LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, a rendu l'arrêt suivant :
SOC.
JL10
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 23 octobre 2024
Renvoi devant la Cour de justice de l'Union européenne
M. SOMMER, président
Arrêt n° 1096 FS-B
Pourvoi n° B 20-17.055
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, DU 23 OCTOBRE 2024
La société Hortis GRC, société anonyme, dont le siège est [Adresse 2], a formé le pourvoi n° B 20-17.055 contre l'arrêt rendu le 29 janvier 2020 par la cour d'appel de Paris (pôle 6, chambre 9), dans le litige l'opposant :
1°/ à M. [D] [U], domicilié [Adresse 1],
2°/ à Pôle emploi [Localité 3], dont le siège est [Adresse 4],
défendeurs à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, trois moyens de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Bouvier, conseiller, les observations de la SCP Gatineau, Fattaccini et Rebeyrol, avocat de la société Hortis GRC, de la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet, avocat de M. [U], et l'avis de Mme Laulom, avocat général, après débats en l'audience publique du 25 septembre 2024 où étaient présents M. Sommer, président, Mme Bouvier, conseiller rapporteur, M. Huglo, conseiller doyen, M. Rinuy, Mmes Ott, Sommé, Bérard, conseillers, Mmes Chamley-Coulet, Lanoue, Ollivier, Arsac, conseillers référendaires, Mme Laulom, avocat général, et Mme Piquot, greffier de chambre,
la chambre sociale de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt ;
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 29 janvier 2020), M. [U] a été engagé, à compter du 1er septembre 2007, en qualité de « directeur » par la société de droit suisse Hortis GRC (la société), dont le siège social se situe à proximité de Genève et qui a pour activité la fourniture de services informatiques aux entreprises.
2. Le contrat de travail était soumis à la loi suisse.
3. Le salarié, qui réside en France, y a exercé ses activités professionnelles pendant l'exécution du contrat de travail.
4. Licencié par lettre du 25 janvier 2012 selon les formalités de rupture fixées par le droit suisse, lequel ne prévoit ni entretien préalable ni motifs écrits de rupture, le salarié, contestant la procédure suivie et le bien-fondé de ce licenciement, a saisi, par requête du 4 juin 2012, le conseil de prud'hommes de Paris de diverses demandes au titre de l'exécution et de la rupture du contrat de travail.
5. Par jugement rendu le 9 juillet 2014, statuant sur l'exception d'incompétence soulevée par la société au profit des juridictions suisses, le conseil de prud'hommes s'est déclaré territorialement compétent. Il a débouté les parties de leurs demandes par jugement du 7 juin 2016.
6. La cour d'appel de Paris, par arrêt du 29 janvier 2020, a rejeté l'exception d'incompétence matérielle soulevée par la société, ainsi que les demandes d'injonction et de mise hors de cause formulées par cette dernière. Elle a infirmé le jugement entrepris, sauf en ses dispositions relatives aux demandes de dommages-intérêts pour préjudice moral, de remboursement de frais professionnels pour le premier trimestre 2012 et aux demandes reconventionnelles. Statuant à nouveau et ajoutant au jugement, elle a déclaré le droit français seul applicable au litige, dit le licenciement sans cause réelle et sérieuse et condamné la société à payer au salarié des sommes indemnitaires et des rappels de bonus, ainsi qu'au remboursement à Pôle emploi des indemnités de chômage versées au salarié du jour de son licenciement au jour du prononcé du jugement dans la limite de six mois des indemnités éventuellement versées.
