LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 3
CL
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 24 octobre 2024
Rejet
Mme TEILLER, président
Arrêt n° 578 F-D
Pourvoi n° E 22-13.524
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 24 OCTOBRE 2024
M. [P] [N], domicilié [Adresse 3], a formé le pourvoi n° E 22-13.524 contre l'arrêt rendu le 19 janvier 2022 par la cour d'appel de Paris (pôle 3, chambre 1), dans le litige l'opposant :
1°/ à M. [T] [N], domicilié [Adresse 5],
2°/ à [C] [O], ayant été domicilée [Adresse 2],
3°/ à M. [L] [F], domicilié [Adresse 8],
4°/ à M. [A] [W], domicilié [Adresse 9],
5°/ à la société Anne Teissier et [Z] [Y], notaires, société civile professionnelle, dont le siège est [Adresse 8], venant aux droits de la société [F]-Teissier, notaires,
6°/ à la société [Adresse 7], société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 4],
7°/ à la société Guilbaud-Malamud-Mercier-Moussay-Colombier, notaires, société civile professionnelle, dont le siège est [Adresse 1],
8°/ au Directeur régional de la direction nationale des interventions domaniales, domicilié [Adresse 6], pris en sa qualité de curateur à la succession de [C] [O],
défendeurs à la cassation.
Le demandeur invoque, à l'appui de son pourvoi, deux moyens de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Proust, conseiller doyen, les observations de la SCP Waquet, Farge et Hazan, avocat de M. [P] [N], de la SARL Boré, Salve de Bruneton et Mégret, avocat de MM. [F] et [W] et de la société Anne Teissier et [Z] [Y], de la SCP Boutet et Hourdeaux, avocat de la société [Adresse 7], après débats en l'audience publique du 24 septembre 2024 où étaient présents Mme Teiller, président, Mme Proust, conseiller doyen rapporteur, Mme Grandjean, conseiller, et Mme Letourneur, greffier de chambre,
la troisième chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Reprise d'instance
1. Il est donné acte à M. [P] [N] de sa reprise d'instance à l'encontre du directeur régional de la direction nationale des interventions domaniales en sa qualité de curateur à la succession vacante de [C] [O].
Faits et procédure
2. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 19 janvier 2022), par acte du 15 janvier 1975, [M] [J], épouse de [U] [N], a consenti à son fils, M. [P] [N], un contrat de location-gérance d'un fonds de commerce d'hôtel.
3. [U] [N] est décédé le 20 juillet 1991, laissant pour lui succéder son épouse [M] [J] et leurs trois enfants, [P], [K] et [T] [N].
4. Par acte notarié du 15 décembre 1999, [M] [J] a donné à sa fille [K] [N] la nue-propriété des murs dans lesquels était exploité le fonds de commerce.
5. Par acte du 17 juillet 2002, [M] [J] a donné à la société civile professionnelle [F], notaire, mandat aux fins de procéder à toutes démarches pour vendre le fonds de commerce d'hôtel, puis, par acte authentique reçu par M. [F] les 17 juillet et 23 août 2002, [M] [J] et [T] [V], auquel la société [Adresse 7] s'est substituée, ont régularisé un compromis de vente du fonds de commerce d'hôtel, précisant que, par lettres des 15 et 17 juillet 2002, [M] [J], en qualité d'usufruitière, et [K] [N], en qualité de nue-propriétaire, s'étaient engagées à consentir un bail commercial, à un certain prix et à certaines conditions, à la société [Adresse 7] une fois celle-ci propriétaire du fonds.
6. Par acte du 13 septembre 2002, [M] [J] a signifié un congé à M. [P] [N] pour le 31 mars 2003. La vente du fonds de commerce n'a pas été réitérée par [M] [J] dans le délai prévu au compromis des 17 juillet et 23 août 2002.
7. En avril 2007, M. [P] [N] a fait assigner [M] [J] et son tuteur, ainsi que [K] [N], M. [T] [N], la société [Adresse 7], M. [T] [V], M. [F], M. [W] et la société civile professionnelle [W] et [F], en annulation du mandat de vente, du compromis de vente du fonds de commerce et de la promesse de bail, demandes qui ont été rejetées par un arrêt irrévocable du 14 juin 2017.
8. [M] [J] est décédée le 3 mars 2010, laissant pour lui succéder ses trois enfants, [P], [K] et [T] [N]. [K] [N] est décédée le 10 mars 2012, laissant pour lui succéder [C] [O] qu'elle avait désignée comme légataire universelle.
9. En août et septembre 2017, MM. [T] et [P] [N] ont fait assigner [C] [O], la société [Adresse 7], M. [F], M. [W], la société civile professionnelle [F] - Teissier (la SCP [F] - Teissier), désormais dénommée la société civile professionnelle Teissier - [Y], et la société civile professionnelle Guilbaud - Malamud - Mercier Moussay - Colombier, en annulation du mandat de vente, du compromis de vente du fonds de commerce et de la promesse de bail.
10. [C] [O], M. [F], M. [W], la SCP [F] - Teissier et la société [Adresse 7] ont soulevé une fin de non-recevoir tirée de l'autorité de la chose jugée.
