LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 2
AF1
COUR DE CASSATION
______________________
Arrêt du 28 mai 2025
Cassation partielle
Mme MARTINEL, président
Arrêt n° 515 F-D
Pourvoi n° N 23-14.915
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 28 MAI 2025
1°/ La société MMA IARD assurances mutuelles, société d'assurance mutuelle à cotisations fixes, dont le siège est [Adresse 4],venant aux droits de la société Azur assurances,
2°/ La société MMA IARD, société anonyme, dont le siège est [Adresse 4], venant aux droits de la société Azur assurances,
ont formé le pourvoi n° N 23-14.915 contre les arrêts rendus les 7 juillet 2022 et 20 février 2023 par la cour d'appel de Bordeaux (1re chambre civile), dans le litige les opposant :
1°/ à M. [F] [V], domicilié [Adresse 1],
2°/ à la caisse primaire d'assurance maladie des Hauts-de-Seine, dont le siège est [Adresse 2],
3°/ à la société Generation, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 3],
défendeurs à la cassation.
Les demanderesses invoquent, à l'appui de leur pourvoi, deux moyens de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Chauve, conseiller, les observations de la SARL Le Prado-Gilbert, avocat des sociétés MMA IARD assurances mutuelles et MMA IARD, de la SARL Delvolvé et Trichet, avocat de M. [V], et l'avis de Mme Nicolétis, avocat général, après débats en l'audience publique du 9 avril 2025 où étaient présentes Mme Martinel, président, Mme Chauve, conseiller rapporteur, Mme Isola, conseiller doyen, et Mme Cathala, greffier de chambre,
la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon les arrêts attaqués (Bordeaux, 7 juillet 2022 et Bordeaux, 20 février 2023) et les productions, M. [V] a été victime d'un accident de la circulation le 6 juillet 1999. La société Azur assurances, aux droits de laquelle viennent les sociétés MMA IARD assurances mutuelles et MMA IARD (l'assureur), a été condamnée à l'indemniser de son préjudice, par jugement du 12 avril 2006.
2. Se plaignant d'une aggravation de son préjudice, il a saisi le 28 juin 2017, un juge des référés qui a ordonné une expertise médicale. L'expert désigné a conclu à l'absence de nouvelles lésions en lien avec l'accident indemnisé en 2006 mais à une modification fonctionnelle de l'état de santé de M. [V] du fait de l'existence d'un nouvel appareillage susceptible d'améliorer sa situation et de la naissance de ses deux enfants qui nécessitent une aide humaine de substitution.
3. M. [V] a saisi un tribunal judiciaire en indemnisation de l'aggravation de son état de santé et a sollicité, notamment, la prise en charge de frais liés à la fourniture et au renouvellement de sa prothèse principale et de sa prothèse de secours, à l'acquisition et au renouvellement d'une prothèse de bain, et de frais d'assistance par une tierce personne.
Examen des moyens
Sur le premier moyen et sur le second moyen, pris en ses première et quatrième branches,
4. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur le premier moyen qui est irrecevable et sur le second moyen, pris en ses première et quatrième branches, qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Sur le second moyen, pris en ses deuxième et troisième branches, en ce qu'il vise le chef de dispositif relatif à l'assistance par une tierce personne
5. L'assureur fait grief à l'arrêt de dire que le chef de préjudice de l'assistance par une tierce personne présentant un caractère d'aggravation de la situation ou de l'état de santé de M. [V] à la suite de l'accident du 6 juillet 1989, ouvre droit à réparation et en conséquence de rejeter sa fin de non-recevoir tirée de la prescription et de déclarer M. [V] recevable en ses demandes relatives à ce poste de préjudice, alors :
« 2°) que l'aggravation du préjudice est caractérisée par une évolution péjorative de l'état de la victime constituant un préjudice nouveau qui n'avait pas été réparé lors de la première indemnisation ; qu'en retenant une aggravation du préjudice subi par M. [V] après avoir pourtant relevé que, « dans son rapport du 31 octobre 2019, le Dr [O] indique que, depuis l'indemnisation qui a fait suite à l'expertise réalisée par le Dr [D] en 2004, aucune nouvelle lésion n'est apparue, aucune lésion non décelée auparavant n'est survenue et il n'existait aucune lésion imprévisible au moment du dommage évalué en 2004. », la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations et violé le principe de réparation intégrale du préjudice, ensemble, l'article 2226 du code civil ;
