LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 1
MY1
COUR DE CASSATION
______________________
Audience publique du 4 décembre 2024
Cassation partielle
Mme CHAMPALAUNE, président
Arrêt n° 677 F-D
Pourvoi n° M 23-16.248
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
_________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, DU 4 DÉCEMBRE 2024
La société Fidal, société d'exercice libéral par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 3], a formé le pourvoi n° M 23-16.248 contre l'arrêt rendu le 3 mai 2023 par la cour d'appel de Montpellier (2e chambre sociale), dans le litige l'opposant :
1°/ à M. [Y] [D], domicilié [Adresse 1],
2°/ à Pôle emploi, dont le siège est [Adresse 2],
défendeurs à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, deux moyens de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de M. Jessel, conseiller, les observations de la SARL Meier-Bourdeau, Lécuyer et associés, avocat de la société Fidal, et l'avis de M. Chaumont, avocat général, après débats en l'audience publique du 15 octobre 2024 où étaient présents Mme Champalaune, président, M. Jessel, conseiller rapporteur, Mme Duval-Arnould, conseiller doyen, et Mme Ben Belkacem, greffier de chambre,
la première chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Montpellier, 3 mai 2023), M. [D] a été employé en qualité d'avocat salarié par la société Fidal, par contrat de travail à durée indéterminée, et a occupé en dernier lieu le poste de directeur associé du bureau de Perpignan.
2. Par lettre du 12 mars 2021, il a été licencié pour motif économique.
3. Le 13 janvier 2022, il a saisi le bâtonnier, statuant en matière prud'homale en application des articles 142 et suivants du décret n°91-1197 du 27 novembre 1991, pour contester son licenciement et obtenir le paiement de diverses sommes à titre de dommages et intérêts et de rappels de salaires et de congés payés.
4. Par décision du 7 septembre 2022, le bâtonnier de l'ordre des avocats du barreau des Pyrénées-0rientales a condamné la société Fidal à payer à M. [D] diverses sommes au titre des rappels de salaire et de congés payés de l'année 2021 et rejeté les autres demandes.
5. M. [D] a interjeté appel.
Examen des moyens
Sur le premier moyen
Enoncé du moyen
6. La société Fidal fait grief à l'arrêt de juger sans cause réelle et sérieuse le licenciement et de la condamner, d'une part, à payer à M. [D] une indemnité pour licenciement abusif et des dommages et intérêts en réparation d'une perte de chance, d'autre part, à rembourser à Pôle emploi les indemnités de chômage versées au salarié à concurrence de six mois, alors :
« 1°/ que l'article L. 1233-3, 1° du code du travail, dans sa rédaction issue de la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016, permet à l'employeur de caractériser les difficultés économiques notamment "par l'évolution significative d'au moins un indicateur économique tel qu'une baisse des commandes ou du chiffre d'affaires" ; que pour une entreprise de trois cents salariés et plus, une baisse significative des commandes ou du chiffre d'affaires est constituée dès lors que la durée de cette baisse, laquelle concerne les trimestres qui précèdent immédiatement le trimestre au cours duquel est intervenue la rupture du contrat de travail, est, en comparaison avec la même période de l'année précédente, au moins égale à quatre trimestres consécutifs; qu'en l'espèce, la société Fidal s'était prévalue de la présomption légale posée par l'article L. 1233-3, 1° du code du travail ; que pour néanmoins dire que ses difficultés économiques étaient non avérées, et en déduire que "le licenciement est donc sans cause réelle et sérieuse", la cour d'appel a retenu que "rien ne permet d'affirmer que les difficultés économiques existantes (?) étaient toujours d'actualité à la date de notification [du] licenciement, en mars 2021", la société Fidal ne produisant pas "des éléments comptables arrêtés au 12 mars 2021 permettant à la cour de vérifier la persistance, à la date de notification du licenciement, des difficultés économiques" (arrêt, p. 11 et 12) ; qu'en statuant ainsi, quand le licenciement avait été notifié à M. [D] le 12 mars 2021 de sorte que la durée de la baisse du chiffre d'affaires de cette société de plus de trois cent salariés devait être appréciée au regard des quatre trimestres consécutifs précédant le trimestre au cours duquel était intervenu le licenciement litigieux, ce qui excluait la prise en compte du premier trimestre de l'année 2021, la cour d'appel a violé l'article L. 1233-3, 1° du code du travail, dans sa rédaction issue de la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 ;
