LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, a rendu l'arrêt suivant :
N° V 24-81.879 FS-B
N° 00546
ECF
20 MAI 2025
CASSATION PARTIELLE
M. BONNAL président,
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE,
DU 20 MAI 2025
La société [4] a formé un pourvoi contre l'arrêt de la cour d'appel de Bordeaux, chambre correctionnelle, en date du 21 novembre 2023, qui, pour travail dissimulé, l'a condamnée à 150 000 euros d'amende et a prononcé sur les intérêts civils.
Des mémoires ont été produits, en demande et en défense.
Sur le rapport de M. Maziau, conseiller, les observations de la SCP Célice, Texidor, Périer, avocat de la société [4], les observations de la SCP Lyon-Caen et Thiriez, avocat de la [2] ([2]), du [3] ([3]), de MM. [K] [N], [W] [R] et [J] [B], les conclusions de la SCP Gatineau, Fattaccini et Rebeyrol, avocat de l'URSSAF [Localité 1], et les conclusions de Mme Caby, avocat général, après débats en l'audience publique du 25 mars 2025 où étaient présents M. Bonnal, président, M. Maziau, conseiller rapporteur, Mme Labrousse, MM. Cavalerie, Seys, Mmes Thomas, Chaline-Bellamy, M. Hill, conseillers de la chambre, M. Violeau, Mme Merloz, M. Pradel, conseillers référendaires, Mme Caby, avocat général, et Mme Pinna, greffier de chambre,
la chambre criminelle de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de procédure ce qui suit.
2. Par acte du 15 mars 2021, la société [4] a été citée devant le tribunal correctionnel du chef de travail dissimulé. L'union de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d'allocations familiales (URSSAF) d'[Localité 1] s'est constituée partie civile.
3. Par jugement du 13 septembre 2021, le tribunal correctionnel a déclaré la société [4] coupable des faits reprochés et a prononcé sur les peines et les intérêts civils.
4. La société [4] a interjeté appel. Le ministère public a interjeté appel incident. L'URSSAF a également interjeté appel.
Examen des moyens
Sur les premier et deuxième moyens
5. Ils ne sont pas de nature à permettre l'admission du pourvoi au sens de l'article 567-1-1 du code de procédure pénale.
Sur le troisième moyen
Enoncé du moyen
6. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a condamné la société [4] à verser à l'URSSAF d'[Localité 1] la somme de 5 000 euros en réparation de son préjudice moral, alors « que l'action n'est recevable que si la personne qui l'exerce a souffert personnellement du dommage directement causé par l'infraction ; qu'en ayant accueilli la constitution de partie civile de l'URSSAF d'[Localité 1], au simple motif qu'elle avait engagé un contrôle contre le prévenu et avait poursuivi des démarches judiciaires, quand il ne s'agissait que de la mission qui lui a été confiée, la cour d'appel a violé l'article 2 du code de procédure pénale et insuffisamment motivé son arrêt. »
Réponse de la Cour
Vu les articles 2, 3 et 593 du code de procédure pénale :
7. Selon les deux premiers de ces textes, l'exercice de l'action civile devant les juridictions répressives n'appartient qu'à ceux qui ont personnellement subi un préjudice matériel ou moral découlant directement des faits, objet de l'infraction poursuivie.
8. Tout jugement ou arrêt doit comporter les motifs propres à justifier la décision. L'insuffisance ou la contradiction des motifs équivaut à leur absence.
9. Il résulte de l'article L. 213-1 du code de la sécurité sociale que les unions de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d'allocations familiales ont pour missions, d'une part, de recouvrer l'ensemble des cotisations et contributions finançant les régimes de base ou complémentaires de sécurité sociale rendus obligatoires par la loi à la charge des salariés ou assimilés, d'autre part, de vérifier l'exhaustivité, la conformité et la cohérence des informations déclarées par les employeurs ainsi que de corriger les erreurs ou anomalies susceptibles d'affecter les montants des cotisations, versements et contributions et, enfin, de contrôler ces mêmes montants, sauf lorsque cette mission est confiée par la loi à un autre organisme.
10. La Cour de cassation juge qu'une personne morale de droit public n'est pas fondée à réclamer la réparation du préjudice moral causé par une infraction si ce préjudice se confond avec le trouble social que répare l'exercice de l'action publique (Crim., 15 novembre 2023, pourvoi n° 22-82.826, publié au Bulletin).
