LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, a rendu l'arrêt suivant :
COMM.
FM
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 26 mars 2025
Cassation partielle
Mme SCHMIDT,
conseiller doyen faisant fonction de président
Arrêt n° 152 FS-D
Pourvoi n° P 23-20.045
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, FINANCIÈRE ET ÉCONOMIQUE, DU 26 MARS 2025
M. [D] [B], domicilié [Adresse 4], a formé le pourvoi n° P 23-20.045 contre l'arrêt rendu le 15 juin 2023 par la cour d'appel de Bourges (chambre civile), dans le litige l'opposant :
1°/ à la société Saulnier-[P] et associés, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 2], en la personne de M. [L] [P], prise en qualité de liquidateur de la société [Adresse 3],
2°/ à Mme [V] [N], épouse [B], domiciliée [Adresse 1] (Belgique),
défenderesses à la cassation.
Le demandeur invoque, à l'appui de son pourvoi, trois moyens de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Coricon, conseiller référendaire, les observations de la SCP Spinosi, avocat de M. [B], de la SARL Le Prado - Gilbert, avocat de la société Saulnier-[P] et associés, ès qualités, de la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet, avocat de Mme [N], et l'avis de Mme Guinamant, avocat général référendaire, après débats en l'audience publique du 4 février 2025 où étaient présents Mme Schmidt, conseiller doyen faisant fonction de président, Mme Coricon, conseiller référendaire rapporteur, Mme Guillou, conseiller faisant fonction de doyen, MM. Bedouet, Calloch, Chazalette, Mme Gouarin, M. Gauthier, conseillers, Mmes Brahic-Lambrey, Champ, M. Boutié, Mme Buquant, conseillers référendaires, Mme Guinamant, avocat général référendaire, et Mme Sezer, greffier de chambre,
la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Bourges, 15 juin 2023), la société [Adresse 3], ayant pour dirigeant M. [H] [B], était propriétaire de terres agricoles sur lesquelles M. [D] [B], son frère, était titulaire d'un droit de jouissance et d'occupation.
2. Le 13 décembre 2011, cette société a été mise en liquidation judiciaire. M. [P], désigné en qualité de liquidateur, a demandé l'autorisation au juge-commissaire de vendre le domaine agricole aux enchères publiques.
3. Le 2 juillet 2019, un juge de l'exécution a adjugé l'ensemble immobilier à Mme [N], épouse de M. [H] [B], au prix de 1 010 000 euros.
4. M. [D] [B] a saisi le tribunal aux fins de voir prononcer la nullité de ce jugement sur le fondement des dispositions de l'article L. 642-3, alinéa 3, du code de commerce.
Sur le deuxième moyen
Enoncé du moyen
M. [B] fait grief à l'arrêt de confirmer le jugement entrepris en ce qu'il l'a débouté de l'ensemble de ses demandes, comme irrecevables, alors :
« 1°/ que, d'une part, tout acte passé en violation de l'article L. 642-3 du code de commerce est annulé à la demande de tout intéressé présentée dans un délai de trois ans à compter de la conclusion de l'acte ou, le cas échéant, de sa publicité ; qu'en jugeant qu' "au sens du dernier alinéa de l'article L. 642-3 du code de commerce précité, la notion de ¿tout intéressé' admis à solliciter l'annulation d'un acte d'adjudication immobilière passé en violation de la prohibition édictée au premier alinéa de ce texte, ne peut concerner qu'une personne pouvant justifier d'un droit d'occupation des lieux, fût-il précaire et gratuit, à l'exception de tout occupant sans droit ni titre", quand M. [B], expulsé des parcelles qu'il occupait en raison de leur adjudication à Mme [N], avait intérêt à agir en annulation de cet acte, la cour d'appel qui a subordonné l'intérêt à agir à l'existence d'un droit sur le bien, a ajouté à l'article L. 642-3 du code de commerce une condition qu'il ne prévoit pas en violation de ce texte ensemble l'article 31 du code de procédure civile ;
2°/ que, d'autre part, une situation passée peut laisser subsister un intérêt actuel à agir ; qu'en jugeant néanmoins qu' "il est constant qu'en l'espèce aucun bail rural n'a été formalisé et que les protocoles d'accord régularisés en 2005 et 2007, qui prévoyaient au bénéfice de l'appelant un droit précaire d'occupation de certaines parcelles, sont désormais caducs dès lors que ni [H] [B] ni la société [Adresse 3] ne sont plus désormais propriétaires des parcelles en cause", pour en déduire que M. [B], devenu occupant sans droit ni titre, n'avait plus, en cette qualité à la date d'introduction de l'instance, d'intérêt à agir en annulation de l'acte d'adjudication dont résultait toutefois son expulsion des parcelles qu'il occupait, la cour d'appel s'est prononcée par des motifs inopérants, et a privé sa décision de base légale au regard articles 31 du code de procédure civile et L. 642-3 du code de commerce ;
