, 2001 ABQB 1032.
39 Le principe de la déductibilité est également compatible avec l’arrêt Krangle (Tutrice à l’instance de) c. Brisco, [2002] 1 R.C.S. 205, 2002 CSC 9, que nous avons rendu récemment. Cette affaire portait sur une réclamation pour des dommages‑intérêts destinés à pourvoir aux besoins futurs de l’intimé en foyer de groupe lorsqu’il aura atteint l’âge de 19 ans. Le juge de première instance avait refusé d’accorder des dommages‑intérêts pour ces frais au motif que, dans l’avenir, l’intimé serait admissible aux prestations sociales versées mensuellement en vertu de la même loi que celle qui est en cause dans le présent pourvoi — la GAIN — , et que ces prestations couvriraient alors ces frais. La Cour a estimé que cette conclusion s’imposait. Quoique le raisonnement de la Cour ait reposé sur la question de savoir si c’est aux parents ou à l’État qu’incombe la responsabilité d’absorber les frais associés à l’invalidité d’un enfant lorsque celui‑ci aura atteint l’âge adulte, cet arrêt revêt une certaine pertinence en l’espèce en ce que la Cour visait fondamentalement à éviter la double indemnisation dans une telle situation. S’il convient de déduire du montant des dommages‑intérêts les prestations d’aide sociale qui pourraient être versées dans l’avenir, en vue d’éliminer le risque d’une double indemnisation, il conviendrait également, me semble‑t‑il, de déduire les prestations d’aide sociale qui ont été versées dans le passé.
40 Enfin, les autorités d’autres pays tendent de plus en plus à favoriser une politique de déductibilité. En Angleterre, la Commission Pearson concluait en 1978 que :
[traduction] . . . le temps est venu de coordonner à tous égards les dommages‑intérêts pour la commission d’un délit et la sécurité sociale. Il ne faut pas permettre qu’une personne lésée, ou les personnes à sa charge, soient indemnisées deux fois, non seulement parce que ce serait inéquitable, mais aussi parce que ce serait un gaspillage.
(Rapport de la Royal Commission on Civil Liability and Compensation for Personal Injury (1978), vol. I, p. 107, par. 475)
Suivant ce conseil, le législateur a instauré en 1989 un régime de recouvrement par lequel l’État peut recouvrer le montant de certaines prestations versées à ceux qui se voient par la suite accorder des dommages‑intérêts. Ce régime a été mis en vigueur par la Social Security (Recovery of Benefits) Act 1997 (U.K.), 1997, ch. 27. Les prestations publiques qui ne sont pas visées par le régime de recouvrement sont assujetties à la règle de la déductibilité de la common law.
41 Avant l’édiction de cette loi, la Cour d’appel de l’Angleterre et la Chambre des lords avaient toutes deux recommandé la déductibilité des prestations d’aide sociale (modifiant la règle antérieure de non‑déductibilité en common law). Dans Lincoln c. Hayman, [1982] 2 All E.R. 819, la Cour d’appel a statué que les prestations versées au demandeur en vertu d’un régime public de soutien du revenu étaient déductibles du montant accordé au titre de la perte de revenus passée. À la p. 823, lord Waller a donné un exposé utile de la raison pour laquelle la déductibilité s’imposait pour éviter la double indemnisation. L’explication qu’il a avancée semble également s’appliquer à la présente espèce :
[traduction] Lorsqu’il [le demandeur] a perdu son emploi, il n’a pas perdu tout son revenu étant donné qu’une partie de cette perte a été compensée par une prestation additionnelle. Si la prestation additionnelle n’est pas prise en compte ni déduite, le demandeur sera indemnisé au‑delà des dommages qu’il a subis. Il réalisera un profit inattendu.
De même, dans l’arrêt Hodgson c. Trapp, [1989] 1 A.C. 807, la Chambre des lords a dit que les prestations prévues par la loi sous forme d’allocations pour les soins et le transport de personnes handicapées étaient déductibles du montant des dommages‑intérêts au motif que [traduction] « [p]ermettre la double indemnisation [. . .] au détriment à la fois des contribuables et des assureurs ne saurait à mon avis se justifier par quelque motif rationnel » (p. 823, lord Bridge).
42 L’Australie, elle aussi, a adopté une loi prescrivant la réduction ou le recouvrement de toutes les prestations de sécurité sociale dès la réception d’une forme quelconque d’indemnité pour le préjudice subi, en vertu de la Health and Other Services (Compensation) Act 1995 (voir Fleming, op. cit., p. 280).