2°/ qu'en estimant, pour dire le motif économique du licenciement de M. [D] non avéré et le licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse, que « les quelques données chiffrées présentées par le président du directoire au CSE, lors de la réunion du 25 mars 2021 (pièce 19 de l'appelant), montraient, au 28 février 2021, une nette progression des honoraires au plan national (puisque toutes les directions, à l'exception de celles du Centre, du Grand Est et du siège, avaient amélioré leurs résultats au regard de l'exercice précédent) ainsi que des comptes de trésorerie créditeurs de 58.529 K¿ », quand il importait peu que les honoraires aient connu une progression dans certaines directions de Fidal lors du premier trimestre de l'année 2021 dès lors que ce trimestre était celui en cours au moment où le licenciement avait été notifié au salarié par lettre du 12 mars 2021 et qu'il convenait d'en faire abstraction et de se reporter aux trimestres antérieurs qui le précédaient immédiatement pour apprécier les difficultés économiques de l'employeur, la cour d'appel, qui a statué par des motifs inopérants, a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 1233-3, 1° du code du travail, dans sa rédaction issue de la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 ;
3°/ qu'aux termes de l'article L. 1233-3, 1° du code du travail, dans sa rédaction issue de la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016, les difficultés économiques peuvent être caractérisées soit par l'évolution significative d'au moins un indicateur économique tel qu'une baisse des commandes ou du chiffre d'affaires, des pertes d'exploitation ou une dégradation de la trésorerie ou de l'excédent brut d'exploitation, soit par tout autre élément de nature à justifier de ces difficultés ; qu'en l'espèce, outre une grave détérioration de son chiffre d'affaires, la société Fidal invoquait également "une aggravation massive du déficit d'exploitation négatif au 30 septembre 2020 s'établissant à -32.759 K¿ (et à -15.955 K¿ au 30/09/19)" ainsi que " les résultats du bureau de [Localité 4] [qui] étaient notoirement déficitaires, le résultat d'exploitation au 30/09/2020 se situant à - 309 K¿" pour justifier de la réalité de ses difficultés économiques (p. 13 de ses conclusions d'appel oralement soutenues) ; qu'elle produisait aux débats ses bilans et comptes de résultats des exercices 2018/2019 et 2019/202, ses "comptes de gestion comparés des Bureaux Montp / Perp. 2018 et 2019 certifiés conformes", ainsi que ses "comptes de gestion comparés des Bureaux Montp / Perp. 2020 certifiées conformes" ; qu'en jugeant le motif économique non avéré et le licenciement de M. [D] dépourvu de cause réelle et sérieuse, sans rechercher si la société Fidal ne justifiait pas, par ces autres éléments produits aux débats, de la réalité des difficultés économiques qu'elle invoquait, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 1233-3, 1° du code du travail, dans sa rédaction issue de la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 ;
4°/ que le défaut de réponse à conclusions équivaut au défaut de motifs ; qu'en l'espèce, la société Fidal faisait valoir que "l'argument selon lequel la société aurait dû tenir compte des résultats locaux postérieurs, soit des données de facturations d'octobre 2020 à la date de la notification [du licenciement], n'est pas pertinent en l'espèce" ; qu'elle expliquait ainsi que "la dégradation de la situation du bureau de [Localité 4] étant ancienne et installée, ces données n'étaient pas de nature à modifier le choix de gestion, fait au regard d'une situation globalement et incontestablement déficitaire " et qu'il appartenait "à l'employeur et à lui seul de décider de ses orientations et positionnement, et le maintien d'une micro entité non susceptible de proposer une offre complète en Droit des affaires, ne participe pas de ses choix stratégiques" ; qu'en estimant que les difficultés économiques de la société Fidal n'étaient pas avérées et que, partant, le licenciement de M. [D] était sans cause réelle et sérieuse, sans s'expliquer sur ce moyen péremptoire, la cour d'appel a entaché sa décision d'un défaut de réponse à conclusions et violé, ce faisant, l'article 455 du code de procédure civile. »
Réponse de la Cour
7. En application de l'article L. 1233-3, 1°, a) à d), du code du travail, dans sa rédaction issue de la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016, la durée d'une baisse significative des commandes ou du chiffre d'affaires, de nature à caractériser des difficultés économiques, s'apprécie en comparant le niveau des commandes ou du chiffre d'affaires au cours de la période contemporaine de la notification de la rupture du contrat de travail par rapport à celui de l'année précédente à la même période. Lorsque n'est pas établie la réalité de l'indicateur économique relatif à la baisse du chiffre d'affaires ou des commandes au cours de la période de référence précédant le licenciement, il appartient au juge, au vu de l'ensemble des éléments versés au dossier, de rechercher si les difficultés économiques sont caractérisées par l'évolution significative d'au moins un des autres indicateurs économiques énumérés par ce texte, tel que des pertes d'exploitation ou une dégradation de la trésorerie ou de l'excédent brut d'exploitation, ou tout autre élément de nature à justifier de ces difficultés.
