LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, a rendu l'arrêt suivant :
SOC.
JL10
COUR DE CASSATION
______________________
Audience publique du 6 novembre 2024
Cassation partielle
sans renvoi
Mme MONGE, conseiller doyen
faisant fonction de président
Arrêt n° 1114 F-D
Pourvoi n° D 23-16.632
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
_________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, DU 6 NOVEMBRE 2024
La société Carrefour systèmes d'information, société par actions simplifiée unipersonnelle, dont le siège est [Adresse 2], a formé le pourvoi n° D 23-16.632 contre l'arrêt rendu le 13 avril 2023 par la cour d'appel de Caen (1re chambre sociale), dans le litige l'opposant à M. [D] [L], domicilié [Adresse 1], défendeur à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, deux moyens de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Thomas-Davost, conseiller référendaire, les observations écrites de la SCP Célice, Texidor, Périer, avocat de la société Carrefour systèmes d'information, de la SARL Thouvenin, Coudray et Grévy, avocat de M. [L], après débats en l'audience publique du 2 octobre 2024 où étaient présents Mme Monge, conseiller doyen faisant fonction de président, Mme Thomas-Davost, conseiller référendaire rapporteur, M. Flores, conseiller, et Mme Aubac, greffier de chambre,
la chambre sociale de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Caen, 13 avril 2023) et les productions, M. [L] a été engagé en qualité de conseiller utilisateur niveau I à compter du 4 décembre 2000 par le groupement d'intérêt économique Carrefour systèmes d'information, aux droits duquel vient la société Carrefour systèmes d'information. Le salarié a été promu gestionnaire de services cadre le 1er juillet 2011.
2. Le 8 septembre 2020, il a saisi la juridiction prud'homale afin de solliciter notamment la condamnation de son employeur à lui payer un rappel de prime de performance pour les années 2014 à 2019.
Examen des moyens
Sur le second moyen
3. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce moyen qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Sur le premier moyen, en ce qu'il fait grief à l'arrêt de rejeter la fin de non-recevoir tirée de l'irrecevabilité des demandes du salarié au titre des primes 2020 et 2021
Enoncé du moyen
4. L'employeur fait ce grief à l'arrêt, alors :
« 1°/ que l'action en paiement du salaire se prescrit par trois ans à compter du jour où celui qui l'exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer ; que lorsqu'une rémunération variable dépend d'objectifs définis unilatéralement par l'employeur dans le cadre de son pouvoir de direction, à défaut de communication desdits objectifs au salarié en début d'année, la rémunération variable doit être payée intégralement ; qu'il en résulte que lorsque l'employeur n'a pas informé le salarié en début d'année des objectifs dont dépend une prime variable, la prescription de l'action en paiement de cette prime court à compter de sa date d'exigibilité, le salarié étant alors informé du montant de la prime perçue et en mesure d'invoquer l'inopposabilité des objectifs qui ne lui ont pas été communiqués en début d'année ; qu'en l'espèce, le salarié, qui a saisi le conseil de prud'hommes en septembre 2020, demandait le paiement du montant maximal de la part collective de la prime de performance, pour les années 2014 à 2019, en raison de l'inopposabilité des objectifs économiques qui ne lui ont pas été communiqués au début de chaque exercice ; qu'en retenant, pour dire que ses demandes ne sont pas prescrites, que "ce n'est qu'à l'issue de la procédure engagée par un syndicat devant le tribunal de grande instance, soit au moment où la cour a statué le 21 novembre 2019 et jugé que les objectifs économiques utilisés pour le calcul de la part collective de la prime de performance 2014 et 2015 étaient inopposables aux salariés et qu'auraient dû être appliqués les objectifs économiques pour l'année 2013, que ces salariés ont été en mesure de connaître les éléments nécessaires à l'évaluation de la part collective de leur prime de performance, de critiquer la somme perçue à ce titre et de chiffrer leur manque à gagner", tout en retenant que l'absence de communication au salarié, au début de chaque année, des objectifs déterminant la part collective de la prime de performance lui donnait au montant maximal de cette prime, ce dont il résultait que le salarié connaissait les faits lui permettant d'exercer son action à la date de paiement de chacune des primes de performance, la cour d'appel a violé l'article L. 3245-1 du code du travail ;
2°/ que l'action en paiement du salaire se prescrit par trois ans à compter du jour où celui qui l'exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer ; que la demande peut porter sur les sommes dues au titre des trois dernières années à compter de ce jour ; qu'il en résulte que le salarié qui a agi dans les trois années suivant la date à laquelle il a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer ne peut prétendre qu'au paiement des salaires dus au titre des trois années précédant cette date ; qu'à supposer que le délai de prescription ait couru à compter du 21 novembre 2019, en retenant que les demandes du salarié pour les années 2014 et 2015 n'étaient pas prescrites, soit plus de trois ans avant le 21 novembre 2019, la cour d'appel aurait encore violé l'article L. 3245-1 du code du travail. »
Réponse de la Cour
5. Le moyen, lequel critique des motifs qui ne sont pas le soutien du chef de dispositif attaqué rejetant la fin de non-recevoir tirée de l'irrecevabilité des demandes du salarié au titre des primes 2020 et 2021, est irrecevable.
