AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, en son audience publique tenue au Palais de Justice à PARIS, le trois décembre deux mille deux, a rendu l'arrêt suivant :
Sur le rapport de Mme le conseiller MAZARS, les observations de la société civile professionnelle WAQUET, FARGE et HAZAN, et de la société civile professionnelle MONOD et COLIN, avocats en la Cour, et les conclusions de M. l'avocat général LAUNAY ;
Statuant sur le pourvoi formé par :
- Y... Isabelle, épouse Z...,
contre l'arrêt de la cour d'appel de PARIS, 11ème chambre, en date du 21 juin 2001, qui, pour diffamation envers une administration publique, l'a condamnée à 10 000 francs d'amende et a prononcé sur les intérêts civils ;
Vu les mémoires produits, en demande et en défense ;
Attendu qu'il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de procédure que, sur plainte du ministre de l'Intérieur, Isabelle A..., avocat, a été citée devant le tribunal correctionnel, sur le fondement des articles 23, 29, alinéa 1er, et 30 de la loi du 29 juillet 1881, du chef de diffamation envers la police nationale, pour avoir, dans un communiqué de presse de protestation contre les conditions dans lesquelles se tenait un procès, tenu les propos suivants : "La lutte dite anti-terroriste a obtenu carte blanche pour employer des moyens terroristes contre les cibles désignées par le pouvoir (...) La pratique des rafles, selon des méthodes dignes de la Gestapo et de la Milice, à toute heure du jour et de la nuit, contre des familles entières y compris les enfants (...) Les brutalités policières et les tortures pendant les gardes à vue de quatre jours sous le contrôle des juges de la section spéciale (...)" ; que le tribunal correctionnel a retenu le caractère diffamatoire envers la police nationale des propos tenus, a dit que la preuve de la vérité des faits diffamatoires n'était pas rapportée, et, refusant à la prévenue le bénéfice de la bonne foi, l'a déclarée coupable du délit ; que la cour d'appel a confirmé le jugement déféré ;
En cet état ;
Sur le premier moyen de cassation, pris de la violation des articles 41 de la loi du 29 juillet 1881, 23, 29, alinéa 1, 30 de la même loi, 593 du Code de procédure pénale, défaut de motifs, manque de base légale ;
"en ce que l'arrêt attaqué a dit que les propos poursuivis n'étaient pas couverts par l'immunité prévue par l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881 ;
"aux motifs que l'information, par un avocat qui entend dénoncer les conditions d'organisation d'un procès, du public au moyen de communiqués de presse n'est pas assimilable aux "discours prononcés devant les tribunaux" au sens de l'article 41 de la loi de 1881, c'est-à-dire à l'argumentation développée dans le cadre d'une enceinte judiciaire sous le contrôle du président de la juridiction appelée à statuer ; que, même formulées dans l'intérêt de la défense d'un justiciable, les déclarations faites en d'autres lieux que celui affecté au déroulement du procès ne sauraient bénéficier de l'immunité prévue par ce texte ;
"alors que l'immunité judiciaire prévue à l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881 couvre les propos de l'avocat tenus au nom de son client dans le cadre d'un procès ; que cette immunité doit donc bénéficier à l'avocat qui, intervenant dans un procès correctionnel visant 138 prévenus, organisé comme un "procès de masse" dans des locaux de l'Administration pénitentiaire, se voit contraint de quitter, comme la quasi-totalité des autres avocats, cette enceinte incompatible avec le respect des droits de la défense et de s'exprimer au nom de son client au moyen d'un communiqué de presse, destiné à dénoncer l'atteinte ainsi faite au droit au procès équitable ; qu'en refusant à la prévenue le bénéfice de l'immunité judiciaire, au motif que l'immunité ne couvre que l'argumentation développée dans le cadre d'une enceinte judiciaire, sous le contrôle du président de la juridiction, la cour d'appel a violé les textes susvisés" ;
Attendu que, pour rejeter le moyen de défense de la prévenue qui invoquait l'immunité prévue par l'article 41, alinéa 3, de la loi du 29 juillet 1881, les juges prononcent par les motifs repris au moyen ;
Attendu qu'en cet état, et dès lors que le communiqué litigieux ne saurait être regardé comme un écrit produit devant une juridiction, la cour d'appel a fait l'exacte application de la loi ;
D'où il suit que le moyen ne saurait être admis ;
Sur le second moyen de cassation, pris de la violation des articles 23, 29 alinéa 1, 30 et 35 bis de la loi du 29 juillet 1881, 10.2 de la Convention européenne des droits de l'homme, 593 du Code de procédure pénale, défaut de motifs, manque de base légale ;
"en ce que l'arrêt attaqué a déclaré Isabelle A... coupable du délit de diffamation publique envers une Administration publique, la police nationale, et l'a condamnée de ce chef ;
"aux motifs que, selon l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, le droit à la liberté d'expression peut être soumis à certaines restrictions ou sanctions prévues par la loi, constituant des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui ;
que, si la dénonciation du procès concernant son client, Mohamed Chalami, et la critique de l'ensemble de la procédure constituaient pour Isabelle A..., avocat, un but manifestement légitime, il lui était possible de parvenir à ce but en développant une argumentation assortie le cas échéant d'appréciations sévères, mais sans opérer pour autant des assimilations téméraires infamantes ;
