LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 2
FD
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 6 février 2025
Rejet
Mme MARTINEL, président
Arrêt n° 138 F-D
Pourvoi n° A 22-13.865
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 6 FÉVRIER 2025
1°/ L'association Mouvement international pour les réparations (MIR Martinique), dont le siège est [Adresse 4],
2°/ le Comité national pour les réparations Martinique (CNP Martinique), dont le siège est chez M. [Y] [E], [Adresse 3],
ont formé le pourvoi n° A 22-13.865 contre l'arrêt rendu le 25 janvier 2022 par la cour d'appel de Fort-de-France (chambre civile), dans le litige les opposant :
1°/ à l'Agent judiciaire de l'Etat, domicilié [Adresse 2], représentant l'Etat français,
2°/ au procureur général près la cour d'appel de Fort-de-France, domicilié en son parquet général, [Adresse 1],
défendeurs à la cassation.
Les demandeurs invoquent, à l'appui de leur pourvoi, deux moyens de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Bohnert, conseiller référendaire, les observations de la SCP Spinosi, avocat de l'association Mouvement international pour les réparations Martinique et du Comité national pour les réparations Martinique, de la SCP Bauer-Violas, Feschotte-Desbois et Sebagh, avocat de l'Agent judiciaire de l'Etat, et l'avis de M. Adida-Canac, avocat général, après débats en l'audience publique du 18 décembre 2024 où étaient présentes Mme Martinel, président, Mme Bohnert, conseiller référendaire rapporteur, Mme Durin-Karsenty, conseiller doyen, et Mme Thomas, greffier de chambre,
la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Fort-de-France, 25 janvier 2022), les associations Mouvement international pour les réparations (MIR Martinique) et Comité national pour les réparations Martinique (CNP Martinique) ont assigné devant un juge des référés, sur le fondement de l'article 145 du code de procédure civile, l'Agent judiciaire de l'État et la collectivité territoriale de Martinique aux fins notamment d'obtenir une mesure d'expertise destinée à identifier les lieux où se trouvent les charniers des victimes de l'esclavage en Martinique, d'exhumer les ossements alors retrouvés, de retrouver les descendants de ces victimes et d'évaluer le coût de l'ouverture au public des lieux des charniers en vue de l'érection de stèles permettant l'exercice du devoir de mémoire, et d'obtenir la constitution d'un comité scientifique ayant pour mission l'accomplissement du travail préparatoire nécessaire à la réalisation de l'expertise.
2. Par ordonnance du 27 novembre 2020, le juge des référés a déclaré les associations MIR Martinique et CNP Martinique irrecevables en leurs demandes de mesures d'instruction in futurum et a invité les parties à mieux se pourvoir.
3. Les associations MIR Martinique et CNP Martinique ont relevé appel de cette ordonnance.
Examen des moyens
Sur le premier moyen, pris en sa seconde branche et sur le second moyen, pris en ses quatrième, cinquième, sixième et septième branches
4. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces griefs qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Sur le premier moyen, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
5. Le MIR fait grief à l'arrêt de confirmer l'ordonnance de référé du 27 novembre 2020 l'ayant déclaré irrecevable en ses demandes, alors « que l'existence d'une instance au fond en cours ne constitue un obstacle à une mesure d'instruction in futurum que si ladite instance porte sur le même litige, c'est-à-dire un litige ayant la même cause et le même objet ; qu'en l'espèce, en se bornant à retenir qu'à la date de la saisine du juge des référés, le juge du fond était saisi d'un litige tendant à "réparer les conséquences dommageables des crimes contre l'humanité de la traite et de l'esclavage", et ce pour en déduire que le MIR est irrecevable à solliciter une mesure d'expertise, sans rechercher, comme elle y était pourtant invitée si la demande en réparation déjà engagée visait la réparation du même préjudice que celui visé in fine par la mesure d'expertise sollicitée et, partant, avait le même objet, la cour d'appel a statué par des motifs impropres à caractériser l'existence d'un même litige au fond et a ainsi entaché sa décision d'un défaut de base légale au regard de l'article 145 du code de procédure civile. »
Réponse de la Cour
6. Il résulte de l'article 145 du code de procédure civile qu'une mesure in futurum ne peut pas être ordonnée lorsqu'une instance est ouverte au fond sur le même litige et que celle-ci a été introduite avant le dépôt de la requête.
7. Le juge est tenu d'examiner l'existence de ces conditions au jour du dépôt de la requête.
8. La cour d'appel a d'abord relevé que les mesures sollicitées s'inscrivaient dans le cadre de la réparation des deux crimes de la traite et de l'esclavage et se justifiaient, selon la requête, par la nécessité de recueillir les preuves dont pourrait dépendre la solution du litige à venir opposant les requérants à l'Etat dans une action en réparation de ces crimes.
9. Elle a ensuite constaté qu'au jour du dépôt de la requête, une procédure en appel était en cours pour faire condamner l'État à réparer les conséquences dommageables des crimes contre l'humanité de la traite et de l'esclavage commis entre le XVe siècle et la moitié du XIXe siècle et qu'il soit tenu de réparer les dommages passés présents et futurs résultant de la commission des deux crimes.
10. En l'état de ces énonciations et appréciations, dont il résulte que tant l'instance en cours à laquelle le MIR était partie, que la mesure qu'elle sollicitait au titre de l'article 145 du code de procédure civile tendaient chacune à obtenir de l'Etat la réparation des préjudices découlant de la traite et de l'esclavage et portaient ainsi sur un même litige, la cour d'appel, qui n'était donc pas tenue d'effectuer la recherche prétendument omise, que ses constatations rendaient inopérante, a, par ces motifs, légalement justifié sa décision.