3°) que l'aggravation du préjudice est caractérisée par une évolution péjorative de l'état de la victime constituant un préjudice nouveau qui n'avait pas été réparé lors de la première indemnisation ; que les sociétés MMA IARD et MMA IARD assurances mutuelles, qui avaient rappelé dans leurs écritures que lors de la réparation du préjudice initial, d'une part, le taux de déficit fonctionnel permanent de M. [V] avait été fixé à 60 % (au lieu de 30 à 40 % habituellement retenus pour une amputation sous le genou) dès lors que la mauvaise qualité du moignon avait déjà été identifiée et, d'autre part, les frais d'appareillage avaient été pris en charge au titre des dépenses de santé futures et, soulignaient également que l'expert avait admis dans son rapport qu'il n'y avait pas eu de nouvelle lésion décelée, en lien avec l'accident, aucune date de consolidation n'ayant d'ailleurs été donnée, et qu'en définitive, l'évolution constatée consistait en une évolution prévisible liée à l'âge de M. [V], ce que l'expert avait admis en retenant qu' « aucune nouvelle lésion n'est apparue. Aucune lésion, non déscellée [lire décelée] auparavant, n'est survenue. Il n'y a pas eu non plus de lésion imprévisible au moment du dommage évalué en 2004 », évoquant seulement « une modification fonctionnelle en lien avec ces dix-huit années passées » ; qu'en se bornant à retenir que l'état de santé de la victime avait évolué et se traduisait, « selon l'expert », par une aggravation fonctionnelle à compter du 19 mai 2015, sans rechercher, ainsi que cela lui était expressément demandé, si cette « modification fonctionnelle » ne consistait pas seulement en une évolution pathologique accidentelle ou liée à l'âge exclusive de toute idée d'aggravation, la cour d'appel a privé sa décision de toute base légale au regard du principe de réparation intégrale du préjudice, ensemble, l'article 2226 du code civil. »
Réponse de la Cour
6. Ayant relevé que M. [V] avait eu deux enfants postérieurement à la précédente indemnisation judiciaire, la cour d'appel, qui a mis en évidence un préjudice économique nouveau, indépendant de l'état séquellaire de la victime, n'ayant pas été indemnisé par le jugement antérieur à la naissance des enfants, a exactement retenu que, du fait de cette aggravation situationnelle du préjudice de l'assistance par une tierce personne, la demande à ce titre n'était pas prescrite.
Mais sur le second moyen, pris en ses deuxième et troisième branches, en ce qu'il vise les chefs de dispositif relatifs au renouvellement de la prothèse principale et de ses accessoires, et de la fourniture d'une prothèse de bain
Enoncé du moyen
7. L'assureur fait grief à l'arrêt de dire que les chefs de préjudice de remplacement et de renouvellement de la prothèse principale et de ses accessoires, de fourniture et de renouvellement d'une prothèse de secours et ses accessoires, de fourniture d'une prothèse de bain présentant un caractère d'aggravation de la situation ou de l'état de santé de M. [V] à la suite de l'accident du 6 juillet 1989, ouvrent droit à réparation et en conséquence de rejeter sa fin de non-recevoir tirée de la prescription et de déclarer M. [V] recevable en ses demandes relatives à ce poste de préjudice, alors que :
« 2°) l'aggravation du préjudice est caractérisée par une évolution péjorative de l'état de la victime constituant un préjudice nouveau qui n'avait pas été réparé lors de la première indemnisation ; qu'en retenant une aggravation du préjudice subi par M. [V] après avoir pourtant relevé que, « dans son rapport du 31 octobre 2019, le Dr [O] indique que, depuis l'indemnisation qui a fait suite à l'expertise réalisée par le Dr [D] en 2004, aucune nouvelle lésion n'est apparue, aucune lésion non décelée auparavant n'est survenue et il n'existait aucune lésion imprévisible au moment du dommage évalué en 2004. », la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations et violé le principe de réparation intégrale du préjudice, ensemble, l'article 2226 du code civil ;