7. Pour dire la loi française applicable au litige, la cour d'appel, ayant retenu que la loi choisie par les parties, aux termes d'une clause expresse et dénuée d'ambiguïté du contrat de travail, était la loi suisse, a rappelé qu'il résulte des dispositions de l'article 6, paragraphe 1, de la convention de Rome du 19 juin 1980 sur la loi applicable aux obligations contractuelles, que, nonobstant l'article 3 de ladite convention qui précise que le contrat est régi par la loi choisie par les parties, ce choix ne peut avoir pour résultat de priver le travailleur de la protection que lui assurent les dispositions impératives de la loi qui serait applicable et de l'article 6, paragraphe 2, qu'à défaut de choix exercé conformément à l'article 3, le contrat de travail est régi : a) par la loi du pays où le travailleur, en exécution du contrat, accomplit habituellement son travail, même s'il est détaché à titre temporaire dans un autre pays, ou b) si le travailleur n'accomplit pas habituellement son travail dans un même pays, par la loi du pays où se trouve l'établissement qui a embauché le travailleur, à moins qu'il ne résulte de l'ensemble des circonstances que le contrat de travail présente des liens plus étroits avec un autre pays, auquel cas la loi de cet autre pays est applicable. La cour d'appel, retenant qu'il ne peut être dérogé par contrat aux dispositions de la loi française concernant l'entretien préalable au licenciement et l'obligation de motivation de la lettre de licenciement, que le jugement du 9 juillet 2014 a irrévocablement constaté, outre la domiciliation et la résidence du salarié en France pendant l'exécution du contrat, que tous les clients qu'il avait démarchés se situaient en France et que la société ne rapportait pas la preuve d'une exécution du contrat de travail sur le territoire suisse et que les pièces en appel conduisaient au même constat, en a déduit que le lieu d'exécution du travail était la France. Enonçant que, le droit helvétique ne prévoyant ni entretien préalable au licenciement ni motivation écrite de la lettre de licenciement, le salarié devait bénéficier en conséquence de la protection des dispositions impératives de la loi française, plus favorables en matière de licenciement compte tenu des garanties procédurales offertes, notamment les exigences d'un entretien préalable au licenciement et de motivation de la lettre de licenciement, elle a décidé, par infirmation du jugement, d'appliquer le droit français à la rupture du contrat de travail.
Enoncé du deuxième moyen
8. La société fait grief à l'arrêt de déclarer le droit français seul applicable au litige et de dire en conséquence le licenciement du salarié sans cause réelle et sérieuse tout en la condamnant à lui payer diverses sommes. Elle soutient, en substance, que la cour d'appel, en statuant comme elle l'a fait, sans rechercher, comme elle y était invitée, si la loi suisse n'était pas applicable en raison des liens plus étroits avec la Suisse que présentait le contrat de travail, notamment au regard de la perception par le salarié d'une rémunération avantageuse en francs suisses versée sur un compte bancaire suisse, de l'affiliation du salarié aux caisses sociales suisses, de sa soumission au régime fiscal avantageux applicables aux salariés travaillant en Suisse, de la détention d'une adresse e-mail et d'un numéro de téléphone portable suisses, a privé sa décision de base légale au regard de l'article 6, paragraphe 2, de la convention de Rome du 19 juin 1980.
9. La société fait également valoir que, lorsque les parties ont désigné la loi applicable au contrat de travail et que les juges du fond décident d'écarter celle-ci, ils doivent caractériser, d'une part, que la loi qu'il juge applicable était la loi du lieu d'exécution du contrat de travail, d'autre part, que le contrat de travail ne présentait pas de liens plus étroits avec un autre pays que celui d'accomplissement habituel du travail. Elle invoque un arrêt de la Cour de cassation au soutien de son argumentation (Soc., 11 mars 2020, pourvois n° 18-23.650 et autres), aux termes duquel la Cour a jugé ainsi : « Pour condamner la société à payer au salarié diverses sommes, l'arrêt retient que la loi monégasque désignée par les parties ne peut priver le salarié de la protection que lui assurent les dispositions auxquelles il ne peut être dérogé par accord en vertu de la loi applicable à défaut de choix et que les dispositions impératives plus favorables de la loi française doivent donc s'appliquer au contrat de travail liant les parties. En se déterminant ainsi, sans rechercher, comme elle y avait été invitée, si la France était le pays où ou à partir duquel le travailleur accomplissait habituellement son travail et s'il ressortait de l'ensemble des circonstances qu'il existait un lien plus étroit entre le contrat de travail et un autre pays que celui d'accomplissement habituel du travail, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision au regard des articles 3 et 6 de la convention sur la loi applicable aux obligations contractuelles ouverte à la signature à Rome le 19 juin 1980. »
10. Le salarié, défendeur au pourvoi, rappelle que le fait que les parties à un contrat de travail ont, expressément ou tacitement, choisi une loi, n'empêche pas le travailleur de bénéficier de la protection des dispositions impératives de la loi qui serait applicable à défaut de choix. Il soutient, en substance, que le fait que le travailleur exerce habituellement son travail dans un même pays est un élément de rattachement du contrat à ce pays particulièrement significatif, qui ne peut être écarté que s'il existe des éléments de rattachement à un autre pays beaucoup plus significatifs. Selon lui, dès lors que le salarié accomplit habituellement son travail en France, la Cour de cassation considère qu'il doit bénéficier des dispositions impératives de la loi française (Soc., 13 janvier 2016, pourvoi n° 14-18.566 ; Soc., 9 juillet 2015, pourvoi n° 14-13.497, Bull. 2015, V, n° 834 ; Soc., 19 janvier 2017, pourvoi n° 15-22.835). En revanche, lorsque le salarié n'exécute pas habituellement son travail en France, les juges du fond ne peuvent pas faire application de la loi française sans s'être assurés que le contrat ne présentait pas des liens plus étroits avec un autre pays (Soc., 15 avril 2015, pourvoi n° 13-23.150 ; Soc., 13 octobre 2016, pourvoi n° 15-16.872, Bull. 2016, V, n° 188 ; Soc., 9 mai 2019, pourvoi n° 17-27.565). Se livrant à une interprétation différente de l'arrêt du 11 mars 2020 cité par la société, il soutient enfin que la Cour de cassation entend, par cette décision, exiger des juges du fond qu'ils recherchent également si le contrat de travail n'a pas des liens plus étroits avec un autre pays qu'avec la France lorsque le salarié ne travaille pas habituellement dans un pays, mais dans plusieurs pays à la fois.