Mais sur le premier moyen, pris en sa première branche, en ce qu'il fait grief à l'arrêt de rejeter la fin de non-recevoir tirée de la prescription des demandes du salarié au titre des primes 2014 à 2016 et de condamner l'employeur à payer au salarié une certaine somme à titre de rappel de salaire pour les années 2014 à 2019, outre les congés payés afférents
Enoncé du moyen
6. L'employeur fait ce grief à l'arrêt, alors « que l'action en paiement du salaire se prescrit par trois ans à compter du jour où celui qui l'exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer ; que lorsqu'une rémunération variable dépend d'objectifs définis unilatéralement par l'employeur dans le cadre de son pouvoir de direction, à défaut de communication desdits objectifs au salarié en début d'année, la rémunération variable doit être payée intégralement ; qu'il en résulte que lorsque l'employeur n'a pas informé le salarié en début d'année des objectifs dont dépend une prime variable, la prescription de l'action en paiement de cette prime court à compter de sa date d'exigibilité, le salarié étant alors informé du montant de la prime perçue et en mesure d'invoquer l'inopposabilité des objectifs qui ne lui ont pas été communiqués en début d'année ; qu'en l'espèce, le salarié, qui a saisi le conseil de prud'hommes en septembre 2020, demandait le paiement du montant maximal de la part collective de la prime de performance, pour les années 2014 à 2019, en raison de l'inopposabilité des objectifs économiques qui ne lui ont pas été communiqués au début de chaque exercice ; qu'en retenant, pour dire que ses demandes ne sont pas prescrites, que ¿'ce n'est qu'à l'issue de la procédure engagée par un syndicat devant le tribunal de grande instance, soit au moment où la cour a statué le 21 novembre 2019 et jugé que les objectifs économiques utilisés pour le calcul de la part collective de la prime de performance 2014 et 2015 étaient inopposables aux salariés et qu'auraient dû être appliqués les objectifs économiques pour l'année 2013, que ces salariés ont été en mesure de connaître les éléments nécessaires à l'évaluation de la part collective de leur prime de performance, de critiquer la somme perçue à ce titre et de chiffrer leur manque à gagner'¿, tout en retenant que l'absence de communication au salarié, au début de chaque année, des objectifs déterminant la part collective de la prime de performance lui donnait au montant maximal de cette prime, ce dont il résultait que le salarié connaissait les faits lui permettant d'exercer son action à la date de paiement de chacune des primes de performance, la cour d'appel a violé l'article L. 3245-1 du code du travail. »
Réponse de la Cour
Vu les articles 1134 du code civil, dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, L. 1221-1, L. 3242-1 et L. 3245-1 du code du travail, ce dernier dans sa rédaction issue de la loi n° 2013-504 du 14 juin 2013 :
7. Il résulte des deux premiers textes que, lorsque les objectifs sont définis unilatéralement par l'employeur dans le cadre de son pouvoir de direction, ceux-ci doivent être réalisables et portés à la connaissance du salarié en début d'exercice. A défaut, le montant maximum prévu pour la part variable doit être payé intégralement comme s'il avait réalisé ses objectifs.
8. Aux termes du troisième de ces textes, l'action en paiement ou en répétition du salaire se prescrit par trois ans à compter du jour où celui qui l'exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer. La demande peut porter sur les sommes dues au titre des trois dernières années à compter de ce jour ou, lorsque le contrat de travail est rompu, sur les sommes dues au titre des trois années précédant la rupture du contrat.
9. Il résulte de la combinaison des articles L. 3242-1 et L. 3245-1 du code du travail que le délai de prescription des salaires court à compter de la date à laquelle la créance salariale est devenue exigible. Pour les salariés payés au mois, la date d'exigibilité du salaire correspond à la date habituelle du paiement des salaires en vigueur dans l'entreprise et concerne l'intégralité du salaire afférent au mois considéré.