11. Elle juge également qu'une personne morale de droit public ne peut demander réparation du préjudice matériel résultant de la commission d'une infraction à raison des investigations nécessaires à la recherche et au constat de celle-ci que si ces investigations ont engendré pour cette personne un surcoût de fonctionnement par rapport à la charge normale de la mission qui lui incombe (Crim., 30 juin 2021, pourvois n° 16-80.657 et n° 20-83.355, publié au Bulletin ; Crim., 19 novembre 2024, pourvoi n° 23-87.027).
12. Dès lors que les URSSAF, bien que personnes morales de droit privé, poursuivent une mission de service public et sont dotées, à ce titre, de prérogatives de puissance publique, cette jurisprudence doit leur être étendue.
13. Il y a donc lieu de juger que, d'une part, la commission du délit de travail dissimulé n'est pas susceptible de causer à l'URSSAF compétente pour recouvrer les cotisations éludées un préjudice moral distinct de l'atteinte portée aux intérêts généraux de la société que l'action publique a pour fonction de réparer, d'autre part, s'agissant du préjudice matériel, il appartient à l'URSSAF de démontrer que les investigations nécessaires à la recherche des faits de travail dissimulé ont engendré un surcoût de fonctionnement par rapport à la charge normale de la mission de vérification de l'exhaustivité des déclarations sociales et du contrôle des montants des cotisations qui lui incombe.
14. Pour accorder à l'URSSAF d'[Localité 1] une indemnisation au titre de son préjudice moral, après l'avoir déclarée recevable en sa constitution de partie civile, l'arrêt attaqué énonce que cet organisme a engagé contre la société prévenue une procédure de recouvrement des cotisations sociales et sollicite l'indemnisation du préjudice résultant notamment de l'entrave portée à sa mission de service public et des surcoûts de gestion liés à la mise en oeuvre de la procédure de redressement pour travail dissimulé.
15. Les juges ajoutent que le préjudice moral dont l'URSSAF demande réparation découle directement des agissements délictueux de la société [4] et est distinct des frais engagés par elle pour le recouvrement des cotisations sociales.
16. Ils relèvent que le tribunal a, au vu des pièces versées aux débats, fait une exacte évaluation des dommages-intérêts devant être mis à la charge de la société prévenue pour la réparation de ce préjudice, de sorte que la somme de 5 000 euros qui lui a été allouée doit être confirmée.
17. En se déterminant ainsi, sans mieux distinguer, parmi les chefs de préjudice allégués par l'URSSAF, l'entrave à sa mission, qui n'est pas indemnisable au titre du préjudice moral, des surcoûts de gestion liés à la mise en oeuvre de la procédure de redressement pour travail dissimulé, lesquels ne sont indemnisables, au titre du préjudice matériel, que s'ils excèdent la charge normale de la mission de vérification de l'exactitude des déclarations sociales réalisées incombant à cet organisme, la cour d'appel n'a pas justifié sa décision.
18. La cassation est par conséquent encourue de ce chef.
Portée et conséquences de la cassation
19. La cassation à intervenir ne concerne que les dispositions relatives aux intérêts civils. Les autres dispositions seront donc maintenues.
Examen de la demande fondée sur l'article 618-1 du code de procédure pénale
20. Les dispositions de ce texte sont applicables en cas de rejet du pourvoi, qu'il soit total ou partiel. La déclaration de culpabilité de la société [4] étant devenue définitive, par suite du rejet des premier et deuxième moyens de cassation, il y a lieu de faire partiellement droit aux demandes.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE et ANNULE l'arrêt susvisé de la cour d'appel de Bordeaux, en date du 21 novembre 2023, mais en ses seules dispositions ayant condamné la société [4] à payer à l'URSSAF la somme de 5 000 euros à titre de dommages-intérêts en réparation de son préjudice moral, toutes autres dispositions étant expressément maintenues ;
Et pour qu'il soit à nouveau jugé, conformément à la loi, dans les limites de la cassation ainsi prononcée,
RENVOIE la cause et les parties devant la cour d'appel de Bordeaux, autrement composée, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil ;
Fixe à 2 500 euros la somme globale que la société [4] devra payer aux parties représentées par la SCP Lyon-Caen et Thiriez en application de l'article 618-1 du code de procédure pénale ;
DIT n'y avoir lieu à autre application de l'article 618-1 du code de procédure pénale ;
ORDONNE l'impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la cour d'appel de Bordeaux et sa mention en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement annulé.
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre criminelle, et prononcé par le président en son audience publique du vingt mai deux mille vingt-cinq.