R. c. Deschamplain, [2004] 3 R.C.S. 601, 2004 CSC 76
Sa Majesté la Reine Appelante
c.
Douglas Deschamplain Intimé
Répertorié : R. c. Deschamplain
Référence neutre : 2004 CSC 76.
No du greffe : 29722.
2004 : 16 juin; 2004 : 19 novembre.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps et Fish.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (2003), 173 C.C.C. (3d) 130, 168 O.A.C. 389, [2003] O.J. No. 570 (QL), qui a infirmé un jugement de la Cour supérieure de justice annulant l’ordonnance de la juge d’une enquête préliminaire libérant l’accusé. Pourvoi accueilli, les juges Binnie, LeBel et Fish sont dissidents.
Jennifer Woollcombe, pour l’appelante.
Michael W. Lacy, pour l’intimé.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Major, Bastarache et Deschamps rendu par
Le juge Major —
I. Introduction
1 Le présent pourvoi et le pourvoi connexe, R. c. Sazant, [2004] 3 R.C.S. 635, 2004 CSC 77, concernent la portée de la révision par voie de certiorari de la décision du juge d’une enquête préliminaire de libérer un accusé. En l’espèce, il s’agit de décider si l’omission du juge d’une enquête préliminaire de se conformer à l’obligation — prévue à l’al. 548(1)b) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46 — d’examiner l’ensemble de la preuve avant de libérer un accusé constitue une erreur de compétence. La Cour d’appel de l’Ontario a statué qu’une telle erreur se situe à l’intérieur de la compétence du juge de l’enquête préliminaire et que, par conséquent, elle échappe à toute révision. En toute déférence, je ne suis pas d’accord. Lorsqu’il ne respecte pas les obligations que lui impose le législateur, le juge de l’enquête préliminaire outrepasse sa compétence et s’expose à l’intervention d’une cour de révision. Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi.
II. Les faits
2 Le 24 mai 2000, l’intimé, membre de la Police provinciale de l’Ontario, s’est rendu dans une école primaire en compagnie d’un autre policier, l’agente Renauld. Les deux policiers étaient de service et portaient leur uniforme. L’épouse de l’intimé, alors à la recherche d’un couteau qu’elle croyait être en la possession de leur fils, s’y trouvait déjà. Elle s’était rendue à l’école après avoir découvert à la maison une note inquiétante de ce dernier. Elle avait alors appelé l’intimé de l’école. On reprochait à leur fils d’avoir exhibé un couteau aux autres élèves et d’avoir proféré des menaces. Découvert dans une boîte placée dans le pupitre d’un autre élève, le couteau a été remis à un enseignant, M. Guy Campeau. Celui-ci a décidé de communiquer avec la police.
3 L’intimé a rencontré son épouse, son fils et M. Campeau dans le bureau du directeur. L’agente Renauld est restée dans l’antichambre avec la secrétaire. L’intimé a expliqué à M. Campeau que le couteau, acheté récemment dans un marché aux puces, devait servir à tailler le bois, et qu’il avait interdit à son fils de l’emporter à l’école. Monsieur Campeau a proposé que le garçon soit renvoyé à la maison et que le directeur, M. David Parks, absent ce jour-là, décide de la durée de sa suspension.
4 En raison de la gravité de la situation, M. Campeau a interrogé l’intimé sur la procédure à suivre pour porter des accusations criminelles. L’intimé lui a répondu que c’était l’affaire de la police. Monsieur Campeau lui a aussi demandé s’il était là en tant que père ou en qualité de policier. L’intimé lui a alors répondu qu’il se trouvait sur les lieux à la fois comme père intéressé et comme policier. Monsieur Campeau a jugé que le couteau devrait être confié à l’intimé pour mener l’enquête nécessaire, et il le lui a remis. En compagnie de l’agente Renauld, l’intimé a ensuite ramené son épouse et son fils à la maison.
5 Le 25 mai 2000, mécontent de la façon dont le problème avait été réglé la veille, le directeur, M. Parks, a communiqué avec la police et a demandé qu’un autre policier soit chargé de l’enquête. Le dossier a été confié au sergent‑détective Lalonde qui, en discutant avec l’intimé ce soir-là, lui a demandé quel genre de couteau était en cause. L’intimé lui a répondu qu’il s’agissait d’un petit couteau de poche. Sans jamais y toucher, M. Campeau avait examiné le couteau dans la boîte dont il avait retiré le couvercle. À l’enquête préliminaire, il a témoigné que le manche du couteau était de couleur argent et [traduction] « comportait quatre anneaux de type coup‑de‑poing américain dans lesquels vous enfilez les doigts pour tenir le manche ». Lors de l’interrogatoire principal, M. Campeau n’a pas précisé que le manche était en métal. Au cours du contre-interrogatoire, il a ajouté qu’en utilisant l’expression « de type coup‑de‑poing américain » (« brass-knuckle type ») il ne voulait pas suggérer que le manche était en laiton.
6 Le sergent‑détective Lalonde s’est rendu compte que le policier intimé n’avait rien consigné dans son carnet, qu’il n’avait pas rédigé de rapport de police concernant l’incident et qu’il n’avait pas non plus déposé le couteau dans un lieu sûr en tant que pièce à conviction. L’intimé ne s’est jamais conformé à une demande subséquente de remettre le couteau à la police.
7 Le 22 juin 2000, l’intimé a été accusé de deux infractions au Code criminel : celles de possession d’une arme prohibée et d’entrave à la justice prévues respectivement aux par. 91(2) et 139(2).
III. Historique des procédures judiciaires
A. Cour de justice de l’Ontario
8 L’ouverture de l’enquête préliminaire a eu lieu, le 17 avril 2001, devant la juge Serré de la Cour de justice de l’Ontario. Trois personnes ont témoigné pour le ministère public : M. Guy Campeau, le sergent‑détective Lalonde et l’agente Renauld. L’affaire a été ajournée au 30 mai 2001, date à laquelle les avocats ont présenté leur argumentation au sujet du renvoi à procès. Le lendemain, la juge Serré a rendu sa décision et libéré l’intimé à l’égard des deux chefs d’accusation. Selon la description qu’en donne l’art. 15 de la partie 3 du Règlement désignant des armes à feu, armes, éléments ou pièces d’armes, accessoires, chargeurs, munitions et projectiles comme étant prohibés ou à autorisation restreinte, DORS/98-462, l’arme prohibée qu’est le « coup‑de‑poing américain » « consist[e] en une armature métallique trouée dans laquelle on enfile les doigts ». Sur la foi du seul témoignage de M. Campeau, la juge Serré a estimé que, puisqu’il n’avait pas prouvé que le manche du couteau était en métal, le ministère public n’avait pas établi l’existence d’un élément essentiel de l’accusation de possession d’une arme prohibée. Elle a conclu qu’elle devait alors libérer l’accusé relativement au deuxième chef d’accusation, celui d’entrave à la justice. À ce moment, la juge Serré n’a pas mentionné la preuve circonstancielle, notamment les autres témoignages.
B. Cour supérieure de justice
9 Le ministère public a présenté à la Cour supérieure de l’Ontario une demande d’ordonnance tenant lieu de certiorari pour obtenir l’annulation de la libération de l’accusé. Après avoir examiné la demande de révision, la juge Gauthier a conclu que la juge Serré avait outrepassé sa compétence en n’ordonnant pas le renvoi à procès relativement au premier chef d’accusation malgré l’existence d’une preuve directe, et en omettant de tenir compte du caractère suffisant de la preuve circonstancielle à l’égard des deux chefs d’accusation. Elle a annulé l’ordonnance de libération et retourné le dossier à la juge Serré pour qu’elle renvoie l’intimé à son procès relativement au premier chef d’accusation et qu’elle examine l’ensemble de la preuve quant au second chef.