Examen des moyens
Sur le premier moyen
Enoncé du moyen
11. M. [P] [N] fait grief à l'arrêt de déclarer irrecevable sa demande en annulation du mandat de vente signé par [M] [J] le 17 juillet 2002, de la promesse de bail signée par [M] [J] et [K] [N] les 15 et 17 juillet 2002 et du compromis de vente du fonds de commerce conclu entre [M] [J] et M. [T] [V] les 17 juillet 2002 et 23 août 2002, en raison de l'autorité de la chose jugée, alors :
« 1°/ que l'autorité de la chose jugée n'est opposable qu'à l'égard de ce qui a fait l'objet du jugement, dès lors que la chose demandée est la même, que la demande est fondée sur la même cause, entre les mêmes parties, formées par elles et contre elles en la même qualité ; que néanmoins l'autorité de la chose jugée ne peut être opposée lorsque des événements nouveaux sont venus modifier la situation antérieurement reconnue en justice ; qu'en l'espèce, M. [P] [N] faisait régulièrement valoir que l'annulation de la donation consentie par [M] [J] à [K] [N] de la nue-propriété de l'immeuble sis [Adresse 3] par l'arrêt rendu le 21 mai 2021 par la cour d'appel de Paris, constituait un élément nouveau survenu postérieurement à l'arrêt du 14 juin 2017, de nature à légalement justifier la nullité de la promesse de vente du 17 juillet 2002 en ce qu'elle était indivisible de la promesse de bail signée par [M] [J], ès qualités d'usufruitière, et [K] [N], ès qualités de nue-propriétaire ; qu'en ne recherchant pas si l'annulation de cette donation n'était pas de nature à écarter la fin de non-recevoir tirée de l'autorité de la chose jugée de l'arrêt du 14 juin 2017 qui avait rejeté la demande en nullité de la vente et de la promesse de bail commercial, la cour d'appel a privé sa décision de base légale ;
2°/ que l'effet rétroactif qui s'attache à l'annulation d'un acte modifie la situation juridique antérieure, ayant perduré depuis l'acte nul jusqu'à la décision d'annulation ; qu'en se bornant à affirmer que « les décisions de justice intervenues postérieurement à l'arrêt du 14 juin 2017 portent toutes sur des faits antérieurs et ne sont que l'interprétation judiciaire donnée à des faits constants dont ils avaient connaissance avant » malgré l'annulation de la donation de la nue-propriété des murs de l'hôtel faite à [K] [N] par l'arrêt du 12 mai 2021 qui créait une situation juridique nouvelle, la cour d'appel a violé les articles 1355 du code civil et 480 du code de procédure civile ;
3°/ que le juge doit, en toutes circonstances, observer et faire observer le principe du contradictoire ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a jugé que l'appréciation technique et comptable de M. [B], expert, était connue de la cour d'appel de Paris lorsqu'elle a rendu son arrêt le 14 juin 2017, notamment parce que sa note technique n° 1 aurait été antérieurement déposée et aurait été visée dans les conclusions de M. [P] [N] signifiées le 26 mars 2017 ; qu'en statuant ainsi, alors qu'il ne ressort d'aucun bordereau de communication de pièces qu'auraient été communiquées aux parties la note technique n° 1 et les conclusions de M. [P] [N] signifiées le 26 mars 2017, la cour d'appel a méconnu le principe du contradictoire, violant ainsi l'article 16 du code de procédure civile ;
4°/ que le juge ne statue que sur les dernières conclusions déposées ; qu'en jugeant que l'appréciation technique et comptable de M. [B], expert, était connue de la cour d'appel de Paris lorsqu'elle a rendu son arrêt le 14 juin 2017, notamment parce que sa note technique n° 1 aurait été antérieurement déposée et aurait été visée dans les conclusions de M. [P] [N] signifiées le 26 mars 2017, la cour d'appel, qui a visé des conclusions de M. [P] [N] signifiées le 26 mars 2017, alors que l'arrêt du 14 juin 2017 avait statué sur les conclusions de M. [P] [N] signifiées le 16 avril 2017, a violé l'article 954, alinéa 3, du code de procédure civile, dans sa rédaction alors applicable, et l'article 455 du même code. »
Réponse de la Cour
12. La cour d'appel a, d'abord, énoncé, à bon droit, que l'autorité de la chose jugée ne peut être opposée lorsque des événements postérieurs sont venus modifier la situation antérieurement reconnue en justice mais que la partie qui a perdu un premier procès parce qu'elle n'a pas rapporté la preuve des faits nécessaires au succès de sa prétention ne saurait en intenter un autre au prétexte qu'elle disposerait désormais de cette preuve, quand bien même le nouveau moyen de preuve aurait été établi postérieurement à la première décision, et qu'il incombe, en outre, au demandeur de présenter dès l'instance relative à la première demande l'ensemble des moyens qu'il estime de nature à fonder celle-ci.