3°/ qu'en outre tout acte passé en violation de l'article L. 642-3 du code de commerce est annulé à la demande de tout intéressé présentée dans un délai de trois ans à compter de la conclusion de l'acte ou, le cas échéant, de sa publicité ; qu'en jugeant que "[D] [B], pourtant sommé de prendre connaissance du cahier des conditions de vente et d'assister à la vente à l'audience d'adjudication, s'est abstenu de présenter une quelconque contestation au moment de l'audience lorsque l'identité de l'adjudicataire a été révélée, alors même que l'article R. 322-49 du code des procédures civiles d'exécution dispose que « les contestations relatives à la validité des enchères sont formées verbalement à l'audience, par ministère d'avocat. Le juge statue sur le champ et, le cas échéant, reprend immédiatement les enchères dans les conditions prévues à l'article R. 322-42 ", cependant que le texte spécial applicable, à l'exclusion des dispositions générales incompatibles, aux adjudications des immeubles du débiteur en liquidation judiciaire laissait trois ans à M. [B] pour agir en nullité de l'acte à compter de sa conclusion ou, le cas échéant, de sa publicité, la cour d'appel a violé l'article L. 642-3 du code de commerce, ensemble l'article R. 322-49 du code des procédures civiles d'exécution ;
4°/ qu'enfin en retenant, pour dire M. [B] irrecevable, qu' "il doit être rappelé que par l'effet de l'ouverture de la procédure de liquidation judiciaire de la société [Adresse 3] selon jugement rendu le 5 mars 2014 par le tribunal de commerce de Châteauroux, celui-ci se trouve dépourvu du droit d'agir" sans expliquer en quoi la liquidation judiciaire de la société débitrice rendait M. [B] irrecevable à agir en nullité sur le fondement de l'article L. 642-3 du code de commerce qui confère le droit à tout intéressé de remettre en cause l'adjudication judiciaire d'un immeuble dans le cadre de la cession des actifs du débiteur en liquidation judiciaire, la cour d'appel, qui s'est prononcée par un motif inopérant, a de plus fort privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 642-3 du code de commerce. »
Réponse de la Cour
5. Ayant relevé que M. [D] [B] avait été sommé de prendre connaissance du cahier des conditions de vente et d'assister à l'audience d'adjudication et s'était abstenu de présenter une quelconque contestation au moment de l'audience lorsque l'identité de l'adjudicataire a été révélée comme le lui permettait l'article R. 322-49 du code des procédures civiles d'exécution, la cour d'appel en a exactement déduit, abstraction faite des motifs erronés mais surabondants critiqués aux première, deuxième et quatrième branches, qu'il n'était pas recevable à agir sur le fondement de l'article L. 642-3, alinéa 3, du code de commerce.
Mais sur le troisième moyen,
Enoncé du moyen
6. M. [B] fait grief à l'arrêt de confirmer le jugement entrepris en ce qu'il le condamne à payer, d'une part, à Mme [N], et, d'autre part, au liquidateur de la société [Adresse 3], les sommes respectives de 3 000 et 2 500 euros à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive alors :
« 1°/ qu'en se bornant à énoncer que "la décision de première instance devra donc être confirmée, y compris en ce qu'elle a alloué à Mme [N] et au mandataire liquidateur des dommages intérêts justement évalués aux sommes de 3 000 et 2 500 euros pour procédure abusive", la cour d'appel a privé sa décision de motivation et violé l'article 455 du code de procédure civile ;
2°/ qu'en tout état de cause, l'exercice d'une action en justice ne peut constituer un abus que dans des circonstances particulières le rendant fautif ; qu'en se bornant à retenir, à considérer les motifs du jugement adoptés, que "M. [B], qui n'a présenté aucune contestation lors de l'adjudication de l'ensemble immobilier en juillet 2019, a initié une procédure avec des demandes irrecevables", sans caractériser l'existence d'une faute de M. [B] faisant dégénérer en abus l'exercice du droit d'agir en justice, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1240 du code civil. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 1240 du code civil :
7. L'exercice d'une action en justice peut dégénérer en un abus du droit d'ester en justice qui suppose la démonstration d'une faute.