Rappel des principes et textes applicables
I - Le droit de l'Union européenne
11. En vertu des règles uniformes prévues par l'article 3, paragraphe 1, de la convention de Rome sur la loi applicable aux obligations contractuelles, ouverte à la signature à Rome le 19 juin 1980 (la convention de Rome), le contrat est régi par la loi choisie par les parties et celles-ci peuvent désigner la loi applicable à la totalité ou à une partie seulement de leur contrat. Ce choix doit être exprès ou résulter de façon certaine des dispositions du contrat ou des circonstances de la cause. Par ce choix, les parties peuvent désigner la loi applicable à la totalité ou à une partie seulement de leur contrat.
12. Aux termes de l'article 6, paragraphe 1, de la convention de Rome, intitulé « contrat individuel de travail », nonobstant les dispositions de l'article 3, dans le contrat de travail, le choix par les parties de la loi applicable ne peut avoir pour effet de priver le travailleur de la protection que lui assurent les dispositions impératives de la loi qui lui serait applicable, à défaut de choix, en vertu du paragraphe 2 du présent article.
13. Aux termes de l'article 6, paragraphe 2, de la convention de Rome, nonobstant les dispositions de l'article 4 et à défaut de choix exercé conformément à l'article 3, le contrat de travail est régi :
a) par la loi du pays où le travailleur, en exécution du contrat, accomplit habituellement son travail, même s'il est détaché à titre temporaire dans un autre pays
ou
b) si le travailleur n'accomplit pas habituellement son travail dans un même pays, par la loi du pays où se trouve l'établissement qui a embauché le travailleur,
à moins qu'il ne résulte de l'ensemble des circonstances que le contrat de travail présente des liens plus étroits avec un autre pays, auquel cas la loi de cet autre pays est applicable.
14. La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), dans son arrêt Schlecker (CJUE, 12 septembre 2013, affaire C-64/12), s'est prononcée, dans une affaire où les parties n'avaient pas fait le choix de la loi applicable aux obligations contractuelles, sur l'absence de caractère subsidiaire du critère des liens plus étroits, l'articulation de ce critère avec ceux définis à l'article 6, paragraphe 2, a) et b) susvisés, ainsi que sur les modalités de sa mise en oeuvre par le juge national.
15. Si, au point 32 de cet arrêt, la CJUE réaffirme le caractère prioritaire du critère de rattachement du lieu d'accomplissement habituel du travail, qui exclut, lorsque celui-ci est retenu, la prise en considération du critère subsidiaire du lieu du siège de l'établissement qui a embauché le travailleur, elle retient, aux points 36 et 37, qu'il appartient au juge national d'écarter les critères de rattachement visés à l'article 6, paragraphe 2, sous a) et sous b), lorsqu'il résulte de l'ensemble des circonstances que le contrat présente des liens plus étroits avec un autre pays, écartant en outre expressément que soit pris en considération, pour l'appréhension de ces liens plus étroits, le caractère plus favorable d'une des lois en conflit (point 34). La CJUE décrit ainsi le processus que doit suivre le juge national pour déterminer la loi applicable en lui imposant, dans un premier temps, de recourir aux critères de l'article 6, paragraphe 2, sous a) et sous b), pour identifier le lieu habituel du travail, ou, à défaut, l'établissement d'embauche, avant, dans un second temps, d'apprécier si l'ensemble des circonstances sont susceptibles de caractériser un lien plus étroit que celui inhérent aux seuls éléments pris en considération pour identifier ce lieu ou cet établissement.