3°) que l'aggravation du préjudice est caractérisée par une évolution péjorative de l'état de la victime constituant un préjudice nouveau qui n'avait pas été réparé lors de la première indemnisation ; que les sociétés MMA IARD et MMA IARD assurances mutuelles, qui avaient rappelé dans leurs écritures que lors de la réparation du préjudice initial, d'une part, le taux de déficit fonctionnel permanent de M. [V] avait été fixé à 60 % (au lieu de 30 à 40 % habituellement retenus pour une amputation sous le genou) dès lors que la mauvaise qualité du moignon avait déjà été identifiée et, d'autre part, les frais d'appareillage avaient été pris en charge au titre des dépenses de santé futures et, soulignaient également que l'expert avait admis dans son rapport qu'il n'y avait pas eu de nouvelle lésion décelée, en lien avec l'accident, aucune date de consolidation n'ayant d'ailleurs été donnée, et qu'en définitive, l'évolution constatée consistait en une évolution prévisible liée à l'âge de M. [V], ce que l'expert avait admis en retenant qu'« aucune nouvelle lésion n'est apparue. Aucune lésion, non déscellée [lire décelée] auparavant, n'est survenue. Il n'y a pas eu non plus de lésion imprévisible au moment du dommage évalué en 2004 », évoquant seulement « une modification fonctionnelle en lien avec ces dix-huit années passées » ; qu'en se bornant à retenir que l'état de santé de la victime avait évolué et se traduisait, « selon l'expert », par une aggravation fonctionnelle à compter du 19 mai 2015, sans rechercher, ainsi que cela lui était expressément demandé, si cette « modification fonctionnelle » ne consistait pas seulement en une évolution pathologique accidentelle ou liée à l'âge exclusive de toute idée d'aggravation, la cour d'appel a privé sa décision de toute base légale au regard du principe de réparation intégrale du préjudice, ensemble, l'article 2226 du code civil. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 2226 du code civil et le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime :
8. Selon ce texte, l'action en responsabilité née à raison d'un événement ayant entraîné un dommage corporel, engagée par la victime directe ou indirecte des préjudices qui en résultent, se prescrit par dix ans à compter de la date de la consolidation du dommage initial ou aggravé.
9. Il résulte de ce principe que le même préjudice ne peut être indemnisé deux fois.
10. Pour déclarer recevables les demandes de M. [V] relatives au remplacement et renouvellement de la prothèse principale et de ses accessoires, l'arrêt relève que l'expert judiciaire indique dans son rapport qu'aucune nouvelle lésion n'est apparue, qu'aucune lésion non décelée auparavant n'est survenue et qu'il n'existait aucune lésion imprévisible au moment du dommage évalué en 2004.
11. Il ajoute que l'expert n'a pas réévalué tous les postes de préjudice en raison de cette absence de lésions nouvelles mais indique néanmoins constater qu'il existe une modification fonctionnelle qui rend nécessaire de renouveler l'orthèse du moignon de la jambe droite de M. [V] avec un nouvel appareillage essentiel pour améliorer de façon conséquente l'état de la victime, en visant le rapport annexe du sapiteur, lequel préconise un nouvel équipement avec une nouvelle prothèse équipée d'un pied à microprocesseur.
12. L'arrêt déduit des conclusions de l'expert que l'état de santé de la victime a évolué depuis la décision ayant liquidé son préjudice corporel et que cet état ne résulte ni d'une nouvelle lésion, ni d'une lésion non décelée auparavant ou imprévisible lors de l'évaluation du dommage en 2006 et que cette évolution se traduit par une aggravation fonctionnelle à compter du 19 mai 2015, en relation avec l'accident initial et qui rend nécessaire le renouvellement de la prothèse principale et de la prothèse de secours.
13. En se déterminant ainsi, par des motifs impropres à caractériser un préjudice nouveau ou une aggravation fonctionnelle ou situationnelle, cette dernière ne pouvant résulter de l'amélioration technique des prothèses actuelles de jambe, permettant d'écarter la fin de non-recevoir tirée de la prescription, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.
