LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, a rendu l'arrêt suivant :
COMM.
FM
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 19 mars 2025
Rejet
M. MOLLARD, conseiller doyen faisant fonction de président
Arrêt n° 142 F-B
Pourvoi n° M 23-22.182
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, FINANCIÈRE ET ÉCONOMIQUE, DU 19 MARS 2025
La société Etablissements Charles Chevignon, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 1], a formé le pourvoi n° M 23-22.182 contre l'arrêt rendu le 25 octobre 2023 par la cour d'appel de Paris (pôle 5, chambre 4), dans le litige l'opposant :
1°/ à la société MJ JuraLP, société d'exercice libéral à responsabilité limitée, prise en qualité de liquidateur de la société L'Amy, désignée en remplacement de la société Pascal Leclerc,
2°/ à la société Pascal Leclerc, société civile professionnelle, en la personne de Me [C] et Me [T], prise en qualité de liquidateur de la société L'Amy,
toutes deux ayant leur siège [Adresse 2],
défenderesses à la cassation.
Le demandeur invoque, à l'appui de son pourvoi, quatre moyens de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Poillot-Peruzzetto, conseiller, les observations de la SAS Hannotin Avocats, avocat de la société Etablissements Charles Chevignon, de la SCP Piwnica et Molinié, avocat de la société MJ JuraLP, ès qualités, après débats en l'audience publique du 28 janvier 2025 où étaient présents M. Mollard, conseiller doyen faisant fonction de président, Mme Poillot-Peruzzetto, conseiller rapporteur, Mme Michel-Amsellem, conseiller, et Mme Labat, greffier de chambre,
la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt ;
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 25 octobre 2023), par un contrat conclu le 18 juillet 1991, la société Etablissements Charles Chevignon (la société Chevignon), qui exerce une activité de commerce d'habillement et d'accessoires sous les marques « Charles Chevignon » et « Chevignon », dont elle est propriétaire, a concédé à la société L'Amy, ayant pour activité principale le design, la création, la production et la commercialisation de lunettes de soleil et de montures de lunettes optiques, pour une durée de sept ans, une licence exclusive pour fabriquer et vendre sous ces marques des montures optiques et des lunettes solaires, ainsi que tous objets s'y rapportant directement, moyennant paiement d'une redevance.
2. Les relations commerciales se sont poursuivies en exécution de contrats de licences successifs conclus avec la société Naf Naf Distribution venant aux droits de la société Chevignon, la dernière convention, conclue pour une durée de trois ans, étant prorogée à trois reprises, en dernier lieu par avenant du 25 juillet 2018 pour la période 2019 à 2021. L'article 2 de ce dernier avenant disposait : « Les parties conviennent de prolonger le Contrat Modifié jusqu'au 31.12.2021, date à laquelle le Contrat Modifié prendra irrémédiablement fin. Chaque Partie reconnaît à l'autre la possibilité de dénoncer le Contrat Modifié de façon anticipée et sans pénalités sous réserve de notifier, par lettre recommandée avec accusé de réception, à l'autre Partie, au plus tard le 31.08.2019, sa volonté de rompre le présent accord pour l'année 2019. A défaut de notification dans les conditions de forme et de délai stipulées ci-dessus par l'une des Parties, le Contrat Modifié se poursuivra aux conditions stipulées jusqu'au 31 décembre 2021. »
3. Par une lettre du 28 août 2019 visant l'article 2 dudit avenant, la société Chevignon a notifié à la société L'Amy la rupture du contrat de licence à compter du 31 décembre 2019 et, par une lettre du même jour, l'a mise en demeure de lui payer une somme correspondant aux redevances dues depuis le troisième trimestre 2018.
4. Reprochant à la société Chevignon l'insuffisance du préavis accordé, la société L'Amy l'a assignée en réparation de ses préjudices.
5. Par un jugement du 4 décembre 2020, la société L'Amy a été mise en liquidation judiciaire. La société civile professionnelle Pascal Leclerc et la société d'exercice libéral MJ JuraLP ont été successivement désignées liquidateur.
