Vu, enregistrée à son secrétariat le 31 décembre 2019, la demande de la commune de Saint-Esprit, tendant à la condamnation de l'Etat à lui verser la somme de 202 449,20 euros au titre des préjudices matériel et moral qu'elle estime avoir subis en raison de la durée excessive des procédures afférentes au litige l'opposant à la société The Congres House, suivies, d'une part, devant le tribunal de grande instance de Fort-de-France, la cour d'appel de Fort-de-France et la Cour de cassation et, d'autre part, devant le tribunal administratif de Basse-Terre, la cour administrative d'appel de Bordeaux et le Conseil d'Etat, ainsi qu'à la capitalisation des intérêts sur les sommes dues et à ce que soit mise à la charge de l'Etat une somme de 10 000 euros au titre de l'article 75 de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991.
Vu, enregistré le 3 avril 2020, le mémoire présenté par l'Etat, tendant au rejet de la demande de la commune de Saint-Esprit au motif que, si la procédure devant les tribunaux administratifs de Fort-de-France et de Basse-Terre a été excessivement longue, la commune n'a subi de ce fait aucun préjudice ;
Vu, enregistré le 4 mai 2020, le mémoire en réplique présenté pour la commune de Saint-Esprit ;
Vu la loi du 24 mai 1872 ;
Vu le décret n° 2015-233 du 27 février 2015 ;
Vu la loi 91-647 du 10 juillet 1991, notamment son article 75 ;
Vu le code civil ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme A... B..., membre du Tribunal,
- les observations de la SCP Matuchansky, Poupot et Valdelièvre pour la commune de Saint-Esprit ;
- les conclusions de M. Nicolas Polge, rapporteur public ;
Considérant ce qui suit :
1. Aux termes de l'article 16 de la loi du 24 mai 1872 relative au Tribunal des conflits : " Le Tribunal des conflits est seul compétent pour connaître d'une action en indemnisation du préjudice découlant d'une durée totale excessive des procédures afférentes à un même litige et conduites entre les mêmes parties devant les juridictions des deux ordres en raison des règles de compétence applicables et, le cas échéant, devant lui ". Aux termes de l'article 43 du décret du 27 février 2015 relatif au Tribunal des conflits et aux questions préjudicielles : " Dans le cas prévu à l'article 16 de la loi du 24 mai 1872 susvisée, la partie qui entend obtenir réparation doit préalablement saisir le garde des sceaux, ministre de la justice, d'une réclamation. / En application du 3° de l'article L. 231-4 du code des relations entre le public et l'administration, le silence gardé pendant plus de deux mois sur la réclamation vaut décision de rejet. A l'expiration de ce délai, la partie intéressée peut saisir le Tribunal des conflits [...] ".
2. Il résulte de l'instruction que, par une convention du 15 juin 2001, la commune de Saint-Esprit a confié à la société World Privilèges Club la gestion technique et financière d'une salle de spectacles municipale. Le contrat, conclu pour une durée de trois ans, était ensuite renouvelable chaque année par tacite reconduction. La société The Congrès House s'est substituée à la société World Privilèges Club en cours de contrat. Par lettre du 5 décembre 2006, la commune a informé la société de sa décision de ne pas renouveler le contrat à compter du 1er juin 2007. La société a libéré les lieux le 1er janvier 2009 et a été ultérieurement placée en liquidation judiciaire.
3. A la suite de la décision de non-renouvellement du contrat, plusieurs actions ont été engagées par la société ainsi que par la commune.
4. Le 10 mai 2007, la société a saisi la juridiction judiciaire en soutenant être titulaire d'un bail commercial et en se prévalant de l'irrégularité du congé délivré par la commune, laquelle a opposé une exception d'incompétence au profit de la juridiction administrative, tout en demandant reconventionnellement le paiement de certains loyers. Par un jugement du 4 décembre 2007, le tribunal de grande instance de Fort-de-France a retenu l'existence d'un bail commercial, jugé le congé nul et rejeté la demande de la commune. Par un arrêt du 16 octobre 2009, la cour d'appel de Fort-de-France a estimé qu'il y avait lieu, avant de statuer sur l'appel de la commune, de trancher la question de savoir si les locaux loués appartenaient au domaine public ou au domaine privé de la commune et que cette question relevait de la compétence du juge administratif. Elle a renvoyé les parties à mieux se pourvoir. Par un arrêt du 18 mai 2011, la Cour de cassation, statuant sur le pourvoi de la commune, a jugé qu'en présence d'une contestation sérieuse sur l'appartenance des locaux au domaine public ou au domaine privé de la commune, la cour d'appel aurait dû surseoir à statuer jusqu'à ce que le juge administratif, saisi par voie de question préjudicielle, se soit prononcé et qu'elle avait méconnu l'étendue de ses pouvoirs. Elle a cassé l'arrêt et renvoyé l'affaire devant la cour d'appel de Fort-de-France autrement composée. Par un arrêt du 1er mars 2013, cette cour, retenant que le contrat conclu entre les parties était de nature administrative en raison de son objet et de clauses exorbitantes du droit commun, a infirmé le jugement du 4 décembre 2007. Par un arrêt du 15 octobre 2014, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé par la société contre cet arrêt.