43 Je conclus que notre Cour ne devrait pas créer de nouvelle exception de politique générale à la règle de la déductibilité.
b) Calcul des intérêts avant jugement
44 La deuxième question relative aux dommages‑intérêts consiste à savoir si la Cour d’appel a calculé comme il se doit les intérêts avant jugement sur le montant accordé au titre de la perte de capacité de gain. La Cour d’appel a statué que ce montant devait être considéré comme une indemnité pour la perte d’un flux de revenu s’étendant sur la période ayant précédé le procès et, partant, que les intérêts avant jugement devaient être calculés semestriellement, conformément à l’al. 1(2)b) de la Court Order Interest Act, R.S.B.C. 1996, ch. 79 (la « COIA »).
45 Le paragraphe 1(1) de la COIA énonce la règle générale suivant laquelle les dommages pécuniaires doivent être majorés des intérêts avant jugement au taux que le tribunal estime indiqué. Le paragraphe 1(2) de la COIA prévoit une exception à cette règle dans le cas des [traduction] « dommages-intérêts particuliers », dont les intérêts doivent être calculés à des termes périodiques. Il dispose :
[traduction]
1 . . .
(2) Par dérogation au paragraphe (1), lorsque l’ordonnance consiste en tout ou en partie en des dommages-intérêts particuliers, les intérêts calculés sur cette somme doivent l’être à compter de la fin de chaque période de 6 mois au cours de laquelle ces dommages particuliers ont été subis jusqu’à la date de l’ordonnance sur le plein montant des dommages particuliers subis
a) au cours de la période de 6 mois suivant immédiatement la date à laquelle la cause d’action a pris naissance et
b) au cours de toute période subséquente de 6 mois.
46 Les avocats s’entendent pour dire que les dommages‑intérêts accordés en indemnisation de la perte de capacité de gain constituent des [traduction] « dommages particuliers ». Ils ne s’accordent cependant pas sur la façon de qualifier cette perte et, par le fait même, sur le moment où ces dommages ont été subis, pour l’application du par. 1(2). L’avocate de M.B. soutient que la perte de capacité de gain équivaut à la perte d’un avoir en capital. Elle prétend donc que cette perte a été entièrement subie [traduction] « au cours de la période de 6 mois suivant immédiatement la date à laquelle la cause d’action a pris naissance ». En conséquence, fait‑elle valoir, le par. 1(2) exige que l’intérêt applicable soit calculé sur le montant total des dommages‑intérêts dès la fin de la première période de six mois suivant la commission du délit. L’avocat de l’État plaide pour sa part que la perte que ces dommages‑intérêts visent à compenser n’est pas la perte d’une capacité en soi, mais bien la perte des gains que cette capacité aurait générés — gains qui auraient été obtenus à intervalles réguliers au cours de la période avant procès. Selon lui, le par. 1(2) prescrit donc que l’intérêt soit calculé par tranche de six mois, à compter de la fin de la première période de six mois suivant la commission du délit.
47 Il existe une jurisprudence abondante établissant que l’indemnité pour perte de capacité de gain vise à compenser la perte d’un avoir, soit la capacité de gain. Dans l’arrêt Andrews c. Grand & Toy Alberta Ltd., [1978] 2 R.C.S. 229, le juge Dickson (plus tard Juge en chef), suivant l’arrêt The Queen c. Jennings, [1966] R.C.S. 532, a déclaré à la p. 251 :
La victime doit être indemnisée non pas de la perte de revenus, mais plutôt de la perte de sa capacité de gagner un revenu : La Reine c. Jennings, précité. Un avoir en capital a été perdu; quelle était sa valeur?
Cette approche a été retenue dans des décisions subséquentes : voir Earnshaw c. Despins (1990), 45 B.C.L.R. (2d) 380 (C.A.), p. 399; Palmer c. Goodall (1991), 53 B.C.L.R. (2d) 44 (C.A.), p. 59; Pallos c. Insurance Corp. of British Columbia (1995), 100 B.C.L.R. (2d) 260 (C.A.), par. 27. Comme le juge Finch l’a fait observer dans l’arrêt Pallos, ces décisions [traduction] « considèrent toutes la capacité de gain d’une personne comme un avoir en capital dont la valeur peut être perdue ou diminuée par la réalisation d’un préjudice ».
48 Cela ne règle cependant pas la question de la méthode de calcul des intérêts sous le régime du par. 1(2) de la COIA. Comme le juge Dickson l’a souligné dans l’arrêt Andrews, précité, on doit se poser une autre question — à savoir comment déterminer la valeur de l’avoir qui a été perdu.