8. Après avoir constaté que les bilans et comptes de résultats des exercices 2018/2019 et 2019/2020 démontraient que la société Fidal affichait un résultat d'exploitation en baisse de 12% par rapport à l'exercice antérieur, après une précédente baisse de plus de 11% par rapport à 2017/2018 et que les comptes de gestion montraient que le résultat d'exploitation net du cabinet de Perpignan en septembre 2019 et septembre 2020 était en baisse de 64,59% par rapport à l'exercice précédent, la cour d'appel a retenu, d'une part, que ces mauvais résultats apparaissaient comme conjoncturels et imputables, en grande partie, au départ massif et soudain d'avocats et juristes à Paris et au sein de la direction Méditerranée et plus particulièrement au sein du cabinet de Perpignan entre janvier 2018 et août 2020, d'autre part, que des données chiffrées présentées lors d'une réunion du 25 mars 2021 montraient, au 28 février 2021, une nette progression des honoraires au plan national ainsi que des comptes de trésorerie créditeurs de 58 529 000 euros et, enfin, que la société n'avait pas produit d'éléments comptables arrêtés au 12 mars 2021 permettant de vérifier la persistance des difficultés économiques à la date de notification du licenciement.
9. Ayant ainsi, à bon droit, analysé la situation économique de la société à la date du licenciement, la cour d'appel, qui n'était pas tenue de suivre les parties dans le détail de leur argumentation, a pu en déduire que la rupture du contrat de travail était dépourvue de cause réelle et sérieuse.
10. Le moyen n'est donc pas fondé.
Mais sur le second moyen, pris en sa troisième branche
Enoncé du moyen
11. La société fait grief à l'arrêt de la condamner à payer à M. [D] une
somme de 3 304,44 euros à titre de dommages et intérêts pour perte de chance d'avoir pu négocier ses actions à un taux plus avantageux, alors « que la réparation du dommage dû à une perte de chance ne peut être que partielle ; qu'au cas d'espèce, la cour d'appel a estimé que le licenciement sans cause réelle et sérieuse de M. [D] lui avait fait perdre une chance de négocier ses 548 actions de la société Fidal à une valeur unitaire supérieure à la valeur de rachat de 158,97 ¿ du 29 septembre 2021 ; qu'en décidant, « sur la base d'une probabilité de vendre ses actions au prix de 165 ¿ », d'allouer à M. [D] la somme de 3.304,44 ¿ représentant la « différence entre la probabilité d'obtenir un gain de 90.420 ¿ (165 x 548) et le prix effectivement obtenu de 87.115,56 ¿ » à titre de dommages-intérêts pour perte de chance, la cour d'appel a, en réalité, réparé intégralement le dommage et a, ce faisant, méconnu le principe susvisé et violé l'article 1240 du code civil. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 1240 du code civil :
12. Il résulte de ce texte que la réparation d'une perte de chance doit être mesurée à la chance perdue et ne peut être égale à l'avantage qu'aurait procuré cette chance si elle s'était réalisée.
13. Pour condamner la société au paiement d'une somme de 3 304,44 euros à titre de dommages et intérêts, l'arrêt retient que le licenciement sans cause réelle et sérieuse a fait perdre une chance à M. [D], qui détenait 548 actions de la société, de négocier celles-ci à une valeur unitaire supérieure à la valeur de rachat de158,97 euros du 29 septembre 2021, l'indemnisation de cette perte de chance devant correspondre, sur la base d'une probabilité de vendre les actions au prix unitaire de 165 euros, à la différence entre la probabilité d'obtenir un gain de 90 420 euros et le prix effectivement obtenu de 87 115,56 euros.
14. En statuant ainsi, la cour d'appel, qui a indemnisé l'entier dommage constaté, a violé le texte susvisé.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il condamne la société FIDAL à payer à M. [D] la somme de 3 304,44 euros à titre de dommages et intérêts, l'arrêt rendu le 3 mai 2023, entre les parties, par la cour d'appel de Montpellier ;
Remet, sur ce point, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Montpellier, autrement composée ;
Laisse à chacune des parties la charge des dépens par elle exposés ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la société Fidal ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du quatre décembre deux mille vingt-quatre.