C. Cour d’appel de l’Ontario (2003), 173 C.C.C. (3d) 130
10 La Cour d’appel de l’Ontario a infirmé la décision de la juge saisie de la demande de révision et a rétabli l’ordonnance de libération. Le juge Laskin (avec l’appui des juges Morden et Feldman) a fait remarquer que le ministère public avait concédé à juste titre que l’on n’avait présenté, à l’enquête préliminaire, aucune preuve directe qu’une partie du manche du couteau fixé aux quatre anneaux était en métal. En fait, la preuve présentée à cet égard restait entièrement circonstancielle. Le juge Laskin était prêt à supposer qu’un jury raisonnable ayant reçu des directives appropriées pourrait conclure de l’ensemble de la preuve que le couteau était une arme prohibée. Il a cependant conclu que l’omission d’examiner tous les éléments de preuve pour déterminer si la preuve est suffisante constitue une erreur. Cependant, puisqu’elle se situe à l’intérieur de la compétence du juge de l’enquête préliminaire, cette erreur n’est pas susceptible de révision.
IV. Dispositions législatives pertinentes
11 Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46
548. (1) Lorsque le juge de paix a recueilli tous les témoignages, il doit :
a) renvoyer l’accusé pour qu’il subisse son procès, si à son avis la preuve à l’égard de l’infraction dont il est accusé ou de tout autre acte criminel qui découle de la même affaire est suffisante;
b) libérer l’accusé, si à son avis la preuve à l’égard de l’infraction dont il est accusé ou de tout autre acte criminel qui découle de la même affaire n’est pas suffisante pour qu’il subisse un procès.
Règlement désignant des armes à feu, armes, éléments ou pièces d’armes, accessoires, chargeurs, munitions et projectiles comme étant prohibés ou à autorisation restreinte, DORS/98-462
4. Les armes énumérées à la partie 3 de l’annexe sont désignées des armes prohibées pour l’application de l’alinéa b) de la définition de « arme prohibée » au paragraphe 84(1) du Code criminel.
. . .
partie 3
. . .
15. L’instrument communément appelé « coup-de-poing américain » et autre instrument semblable consistant en une armature métallique trouée dans laquelle on enfile les doigts.
V. Analyse
A. Compétence
12 Personne ne conteste ni l’origine législative ni l’absence de caractère inhérent de la compétence du juge chargé de présider une enquête préliminaire. Dans l’arrêt Forsythe c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 268, le juge en chef Laskin a reconnu qu’il existe peu de cas où le juge qui préside une enquête préliminaire peut perdre sa compétence. Il a toutefois signalé, à la p. 271, qu’« un magistrat perdra compétence s’il omet de se conformer à une disposition impérative du Code criminel ». Il a ajouté, à la p. 272, que le juge qui préside une enquête préliminaire « doit obéir aux dispositions relatives à la compétence de l’art. 475 [devenu l’art. 548] du Code criminel ».
13 Dans l’arrêt Dubois c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 366, p. 377, le juge Estey a affirmé ce qui suit :
Il y a erreur de compétence lorsque des « dispositions impératives » du Code criminel ne sont pas suivies et, dans le contexte de l’art. 475 [devenu l’art. 548], cela signifie au moins que la décision du juge de renvoyer à procès doit dans une certaine mesure être fondée sur la preuve présentée.
14 Dans la décision qui nous occupe, le juge Laskin a décidé que l’al. 548(1)b) n’exige pas, sur le plan de la compétence, que le juge de l’enquête préliminaire examine l’ensemble de la preuve. Au paragraphe 37, il a affirmé conclure ainsi parce que
[traduction] accepter que l’omission d’examiner l’ensemble de la preuve constitue une erreur de compétence risque pour ainsi dire de faire de chaque erreur de droit une erreur de compétence. Cela irait à l’encontre de la jurisprudence abondante, dont l’arrêt Dubois, selon laquelle bien des erreurs de droit ne sont pas des erreurs de compétence. En fait, la Cour suprême du Canada a jugé que la simple omission d’examiner un élément de preuve pertinent ne peut même pas être une erreur de droit : voir R. c. Morin (1992) . . .
15 En toute déférence, le juge Laskin paraît avoir utilisé hors de son contexte le raisonnement de notre Cour dans l’affaire R. c. Morin, [1992] 3 R.C.S. 286. Celle-ci concernait, en effet, non pas une enquête préliminaire, mais un procès. À la page 297, le juge Sopinka a décidé, au nom de la Cour, que rien ne permettait de conclure que le juge du procès n’avait pas considéré l’ensemble de la preuve pour arriver à son verdict. Alors qu’il est loisible au juge du procès d’évaluer la qualité, la crédibilité et la fiabilité de la preuve, le juge qui préside une enquête préliminaire ne peut tirer des conclusions à ce sujet : voir R. c. Arcuri, [2001] 2 R.C.S. 828, 2001 CSC 54, par. 30. Comme l’a affirmé, à juste titre, la juge de l’enquête préliminaire en l’espèce, [traduction] « [p]our déterminer s’il existe une preuve suffisante pour ordonner le renvoi à procès, il n’est pas permis, à ce stade, d’évaluer la qualité et la fiabilité des éléments de preuve ou de soupeser ceux qui donnent lieu à des inférences opposées. »
16 Dans l’arrêt Forsythe, précité, p. 272, le juge en chef Laskin a souligné que « [l]e simple rejet d’une ou de plusieurs questions en contre‑interrogatoire ou d’autres décisions sur la preuve avancée [à l’enquête préliminaire] ne constituent pas, à [s]on avis, une erreur portant atteinte à la compétence. »
17 L’intimé se demande pourquoi l’omission du juge qui préside une enquête préliminaire d’examiner la preuve présentée par le ministère public constitue une erreur de compétence, alors qu’il n’en va pas ainsi de l’exclusion erronée d’un élément de preuve à l’enquête préliminaire. La réponse est simple. Le juge de l’enquête préliminaire a compétence pour mener l’enquête conformément aux règles de preuve. L’erreur dans l’application de ces règles qui ne constitue pas un déni de justice naturelle (lequel touche aussi la compétence : voir les arrêts Dubois, précité, p. 377, et Forsythe, précité, p. 272) reste une erreur de droit et ne devient pas une erreur de compétence. Les erreurs de droit ne sont pas susceptibles de révision par voie de certiorari.
18 L’alinéa 548(1)b) oblige le juge de l’enquête préliminaire à examiner l’ensemble de la preuve « recueilli[e] » au cours de cette enquête. L’enquête préliminaire a pour objet principal de « déterminer s’il existe suffisamment d’éléments de preuve pour justifier le renvoi de l’accusé à son procès » : R. c. Russell, [2001] 2 R.C.S. 804, 2001 CSC 53, par. 20. Le législateur n’a donc jamais voulu permettre que les décisions de libérer ou pas un accusé se prennent sans tenir compte pleinement de l’ensemble de la preuve. À mon avis, commet une erreur de compétence le juge de l’enquête préliminaire qui n’examine pas l’ensemble de la preuve comme l’exige l’al. 548(1)b), et la Cour d’appel de l’Ontario a eu tort de conclure le contraire.
19 Il ressort clairement des arrêts Forsythe et Dubois que l’omission du juge de l’enquête préliminaire de se conformer à une disposition législative impérative touche à la compétence et justifie l’intervention d’une cour de révision.
B. Les motifs de la juge de l’enquête préliminaire
20 Étant donné que le juge qui préside une enquête préliminaire commet une erreur de compétence lorsqu’il se fonde sur l’al. 548(1)b) pour libérer un accusé sans avoir examiné l’ensemble de la preuve, il reste à examiner, pour les besoins du présent pourvoi, si la juge Serré a rempli cette obligation d’examiner toute la preuve.
21 Même si l’on ne s’attend pas à ce que l’ensemble de la preuve fasse l’objet d’un examen exhaustif, le dossier n’étaye pas sa conclusion que le ministère public n’a produit aucune preuve que le manche du couteau était en métal. En effet, ce dossier révèle l’existence d’une abondante preuve circonstancielle quant aux deux chefs d’accusation. L’absence de mention de cette preuve circonstancielle dans les motifs m’amène à conclure qu’elle n’a pas examiné l’ensemble de la preuve comme l’exige l’al. 548(1)b). Par conséquent, elle a commis une erreur de compétence et sa décision est susceptible de révision par voie de certiorari.