Examen des moyens
Sur le deuxième moyen et le quatrième moyen, pris en sa troisième branche
6. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces griefs qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Sur le premier moyen
Enoncé du moyen
7. La société Chevignon fait grief à l'arrêt de la condamner à payer à la société Pascal Leclerc, prise en la personne de MM. [C] et [T], en leur qualité de liquidateur de la société L'Amy, une indemnité de 233 093 euros au titre de la perte de marge brute subie en raison de la rupture, sauf à préciser que les condamnations qu'il a prononcées le sont désormais au profit de la société anonyme L'Amy, prise en la personne de son liquidateur, la société MJ JuraLP, alors :
« 1°/ que seule une relation commerciale établie peut, en cas de rupture brutale, engager la responsabilité de l'auteur de ladite rupture ; que ne constitue pas pareille relation commerciale établie, mais au contraire une relation précaire, celle qui est constituée d'une série de contrats tous à durée déterminée, sans clause de prorogation tacite, et dont le dernier stipule expressément qu'il mettra irrémédiablement fin à ladite relation, avec, qui plus est, une faculté de résiliation sans faute du contrat un an avant le terme ultime de toute relation ; qu'au cas présent, il est constant que, si la relation d'affaires s'était matérialisée par des contrats de licence de marques dont le premier avait été conclu en 1991 et qui, dans les faits, avaient été renouvelés systématiquement, il est également constant que le dernier contrat, qui a été conclu dans un contexte particulier de restructuration de la société Chevignon, comportait une clause selon laquelle il serait mis un terme irrémédiable à la relation à l'issue de cet ultime contrat, la convention des parties prévoyant au surplus une possibilité de résiliation sans motif un an avant terme ; qu'on lit ainsi dans l'article 2 de cet ultime contrat : "Les Parties conviennent de prolonger le Contrat Modifié jusqu'au 31.12.2021, date à laquelle le Contrat Modifié prendra irrémédiablement fin. Chaque Partie reconnaît à l'autre la possibilité de dénoncer le Contrat Modifié de façon anticipée et sans pénalités sous réserve de notifier, par lettre recommandée avec accusé de réception, à l'autre Partie au plus tard le 31.08.2019, sa volonté de rompre le présent accord pour l'année 2019. A défaut de notification, dans les conditions de forme et de délai stipulées ci-dessus par l'une des Parties, le Contrat Modifié se poursuivra aux conditions y stipulées jusqu'au 31 décembre 2021" ; que la cour d'appel a apprécié la stabilité, ou plutôt la prétendue absence de précarité, de la relation commerciale en analysant uniquement les termes des contrats conclus entre les parties avant cette convention spécifique du 25 juillet 2018, en soulignant la reconduction systématique des conventions ; qu'on lit ainsi dans l'arrêt attaqué : "Tous les contrats conclus stipulaient, à l'exception du dernier avenant, un terme fixe et conditionnaient leur renouvellement à la formation d'un nouvel accord sur les pourcentages de redevance, les minima garantis et le chiffre d'affaires minimum annuel. S'il est exact que l'absence de clause de renouvellement tacite stipulée dans des contrats à durée déterminée successifs est un facteur d'instabilité de la relation commerciale (en ce sens, Com. 21 juin 2017, n° 15-20.101), la reconduction systématique des conventions à des conditions globalement identiques et sans mise en concurrence pendant 28 ans permettait à la SA L'Amy d'anticiper raisonnablement leur poursuite, au moins jusqu'au dernier avenant conclu (pour une relation constituée de contrats à durée déterminée successifs sans clause de renouvellement tacite, Com., 5 avril 2018, n° 16-26.568). Aussi, la stipulation d'un terme dans chacun des contrats et la nécessité d'une renégociation à leur échéance, qui a manifestement été aisée et systématiquement fructueuse pour les parties par le passé, n'est pas de nature à rendre juridiquement précaire une relation aussi stable et consistante dans les faits" ; qu'en statuant ainsi, sans tenir compte de la spécificité du contrat liant les parties, la cour d'appel a méconnu la loi des parties en violation de l'article 1103 du code civil, dans sa rédaction applicable en la cause ;
