Sur le premier moyen, pris en ses troisième et cinquième branches ;
Vu l'article 234 du Traité instituant la Communauté européenne ;
Attendu que, par décision du 10 septembre 1998, rendue en application de l'article 14, paragraphe 3, du règlement n° 17-62 du Conseil, du 6 février 1962, la Commission des Communautés européennes a ordonné une vérification dans les locaux de la société Roquette frères SA, sis à Lille (59) et à Lestrem (62), en vue de rechercher la preuve de pratiques prohibées par l'article 85, devenu l'article 81, du traité instituant la Communauté européenne, sur le marché du gluconate de sodium et du glucono-delta-lactone ; que, par l'ordonnance attaquée, rendue le 14 septembre 1998, le président du tribunal de grande instance de Lille a, en vertu de l'article 56 bis de l'ordonnance du 1er décembre 1986, autorisé des agents de la direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des fraudes à user des pouvoirs de visite et saisie prévus par l'article 48 de l'ordonnance précitée, en vue de prêter assistance aux agents mandatés par la Commission dans l'exécution de leur mission de vérification, et a donné commission rogatoire au président du tribunal de grande instance de Béthune pour contrôler les opérations devant se dérouler dans le ressort de sa juridiction ;
Attendu que la société Roquette fait grief à l'ordonnance d'avoir ainsi statué alors, selon le pourvoi, d'une part, que, même en présence d'une décision de la Commission des Communautés ordonnant une vérification, laquelle ne confère jamais à ses agents un pouvoir coercitif, le juge judiciaire ne peut ordonner qu'il soit procédé à des visites domiciliaires sans exercer la plénitude du contrôle que la Constitution et l'ordonnance du 1er décembre 1986 lui ont confié en propre ; qu'il lui appartient de vérifier lui-même, au vu du dossier de pièces qu'est tenue de lui fournir l'Administration requérante, qu'il existe des présomptions sérieuses de pratiques anticoncurrentielles de nature à justifier de telles mesures ; qu'en déclarant que cette appréciation échappait à sa compétence en l'état d'une décision de la Commission ayant admis, en son principe, le bien-fondé d'une mesure de vérification, le président du tribunal a violé les articles 48 et 56 bis de l'ordonnance du 1er décembre 1986, 55 et 66 de la Constitution du 4 octobre 1958, ensemble le règlement CEE n° 17-62 et les articles 173 et 177 du traité de Rome ; et alors, d'autre part, que le juge français ne saurait autoriser des visites domiciliaires au titre d'une mission d'assistance réclamée par la Commission des Communautés, sans vérifier au préalable que cette décision a été prise au vu de pièces ou documents soumis à l'appréciation de la Commission et dont celle-ci a fait état dans sa décision, et non sur la base " d'informations " dont la Commission a affirmé disposer, sans jamais en préciser l'origine ; qu'en s'abstenant d'exercer ce contrôle minimum et en autorisant des perquisitions sur le fondement d'une décision de la Commission des Communautés ne répondant pas aux exigences de motivations requises en droit français, le président du tribunal de grande instance a violé encore les textes et principes susvisés ;
Attendu que, dans son arrêt Hoechst du 21 septembre 1989, la Cour de justice des Communautés européennes a jugé que, si la reconnaissance d'un droit fondamental à l'inviolabilité du domicile en ce qui concerne le domicile privé des personnes physiques s'impose dans l'ordre juridique communautaire en tant que principe commun aux droits des Etats membres, il n'en va pas de même en ce qui concerne les entreprises, car les systèmes juridiques des Etats membres présentent des divergences non négligeables en ce qui concerne la nature et le degré de protection des locaux commerciaux face aux interventions des autorités publiques et qu'il y a lieu de constater l'absence d'une jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme sur le fondement de l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde sur ce point ;
Attendu que, dans son arrêt Nimietz du 16 décembre 1992, la Cour européenne des droits de l'homme a jugé qu'interpréter les mots " vie privée " et " domicile " comme incluant certains locaux ou activités professionnels ou commerciaux répondrait à l'objet et au but essentiels de l'article 8 de la Convention ;
Attendu qu'il résulte de la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes (Kremzow, 29 mai 1997) que les droits fondamentaux font partie intégrante des principes généraux du droit dont la Cour assure le respect et qu' à cet effet, la Cour s'inspire des traditions constitutionnelles communes aux Etats membres ainsi que des indications fournies par les instruments internationaux concernant la protection des droits de l'homme auxquels les Etats membres ont coopéré ou adhéré et que la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme revêt, à cet égard, une signification particulière ;
Attendu que l'article 6, paragraphe 2, du traité de l'Union européenne dispose que l'Union respecte les droits fondamentaux tels qu'ils sont garantis par la Convention européenne des droits de l'homme et tels qu'ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux Etats membres, en tant que principes généraux du droit communautaire, et que l'article 46 du même traité, dans sa rédaction résultant du traité d'Amsterdam, entré en vigueur le 1er mai 1999, prévoit que la Cour de justice est compétente pour l'application de ces dispositions à l'action des institutions communautaires dans la mesure où elle est compétente en vertu des traités instituant les Communautés européennes ;
Attendu, par ailleurs, que, dans son arrêt Hoechst, la Cour de justice des Communautés européennes a jugé que, dès lors que la Commission entend mettre en oeuvre, avec le concours des autorités nationales, des mesures de vérification non fondées sur la collaboration des entreprises concernées, elle est tenue de respecter les garanties procédurales prévues à cet effet par le droit national ;