22 Dans des motifs prononcés de vive voix, la juge Serré a d’abord bien énoncé les critères juridiques applicables et souligné le rôle du juge qui préside une enquête préliminaire. Elle a fait observer que
[traduction] le critère du caractère suffisant consiste à déterminer s’il existe des éléments de preuve directe ou circonstancielle admissibles au vu desquels un jury raisonnable ayant reçu des directives appropriées pourrait conclure à la culpabilité de l’accusé. [Voir les arrêts États-Unis d’Amérique c. Shephard, [1977] 2 R.C.S. 1067, p. 1080, et Arcuri, précité, par. 21.]
23 Selon la jurisprudence de notre Cour, il est indubitable que le juge de l’enquête préliminaire commet une erreur de compétence lorsqu’il se fonde sur l’al. 548(1)a) pour renvoyer un accusé à son procès en l’absence de preuve relative à un élément constitutif de l’infraction : voir les arrêts Skogman c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 93, p. 104; Dubois, précité, p. 376; et Russell, précité, par. 21. Par contre, il ne commet pas une erreur de compétence si, après examen de l’ensemble de la preuve et en l’absence de preuve directe concernant chacun des éléments constitutifs de l’infraction, il conclut à tort que l’ensemble de la preuve (directe et circonstancielle) ne suffit pas pour satisfaire au critère applicable en matière de renvoi à procès et, en conséquence, libère l’accusé conformément à l’al. 548(1)b) : voir les arrêts Arcuri, précité, par. 21-23, et Russell, précité, par. 26. Dans ce cas, il ne conviendrait pas qu’une cour de révision intervienne simplement parce que la conclusion du juge de l’enquête préliminaire diffère de celle qu’elle aurait tirée : voir l’arrêt Russell, précité, par. 19. Cependant, le juge de l’enquête préliminaire qui agit de façon arbitraire commet une erreur de compétence : Dubois, précité, p. 377.
24 À elle seule, l’absence de mention dans les motifs ne suffit pas nécessairement pour justifier l’intervention d’une cour de révision. Comme notre Cour l’a déjà statué, il doit être logiquement possible de conclure à une erreur, compte tenu du dossier, pour qu’une telle intervention se justifie : voir les arrêts Macdonald c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 665, p. 673 (où il était question des motifs d’une cour martiale), et R. c. Sheppard, [2002] 1 R.C.S. 869, 2002 CSC 26, par. 29-30 (où il était question des motifs d’un verdict prononcé à l’issue d’un procès).
25 Après avoir examiné la jurisprudence, énoncé les règles de droit applicables et énuméré les accusations portées contre l’intimé, la juge Serré a dit :
[traduction] Un examen critique du témoignage de M. Campeau est justifié lorsqu’il s’agit de déterminer s’il constitue un élément de preuve suffisant pour satisfaire au critère de [l’arrêt Shephard].
Elle a ensuite cité certains extraits de l’interrogatoire principal et du contre‑interrogatoire de M. Campeau qui confirmaient sa description du couteau ([traduction] « de couleur argent et comporta[nt] quatre anneaux de type coup‑de‑poing américain dans lesquels vous enfilez les doigts pour tenir le manche »), qu’il n’y avait jamais touché et n’avait pas vu sa lame et que, en décrivant le manche comme étant de « type coup‑de‑poing américain », il n’insinuait pas qu’il était en laiton.
26 La juge Serré a ensuite expliqué sa perception de son rôle avant d’exposer sa conclusion :
[traduction] Un juge peut-il raisonnablement inférer de la connaissance qu’avait M. Campeau des coups‑de‑poing américains que l’instrument était en métal? Monsieur Campeau a simplement décrit la forme de l’instrument; le manche du couteau comportait quatre anneaux; il était de couleur argent et pouvait être utilisé comme un coup‑de‑poing américain.
Il n’est pas possible d’inférer que l’instrument était en métal en donnant, comme l’a proposé le ministère public, leur sens ordinaire aux propos reproduits plus haut [c’est-à-dire aux extraits de l’interrogatoire principal et du contre-interrogatoire de M. Campeau]. À l’enquête préliminaire, la question qui se pose est toujours de savoir si, aux yeux d’un jury impartial ayant reçu des directives appropriées sur le droit applicable, la preuve peut étayer un verdict de culpabilité. L’absence de preuve concernant un élément essentiel entraînera une libération.
Il faut établir une distinction entre le cas où il n’existe aucune preuve concernant un élément essentiel de l’accusation, et celui où la preuve présentée comporte certaines lacunes.
En l’espèce, nous sommes nettement en présence d’un cas où il n’y avait aucune preuve que l’instrument était en métal ni aucune preuve qui permettrait à un jury ayant reçu des directives raisonnables de conclure que l’instrument était une arme prohibée au sens du Règlement. [Premier soulignement dans la transcription certifiée conforme; deuxième et troisième soulignements ajoutés.]
De toute évidence, la juge Serré n’évoquait que le témoignage de M. Campeau et sa description du couteau.
27 Aux paragraphes 23 et 24, le juge Laskin a résumé certains éléments de preuve circonstancielle que la juge de l’enquête préliminaire ne semble pas avoir examinés : (1) l’intimé n’a rien consigné dans son carnet de police au sujet de l’incident; (2) l’intimé n’a pas rédigé de rapport de police confirmant qu’il avait pris le couteau; (3) l’intimé n’a pas acquiescé à la demande de l’enquêteur de remettre le couteau; (4) l’intimé a affirmé que le couteau en question était un [traduction] « petit couteau de poche »; (5) l’épouse de l’intimé était énervée à son arrivée à l’école et elle l’est devenue encore plus [traduction] « au fur et à mesure que la situation évoluait »; (6) M. Campeau pensait que le couteau en question n’était pas un [traduction] « couteau ordinaire » et que sa présence à l’école était aussi grave que s’il s’était agi d’une arme à feu; (7) M. Campeau a insisté pour qu’on communique avec la police et a reconnu, par la suite, qu’« on ne faisait pas nécessairement appel à la police dans tous les cas »; (8) M. Campeau a remis le couteau à l’intimé parce qu’il était un policier et non parce qu’il était un parent intéressé; (9) la description du couteau donnée par l’intimé ne concordait pas avec celle de M. Campeau.
28 En raison de ses conclusions relatives au premier chef d’accusation, la juge Serré a décidé que [traduction] « [l]e deuxième chef d’accusation, celui d’entrave à la justice, tombe automatiquement. » Au paragraphe 27 de ses motifs, le juge Laskin de la Cour d’appel a reconnu le bien‑fondé de l’argument selon lequel
[traduction] [s]i le couteau n’était pas une arme prohibée, l’appelant n’était pas tenu de consigner l’incident dans son carnet, de rédiger un rapport ni même de remettre ce couteau. Par conséquent, après avoir conclu que la preuve n’était pas suffisante pour démontrer que le couteau pouvait constituer une arme prohibée, la juge de l’enquête préliminaire n’était pas tenue d’examiner cet élément de preuve circonstancielle.
29 Dans le second chef d’accusation, il est allégué que l’intimé
[traduction] a, le 24 mai 2000 ou vers cette date, dans la ville de Monetville située dans ladite région, volontairement tenté de contrecarrer le cours de la justice dans une procédure judiciaire, en omettant de signaler une infraction criminelle et en supprimant un élément de preuve de la perpétration de cette infraction, en contravention du paragraphe 139(2) du Code criminel du Canada, alors qu’il agissait en qualité d’agent de la paix.
30 Monsieur Campeau a insisté pour que la police se rende à l’école parce que le couteau s’y trouvait et que le fils de l’intimé aurait proféré des menaces. À titre de membre de la Police provinciale de l’Ontario, l’intimé devait remplir un rapport général d’événement ou d’autres formulaires d’application de la loi, et tenir [traduction] « un journal quotidien décrivant en détail et par ordre chronologique les événements sur lesquels ils ont enquêté ou qui leur ont été signalés pendant chaque période de service ». En outre, l’art. 42 de la Loi sur les services policiers de l’Ontario, L.R.O. 1990, ch. P.15, oblige aussi les policiers à exercer les fonctions qui leur sont assignées. Il convient de signaler que l’agente Renauld a consigné sa présence à l’école même si elle croyait que l’intimé s’occupait alors d’une affaire familiale personnelle et non d’une plainte nécessitant une enquête policière. Du fait que le suspect visé par la plainte était le fils de l’intimé, on se serait naturellement attendu à ce que, dans l’exercice de ses fonctions, ce dernier recueille des éléments de preuve et documente et consigne la plainte pour qu’un autre enquêteur puisse être désigné, et non pas à ce qu’il mène lui-même l’enquête subséquente.