2°/ que, pour qualifier une relation commerciale d'établie, le juge appelé à mettre en oeuvre l'article L. 442-1, II, du code de commerce doit tenir compte, certes, de la physionomie juridique passée de ladite relation, mais également de la convention des parties dans son dernier état, au seuil de la rupture ; qu'au cas présent, en qualifiant d'établie la relation commerciale entre les parties uniquement par référence aux contrats passés, et en faisant abstraction du dernier contrat du 25 juillet 2018, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 442-1, II, du code de commerce ;
3°/ que ne constitue pas une relation commerciale établie, celle qui se traduit par la conclusion de contrats à durée déterminée prévoyant systématiquement, en cas de renouvellement, la renégociation des éléments essentiels du contrat ; qu'au cas présent, il est constant que les contrats en discussion comportaient tous une clause aux termes de laquelle la conclusion d'un nouveau contrat était subordonnée à un nouvel accord portant sur les obligations essentielles de chacune des parties ; qu'en considérant comme établie cette relation, qui était intrinsèquement précaire, la cour d'appel a violé les articles 1103 nouveau et 1134 anciens du code civil, ensemble l'article L. 442-1, II, du code de commerce ;
4°/ que, quand la relation commerciale réside dans un contrat de licence de marques autorisant le licencié à vendre à des tiers des produits marqués, les caractères prétendument stable et fructueux de la relation commerciale entre le titulaire de la marque et le licencié ne peuvent s'apprécier par référence au chiffre d'affaires réalisé par le licencié avec des tiers (revendeurs ou clients finaux), ce chiffre d'affaires ne se réalisant pas entre les parties à la relation commerciale ; qu'au cas présent, pour qualifier d'établie la relation ayant existé entre la société Chevignon, titulaire de marques, et la société L'Amy, licenciée, la cour d'appel s'est référée au flux d'affaires que cette autorisation d'utilisation de la marque avait permis à la société L'Amy de réaliser auprès de tiers : "Durant cette longue période, la SAS Etablissements Charles Chevignon ne conteste pas que le volume d'affaires était significatif en valeur absolue et stable. Aux termes de l'attestation du commissaire aux comptes de la SA L'Amy [...], qui révèle sur la période récente une régularité du flux d'affaires, le chiffre d'affaires généré dans le cadre du partenariat commercial était de 3 409 230 euros entre 2016 et 2019 à raison de 960 746 euros en 2016, 730 674 euros en 2017, 785 027 en 2018 et 932 783 euros en 2019, pour un chiffre d'affaires global avoisinant 34 millions d'euros en 2018" ; qu'en statuant ainsi, par des motifs inopérants, la cour d'appel a violé l'article L. 442-1, II, du code de commerce ;
5°/ que la cour d'appel a retenu que la société Chevignon ne contestait pas le caractère établi de la relation commerciale : "La SAS Etablissements Charles Chevignon, tout en ne contestant pas le caractère établi des relations commerciales" ; qu'en statuant ainsi, cependant que la société Chevignon contestait, dans ses conclusions d'appel, notamment ce caractère prétendument établi, la cour d'appel a dénaturé les conclusions de la société Chevignon, en violation des articles 4 et 5 du code de procédure civile. »
Réponse de la Cour
8. L'arrêt relève que la relation commerciale entre les sociétés Chevigon et L'Amy a été initiée par un contrat de licence exclusive de marques conclu le 18 juillet 1991 pour une durée de sept ans, qu'elle s'est poursuivie sans interruption en exécution de contrats de licence successifs, le dernier étant prorogé à trois reprises, en dernier lieu par un avenant du 25 juillet 2018 stipulant un terme fixé au 31 décembre 2021, avec une faculté de résiliation anticipée à exercer avant le 31 août 2019 pour le 31 décembre 2019, et qu'au 28 août 2019, jour de la notification de la rupture, elle avait duré vingt-huit ans.
9. Il retient que si l'absence de clause de renouvellement tacite stipulée dans des contrats à durée déterminée successifs est un facteur d'instabilité de la relation commerciale, en l'espèce, la reconduction systématique des conventions à des conditions globalement identiques et sans mise en concurrence pendant vingt-huit ans permettait à la société L'Amy d'anticiper raisonnablement leur poursuite, au moins jusqu'au dernier avenant conclu.
10. Il retient encore que la stipulation, dans chacun des contrats, à l'exception du dernier avenant, d'un terme obligeant à une renégociation à leur échéance sur les pourcentages de redevance, les minima garantis et le chiffre d'affaires minimum annuel, dès lors que cette dernière s'est avérée aisée et systématiquement fructueuse pour les parties, n'est pas de nature à rendre juridiquement précaire une relation aussi stable et consistante dans les faits.