Attendu que le Conseil constitutionnel français a décidé, le 29 décembre 1983, que des investigations dans des lieux privés ne peuvent être conduites que dans le respect de l'article 66 de la Constitution française qui confie à l'autorité judiciaire la sauvegarde de la liberté individuelle et notamment celui de l'inviolabilité du domicile ; qu'il en a déduit que les dispositions légales à cet égard doivent assigner de façon explicite au juge ayant le pouvoir d'autoriser les investigations des agents de l'Administration la mission de vérifier, de façon concrète, le bien-fondé de la demande qui lui est soumise ;
Attendu que, dans son arrêt Hoechst, la Cour de justice des Communautés européennes a jugé que la Commission doit veiller à ce que l'instance compétente en vertu du droit national dispose de tous les éléments nécessaires pour lui permettre d'exercer le contrôle qui lui est propre ; qu'elle a toutefois ajouté que cette instance ne saurait, à cette occasion, substituer sa propre appréciation du caractère nécessaire des vérifications ordonnées à celle de la Commission dont les évaluations de fait et de droit ne sont soumises qu'au contrôle de légalité de la Cour de justice, mais qu'en revanche, il entre dans les pouvoirs de l'instance nationale d'examiner, après avoir constaté l'authenticité de la décision de vérification, si les mesures de contrainte envisagées ne sont pas arbitraires ou excessives par rapport à l'objet de la vérification ;
Attendu qu'en l'espèce, aucun élément d'information ou indice permettant de présumer l'existence des pratiques anticoncurrentielles invoquées n'a été présenté au président du tribunal de grande instance de Lille, compétent en droit français pour autoriser les visites et saisies en matière de concurrence, le mettant ainsi dans l'impossibilité de vérifier, de façon concrète, le bien-fondé de la demande qui lui était soumise ; qu'au surplus, la décision de la Commission ordonnant une vérification dans les locaux de la société Roquette se borne à énoncer que la Commission dispose d'informations selon lesquelles la société Roquette se livrerait à des pratiques anticoncurrentielles sur le marché du gluconate de sodium et du glucono-delta-lactone, qu'elle a décrites, mais sans se référer, en les analysant, même succinctement, aux informations qu'elle affirme détenir et sur lesquelles elle fonde son appréciation ;
Attendu que se pose donc la question de savoir si, eu égard aux droits fondamentaux reconnus par l'ordre juridique communautaire et à l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, l'arrêt Hoechst rendu le 21 septembre 1989 par la Cour de justice des Communautés européennes doit être interprété en ce sens que le juge national, compétent en vertu de son droit national pour ordonner en matière de concurrence des visites et saisies des agents de l'Administration dans des locaux d'entreprises, ne peut refuser d'accorder l'autorisation demandée lorsqu'il estime que les éléments d'information ou indices qui lui sont présentés comme laissant présumer l'existence de pratiques anticoncurrentielles de la part des entreprises visées dans la décision de vérification de la Commission sont insuffisants pour autoriser une telle mesure ou même lorsque, comme en l'espèce, aucun élément d'information ou indice ne lui a été présenté ;
Attendu qu'à titre subsidiaire, pour le cas où la Cour de justice refuserait de reconnaître l'obligation pour la Commission de présenter au juge national les indices ou éléments d'information dont elle dispose et laissant présumer l'existence de pratiques anticoncurrentielles, la question se pose de savoir si, eu égard aux droits fondamentaux précités, ce juge est néanmoins compétent pour refuser d'accorder les visites et saisies sollicitées s'il estime que la décision de la Commission n'est pas suffisamment motivée, comme en l'espèce, et ne lui permet pas de vérifier de façon concrète le bien-fondé de la demande qui lui est soumise, le mettant ainsi dans l'impossibilité d'exercer le contrôle exigé par son droit constitutionnel national ; qu'il y a lieu de surseoir à statuer jusqu à ce que la Cour de justice se soit prononcée sur ces deux points ;
PAR CES MOTIFS :
RENVOIE à la Cour de justice des Communautés européennes aux fins de dire si :
1° Eu égard aux droits fondamentaux reconnus par l'ordre juridique communautaire et à l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, l'arrêt Hoechst rendu le 21 septembre 1989 doit être interprété en ce sens que le juge national, compétent en vertu de son droit national pour ordonner des visites et saisies des agents de l'Administration dans des locaux d'entreprises en matière de concurrence, ne peut refuser d'accorder l'autorisation demandée lorsqu'il estime que les éléments d'information ou indices qui lui sont présentés comme laissant présumer l'existence de pratiques anticoncurrentielles de la part des entreprises visées dans la décision de vérification de la Commission sont insuffisants pour autoriser une telle mesure ou lorsque, comme en l'espèce, aucun élément ou indice ne lui a été présenté ;
2° Dans l'hypothèse où la Cour de justice refuserait de reconnaître l'obligation pour la Commission de présenter au juge national compétent les indices et éléments d'information dont elle dispose et laissant présumer l'existence de pratiques anticoncurrentielles, ce juge est néanmoins compétent, eu égard aux droits fondamentaux précités, pour refuser d'accorder les visites et saisies sollicitées lorsqu'il estime que la décision de la Commission, comme en l'espèce, n'est pas suffisamment motivée et ne lui permet pas de vérifier, de façon concrète, le bien fondé de la demande qui lui est soumise, le mettant ainsi dans l'impossibilité d'exercer le contrôle exigé par son droit constitutionnel national ;
SURSOIT à statuer sur le pourvoi jusqu'à la décision de la Cour de justice.