31 À l’instar de la juge Gauthier qui a examiné la demande de révision, j’estime que la conclusion de la juge de l’enquête préliminaire voulant que le deuxième chef d’accusation [traduction] « tombe automatiquement » correspondait « à une omission d’apprécier la preuve circonstancielle soumise à la cour ».
32 L’intimé prétend que, puisque les trois témoins à charge ont été entendus le même jour et que la juge de l’enquête préliminaire bénéficiait de l’argumentation des avocats en plus d’une transcription des témoignages, son choix de se concentrer sur une certaine partie de la preuve dans ses motifs ne laisse pas entendre qu’elle l’a fait au détriment des autres éléments de preuve. Toutefois, il s’agit là d’un argument à double tranchant. Les témoignages ont été entendus le 17 avril 2001, l’argumentation écrite a été déposée plus tard et les plaidoiries ont eu lieu le 30 mai. La décision a été rendue le 31 mai. Compte tenu du délai écoulé et de la prépondérance de la preuve circonstancielle, il est tout aussi raisonnable de supposer que, si la juge Serré avait apprécié la force des inférences auxquelles la preuve circonstancielle pouvait donner lieu, elle en aurait traité dans ses motifs.
33 L’alinéa 548(1)b) est une disposition impérative. À la description du couteau donnée par M. Campeau s’ajoutait, comme nous l’avons vu, une énorme quantité d’éléments de preuve circonstancielle additionnels. Il ressort clairement du dossier que la juge de l’enquête préliminaire connaissait l’existence de ces éléments de preuve et qu’à l’occasion elle en a eu une partie en sa possession. Cependant, rien dans le dossier ou dans les motifs de la juge de l’enquête préliminaire n’indique qu’elle a examiné l’ensemble de la preuve. Il n’est pas nécessaire d’expliquer de manière complète pourquoi la preuve produite à une enquête préliminaire a été rejetée, mais il faut, dans une certaine mesure, indiquer que l’obligation impérative du Code criminel a été respectée. L’omission de le faire entraîne une perte de compétence.
34 La jurisprudence canadienne établit maintenant clairement que le juge du procès est tenu non pas d’exposer en détail les motifs de sa décision, mais plutôt d’expliquer sa compréhension de l’affaire, de manière à ce que les parties sachent que l’affaire qu’ils ont plaidée est celle qui a été tranchée : voir l’arrêt Sheppard, précité. De même, le juge qui préside une enquête préliminaire n’est pas obligé d’expliquer en détail ses motifs. Il doit toutefois démontrer qu’il a respecté son obligation légale et impérative d’examiner l’ensemble de la preuve. Il va sans dire que, s’il s’était agi d’un procès au lieu d’une enquête préliminaire, l’acquittement de l’accusé pour les raisons que la juge Serré a données à l’appui de sa décision de ne pas le renvoyer à son procès serait probablement maintenu. Cependant, parce qu’il est tenu d’examiner l’ensemble de la preuve, le juge de l’enquête préliminaire doit indiquer clairement qu’il a satisfait à cette obligation. À mon avis, les motifs en cause dans la présente affaire ne respectent pas cette exigence.
35 J’estime que la juge de l’enquête préliminaire a commis une erreur de compétence à l’égard des deux chefs d’accusation en libérant l’intimé sans avoir examiné l’ensemble de la preuve.
36 Le juge Fish conclut, au par. 82, que toute erreur qu’a pu commettre la juge de l’enquête préliminaire « concernait le caractère suffisant de la preuve et n’était pas susceptible de révision par voie de certiorari ». Il part du principe suivant, au par. 62 :
Et il est bien établi qu’une erreur quant au caractère suffisant de la preuve ne saurait à juste titre être qualifiée d’erreur « de compétence », à moins qu’elle n’entraîne un renvoi à procès en l’absence de preuve susceptible d’étayer une déclaration de culpabilité. . .
Il cite ensuite les propos de la juge en chef McLachlin aux par. 28-29 de l’arrêt Russell, précité. Dans ce passage, la juge en chef McLachlin explique que les principes qui s’appliquent aux erreurs de compétence sont les mêmes, peu importe que l’erreur soit évoquée par le ministère public ou par l’accusé. Cependant, elle ajoute qu’en pratique les erreurs portant sur les éléments constitutifs d’un crime n’auraient pas les mêmes effets sur le ministère public et l’accusé. Voici ce qu’elle écrit, au par. 29 :
Il est vrai qu’il découle de ce principe qu’en règle générale l’erreur portant sur des éléments constitutifs du crime n’est susceptible de révision que sur contestation par l’accusé, et non par le ministère public, mais cette disparité se justifie par le rapport des préjudices éventuels de part et d’autre . . . [Souligné dans l’original.]
37 Comme nous l’avons vu plus haut, au par. 23, lorsqu’il soulève une erreur de compétence, l’accusé aura gain de cause s’il peut démontrer l’absence de preuve relative à un élément constitutif du crime. J’estime que, lorsqu’elle évoque la disparité des effets sur le ministère public et l’accusé, la juge en chef McLachlin fait allusion au fait qu’en revanche le ministère public ne peut pas établir l’existence d’une erreur de compétence en démontrant simplement qu’il existe des éléments de preuve relatifs à chaque élément constitutif du crime. Il en va ainsi parce qu’il ne conviendrait pas que la cour de révision intervienne simplement parce qu’elle aurait tiré, quant au caractère suffisant de la preuve, une conclusion différente de celle du juge de l’enquête préliminaire. Toutefois, une décision sur le caractère suffisant de la preuve n’échappe à la révision par voie de certiorari que si le juge de l’enquête préliminaire agissait dans les limites de sa compétence lorsqu’il l’a prise, conformément aux dispositions impératives de l’art. 548.
38 Le juge Fish rejetterait le pourvoi pour le motif que la juge de l’enquête préliminaire a pris, au sujet du caractère suffisant de la preuve, une décision relevant de sa compétence. Cependant, l’al. 548(1)b) oblige le juge de l’enquête préliminaire à examiner l’ensemble de la preuve pour décider si « la preuve [. . .] n’est pas suffisante pour [que l’accusé] subisse un procès ». En l’espèce, la juge de l’enquête préliminaire n’a pas examiné l’ensemble de la preuve comme le requiert l’al. 548(1)b), et cette omission constitue une erreur de compétence.
VI. Dispositif
39 Par conséquent, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler l’ordonnance de libération et de renvoyer l’affaire devant la juge de l’enquête préliminaire pour qu’elle examine l’ensemble de la preuve.
Version française des motifs rendus par
40 Le juge Binnie (dissident) — Je souscris, sur le plan du droit, à l’avis du juge Major voulant que, dans le cas où son existence est établie, l’omission du juge d’une enquête préliminaire de se conformer à l’obligation — prévue à l’al. 548(1)b) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46 — d’examiner l’ensemble de la preuve avant de libérer un accusé constitue une erreur de compétence. Il va sans dire que tout tribunal judiciaire ou administratif est tenu d’examiner l’ensemble de la preuve produite. Le législateur a néanmoins choisi de faire de cette obligation générale une condition légale spécifique préalable à l’exercice du pouvoir de libération. Cette obligation est donc impérative et l’omission d’y satisfaire entraîne une perte de compétence.