Et sur le second moyen, pris en ses première, deuxième et troisième branches
Enoncé du moyen
11. Le CNR Martinique fait grief à l'arrêt de rejeter ses demandes, alors :
« 1°/ que justifie d'un intérêt à voir ordonner une mesure d'instruction in futurum celui dont l'action au fond n'est pas manifestement irrecevable ou mal fondée ; qu'en retenant, pour rejeter la demande du CNRM, que celui-ci ne démontre pas l'existence d'un procès plausible futur compte tenu de "l'acquisition des différentes prescriptions" applicables, lorsque, compte tenu du caractère aussi inédit que complexe de la question du point de départ ainsi que du délai de prescription applicables à une action en réparation des faits de traite négrière et d'esclavage, l'acquisition de la prescription de l'action était inévitablement incertaine, de sorte qu'elle ne pouvait faire obstacle à la mesure d'instruction sollicitée au motif que l'existence d'un procès plausible n'était pas démontrée, la cour d'appel a violé l'article 145 du code de procédure civile ;
2°/ que la prescription ne commence à courir qu'à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer ; qu'en l'espèce, en jugeant que le Comité national pour les réparations Martinique ne démontrait pas l'existence d'un procès plausible compte tenu de l'acquisition de la prescription de l'article 2224 du code civil au motif que "le délai de cinq ans, atteint en 2013, était largement expiré en 2020" après l'entrée en vigueur de la loi Taubira ayant "fêté ses 20 ans d'existence en 2021", lorsque, qualifiant de crime contre l'humanité les faits d'esclavage et de traite négrière, la loi du 21 mai 2001 ne saurait constituer le point de départ d'un quelconque délai de prescription, la cour d'appel a violé l'article 2224 du code civil, ensemble l'ancien article 2262 du code civil ;
3°/ que la prescription des créances détenues contre l'État ne commence à courir qu'à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis ; qu'en l'espèce, en jugeant que le Comité national pour les réparations Martinique ne démontrait pas l'existence d'un procès plausible compte tenu de l'acquisition de la prescription quadriennale de l'article 1er de la loi du 31 décembre 1968 après l'entrée en vigueur de la loi Taubira ayant "fêté ses 20 ans d'existence en 2021", lorsque, qualifiant de crime contre l'humanité 22 les faits d'esclavage et de traite négrière, la loi du 21 mai 2001 ne saurait constituer le point de départ d'un quelconque délai de prescription, la cour d'appel a violé l'article 1er de la loi du 31 décembre 1968, ensemble l'ancien article 2262 du code civil. »
Réponse de la Cour
12. Aux termes de l'article 145 du code de procédure civile, s'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, les mesures d'instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé.
13. Il en résulte que l' irrecevabilité manifeste d'une action future fait obstacle à ce que soit constatée l'existence du motif légitime.
14. L'arrêt retient, d'abord, que les appelants contestent les précédentes décisions judiciaires ayant statué sur la recevabilité et la prescription des demandes de réparation ayant donné lieu notamment à l'arrêt de la cour d'appel de Fort-de-France du 19 décembre 2017 et au rejet du pourvoi à l'encontre de cette décision par la Cour de cassation le 17 avril 2019.
15. Par cet arrêt du 17 avril 2019 n° 18-13.894, publié, la première chambre civile de la Cour de cassation a jugé, d'abord, que la loi du 21 mai 2001, qui a reconnu l'esclavage et la traite négrière transatlantique comme crime contre l'humanité, ne comporte aucune disposition de nature à permettre une application rétroactive des articles 211-1 et 212-1 du code pénal. Elle a jugé, ensuite, que l'action en responsabilité contre l'Etat, mise en oeuvre sur le fondement de l'article 1382, devenu 1240, du code civil, est soumise à la fois à la prescription de l'ancien article 2262 du même code et à la déchéance des créances contre l'Etat prévue à l'article 9 de la loi du 29 janvier 1831, devenu l'article 1er de la loi du 31 décembre 1968. Elle a jugé, enfin, qu'une action en responsabilité portant sur des faits ayant pris fin en 1848, malgré la suspension de la prescription jusqu'au jour où les victimes, ou leurs ayants droit, ont été en mesure d'agir, est prescrite en l'absence de démonstration d'un empêchement qui se serait prolongé durant plus de cent ans.
16. Après avoir constaté que l'action était fondée sur l'article 1240 du code civil et sur la loi n° 2001-434 du 21 mai 2001, dite loi Taubira, tendant à la reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que crimes contre l'humanité, l'arrêt constate que, depuis la loi du 17 juin 2008, la prescription trentenaire prévue par les dispositions de l'article 2262 du code civil ancien a été réduite à cinq ans, le point de départ étant, conformément à l'article 2224 du code civil, fixé à cinq ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'avancer.
17. L'arrêt en déduit que la prescription de l'action est acquise depuis 2013.
18. De ces énonciations et constatations, la cour d'appel, qui s'est conformée à la doctrine de la Cour de cassation, en a exactement déduit que le CNR Martinique ne démontre pas l'existence d'un procès plausible futur compte tenu de l'acquisition des prescriptions.
19. Le moyen n'est, dès lors, pas fondé.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
REJETTE le pourvoi ;
Condamne l'association Mouvement international pour les réparations et le Comité national pour les réparations Martinique aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, deuxième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du six février deux mille vingt-cinq.