11. Il ajoute que le fait que la rupture en cours d'exécution soit possible en droit n'implique pas qu'elle soit prévisible en fait et qu'en l'espèce, la durée, la continuité et la stabilité de la relation permettaient à la société L'Amy de croire raisonnablement que la possibilité d'une résiliation anticipée au 31 décembre 2019, stipulée dans l'avenant du 25 juillet 2018, ne serait pas utilisée, d'autant qu'en dépit d'une faculté de résiliation anticipée aménagée par un précédent avenant, la relation avait invariablement perduré.
12. En l'état de ces constatations et appréciations, abstraction faite des motifs surabondants visés à la quatrième branche et des motifs erronés mais surabondants visés à la cinquième branche, la cour d'appel a pu retenir l'existence d'une relation commerciale établie entre les sociétés Chevignon et L'Amy, dont cette dernière pouvait raisonnablement anticiper la poursuite jusqu'au 31 décembre 2021.
13. Le moyen, en partie inopérant, n'est donc pas fondé pour le surplus.
Sur le troisième moyen
Enoncé du moyen
14. La société Chevignon fait le même grief à l'arrêt, alors :
« 1°/ que l'auteur de la rupture brutale d'une relation commerciale ne peut être condamné à indemnisation s'il apparaît que la rupture avec un préavis limité, tel que notifié, était, en tout état de cause, justifiée au regard de la commission d'une faute grave, quand bien même ladite faute grave n'a pas été visée par l'auteur de la rupture dans sa lettre de notification ; que l'appréciation de la gravité de la faute est effectuée indépendamment du choix du créancier, auteur de la rupture, de ne pas s'en prévaloir d'emblée et indépendamment du choix subséquent dudit créancier de ne pas mettre en oeuvre jusqu'à son terme l'éventuelle procédure contractuelle d'invocation de cette faute grave ; qu'au cas présent, invitée à constater l'existence d'une faute grave du licencié, ayant consisté à ne payer aucune redevance pendant plusieurs trimestres consécutifs, et à manquer ainsi à son obligation essentielle consacrée par le contrat de licence, la cour d'appel s'est référée, pour disqualifier la faute grave en faute simple, à la circonstance que la société Chevignon, titulaire de marques, avait choisi initialement de ne pas justifier la rupture par la commission de pareille faute grave ; qu'on lit ainsi dans l'arrêt attaqué : " il est exact que l'octroi d'un préavis ne prive pas per se l'auteur de la rupture de la faculté d'invoquer postérieurement une faute grave la fondant (en ce sens, cité par la société Chevignon, Com., 14 octobre 2020, n° 18-22.119, revenant sur Com., 10 février 2015, n° 13-26.414). Cependant, l'appréciation de la faute doit être objective, au regard de l'ampleur de l'inexécution et de la nature l'obligation sur laquelle elle porte, mais également subjective, en considération de son impact effectif sur la relation commerciale concrètement appréciée et sur la possibilité de sa poursuite malgré sa commission ainsi que du comportement de chaque partie. Or, l'absence de toute évocation de la faute, pourtant consommée, dans la lettre de notification de la rupture ainsi que le choix de la fonder exclusivement sur l'article 2 de l'avenant du 25 juillet 2018 et non sur l'article 16 du contrat du 5 mai 2008, qui autorise, comme son article 4.5, une résiliation anticipée en cas de violation de ses obligations par une partie, mais la conditionne à l'envoi préalable d'une mise en demeure laissant un délai de trente jours au contractant défaillant pour régulariser la situation, garantie dont a été privée la SA L'Amy, révèle que l'inexécution contractuelle opposée n'avait le caractère de gravité que lui prête rétrospectivement la SAS Etablissements Charles Chevignon. De fait, l'argument tiré d'une volonté, louable en elle-même, de pacification de la rupture dans le choix opéré pour la motiver et dans l'octroi d'un préavis n'est ici pas pertinent puisqu'aucun élément ne traduit l'émergence du moindre litige avant l'envoi du courrier du 28 août 2019, la relation commerciale, pourtant longue, n'ayant été émaillée d'aucun incident. En pareilles circonstances, la faute imputable à la SA L'Amy n'est pas suffisamment grave pour fonder une rupture brutale de la relation commerciale établie. Un préavis d'une durée suffisante devait ainsi lui être accordé" ; qu'en statuant ainsi, la cour d'appel, qui a déduit mécaniquement l'absence de gravité des manquements de la société L'Amy du choix opéré par la société Chevignon de ne pas en faire mention dans sa lettre de résiliation et de ne pas viser de la clause de résiliation pour faute prévue au contrat, a statué par des motifs inopérants, en violation de l'article L. 442-1, II, du code de commerce ;