qu'en portant de façon particulièrement outrancière des accusations gravissimes et ignominieuses à l'encontre de la police chargée de la lutte contre le terrorisme, Isabelle A... s'est volontairement exprimée de façon partiale et vindicative, sans la moindre prudence ou modération, de sorte que le bénéfice de la bonne foi ne saurait lui être reconnu ;
"alors, d'une part, que l'avocat intervenant au nom de son client, pour dénoncer les conditions inacceptables de l'arrestation et de la garde à vue de ce dernier et du déroulement de son procès, ainsi que, de façon plus générale, les méthodes utilisées dans le cadre de la lutte "anti-terroriste", a le droit à la libre expression et peut s'exprimer de façon partiale et polémique, de sorte que le fait justificatif de la bonne foi n'est pas, dans ce cas, subordonné à la modération dans l'expression de la pensée ; qu'en excluant la bonne foi de la prévenue au motif qu'elle s'était exprimée de façon partiale et vindicative, sans la moindre prudence et modération, la cour d'appel a violé les textes susvisés ;
"alors, d'autre part, qu'en se bornant, pour écarter la bonne foi de la prévenue, avocate intervenant au nom de son client pour dénoncer "les brutalités et tortures pendant les gardes à vue de quatre jours", à faire état "d'accusations gravissimes et ignominieuses à l'encontre de la police chargée de la lutte contre le terrorisme", sans s'expliquer sur le fait, invoqué par la prévenue, que dans son dernier rapport le Comité européen de prévention de la torture (CPT) a dénoncé de nombreux dysfonctionnements "inacceptables" concernant notamment les mauvais traitements sur des personnes gardées à vue, ni sur le fait, également invoqué par la prévenue (cf. concl. page 8), que, par un arrêt du 28 juillet 1999, la Cour européenne des droits de l'homme a condamné la France pour des actes de torture commis sur son territoire par des policiers lors d'une garde à vue et que cette condamnation était la 64ème prononcée contre la France depuis 1981, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des textes susvisés ;
"alors, enfin, que la restriction de la liberté d'expression d'un avocat intervenant au nom de son client, par un communiqué de presse, pour dénoncer les conditions inacceptables d'organisation du procès de ce dernier, ainsi que les conditions critiquables de son arrestation et de sa garde à vue, n'est pas, lorsque les critiques sont justifiées, nécessaire dans une société démocratique, ni proportionnée au but poursuivi pour garantir la protection de la réputation de la police nationale, cette protection ne correspondant pas à un besoin social assez impérieux pour primer l'intérêt public s'attachant à la liberté d'expression ; que, dès lors, la cour d'appel a violé l'article 10, alinéa 2, de la Convention susvisée" ;
Attendu que, pour écarter le moyen de défense fondé sur les dispositions conventionnelles et refuser à l'avocate le bénéfice de la bonne foi, les juges énoncent que, si la dénonciation des conditions d'organisation du procès concernant son client et la critique de l'ensemble de la procédure constituaient, pour Isabelle A..., un but légitime, celle-ci avait la possibilité de développer une argumentation, assortie, le cas échéant, d'appréciations sévères, sans pour autant se livrer à des assimilations téméraires infamantes ; que les juges retiennent qu'en proférant des accusations "gravissimes et ignominieuses" à l'encontre de la police chargée de lutter contre le terrorisme et en procédant à des comparaisons avec les méthodes employées par la Gestapo ou la Milice du régime de Vichy, l'avocate s'est exprimée délibérément "de façon partiale et vindicative" sans la moindre prudence ou modération, en jetant l'opprobre sur l'ensemble du corps des fonctionnaires de police ;
Attendu qu'en l'état de ces énonciations, la cour d'appel a justifié sa décision ;
Que, d'une part, lorsqu'il ne bénéficie pas de l'immunité prévue par l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881, l'avocat qui s'exprime au nom de son client n'est pas dispensé de la prudence et de la circonspection nécessaires à l'admission de la bonne foi ;
Que, d'autre part, si l'exercice de la liberté d'expression est garanti par l'article 10.1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, il peut, en vertu du second paragraphe de ce texte, être soumis à des restrictions et des sanctions dans des cas déterminés par la loi du 29 juillet 1881 ; que tel est l'objet de l'article 30 de ladite loi qui édicte une sanction nécessaire dans une société démocratique à la défense de l'ordre et à la protection de la réputation des administrations publiques, en l'espèce la police nationale ;
D'où il suit que le moyen doit être écarté ;
Et attendu que l'arrêt est régulier en la forme ;
REJETTE le pourvoi ;
DIT n'y avoir lieu à application, au profit du ministre de l'Intérieur, de l'article 618-1 du Code de procédure pénale ;
Ainsi jugé et prononcé par la Cour de Cassation, chambre criminelle, en son audience publique, les jour, mois et an que dessus ;
Etaient présents aux débats et au délibéré : M. Cotte président, Mme Mazars conseiller rapporteur, M. Joly, Mmes Chanet, Anzani, M. Pometan conseillers de la chambre, MM. Desportes, Ponsot, Valat, Mme Menotti conseillers référendaires ;
Avocat général : M. Launay ;
Greffier de chambre : Mme Lambert ;
En foi de quoi le présent arrêt a été signé par le président, le rapporteur et le greffier de chambre ;