13. Elle a, ensuite, relevé que la décision du 14 juin 2017 avait autorité de chose jugée sur les demandes de nullité.
14. Puis elle a constaté, sans violer le principe de la contradiction, les éléments relatifs à la connaissance par les parties de la note technique de l'expert comptable ayant été relevés par le jugement dont il était fait appel, ni son obligation de ne statuer que sur les dernières conclusions déposées dans l'instance dont elle était saisie, que le rapport de l'expert comptable du 30 juin 2017 ne livrait qu'une appréciation technique et comptable de faits antérieurs à l'arrêt du 14 juin 2017 dont les parties et la cour d'appel avaient eu connaissance avant son prononcé.
15. Elle a, enfin, relevé que les décisions de justice intervenues postérieurement à l'arrêt du 14 juin 2017, dans les litiges d'ordre successoral opposant MM. [P] et [T] [N] à [K] [N] puis à [C] [O], portaient toutes sur des faits antérieurs, qu'elles n'étaient que l'interprétation judiciaire donnée à des faits constants déjà connus et qu'elles étaient relatives à une éventuelle captation d'héritage sans lien avec la vente de 2002 dont il avait été définitivement jugé qu'elle était intervenue dans l'intérêt de [M] [J] qui avait la capacité d'y souscrire, sans qu'il ne soit justifié que cette vente avait bénéficié à [K] [N], et, procédant ainsi à la recherche prétendument omise et faisant ressortir que ces décisions n'avaient pas modifié la situation juridique des parties, elle en a exactement déduit qu'elles n'étaient pas de nature à faire échec à l'autorité de la chose jugée.
16. Elle a ainsi légalement justifié sa décision.
Sur le second moyen
Enoncé du moyen
17. M. [P] [N] fait grief à l'arrêt de le condamner à payer in solidum avec M. [T] [N] la somme de 5 000 euros à [C] [O] à titre de dommages-intérêts, alors :
« 1°/ que tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ; que l'exercice d'une action en justice constitue un droit et ne peut dégénérer en faute susceptible de donner lieu à l'octroi de dommages et intérêts que si elle est abusive, notamment lorsqu'elle a été exercée de manière dilatoire, de mauvaise foi, dans l'intention de nuire ou par légèreté blâmable ; qu'en affirmant que la présente procédure n'aurait d'autre objet que « d'éviter l'exécution des décisions de justice qui privent M. [T] [N] de tout droit sur le fonds de commerce et de lui permettre de pouvoir continuer à en jouir gratuitement au détriment de l'indivision successorale et ce notamment depuis le 30 juin 2003 date de validité du congé qu'il a reçu, alors qu'aucun loyer ne peut être perçu pour le fonds et que l'acquéreur encaisse les intérêts du prix », la cour d'appel, qui ne relève une faute à l'encontre que d'un seul des frères [T] et [P] [N] et les condamne pourtant in solidum a violé l'article 1240 du code civil ;
2°/ qu'en considérant fautive la demande subsidiaire au titre d'un recel successoral pour être téméraire, en ce qu'elle était juridiquement impossible, la cour d'appel, qui ne pouvait caractériser une faute dans le droit d'agir en justice en considération d'une simple demande subsidiaire, sans caractériser de faute relative à la demande principale, a violé l'article 1240 du code civil ;
3°/ qu'en considérant fautive la demande subsidiaire au titre d'un recel successoral pour être téméraire, en ce qu'elle était juridiquement impossible, la cour d'appel a fondé sa décision sur des motifs impropres à caractériser une quelconque faute dans le droit d'agir en justice, sauf à considérer que toute demande juridiquement infondée caractérise un abus du droit d'ester en justice, privant sa décision base légale au regard de l'article 1240 du code civil. »
Réponse de la Cour
18. En premier lieu, la cour d'appel ayant retenu une faute de M. [P] [N], nonobstant l'erreur matérielle quant au prénom de l'auteur de cette faute, ce dernier ne justifie pas d'un intérêt à critiquer la condamnation de M. [T] [N] qui ne le concerne pas et qui, prononcée in solidum, ne lui fait pas grief.
19. En second lieu, la cour d'appel, qui a relevé que la procédure dont elle avait été saisie postérieurement à l'arrêt du 14 juin 2017 n'avait d'autre objet que d'éviter l'exécution des décisions de justice privant M. [P] [N] de tout droit sur le fonds de commerce, pour lui permettre de pouvoir continuer à en jouir gratuitement au détriment de l'indivision successorale et ce notamment depuis le 30 juin 2003, date de validité du congé qu'il avait reçu, alors qu'aucun loyer n'était perçu pour le fonds, a pu déduire de ces seuls motifs que M. [P] [N] avait commis un abus du droit d'ester en justice.
20. Le moyen, irrecevable en sa première branche, n'est donc pas fondé pour le surplus.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
REJETTE le pourvoi ;
Condamne M. [P] [N] aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par M. [P] [N] et le condamne à payer à la
société [Adresse 7] la somme de 1 500 euros et à MM. [F] et [W] et la société civile professionnelle Teissier - [Y] la somme globale de 1 500 euros ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, troisième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du vingt-quatre octobre deux mille vingt-quatre.