41 Mon désaccord avec le juge Major porte sur les faits. En pratique, les tribunaux d’appel ne doivent pas trop s’empresser de conclure que le juge d’une enquête préliminaire n’a pas examiné l’ensemble de la preuve. Dans le pourvoi connexe, R. c. Sazant, [2004] 3 R.C.S. 635, 2004 CSC 77, les lacunes fatales de la décision du juge de l’enquête préliminaire ressortent de ce qu’il dit dans ses motifs de jugement. La situation est différente en l’espèce. Le ministère public se fonde entièrement sur ce qui n’est pas dit. Il est vrai que la juge de l’enquête préliminaire n’a fait aucune mention expresse de la preuve circonstancielle. Cependant, comme le juge Major le reconnaît au par. 34, il faut que les motifs « explique[nt] sa compréhension de l’affaire, de manière à ce que les parties sachent que l’affaire qu’ils ont plaidée est celle qui a été tranchée ». Dans le cas qui nous occupe, le ministère public et la défense ont tous deux, dans leurs arguments respectifs, démontré à la juge de l’enquête préliminaire qu’ils considéraient que la preuve de M. Campeau était l’objet du débat. Les inférences découlant de la conduite subséquente de l’accusé revêtaient une importance secondaire. Dans l’arrêt R. c. Sheppard, [2002] 1 R.C.S. 869, 2002 CSC 26, nous avons confirmé que le juge du procès doit motiver de manière suffisante la fonction qu’il exerce, y compris l’examen en appel, mais, dans l’arrêt R. c. Braich, [2002] 1 R.C.S. 903, 2002 CSC 27 (déposé à la même date), par. 25, nous avons aussi conclu que, dans le cas d’une déclaration de culpabilité,
[l]e juge en a dit assez dans ses motifs pour démontrer qu’il avait bien saisi les questions ainsi définies par la défense. Il ne convenait pas d’infirmer sa décision simplement parce qu’il n’avait pas fait allusion à toutes les circonstances secondaires ou accessoires qui, selon les intimés, avaient une incidence sur la question principale.
42 En l’espèce, la « question principale » était de savoir si la présumée arme prohibée était en métal, comme le précisait la dénonciation. Le ministère public ne saurait, en toute équité, exiger que les motifs donnés en répondant à cette question soient assujettis à une norme plus rigoureuse et exigeante dans le cas où l’accusé a été libéré (ou acquitté) que dans celui où il a été renvoyé à son procès (ou déclaré coupable). Le ministère public n’a pas démontré que la juge de l’enquête préliminaire a vraisemblablement omis de tenir compte de la preuve circonstancielle qui est maintenant évoquée. Nous n’avons aucune raison de croire qu’elle n’a pas examiné l’ensemble de la preuve. Je rejetterais donc le pourvoi.
Version française des motifs rendus par
43 Le juge LeBel (dissident) — Bien que je souscrive à l’avis du juge Major dans le pourvoi connexe, R. c. Sazant, [2004] 3 R.C.S. 635, 2004 CSC 77, je conviens avec le juge Fish, en l’espèce, que la juge de l’enquête préliminaire n’a commis aucune erreur de compétence. J’estime que, dans les circonstances de la présente affaire, l’appelante n’a pas établi que la juge Serré a, en fait, omis d’examiner l’ensemble de la preuve. Une telle omission aurait constitué une erreur de compétence peu importe qu’il en ait résulté une libération irrégulière ou un renvoi à procès injustifié. Pour ces motifs, je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
Version française des motifs rendus par
Le juge Fish (dissident) —
I. Aperçu
44 L’intimé, Douglas Deschamplain, a été libéré au terme de son enquête préliminaire relative aux deux chefs d’accusation contenus dans une dénonciation déposée contre lui en vertu du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46. Dans le premier chef d’accusation, on lui reprochait d’avoir eu en sa possession [traduction] « une arme prohibée, à savoir un couteau de type coup-de‑poing américain »; dans le second, on lui reprochait d’avoir entravé le cours de la justice [traduction] « en omettant de signaler une infraction criminelle et en supprimant un élément de preuve de la perpétration de cette infraction ».
45 Il est acquis que M. Deschamplain ne pouvait pas, à bon droit, être renvoyé à procès relativement au premier chef d’accusation en l’absence d’éléments de preuve qui permettraient à un jury de conclure raisonnablement que le manche du « couteau de type coup‑de‑poing américain » (ou l’armature « trouée dans laquelle on enfile les doigts ») était en métal. Comme l’a expliqué le juge Laskin de la Cour d’appel :
[traduction] Les couteaux ne sont pas tous des armes prohibées. Le paragraphe 84(1) du Code définit ce qu’est une « arme prohibée » comme étant « b) toute arme — qui n’est pas une arme à feu — désignée comme telle par règlement ». Ces armes désignées comme étant prohibées sont énumérées dans le règlement DORS/98-462. En l’espèce, la disposition applicable du Règlement est l’article 15 de la partie 3, qui désigne comme étant prohibés « [l]’instrument communément appelé “coup‑de‑poing américain” et autre instrument semblable consistant en une armature métallique trouée dans laquelle on enfile les doigts ». [En italique dans l’original.]
((2003), 173 C.C.C. (3d) 130, par. 16)
46 Il est de même acquis que M. Deschamplain ne pouvait pas être renvoyé à procès relativement au second chef d’accusation que s’il l’était également à l’égard du premier chef : si la preuve était insuffisante pour établir la possession d’une arme prohibée, M. Deschamplain ne pouvait guère être renvoyé à procès pour avoir omis de signaler cette infraction et avoir supprimé un élément de preuve de sa perpétration.
47 En l’espèce, l’intimé, M. Deschamplain, a admis avoir été en possession du couteau. Son renvoi à procès relativement aux deux chefs d’accusation dépendait donc de la question de savoir si, de l’avis de la juge, la preuve était suffisante pour qu’elle puisse inférer raisonnablement que le manche du couteau était « en métal », au sens mentionné plus haut. Après avoir étudié la transcription, examiné les arguments des avocats et mis l’affaire en délibéré jusqu’au lendemain, la juge Serré a répondu à cette question par la négative et a libéré M. Deschamplain.
48 Le paragraphe 548(1) du Code criminel se lit ainsi :
548. (1) Lorsque le juge de paix a recueilli tous les témoignages, il doit :
a) renvoyer l’accusé pour qu’il subisse son procès, si à son avis la preuve à l’égard de l’infraction dont il est accusé ou de tout autre acte criminel qui découle de la même affaire est suffisante;
b) libérer l’accusé, si à son avis la preuve à l’égard de l’infraction dont il est accusé ou de tout autre acte criminel qui découle de la même affaire n’est pas suffisante pour qu’il subisse un procès.
49 Les principes applicables sont bien établis. La décision de la juge de renvoyer à procès ou de libérer est sans appel. Elle est, cependant, susceptible de révision par voie de certiorari, mais uniquement s’il y a excès de compétence. Une erreur quant au caractère suffisant de la preuve n’est pas susceptible de révision par voie de certiorari, sauf si elle entraîne un renvoi à procès en l’absence de preuve susceptible d’étayer une déclaration de culpabilité. L’omission d’un juge de se référer explicitement à un élément de preuve pertinent et admissible, peu importe qu’il ait été écarté à tort ou admis à bon droit, ne donne pas ouverture non plus à une révision par voie de certiorari. Dans certains cas, des erreurs de cette nature peuvent donner lieu à un appel à titre d’erreurs de droit : voir, par exemple, les art. 675, 676, 691 et 693 du Code criminel. Toutefois, à l’enquête préliminaire, elles ne peuvent ni donner ouverture à un appel ni faire l’objet d’une révision par voie de certiorari.
50 Allant au-delà de la forme pour m’attacher au fond de l’affaire, j’estime, en toute déférence, que la contestation par le ministère public de la décision de la juge Serré constitue un appel, qui ne peut pas être interjeté, sous forme de bref de prérogative voué à l’échec. La Cour supérieure de justice a néanmoins conclu que la juge Serré avait outrepassé sa compétence et a donc accordé un certiorari. La juge ayant examiné la demande de révision a estimé qu’il existait une preuve directe que le couteau en question était une arme prohibée. Le ministère public a reconnu devant la Cour d’appel que la juge ayant examiné la demande de révision avait eu tort sur ce point.
51 La décision de la Cour supérieure a été, à son tour, infirmée par la Cour d’appel de l’Ontario. S’exprimant au nom de la cour à l’unanimité, le juge Laskin a conclu que la juge Serré n’avait pas outrepassé sa compétence en libérant l’intimé. Le juge Major est d’avis d’accueillir le présent pourvoi du ministère public contre ce jugement.