2°/ que l'éventuelle faute du créancier ne doit pas être prise en compte dans l'appréciation de la gravité de la faute du débiteur ; qu'au cas présent, pour écarter la qualification de faute grave des manquements du licencié, la cour d'appel a pris en considération l'absence d'envoi, par la société Chevignon, de véritables alertes avant l'envoi d'une mise en demeure de payer les redevances dues depuis plusieurs mois, concomitamment à la rupture de la relation commerciale ; qu'on lit ainsi dans l'arrêt attaqué : "cette faute contractuelle revêt une certaine gravité intrinsèque en ce qu'elle porte sur l'obligation essentielle pesant sur le licencié, celle-ci est significativement tempérée par les éléments suivants : elle n'a été précédée d'aucune alerte préalable prouvée autre qu'un échange rapide et non comminatoire de courriels en juillet 2019, l'unique mise en demeure versée au débat ayant été adressée à la SA L'Amy le même jour que le courrier lui notifiant la résiliation anticipée. Aussi, cette dernière, qui a bénéficié d'une tolérance prolongée sans interpellation claire, n'a pas été en mesure de régulariser sa situation en temps utile" ; qu'en se fondant sur le comportement de la société Chevignon pour minimiser la gravité de la faute commise par la société L'Amy, gravité dont elle constatait pourtant la réalité intrinsèque, la cour d'appel a violé les articles 1217, 1224 et 1231-1 du code civil, dans leur rédaction applicable en la cause, ensemble, l'article L. 442-1, II, du code de commerce ;
3°/ que la gravité de la faute justifiant la rupture de la relation commerciale sans préavis s'apprécie à la date la rupture, indépendamment du comportement des parties postérieurement à cette rupture ; qu'au cas présent, pour écarter l'existence d'une faute grave de la société L'Amy dans l'exécution de ses obligations, de nature à justifier une rupture sans préavis de la relation commerciale, la cour d'appel, après avoir rappelé le principe susmentionné, a précisé que, postérieurement à cette rupture, la société L'Amy avait procédé au paiement intégral des redevances dues à la société Chevignon sous la contrainte d'une mesure de saisie-conservatoire et après la délivrance d'une assignation en référé aux fins d'obtenir sa condamnation au paiement desdites redevances ; qu'on lit ainsi dans l'arrêt attaqué : "cette faute contractuelle revêt une certaine gravité intrinsèque en ce qu'elle porte sur l'obligation essentielle pesant sur le licencié, celle-ci est significativement tempérée par les éléments suivants : [la société L'Amy] avait néanmoins la capacité d'apurer sa dette, ce qu'elle a fait partiellement dès le 19 juillet 2019 à hauteur de 48 000 euros [...] et totalement le 10 mars 2020[...], certes contrainte par une mesure de saisie-conservatoire pratiquée le 3 mars 2020 et la délivrance le 4 mars 2020 d'une assignation en référé pour l'audience du 1er avril 2020 [...], sa résistance, quoique injustifiée, s'expliquant toutefois par le tour conflictuel qu'avait pris la relation" ; qu'en minimisant la gravité du manquement contractuel de la société L'Amy, dont elle relevait par ailleurs la gravité intrinsèque, au regard de circonstances postérieures à la rupture de la relation commerciale, la cour d'appel a violé les articles 1217, 1224 et 1231-1 du code civil, dans leur rédaction applicable en la cause, ensemble, l'article L. 442-1, II, du code de commerce. »
Réponse de la Cour
15. Aux termes de l'article 1103 du code civil, les contrats légalement formés tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faits.