5. Le 1er avril 2010, la société a saisi la juridiction administrative d'une demande de condamnation de la commune à lui payer la somme de 1 507 730 euros en réparation des préjudices qu'elle estimait avoir subis du fait du non-renouvellement de la convention. La commune a formé une demande reconventionnelle en paiement de la somme de 157 641,38 euros au titre de loyers impayés. Par une ordonnance du 29 décembre 2011, le président du tribunal administratif de Fort-de-France a transmis cette requête au Conseil d'Etat en application des dispositions de l'article R. 351-8 du code de justice administrative. Par une ordonnance du 3 février 2012, le président de la section du contentieux a transmis la requête au tribunal administratif de Basse-Terre. Par un jugement du 19 février 2015, le tribunal administratif de Basse-Terre a rejeté les demandes de la société et de la commune. Par un arrêt du 12 octobre 2017, la cour administrative d'appel de Bordeaux a renvoyé au Tribunal des conflits, en application de l'article 32 du 27 février 2015, le soin de décider sur la question de compétence. Par une décision du 12 février 2018, le Tribunal, retenant la compétence de la juridiction administrative pour connaître du litige, a renvoyé la cause et les parties devant cette cour. Par un arrêt du 12 juillet 2018, devenu définitif à la suite de la non-admission, le 12 juin 2019, du pourvoi en cassation formé devant le Conseil d'Etat par le mandataire liquidateur de la société, la cour administrative d'appel de Bordeaux a rejeté la requête de ce dernier et les conclusions d'appel incident de la commune.
6. D'autres actions ont été parallèlement engagées, d'une part, par la commune devant la juridiction administrative pour obtenir l'expulsion de la société et, d'autre part, par la société devant la juridiction judiciaire au titre d'une voie de fait qu'aurait commise la commune après l'affectation, par arrêtés du maire des 11 octobre et 19 décembre 2007, de la salle de spectacles au service public de la restauration scolaire à la suite d'un ouragan puis d'un séisme.
7. Le 2 septembre 2019, la commune a demandé au ministre de la justice le versement d'une indemnité d'un montant de 202 449,20 euros en réparation des préjudices matériels et moraux qu'elle estime avoir subis en raison de la durée excessivement longue de ces procédures. En l'absence de réponse du ministre dans un délai de deux mois, la commune a, le 31 décembre 2019, saisi le Tribunal à cette fin.
8. Si les différentes procédures invoquées par la commune ont été conduites entre les mêmes parties devant les juridictions des deux ordres, seules sont afférentes au même litige les procédures consécutives à la saisine par la société, le 10 mai 2007, de la juridiction judiciaire et, le 1er avril 2010, de la juridiction administrative pour contester le non-renouvellement de la convention qui la liait à la commune et pour obtenir la condamnation de celle-ci à réparer les préjudices qu'elle estimait avoir subis du fait de ce non-renouvellement.
9. Le caractère excessif du délai de jugement d'une affaire doit s'apprécier en tenant compte des spécificités de chaque affaire et en prenant en compte sa complexité, les conditions de déroulement des procédures et le comportement des parties tout au long de celles-ci, ainsi que l'intérêt qu'il peut y avoir, pour l'une ou l'autre partie au litige, à ce que celui-ci soit tranché rapidement.
10. La durée totale des procédures contentieuses depuis la saisine de la juridiction judiciaire par la société le 10 mai 2007 jusqu'à la décision du 12 juin 2019 par laquelle le Conseil d'Etat n'a pas admis le pourvoi formé par le mandataire liquidateur de la société, qui est de plus de douze ans, doit être regardée comme excessive en l'espèce, compte tenu de l'absence de complexité spécifique du litige. Par suite, la responsabilité de l'Etat est engagée.
11. Cette durée excessive a occasionné pour la commune un préjudice moral lié à une situation prolongée d'incertitude. Dans les circonstances de l'espèce, il en sera fait une juste appréciation en condamnant l'Etat à verser à la commune une indemnité de 4 000 euros au titre de ce préjudice.
12. Si la commune se prévaut aussi d'un préjudice matériel lié à une perte de recettes et à la nécessité de procéder à certains travaux de remise en état de la salle, elle ne produit pas d'éléments suffisamment précis permettant d'en établir ni l'existence ni, en tout état de cause, qu'il trouverait directement son origine dans la durée excessive des procédures. Sa demande à ce titre doit donc être rejetée.
13. Aux termes de l'article 1343-2 du code civil, applicable au litige : " Les intérêts échus, dus au moins pour une année entière, produisent intérêt si le contrat l'a prévu ou si une décision de justice le précise ". La commune a demandé la capitalisation des intérêts qui seront échus le 3 septembre 2020. Il n'y a pas lieu d'accueillir cette demande dès lors qu'en l'état les intérêts échus ne sont pas dus pour une année entière.
14. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 500 euros à verser à la commune de Saint-Esprit au titre de l'article 75 de la loi du 10 juillet 1991.
D E C I D E :
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Article 1er : L'Etat est condamné à verser à la commune de Saint-Esprit une indemnité de 4 000 euros au titre de son préjudice moral.
Article 2 : Le surplus de la demande d'indemnisation de la commune de Saint-Esprit est rejeté.
Article 3 : L'Etat versera à la commune de Saint-Esprit la somme de 3 500 euros au titre de l'article 75 de la loi du 10 juillet 1991.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à la commune de Saint-Esprit et au garde des sceaux, ministre de la justice.