8. Pour condamner M. [B] à payer à Mme [N] et au liquidateur de la société [Adresse 3] des dommages et intérêts pour procédure abusive, l'arrêt retient, par motifs adoptés, que M. [B] n'a présenté aucune contestation lors de l'adjudication de l'ensemble immobilier et a initié une procédure avec des demandes irrecevables.
9. En statuant ainsi, par des motifs impropres à caractériser une faute faisant dégénérer en abus le droit d'agir en justice de M. [B], la cour d'appel a violé le texte susvisé.
Et sur le premier moyen
10. M. [B] fait grief à l'arrêt de confirmer le jugement en ce qu'il le déboute « de l'ensemble de ses demandes, comme irrecevables, et au surplus mal fondées » alors « qu'une cour d'appel qui juge que la demande dont elle est saisie est irrecevable excède ses pouvoirs en statuant au fond ; qu'en déclarant M. [B] irrecevable à agir, tout en confirmant le jugement en ce qu'il l'a débouté de ses demandes, la cour d'appel a excédé ses pouvoirs et violé les articles 122 et 562 du code de procédure civile. »
Réponse de la Cour
Recevabilité du moyen
11. Mme [N] et le liquidateur de la société [Adresse 3] contestent la recevabilité du moyen en soutenant, d'une part, qu'il est nouveau et, d'autre part, que M. [D] [B] est sans intérêt à le soutenir.
12. Cependant, en premier lieu, en application de l'article 619 du code de procédure civile, si les moyens nouveaux ne sont pas recevables devant la Cour de cassation, peuvent néanmoins être invoqués pour la première fois, sauf disposition contraire, les moyens de pur droit ou les moyens nés de la décision attaquée.
13. La cour d'appel ayant confirmé le dispositif du jugement critiqué par le moyen, le moyen est né de la décision attaquée.
14. En second lieu, M. [B] a intérêt à critiquer un arrêt qui le déclare irrecevable en ses demandes.
15. Le moyen est donc recevable.
Bien fondé du moyen
Vu les articles 122 et 562 du code de procédure civile :
16. Un juge qui décide que la demande dont il est saisi est irrecevable excède ses pouvoirs en statuant au fond.
17. L'arrêt confirme le jugement en ce qu'il a déclaré irrecevable la demande tendant à l'annulation du jugement d'adjudication et l'a rejeté comme étant mal-fondée.
18. En statuant ainsi, la cour d'appel, qui a consacré l'excès de pouvoir commis par le tribunal, a violé les textes susvisés.
Portée et conséquences de la cassation
19. S'agissant de la cassation prononcée sur le premier moyen, il est fait application, tel que suggéré par Mme [N] et M. [P] ès-qualités, des articles L. 411-3, alinéa 1er, du code de l'organisation judiciaire et 627 du code de procédure civile.
20. La cassation prononcée sur le premier moyen n'implique pas, en effet, qu'il soit à nouveau statué sur le fond.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il condamne M. [D] [B] à payer à Mme [N] la somme de 3 000 euros et à M. [P] la somme de 2 500 euros à titre de dommages et intérêts, et, par voie de retranchement, en ce qu'il confirme le jugement entrepris en tant qu'il déboutait M. [B] de ses demandes, l'arrêt rendu le 15 juin 2023, entre les parties, par la cour d'appel de Bourges ;
Remet sur ce point, à l'exception de celui cassé par voie de retranchement, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel d'Orléans ;
Condamne M. [D] [B] aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre commerciale, financière et économique, et prononcé par le président en son audience publique du vingt-six mars deux mille vingt-cinq.