16. Après avoir constaté qu'à la date de la notification de la rupture, la société L'Amy ne s'était pas acquittée des redevances correspondant à des factures des 7 novembre 2018 et 21 juin 2019, l'arrêt relève que les articles 4.5 et 16 du contrat du 5 mai 2008 autorisaient une résiliation anticipée en cas de violation de ses obligations par une partie, mais la conditionnaient à l'envoi préalable d'une mise en demeure laissant un délai de trente jours au contractant défaillant. Il ajoute que la société L'Amy a été privée de cette garantie puisque l'unique mise en demeure versée au débat lui a été adressée le même jour que le courrier lui notifiant la résiliation anticipée.
17. Il en résulte qu'à la date à laquelle la société Chevignon lui a notifié la rupture de leur relation commerciale établie, les conditions d'une résiliation unilatérale fondée sur le manquement de la société L'Amy à son obligation de versement des redevances n'étaient pas réunies, faute pour la société Chevignon de l'avoir mise en demeure depuis au moins trente jours.
18. Par ce motif de pur droit, substitué à ceux critiqués, dans les conditions prévues par les articles 620, alinéa 1er, et 1015 du code de procédure civile, la décision se trouve légalement justifiée.
19. Le moyen ne peut donc être accueilli.
Sur le quatrième moyen, pris en ses première, deuxième, quatrième et cinquième branches
Enoncé du moyen
20. La société Chevignon fait le même grief à l'arrêt, alors :
« 1°/ que le préavis qui doit être accordé à la partie subissant la rupture de la relation commerciale est le préavis réellement effectué, éventuellement dans des conditions partiellement distinctes de celles ayant cours avant la rupture en question dès lors qu'existent des circonstances particulières ; que de telles circonstances peuvent correspondre à l'hypothèse dans laquelle la partie à l'origine de la rupture propose à son cocontractant une solution de remplacement qui offre à ce dernier le bénéfice d'un flux d'affaires lui permettant de disposer du temps nécessaire à la réorganisation de son activité ; qu'au cas présent, la société Chevignon soulignait, dans ses conclusions d'appel, qu'à l'expiration du préavis (dénommé ainsi par le contrat), la société L'Amy disposait encore d'un délai de six mois pour écouler l'ensemble des stocks de produits fabriqués dans le but d'exploiter les marques appartenant à la première, en ce compris ceux accumulés au cours dudit préavis, de sorte que cette seconde période devait être incluse dans la période de préavis effectif octroyée à la société L'Amy ; que la cour d'appel a uniquement constaté la différence entre les conditions d'exploitation des marques de la société Chevignon avant et après la rupture pour en déduire que le délai de six mois accordé, au-delà du préavis dénommé ainsi par le contrat, à la société L'Amy pour écouler les stocks amassés de produits fabriqués en exploitant lesdites marques était sans incidence dans la détermination du délai de préavis accordé à cette dernière ; qu'on lit ainsi dans l'arrêt attaqué : "Le préavis suffisant au sens de l'article L. 441-2 II du code de commerce s'entend du temps nécessaire au partenaire victime pour réorienter son activité en bénéficiant, sauf circonstances particulières, d'un maintien des conditions antérieures (en ce sens, Com., 10 février 2015, n° 13-26.414 déjà cité). Or, outre le fait qu'elle est une conséquence systématique de la fin de la relation contractuelle au sens de l'article 1134 du code civil dans sa version applicable et bénéficie à la SA L'Amy quelles que soient, hors hypothèse de la faute, les circonstances et les modalités de la rupture, la période d'écoulement des stocks ne correspond pas au maintien de la relation à des conditions identiques. La SA L'Amy était durant celle-ci, conformément à l'article 6 de l'avenant n° 1 au contrat du 5 mai 2008, soumise à d'importantes restrictions justement relevées par le tribunal de commerce, peu important qu'elles aient été effectivement et totalement appliquées ou non (interdiction de la poursuite de la fabrication, obligation de vendre la totalité du stock dans les six mois de la rupture). Etrangère à la notion de préavis au regard de sa fonction et de ses modalités concrètes, cette phase post-contractuelle n'a pas à être prise en compte dans la détermination de sa durée et du quantum de l'indemnisation éventuellement due. Aussi, le seul préavis accordé et effectivement exécuté est celui de quatre mois notifié le 28 août 2019" ; qu'en statuant ainsi, sans s'interroger, comme l'y invitait pourtant la société Chevignon, dans ses conclusions d'appel, sur l'incidence qu'avait cette période d'écoulement des stocks, fût-elle exécutée à des conditions différentes de celles ayant cours avant la rupture litigieuse, sur la détermination du préavis accordé à la société L'Amy, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 442-1, II, du code de commerce ;