Et sur le second moyen, pris en sa cinquième branche
Enoncé du moyen
14. L'assureur fait le même grief à l'arrêt, alors que « il soulignait dans ses écritures que « l'objet d'une prothèse de bain n'est pas de permettre de s'occuper des enfants, mais d'être plus autonome au moment de la baignade », qu'« à 16 ans, M. [V] se baignait et était bien fondé à pouvoir réclamer une prothèse de bain » et que « ce besoin existait au moment de l'indemnisation initiale, mais il ne l'a pas demandé », ce dont s'était d'ailleurs étonné le sapiteur dans son rapport ; qu'en retenant, après avoir pourtant relevé que « dans son rapport, le sapiteur, M. [E] indique : j'ai été étonné de constater que jusqu'à présent M. [V] n'a jamais été doté d'une prothèse de bain car celles-ci ne sont pas prises en charge par l'organisme social », ce dont il s'évinçait que la nécessité de telles prothèses n'était en définitive pas liée à la naissance des enfants mais à la possibilité plus générale de se baigner et d'évoluer près des plans d'eau, que l'évolution situationnelle constatée aurait justifié la prise en charge de prothèses de bains, sans rechercher si cette nécessité ne préexistait pas à la naissance des enfants et ne constituait pas un préjudice dont la réparation aurait dû être demandée lors de l'indemnisation du préjudice initial, la cour d'appel a privé sa décision de toute base légale au regard du principe de réparation intégrale du préjudice, ensemble, l'article 2226 du code civil. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 2226 du code civil :
15. Selon ce texte, l'action en responsabilité née à raison d'un événement ayant entraîné un dommage corporel, engagée par la victime directe ou indirecte des préjudices qui en résultent, se prescrit par dix ans à compter de la date de la consolidation du dommage initial ou aggravé.
16. Pour déclarer recevable la demande au titre d'une prothèse de bain, l'arrêt relève que l'expert judiciaire indique qu'un nouvel appareillage est nécessaire pour améliorer la situation de M. [V] et cite le rapport du sapiteur dans lequel ce dernier s'étonne de constater qu'il n'a jamais été doté d'une prothèse de bain car celles-ci ne sont pas prises en charge par l'organisme social.
17. Après avoir expliqué qu'une telle prothèse permet d'accéder aux différents plans d'eau, de marcher au bord de l'eau et de se baigner, l'arrêt retient que l'équipement de la victime par une prothèse de bain est rendu nécessaire par l'évolution de sa situation et la nécessité de pouvoir s'occuper de ses enfants, notamment de pouvoir se baigner avec eux ou de les surveiller dans et aux abords de l'eau et qu'elle est justifiée par l'aggravation de sa situation, consécutivement à la naissance de ses deux enfants en 2014 et 2017.
18. En statuant ainsi, alors que la prise en charge d'une prothèse de bain pouvait être sollicitée à l'occasion de la première demande d'indemnisation judiciaire, la cour d'appel a violé le texte susvisé.
Portée et conséquences de la cassation
19. La cassation du chef de dispositif en ce qu'il infirme le jugement en tant qu'il a déclaré prescrite la demande formée par M. [V] au titre de la fourniture d'une prothèse de bain, dit que l'aggravation de la situation de M. [V] ouvre droit à réparation au titre de la fourniture d'une prothèse de bain et déboute les sociétés MMA IARD et MMA IARD assurances mutuelles de leur fin de non-recevoir tirée de la prescription, dirigée contre la demande de fourniture d'une prothèse de bain, et confirme le jugement en tant qu'il a déclaré recevable la demande de fourniture et de renouvellement de la prothèse principale et de la prothèse de secours, n'emporte pas celle des chefs de dispositif condamnant l'assureur aux dépens ainsi qu'au paiement d'une somme en application de l'article 700 du code de procédure civile, justifiés par d'autres dispositions de l'arrêt non remises en cause.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il infirme le jugement en tant qu'il a déclaré prescrite la demande formée par M. [V] au titre de la fourniture d'une prothèse de bain, dit que l'aggravation de la situation de M. [V] ouvre droit à réparation au titre de la fourniture d'une prothèse de bain et déboute les sociétés MMA IARD et MMA IARD assurances mutuelles de leur fin de non-recevoir tirée de la prescription, dirigée contre la demande de fourniture d'une prothèse de bain, et confirme le jugement en tant qu'il a déclaré recevable la demande de fourniture et de renouvellement de la prothèse principale et de la prothèse de secours, l'arrêt rendu le 20 février 2023, entre les parties, par la cour d'appel de Bordeaux ;
Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Bordeaux autrement composée ;
Condamne M. [V] aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, deuxième chambre civile, et prononcé publiquement le vingt-huit mai deux mille vingt-cinq par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.