10. Pour rejeter les fins de non-recevoir soulevées par l'employeur et condamner ce dernier à verser au salarié un rappel de salaire pour les années 2014 à 2019, l'arrêt constate que des primes de performance ont été versées, pour l'année 2014, en avril 2015, pour 2015, en avril 2016, pour 2016, en septembre 2016 et mars 2017. Il retient que les salariés (et notamment M. [L]) ayant perçu cette prime ont pu, dans un premier temps, estimer avoir été remplis de leurs droits. Il relève que ce n'est qu'à l'issue de la procédure engagée par un syndicat devant le tribunal de grande instance, soit au moment où la cour d'appel a statué le 21 novembre 2019 et jugé que les objectifs économiques utilisés pour le calcul de la part collective de la prime de performance 2014 et 2015 étaient inopposables aux salariés et qu'auraient dû être appliqués les objectifs économiques fixés pour l'année 2013, que ces salariés ont été en mesure de connaître les éléments nécessaires à l'évaluation de la part collective de leur prime de performance, de critiquer la somme perçue à ce titre et de chiffrer leur manque à gagner.
11. Il constate que pour les primes 2014 et 2015 sur lesquelles le tribunal de grande instance et la cour se sont prononcés, le délai de prescription a commencé à courir à compter du 21 novembre 2019 et que tel est également le cas pour la prime 2016 puisque le salarié entend lui voir appliquer le même raisonnement que celui qui a conduit le tribunal de grande instance et la cour à dire les objectifs économiques, utilisés pour le calcul de la part collective de la prime, inopposables. Il en conclut que le délai de prescription n'était donc pas acquis quand le salarié a saisi le conseil de prud'hommes le 8 septembre 2020.
12. En statuant ainsi, par des motifs impropres, alors qu'il ne résultait pas de ses constatations que le salarié n'avait pas connaissance des faits lui permettant d'agir, ce dernier ne pouvant ignorer que l'employeur avait omis de lui communiquer chaque année en début d'exercice les objectifs servant à la détermination de la part collective de la prime de performance de sorte qu'il n'avait pas été empêché de contester, à compter de la date d'exigibilité de chaque prime, l'opposabilité de ces objectifs devant la juridiction prud'homale et que ses demandes en paiement de rappel de primes pour les années 2014 à 2016 étaient dès lors prescrites, la cour d'appel a violé les textes susvisés.
Portée et conséquences de la cassation
13. Après avis donné aux parties, conformément à l'article 1015 du code de procédure civile, il est fait application des articles L. 411-3, alinéa 2, du code de l'organisation judiciaire et 627 du code de procédure civile.
14. L'intérêt d'une bonne administration de la justice justifie, en effet, que la Cour de cassation statue au fond.
15. Il ressort des éléments du dossier que le salarié est bien fondé à solliciter la condamnation de son employeur à lui verser des rappels de prime de performance de 3 347,42 euros brut pour l'année 2017, 2 279,01 euros brut pour l'année 2018 et 2 395,90 euros brut pour l'année 2019, outre les congés payés afférents.
16. Il sera dit que l'employeur sera condamné à verser au salarié la somme de 8 022,33 euros brut à ce titre outre celle de 802,23 euros au titre des congés payés afférents.
17. Enfin, la cassation prononcée n'emporte pas celle des chefs de dispositif de l'arrêt condamnant l'employeur aux dépens de première instance et d'appel ainsi qu'au paiement d'une somme en application de l'article 700 du code de procédure civile, justifiés par d'autres condamnations prononcées à l'encontre de celui-ci non remises en cause.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur l'autre grief, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il rejette la fin de non-recevoir tirée de la prescription de la demande du salarié en paiement des primes 2014 à 2016 et en ce qu'il condamne la société Carrefour systèmes d'information à payer à M. [L] la somme de 15 676,79 euros brut de rappel de salaire pour les années 2014 à 2019 outre 1 567,68 euros brut au titre des congés payés afférents, l'arrêt rendu le 13 avril 2023, entre les parties, par la cour d'appel de Caen ;
DIT n'y avoir lieu à renvoi ;
DIT irrecevables comme prescrites les demandes en paiement de rappels de prime de performance pour les années 2014, 2015 et 2016 ;
Condamne la société Carrefour systèmes d'information à payer à M. [L] la somme de 8 022,33 euros brut à ce titre outre celle de 802,23 euros au titre des congés payés afférents ;
Condamne M. [L] aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, et prononcé par le président en son audience publique du six novembre deux mille vingt-quatre.