2°/ que le délai de préavis qui doit, en principe, être accordé postérieurement à la rupture d'une relation commerciale a pour but de permettre à la partie la subissant de disposer du temps nécessaire à la réorganisation de son activité ; que la partie qui rompt la relation commerciale en laissant son ancien partenaire écouler, pendant six mois supplémentaires, les stocks de produits marqués, fabriqués avant la rupture (voire ceux fabriqués au cours de la période de préavis de quatre mois), en plus dudit préavis au cours duquel le contrat poursuit son exécution normale, facilite la réorganisation de l'activité de ce dernier ; qu'au cas présent, la cour d'appel a considéré cette phase postérieure au préavis, durant laquelle la société L'Amy pouvait continuer à écouler les stocks accumulés de produits marqués, comme indifférente à la détermination du préavis suffisant pour permettre à la société L'Amy de réorganiser son activité ; qu'en statuant ainsi, cependant que le contrat de licence permettait à la société L'Amy de continuer à écouler les stocks de marchandises accumulés jusqu'au terme du préavis et lui assurait ainsi le maintien, au moins pour partie, du flux d'affaires existant antérieurement avec la société Chevignon, la cour d'appel a violé l'article L. 442-1, II, du code de commerce ;
4°/ que le préjudice résultant de la rupture brutale de la relation commerciale établie correspond au gain manqué par la partie ayant subi la rupture, c'est-à-dire la marge brute escomptée, laquelle correspond à la différence entre le chiffre d'affaires hors taxes escompté et les coûts variables hors taxes non supportés auxquels s'ajoutent, le cas échéant, la part des coûts fixes non supportés du fait de la baisse d'activité (ce que la cour d'appel de Paris qualifie de marge sur coûts variables) ; que la partie qui se prétend victime d'une rupture brutale d'une relation commerciale établie doit rapporter la preuve de son préjudice, c'est-à-dire démontrer quelle aurait été sa marge en comparant son chiffre d'affaires hors taxes aux différents coûts variables et fixes susceptibles d'être retranchés, sans se limiter à présenter un montant qu'elle affirme représenter la marge en question ; qu'au cas présent, la cour d'appel a rappelé que le préjudice de la société L'Amy s'analysait en une perte de marge sur coûts variables (ce que la Cour de cassation qualifie de marge brute escomptée), mais a affirmé que, dans la mesure où les parties ne débattaient pas de cette question et évoquaient toutes deux la marge brute, la société L'Amy devait être indemnisée sur la base de cette perte de marge brute, soit à hauteur du préjudice dont elle se bornait à affirmer qu'il s'élevait à la somme de 233 093 euros ; qu'on lit ainsi dans l'arrêt attaqué : "Le préjudice subi par la SA L'Amy est constitué de son gain manqué qui correspond à la marge sur coûts variables, définie comme la différence entre le chiffre d'affaires dont la victime a été privée sous déduction des charges qui n'ont pas été supportées du fait de la baisse d'activité résultant de la rupture, appliquée au chiffre d'affaires moyen hors taxe qui aurait été généré pendant la durée du préavis éludé. En l'absence de débat entre les parties sur ce point, la marge brute de la SA L'Amy sera néanmoins retenue, telle qu'elle est établie par son commissaire aux comptes [...]. Le préjudice correspond ainsi à sa perte de marge brute durant cinq mois, et ce sans égard pour les fruits tirés de l'écoulement des stocks pour les raisons déjà exposées, la demande d'injonction présentée par la SAS Etablissements Charles Chevignon, inutile à la solution du litige, devant de ce fait être rejetée. Le chiffre d'affaires auquel appliquer le taux de marge brute est celui correspondant aux exercices non affectés par la rupture, seuls représentatifs. C'est par de justes motifs qui sont adoptés et des calculs exacts que le tribunal a fixé l'indemnisation de la SA L'Amy à la somme de 233 093 euros. Le jugement entrepris sera en conséquence confirmé en toutes ses dispositions" ; qu'en faisant droit à la demande indemnitaire de la société L'Amy, laquelle ne démontrait pas la réalité de son préjudice (marge brute escomptée ou sur coûts variables selon le vocabulaire retenu), la cour d'appel a violé l'article 9 du code de procédure civile, ensemble, l'article 1353 du code civil, dans sa rédaction applicable en la cause, et l'article L. 442-1, II, du code de commerce ;