52 Je conviens avec le juge Major (par. 22) que la juge Serré a « bien énoncé les critères juridiques applicables et souligné le rôle du juge qui préside une enquête préliminaire ». Cependant, en toute déférence, je ne partage pas sa conclusion (par. 35) que la juge Serré a outrepassé sa compétence « en libérant l’intimé sans avoir examiné l’ensemble de la preuve ».
53 Cette conclusion repose, en définitive, sur l’omission de la juge Serré de mentionner explicitement, dans ses motifs, certains éléments de preuve circonstancielle. À ce propos, l’avocate douée et expérimentée du ministère public a affirmé, au cours de l’audition du pourvoi, qu’elle ne pourrait même pas avancer cet argument si la juge Serré [traduction] « [avait] affirmé n’importe où dans ses motifs : j’ai examiné tous les autres éléments de preuve ».
54 L’omission de la juge Serré d’inclure ce type d’affirmation générale dans ses motifs exposés de vive voix ne me convainc pas qu’elle a décidé de libérer l’intimé sans avoir préalablement examiné l’ensemble de la preuve; au contraire, le fait que le ministère public se fonde sur cette « omission » censément fatale démontre simplement la fragilité du fondement de son appel.
55 Plus loin, je vais expliquer de façon assez détaillée pourquoi je ne suis pas convaincu que la juge Serré n’a pas examiné l’ensemble de la preuve. Il me semble plutôt qu’elle n’a pas mentionné expressément la preuve circonstancielle dont fait état le juge Major, parce qu’elle considérait qu’elle n’avait aucune valeur probante relativement à la seule question déterminante dont elle était saisie, celle de savoir si le couteau que l’intimé avait en sa possession au moment pertinent était une « arme prohibée » au sens du Code criminel (par. 84(1)). La réponse à cette question dépendait de la composition du manche de ce couteau. La juge Serré a, de toute évidence, convenu avec l’avocat de la défense que la preuve circonstancielle décrite dans les motifs de mon collègue ne permettait pas de conclure rationnellement que le manche du couteau était en métal, comme l’exige le règlement pertinent (DORS/98‑462, partie 3, art. 15).
56 Cependant, même si la juge Serré avait commis une erreur à cet égard, cette erreur avait trait au caractère suffisant de la preuve. En outre, comme je l’ai déjà mentionné, il est bien établi qu’une erreur quant au caractère suffisant de la preuve n’est pas susceptible de révision par voie de certiorari.
57 Pour ces motifs et les raisons qui suivent, je rejetterais le pourvoi.
II. Révision des « erreurs de compétence »
58 J’insiste à nouveau sur le fait que la décision de renvoyer à procès ou de libérer est sans appel et n’est susceptible de révision par voie de certiorari que pour cause d’absence ou d’excès de compétence. S’exprimant au nom des juges majoritaires dans l’arrêt Skogman c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 93, p. 100, le juge Estey a ainsi expliqué :
Il est [. . .] clair que les cours peuvent encore, par voie de certiorari, contrôler le fonctionnement du tribunal devant lequel se déroule l’enquête préliminaire, mais seulement lorsqu’on reproche à ce tribunal d’avoir outrepassé la compétence qui lui a été attribuée par la loi ou d’avoir violé les principes de justice naturelle, ce qui, d’après la jurisprudence, équivaut à un abus de compétence [. . .] Soulignons en outre qu’un tel contrôle par voie de certiorari ne permet pas à la cour supérieure d’examiner le fonctionnement du tribunal établi en vertu d’une loi afin d’attaquer une décision rendue par ce tribunal dans l’exercice de la compétence qui lui est conférée, pour le motif qu’il a commis une erreur de droit en rendant cette décision ou qu’il est arrivé à une conclusion différente de celle qu’elle aurait pu tirer elle‑même.
Voir aussi Forsythe c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 268; R. c. Russell, [2001] 2 R.C.S. 804, 2001 CSC 53; Dubois c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 366.
59 Le juge Major conclut qu’en l’espèce la juge a commis une « erreur de compétence » en omettant de tenir compte d’une partie de la preuve qui lui avait été soumise. À son avis, cette omission contrevenait à une « disposition impérative du Code criminel », au sens des arrêts Doyle c. La Reine, [1977] 1 R.C.S. 597; Dubois, précité; et Forsythe, précité, du fait que l’al. 548(1)b) du Code impose au juge chargé de l’enquête préliminaire de « libérer l’accusé, si à son avis la preuve à l’égard de l’infraction dont il est accusé [. . .] n’est pas suffisante pour qu’il subisse un procès » (je souligne).
60 Le juge Laskin a affirmé, à cet égard (par. 36) :
[traduction] Je reconnais que, dans l’arrêt [. . .] Dubois [p. 377], le juge Estey a écrit qu’“[i]l y a erreur de compétence lorsque des ‘dispositions impératives’ du Code criminel ne sont pas suivies” et que l’exigence — prévue à l’al. 548(1)b) — d’examiner l’ensemble de la preuve avant de libérer l’accusé pourrait être qualifiée d’“impérative”. Toutefois, il me semble que, pour plusieurs raisons, l’omission de se conformer à ce type de disposition ne peut pas constituer une erreur de compétence. [Je souligne.]
61 Le juge Laskin a ensuite expliqué pourquoi l’omission d’un juge de tenir compte d’une partie de la preuve pertinente, même perçue comme un défaut de se conformer à l’al. 548(1)b), ne constitue pas, de ce fait, une erreur de compétence susceptible de révision par voie de certiorari.
62 Comme nous le verrons un peu plus loin, je ne suis pas convaincu du tout qu’en l’espèce la juge n’a pas examiné la preuve circonstancielle mentionnée par le juge Major. À mon avis, l’erreur que le ministère public reproche, à cet égard, à la juge Serré constitue, tout au plus, une erreur quant au caractère suffisant de l’ensemble de la preuve. Et il est bien établi qu’une erreur quant au caractère suffisant de la preuve ne saurait à juste titre être qualifiée d’erreur « de compétence », à moins qu’elle n’entraîne un renvoi à procès en l’absence de preuve susceptible d’étayer une déclaration de culpabilité. Comme la juge en chef McLachlin l’a expliqué, au nom de la Cour à l’unanimité, dans l’arrêt Russell, précité, par. 28-29 :
L’argument du ministère public en l’espèce veut qu’en vertu du principe de la « parité » de l’arrêt Dubois, si l’erreur du juge de l’enquête préliminaire quant aux éléments d’un crime n’est pas susceptible de révision en cas de contestation de la part du ministère public (le ministère public soutient qu’il s’agit du principe de droit énoncé dans l’arrêt Tremblay), ce genre d’erreur ne doit pas être susceptible de révision en cas de contestation de la part de l’accusé. Le ministère public prétend que [traduction] « la possibilité de recourir au certiorari ne dépend pas de l’identité de la partie sollicitant cette réparation, mais bien de la nature de la présumée erreur ». Je ne trouve rien de contestable dans cette affirmation, mais je peux voir comment celle-ci permet de conclure que l’erreur alléguée en l’espèce n’est pas susceptible de révision par voie de certiorari. Cela tient au fait que le ministère public a qualifié l’erreur [traduction] « de présumée mauvaise interprétation des éléments de l’infraction ». Lorsque l’erreur est qualifiée ainsi, il est effectivement difficile de déterminer comment il est possible à l’accusé de la contester alors que le ministère public ne le peut pas. Le raisonnement devient toutefois clair une fois que la règle est formulée, comme il se doit, en ce qui a trait à la compétence du juge de l’enquête préliminaire : que l’erreur soit contestée par le ministère public ou par l’accusé, elle est susceptible de révision par voie de certiorari seulement si elle se rapporte à la compétence. S’il ne s’agit pas d’une erreur de compétence, on ne peut recourir au certiorari. Ce n’est pas parce que c’est l’accusé qui sollicite le certiorari en l’espèce que l’erreur est susceptible de révision. C’est le fait qu’il s’agit d’une erreur de compétence.