49 Ainsi que l’a fait remarquer Cooper‑Stephenson, op. cit., p. 138, les dommages sous ce chef sont universellement quantifiés en fonction du revenu que le demandeur aurait gagné si le préjudice ne s’était pas réalisé :
[traduction] En ce qui concerne le revenu perdu, les tribunaux oscillent entre la notion de « perte de revenus » et celle de « perte de la capacité de gain », non pas généralement qu’ils veuillent faire reposer quelque aspect fondamental d’un examen sur un libellé en particulier, puisque les dommages sont universellement quantifiés en fonction du revenu que le demandeur aurait gagné, et non pas de celui qu’il aurait pu gagner n’eût été le préjudice. [En italique dans l’original.]
50 Par conséquent, ces dommages ne sont pas établis suivant une valeur fixe correspondant à une capacité abstraite de gain. La valeur attribuée à la capacité de gain d’un demandeur équivaut plutôt à la valeur des revenus qu’il aurait touchés au fil des années, n’eût été le délit. Il s’ensuit que la perte de cette valeur — la perte que le demandeur a subie et que les dommages‑intérêts visent à compenser — devrait être considérée comme une perte subie au fil des années plutôt que comme une perte subie entièrement au moment de la commission du délit. Le paragraphe 1(2) de la COIA prescrit donc que l’intérêt soit calculé semestriellement, à compter de la fin de la première période de six mois suivant la commission du délit.
51 Comme le juge Mackenzie de la Cour d’appel l’a souligné, une autre considération militant en faveur de cette approche est l’opportunité d’éviter de surcompenser les effets de l’inflation. Vu que la perte en l’espèce est survenue vingt ans avant le procès et que l’inflation a été considérable dans l’intervalle, accorder à M.B. des intérêts sur le plein montant des dommages‑intérêts depuis la commission du délit irait au‑delà de ce qui est nécessaire pour qu’elle soit indemnisée de la perte subie, en plus de surcompenser considérablement les effets de l’inflation. Quoique cette considération ne suffise pas en soi à justifier le calcul semestriel des intérêts, elle montre que, loin d’avoir des incidences indésirables sur le plan de la politique générale, l’approche conceptuelle que nous préconisons semble être la seule qui soit satisfaisante du point de vue de l’intérêt public.
c) La réduction du montant des dommages‑intérêts par la Cour d’appel
52 Il reste à examiner la question de savoir si la Cour d’appel a eu raison de réduire le montant des dommages‑intérêts. Cette réduction s’imposait selon elle parce que, le montant accordé se situant à l’extrémité supérieure du spectre, la juge Levine a dû omettre d’exclure les effets attribuables à la violence que M.B. avait subie de la part de son père biologique avant d’être placée en famille d’accueil.
53 Dans son évaluation des dommages, la juge Levine a expressément reconnu que [traduction] « la “situation initiale” [de M.B.] doit être prise en compte dans l’attribution des dommages‑intérêts » (par. 265). Elle a ensuite souligné que [traduction] « [c]ela n’exonère pas J.P. [le père d’accueil] de sa part de responsabilité pour le préjudice qu’a subi la demanderesse » (par. 266). S’agissant de la faute contributive du père d’accueil, la juge a conclu que [traduction] « [l]’état de la demanderesse a été considérablement aggravé par la répétition d’un type de comportement qui ne pouvait que renforcer une perception erronée des rapports humains, teintée de méfiance » (par. 266 (je souligne)). C’est précisément pour ce dommage qu’elle a tenu l’État responsable.
54 L’évaluation par la juge de première instance de la part du dommage subi par M.B. qui était attribuable à l’agression commise par son père d’accueil constitue un jugement sur les faits qu’une cour d’appel ne peut infirmer en l’absence d’une « erreur manifeste et dominante » : Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, 2002 CSC 33. Je ne relève aucune erreur manifeste et dominante dans l’approche adoptée par la juge de première instance. La Cour d’appel a donc commis une erreur en substituant sa propre évaluation du montant des dommages‑intérêts qu’il convenait d’accorder.
IV. Conclusions
55 Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et de rejeter le pourvoi incident.
Version française des motifs rendus par
56 La juge Arbour (dissidente en partie) — Le présent pourvoi, tout comme le pourvoi connexe K.L.B. c. Colombie‑Britannique, [2003] 2 R.C.S. 403, 2003 CSC 51, porte sur la question de savoir sur quels fondements, le cas échéant, l’État pourrait être tenu responsable des mauvais traitements infligés par un parent de famille d’accueil à un enfant qui lui a été confié. Plus particulièrement, la Cour est appelée à étudier la question de la responsabilité de l’État pour l’agression sexuelle commise contre l’intimée par le père de la famille d’accueil où elle était placée, suivant les règles de la responsabilité du fait d’autrui et du manquement à une obligation intransmissible.