5°/ que le juge doit indemniser tout le préjudice, mais rien que le préjudice, ce qui impose à ce dernier de prendre en compte, dans l'évaluation de l'indemnité prétendument due au titre de la rupture brutale de la relation commerciale établie, les aménagements contractuels qui ont permis à la partie subissant cette rupture, postérieurement au terme du préavis lui ayant été octroyé, de continuer à percevoir des bénéfices issus de cette relation passée ; qu'il en est notamment ainsi lorsque, postérieurement au terme du préavis contractuellement fixé, une seconde phase d'une durée de six mois permet à la partie ayant subi la rupture de la relation commerciale de continuer à vendre les stocks de produits fabriqués en exécution du contrat désormais résilié, en ce compris ceux accumulés au cours de la période de préavis ; qu'au cas présent, la cour d'appel a considéré que les sommes perçues par la société L'Amy durant la période d'écoulement des stocks, conformément aux stipulations contractuelles organisant la fin de la relation commerciale l'ayant liée à la société Chevignon et qui avaient permis à la société L'Amy de générer une marge d'un montant total de 378 898,05 euros HT (sans payer aucune redevance à ce titre), ne pouvaient avoir aucune incidence sur la détermination du préjudice subi par cette dernière et a condamné la société Chevignon à lui verser la somme de 233 093 euros au titre de son prétendu préjudice ; qu'en statuant ainsi, la cour d'appel, qui a indemnisé la société L'Amy au titre d'un préjudice déjà réparé dans la mesure où les revenus perçus pendant la période d'écoulement des stocks dépassaient ceux qu'elle aurait dû, selon la cour d'appel, percevoir au titre des cinq mois de préavis qu'elle estimait nécessaire à sa réorganisation, a violé l'article 1240 du code civil, dans sa rédaction applicable en la cause, ensemble, l'article L. 442-1, II du code de commerce. »
Réponse de la Cour
21. En premier lieu, la société Chevignon ayant, dans ses écritures d'appel, expressément fondé le calcul du préjudice de la société L'Amy résultant d'une insuffisance de préavis sur la marge brute en soutenant que devait être déduite de la perte de cinq mois de marge brute la marge brute réalisée par la société L'Amy au cours de la période post-contractuelle d'écoulement des stocks, le moyen, pris en sa quatrième branche, est irrecevable comme contraire à ses écritures d'appel.
22. En second lieu, l'arrêt retient que la société L'Amy était, durant la période pendant laquelle elle a été autorisée, après la fin du préavis, à écouler ses stocks, sur le fondement de l'article 6 de l'avenant n° 1 au contrat du 5 mai 2008, soumise à d'importantes restrictions, peu important qu'elles aient été effectivement et totalement appliquées ou non, notamment l'interdiction de la poursuite de la fabrication et l'obligation de vendre la totalité du stock dans les six mois de la rupture.
23. En l'état de ces constatations et appréciations, la cour d'appel, qui a fait ressortir que les conditions de la relation au cours de cette période ne permettaient pas à la société victime de la rupture de se réorganiser et ne lui garantissaient donc pas un préavis effectif, a pu retenir que la phase post-contractuelle d'écoulement des stocks n'avait pas à être imputée sur la durée du préavis dû et que les fruits tirés de l'écoulement des stocks ne devaient pas être pris en considération aux fins du calcul des dommages et intérêts réparant l'insuffisance du préavis.
24. Le moyen n'est donc pas fondé.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
REJETTE le pourvoi ;
Condamne la société Etablissements Charles Chevignon aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la société Etablissements Charles Chevignon et la condamne à payer à la société MJ JuraLP, prise en sa qualité de liquidateur de la société L'Amy, la somme de 3 000 euros ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre commerciale, financière et économique, et prononcé par le président en son audience publique du dix-neuf mars deux mille vingt-cinq, et M. Doyen, greffier de chambre, qui a assisté au prononcé de l'arrêt, conformément aux dispositions des articles 452, 456 et 1021 du code de procédure civile.