La disparité qui cause un problème au ministère public, à mon avis, ne porte pas à conséquence. Comme je l’ai mentionné précédemment, le principe applicable est le même, que l’erreur soit contestée par le ministère public ou par l’accusé. Il est vrai qu’il découle de ce principe qu’en règle générale l’erreur portant sur des éléments constitutifs du crime n’est susceptible de révision que sur contestation par l’accusé, et non par le ministère public, mais cette disparité se justifie par le rapport des préjudices éventuels de part et d’autre : une libération prononcée à tort ne peut aboutir à une violation de l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, alors qu’il est clair, à mon sens, que de renvoyer quelqu’un à procès sous un chef d’accusation dont l’un des éléments constitutifs ne s’appuie sur aucune preuve produite porterait atteinte aux principes de justice fondamentale. D’autant plus que dans des circonstances semblables à celles de l’affaire Tremblay, il est loisible au ministère public, sous réserve des conditions prévues à l’art. 577 du Code criminel, de déposer une nouvelle dénonciation ou de procéder par mise en accusation. De son côté, l’accusé ne dispose d’aucun moyen de redressement de ce genre. [Souligné dans l’original.]
63 Je ne veux pas que l’on croie que j’ai décidé, en l’espèce, que l’omission d’examiner des éléments de preuve pertinents ne constituera jamais une erreur susceptible de révision. En toute déférence, cependant, je suis contre l’idée d’établir, à cet égard, une distinction fondée sur la compétence entre les enquêtes préliminaires et les procès sommaires, par exemple — qui, presque partout au Canada, sont généralement présidés par les mêmes juges — , ou entre les tribunaux de common law et les tribunaux d’origine législative. Certes, une cour supérieure est investie de prérogatives discrétionnaires que ne partagent pas les tribunaux judiciaires et administratifs d’origine législative. À mon avis, toutefois, elle ne possède aucun pouvoir exclusif ou inhérent à l’égard d’une omission d’examiner des éléments de preuve pertinents.
64 Comme l’a souligné le juge Laskin, notre Cour a statué, dans l’arrêt R. c. Morin, [1992] 3 R.C.S. 286, que l’omission d’un juge du procès d’examiner des éléments de preuve pertinents ne constitue pas nécessairement une erreur de droit. Dans les motifs qu’il a prononcés au nom de la Cour dans cet arrêt, le juge Sopinka s’est ainsi exprimé : « [l’]omission d’apprécier [l’ensemble de la] preuve ne saurait constituer une erreur de droit que si elle résulte d’une mauvaise compréhension d’un principe juridique » (p. 295). Cette règle, semble-t-il, s’appliquerait même si « le juge du procès a omis d’apprécier un élément de preuve important » : voir l’arrêt R. c. Sheppard, [2002] 1 R.C.S. 869, 2002 CSC 26, par. 47 (je souligne).
65 Dans la présente affaire, l’erreur reprochée à la juge Serré ne « résultait [pas] d’une mauvaise compréhension d’un principe juridique ». En présumant, uniquement dans ce contexte, que la juge Serré a effectivement omis d’apprécier une partie de la preuve pertinente, comme l’allègue l’appelante, j’estime inutile de décider si cela constituait une erreur de droit au sens de l’arrêt Morin, précité. À mon avis, il suffit de dire qu’elle n’a pas, de ce fait, commis une erreur de compétence donnant ouverture au certiorari.
III. Examen de la preuve effectué par la juge Serré
66 L’appelante, une fois de plus, ne m’a pas convaincu que la juge Serré a libéré l’intimé sans avoir examiné l’ensemble de la preuve.
67 Personne ne conteste que, avant de conclure que la preuve n’était pas suffisante pour justifier un renvoi à procès, la juge Serré s’est rappelée correctement le rôle du juge qui préside une enquête préliminaire. En outre, elle s’est rappelée d’une manière impeccable le critère applicable pour déterminer le caractère suffisant de la preuve en ce qui concernait précisément les infractions reprochées dans les deux chefs d’accusation.
68 Le ministère public prétend que la juge Serré a examiné une partie et non l’ensemble de la preuve susceptible de justifier un renvoi à procès et qu’elle a, de ce fait, outrepassé sa compétence en libérant l’intimé. Plus particulièrement, l’appelante se fonde sur une question que se pose la juge Serré — à savoir [traduction] « [u]n juge peut‑il raisonnablement inférer de la connaissance qu’avait M. Campeau des coups‑de‑poing américains que l’instrument était en métal? » (souligné dans l’original) — pour étayer la conclusion selon laquelle la juge Serré avait seulement tenu compte du témoignage de M. Guy Campeau et qu’elle avait passé sous silence d’autres éléments de preuve circonstancielle susceptibles d’étayer une conclusion que l’objet en question était une arme prohibée. Le juge Major a examiné de façon très détaillée ces autres éléments de preuve circonstancielle, dont la plupart concernaient la « conduite subséquente » de l’intimé, et il est donc inutile de refaire l’exercice.
69 L’argument de l’appelante échoue pour au moins quatre raisons.
70 Premièrement, il ne nous est pas permis de déduire du silence de la juge à l’égard d’un certain élément de preuve que celle‑ci ne l’a pas examiné comme l’oblige à le faire l’al. 548(1)b). J’estime qu’il est plus plausible d’inférer que la juge Serré a simplement conclu que les éléments de preuve qu’elle n’a pas mentionnés expressément n’avaient aucune valeur probante et, partant, aucune incidence sur le caractère suffisant de l’ensemble de la preuve.
71 Une cour de révision doit éviter de recourir à de présumées hypothèses négatives pour combler les lacunes qu’elle perçoit dans les motifs exposés par un juge à l’issue d’une enquête préliminaire. En l’espèce, rien ne permet de supposer que, parce qu’elle a mentionné l’élément de preuve le plus solide invoqué par la poursuite, la juge Serré a passé sous silence ou « omis d’examiner » d’autres éléments de preuve que d’aucuns pourraient considérer comme ayant une incidence sur cette question. D’après ma compréhension du dossier, il est beaucoup plus probable que ces autres éléments de preuve, considérés individuellement ou collectivement, n’étaient pas susceptibles, à son avis, d’étayer raisonnablement une conclusion de culpabilité relativement à la seule question cruciale de l’affaire qui se déroulait devant elle : la question de savoir si « le couteau de type coup‑de‑poing américain » que, de l’aveu général, M. Deschamplain avait eu en sa possession était une arme prohibée au sens du Code criminel.
72 Deuxièmement, il ressort jusqu’à un certain point des motifs que la juge Serré a prononcés de vive voix qu’elle a, en fait, apprécié la preuve circonstancielle produite par le ministère public, et qu’elle l’a considérée insuffisante pour justifier un renvoi à procès. La question invoquée par l’appelante doit être interprétée dans le contexte de l’ensemble des motifs de la juge Serr—. La juge Serré a traité, en ces termes, de la preuve du ministère public portant sur la composition du « couteau de type coup‑de‑poing américain » :
[traduction] L’avocat de la poursuite invite la Cour à agir prudemment sur la foi du témoignage de Guy Campeau et à renvoyer l’accusé à son procès.
L’avocat du ministère public soutient que la Cour peut raisonnablement inférer du dossier et du sens ordinaire de l’expression « de type coup‑de‑poing américain » qu’il y a lieu d’ordonner le renvoi à procès.
L’avocat de la défense prétend que le ministère public se livre à des conjectures et qu’il ne suffit pas, pour renvoyer un accusé à son procès, que les inférences que l’avocat du ministère public demande à la Cour de faire mènent à des suppositions plutôt qu’à des conclusions de culpabilité logiques, précises et fondées objectivement sur la preuve. . .
Un juge peut‑il raisonnablement inférer de la connaissance qu’avait M. Campeau des coups‑de‑poing américains que l’instrument était en métal? Monsieur Campeau a simplement décrit la forme de l’instrument; le manche du couteau comportait quatre anneaux; il était de couleur argent et pouvait être utilisé comme un coup‑de‑poing américain. [Trois premiers soulignements ajoutés; quatrième soulignement dans la transcription certifiée conforme.]