57 Je suis d’avis que la responsabilité du fait d’autrui a été établie en l’espèce, et ce, essentiellement pour les motifs que j’ai exposés dans K.L.B. En bref, j’estime que la relation entre l’État et les parents de famille d’accueil est suffisamment étroite pour engager la responsabilité du fait d’autrui. En outre, l’acte fautif est si étroitement lié au pouvoir et à l’intimité qui résultent de la relation existant au sein d’une famille d’accueil qu’on peut à juste titre avancer que l’habilitation des parents d’accueil par l’État a sensiblement accru le risque d’agression sexuelle des enfants confiés à leurs soins.
58 Je conviens toutefois avec la juge en chef McLachlin qu’il n’y a pas manquement à une obligation intransmissible pour les motifs qu’elle a exposés dans K.L.B., et je trancherais la question des dommages‑intérêts comme elle le fait. En conséquence, je rejetterais le pourvoi en ce qui a trait à la question de la responsabilité et je l’accueillerais en ce qui concerne la question des dommages-intérêts. J’accueillerais en partie le pourvoi incident.
ANNEXE
Dispositions législatives pertinentes
Protection of Children Act, R.S.B.C. 1960, ch. 303 (mod. S.B.C. 1968, ch. 41)
[traduction] 8. . . .
(8) Sous réserve du paragraphe (7), la personne qui appréhende un enfant est, dès l’appréhension fondée sur l’article 7 et jusqu’à ce qu’un juge statue définitivement sur le cas, responsable des soins, de l’entretien et du bien‑être physique de l’enfant, et ni elle ni le médecin ou chirurgien dûment qualifié n’engagent leur responsabilité du seul fait que l’enfant reçoit des soins médicaux ou chirurgicaux nécessaires pendant cette période.
11A. (1) Lorsqu’un enfant est confié par ordonnance aux soins et à la garde du surintendant, ou lorsqu’un enfant lui est confié en vertu du paragraphe 11(2), le surintendant devient de ce fait le tuteur légal de l’enfant, qu’il peut dès lors prendre et doit recevoir sous sa garde. Le surintendant prend le plus tôt possible les mesures voulues pour le placer dans la famille d’accueil ou l’établissement qui répondra le mieux possible à ses besoins.
(2) Lorsqu’un enfant est confié par ordonnance aux soins et à la garde d’une société, ou lorsqu’un enfant lui est confié en vertu des paragraphes 11(1) ou 11(2), la société devient de ce fait le tuteur légal de l’enfant, qu’elle peut dès lors prendre et doit recevoir sous sa garde.
(3) La société est tenue d’exercer la diligence particulière requise dans ses démarches pour placer les enfants confiés à ses soins dans des familles d’accueil convenables; elle est habilitée par la présente à le faire par entente écrite, pour toute la durée de leur minorité ou, à sa discrétion, pour une période plus courte . . .
14. La société aux soins de laquelle l’enfant est confié sous le régime de la présente Loi, ainsi que toute personne à qui elle en délègue les soins, permet de temps à autre au surintendant ou à toute personne qu’il autorise à cette fin de rendre visite à l’enfant et d’inspecter les lieux où il se trouve ou réside.
15. (1) À la demande du surintendant ou de toute personne qu’autorise le ministre, et outre les autres exigences imposées par la présente Loi, tout organisme qui vient en aide aux enfants ou leur prodigue des soins . . .
a) fournit au surintendant ou à toute personne autorisée tout renseignement relatif aux enfants qu’il a aidés, auxquels il a prodigué des soins ou dont il a eu la garde;
b) permet au surintendant ou à toute personne autorisée d’avoir accès à ses locaux [. . .] d’y rencontrer les enfants et de consulter tous ses livres et registres.
. . .
(3) S’il estime que la direction de l’organisme visé au paragraphe (1) ne sert pas l’intérêt supérieur des enfants confiés à sa garde ou à ses soins [. . .] le surintendant fait rapport au ministre et lui expose les circonstances . . .
Pourvoi accueilli et pourvoi incident rejeté, la juge arbour est dissidente en partie.
Procureur de l’appelante/intimée au pourvoi incident : Ministère du Procureur général de la Colombie-Britannique, Victoria.
Procureurs de l’intimée/appelante au pourvoi incident : Dickson Murray, Vancouver.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Sous-procureur général du Canada, Ottawa.
Procureurs de l’intervenante la Nation Aski Nishnawbe : Goodman and Carr; Lerner & Associates, Toronto.
Procureurs de l’intervenante Insurance Corporation of British Columbia : Harper Grey Easton, Vancouver.
Procureurs des intervenants Patrick Dennis Stewart et autres : David Paterson Law Corp., Surrey, C.-B.; Hutchins, Soroka & Grant, Vancouver.