73 À cet égard, j’estime utile de reproduire ici un extrait pertinent des motifs du juge Laskin de la Cour d’appel (par. 7-8) :
[traduction] La boîte contenant le couteau a été remise à l’un des enseignants de l’école, M. Guy Campeau. Monsieur Campeau a apporté la boîte dans son bureau, levé le couvercle et regardé le couteau. À l’audience préliminaire, il a témoigné que le couteau était « de couleur argent et comportait quatre anneaux de type coup‑de‑poing américain dans lesquels vous enfilez les doigts pour tenir le manche ». Lors du contre‑interrogatoire, il a reconnu n’avoir jamais retiré le couteau de la boîte ni même y avoir touché. Il a aussi admis qu’en décrivant le couteau comme étant de « type coup‑de‑poing américain », il n’insinuait pas qu’il était en laiton. . .
On n’a pas demandé à M. Campeau, lors de l’interrogatoire principal ou du contre‑interrogatoire, si les quatre anneaux ou le manche auquel ceux‑ci étaient attachés étaient en métal.
74 Bien qu’elle se soit concentrée sur le témoignage de M. Campeau, la juge Serré s’est aussi référée aux arguments du ministère public concernant ce qui pouvait être raisonnablement inféré du dossier. L’appréciation qu’elle a faite du caractère suffisant de cet ensemble d’éléments de preuve relevait de sa compétence : elle avait le droit — voire l’obligation — de déterminer les inférences qu’ils pouvaient raisonnablement étayer, et elle avait le droit de conclure, comme elle l’a fait, que ces inférences étaient de nature conjecturale.
75 Troisièmement, il n’est absolument pas étonnant que, dans ses motifs, la juge Serré se soit concentrée sur le témoignage de M. Campeau. Dans son argumentation relative à la composition de l’arme, l’avocat du ministère public lui avait mentionné exclusivement le témoignage de l’enseignant :
[traduction] Monsieur Campeau, dans son témoignage, et la meilleure façon de le faire est peut‑être de se référer à l’argumentation écrite du défendeur. Elle se trouve à la page 7. Il le décrit comme étant de couleur argent, de type coup‑de‑poing américain et comportant quatre anneaux dans lesquels vous enfilez les doigts pour tenir le manche, et il ajoute, à la fin de la page 7 : « [j]e n’ai jamais vu de coup‑de‑poing américain auparavant, mais d’après ce que je sais, vous glissez vos quatre doigts dans le manche et vous le tenez de cette façon. » Je lui ai ensuite demandé de parler du fait qu’il l’avait tenu dans les airs avec le poing fermé et je prétends, en toute déférence, qu’il s’agit là d’une preuve suffisante pour les besoins de la présente affaire.
L’avocat a ensuite analysé l’importance des autres éléments de preuve circonstancielle et, plus particulièrement, de la « conduite subséquente » de l’intimé, en traitant de son état d’esprit et de l’accusation d’entrave à la justice. Toutefois, comme nous l’avons vu, l’on reconnaît qu’un renvoi à procès pour entrave était impossible en l’absence d’un renvoi à procès pour possession d’une arme prohibée.
76 L’avocat du ministère public connaissait très bien sa thèse, l’importance relative des divers éléments de preuve et la viabilité des inférences auxquelles ils devaient donner lieu. La demande de libération présentée par la défense reposait sur l’argument qu’il n’existait aucun élément de preuve qui permettrait à un juge des faits de conclure raisonnablement que le couteau en question était une arme prohibée. Bien entendu, en répondant à cet argument, l’avocat du ministère public s’est fondé sur le témoignage de M. Campeau concernant l’apparence du couteau, plutôt que sur la preuve plus conjecturale et fragile de la « conduite subséquente ». Il n’est guère étonnant que la juge Serr— ait elle aussi considéré inutile de le faire. Elle a plutôt traité en détail de ce que le ministère public lui‑même considérait, de toute évidence (et à juste titre), comme étant sa preuve la plus solide et la plus importante quant à la nature de l’arme. À mon avis, la juge Serré n’a commis aucune erreur de compétence en agissant ainsi.
77 Enfin, comme nous l’avons vu, l’enquête préliminaire en l’espèce n’a été ni mal coordonnée ni bâclée, et la décision n’a pas été rendue à la hâte ou sans réfléchir. La juge Serr— a entendu l’ensemble de la preuve du ministère public en une seule et même journée. Elle a ensuite suspendu l’audience pendant six semaines avant d’entendre les plaidoiries à l’aide d’une transcription complète des témoignages.
78 Dans leurs plaidoiries, les deux avocats ont attiré l’attention de la juge Serr— sur la preuve circonstancielle soumise par le ministère public, dont la « conduite subséquente » de l’intimé. Bien entendu, leur appréciation de l’importance de cette preuve n’était pas la même. De plus, ils la rattachaient essentiellement à l’état d’esprit de l’intimé plutôt qu’à la composition de l’« arme prohibée ». La juge Serr—, qui disposait alors de la transcription des témoignages, a ajourné l’audience jusqu’au lendemain matin afin d’[traduction] « examiner les arguments des avocats, ainsi que la jurisprudence qu’on lui avait soumise ».
79 En général, les motifs exposés dans une décision sont le meilleur indice de ce que le juge avait à l’esprit en rendant sa décision. Les commentaires antérieurs, en particulier s’ils datent d’un certain temps ou s’ils sont manifestement assortis de certaines réserves, sont peu utiles pour déterminer le bien‑fondé du jugement. Cependant, cela ne permet pas à une cour de révision de présumer que le juge a, du jour au lendemain, perdu de vue des éléments de preuve que les avocats des parties adverses ont débattus dans leur argumentation complète et détaillée. Et je m’abstiens de le faire en l’espèce.
80 Comme la juge McLachlin l’a dit dans un autre contexte, « [l]e fait que le juge du procès s’exprime incorrectement à un moment donné ne devrait pas entacher de nullité sa décision si l’essentiel de ses propos indique que le bon critère a été appliqué et si la preuve peut justifier la décision » : R. c. B. (C.R.), [1990] 1 R.C.S. 717, p. 737. Notre Cour ne devrait pas faire montre de moins de déférence en examinant la décision d’un juge de libérer un accusé à l’issue d’une enquête préliminaire.
81 Cela est d’autant plus vrai lorsque, comme en l’espèce, l’essentiel de ce qui s’est passé devant la juge et de ce qu’elle dit expressément démontre amplement qu’elle a compris et examiné toutes les questions pertinentes. Plus particulièrement, il ressort clairement du dossier que la juge Serré connaissait parfaitement la nature limitée de son rôle, le critère qu’elle devait appliquer en le remplissant, les éléments constitutifs des infractions reprochées et la preuve sur laquelle la poursuite s’était fondée pour établir l’existence de ces éléments.
82 Il est évident que toute erreur que peut avoir commise la juge Serr— est non pas de « s’être exprimée incorrectement », mais plutôt d’avoir omis de mentionner expressément des éléments de preuve que d’autres personnes pourraient considérer comme justifiant un renvoi à procès. En l’espèce, je le répète, la juge Serré a entendu tous les témoignages pertinents, elle a reçu et examiné la transcription de ces témoignages qu’elle a étudiée à la lumière de l’argumentation des avocats, elle a ajourné l’audience afin d’examiner la preuve et les principes applicables, et elle a exposé de manière impeccable le droit régissant son rôle au moment de décider s’il y avait lieu de renvoyer l’accusé à son procès. À mon avis, il est à la fois juste et équitable de présumer qu’elle a appliqué les principes qu’elle avait si soigneusement exposés. Rien ne me permet de présumer le contraire. Si, en définitive, elle a malgré tout commis une erreur, cette erreur concernait le caractère suffisant de la preuve et n’était pas susceptible de révision par voie de certiorari.
IV. Conclusion
83 Pour tous les motifs susmentionnés et en toute déférence pour la conclusion contraire du juge Major, je rejetterais donc le pourvoi, comme je l’ai affirmé au départ.
Pourvoi accueilli, les juges Binnie, LeBel et Fish sont dissidents.
Procureur de l’appelante : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
Procureurs de l’intimé : Kelly Jennings & Lacy, Toronto.