16. Aux points 40 et 41, la CJUE donne des indications permettant au juge national de caractériser ces liens plus étroits :
« 40. A cette fin, la juridiction de renvoi doit tenir compte de l'ensemble des éléments qui caractérisent la relation de travail et apprécier celui ou ceux qui, selon elle, sont les plus significatifs. Ainsi que la Commission l'a mis en exergue et que M. l'avocat général l'a indiqué au point 66 de ses conclusions, le juge appelé à statuer sur un cas concret ne saurait cependant automatiquement déduire que la règle énoncée à l'article 6, paragraphe 2, sous a), de la convention de Rome doit être écartée du seul fait que, par leur nombre, les autres circonstances pertinentes, en dehors du lieu de travail effectif, désignent un autre pays.
41. Parmi les éléments significatifs de rattachement, il convient, en revanche, de prendre notamment en compte le pays où le salarié s'acquitte des impôts et des taxes afférents aux revenus de son activité ainsi que celui dans lequel il est affilié à la sécurité sociale et aux divers régimes de retraite, d'assurance maladie et d'invalidité. Par ailleurs, la juridiction nationale doit également tenir compte de l'ensemble des circonstances de l'affaire, telles que, notamment, les paramètres liés à la fixation du salaire ou des autres conditions de travail. »
17. Dans le dispositif de l'arrêt, la CJUE dit pour droit que l'article 6, paragraphe 2, de la convention de Rome doit être interprété en ce sens que, même dans l'hypothèse où un travailleur accomplit le travail qui fait l'objet du contrat de travail de façon habituelle, pendant une longue période et sans interruption dans le même pays, le juge national peut écarter, en application du dernier membre de phrase de cette disposition, la loi applicable dans ce pays lorsqu'il ressort de l'ensemble des circonstances qu'il existe un lien plus étroit entre ledit contrat et un autre pays.
18. Le règlement (CE) n° 593/2008 du Parlement européen et du Conseil, du 17 juin 2008, sur la loi applicable aux obligations contractuelles (le règlement Rome I), qui a succédé à la convention de Rome pour les contrats conclus à compter du 17 décembre 2009, réaffirme le principe d'autonomie de la volonté des parties au contrat, « pierre angulaire de la convention de Rome » (CJUE, arrêts du 18 octobre 2016, Nikiforidis, C-135/15, point 42) et, en son article 3, que « lorsque tous les autres éléments de la situation sont localisés, au moment de ce choix, dans un pays autre que celui dont la loi est choisie, le choix des parties ne porte pas atteinte à l'application des dispositions auxquelles la loi de cet autre pays ne permet pas de déroger par accord. »
19. Le règlement Rome I reprend, en son article 8, les règles spéciales de conflits de lois relatives au contrat individuel de travail qui s'appliquent lorsque, en exécution d'un tel contrat, le travail est fourni dans au moins un État autre que celui de la loi choisie.
20. La CJUE a répondu, par un arrêt DG et EH contre SC Gruber Logistics SRL et Sindicatul Lucratorilor din Transporturi contre SC Samidani Trans SRL, du 15 juillet 2021 (C-152/20 et C-218/20), à des questions préjudicielles de la juridiction de renvoi roumaine qui lui demandait notamment si l'article 8 du règlement Rome I devait être interprété en ce sens que, lorsque la loi régissant le contrat individuel de travail a été choisie par les parties à ce contrat, et que celle-ci est différente de celle applicable en vertu des paragraphes 2, 3 ou 4 de cet article, il y avait lieu d'exclure et, le cas échéant, dans quelle mesure, l'application de cette dernière.
21. La CJUE rappelle que, si les dispositions d'une loi qui serait applicable au contrat en l'absence du choix par les parties de la loi régissant le contrat de travail individuel offrent au travailleur concerné une meilleure protection que celles de la loi choisie, « elles l'emportent sur celles-ci alors que, comme l'a souligné M. l'avocat général au point 43 de ses conclusions, la loi choisie demeure applicable au reste de la relation contractuelle » (point 24). La CJUE rappelle qu'à cet égard, il convient de relever que l'article 8, paragraphe 2, du règlement Rome I renvoie à la loi du pays dans lequel ou, à défaut, à partir duquel le travailleur, en exécution du contrat de travail, accomplit habituellement son travail (point 26) et que cet article « vise ainsi à garantir, dans la mesure du possible, le respect des dispositions assurant la protection du travailleur prévues par le droit du pays dans lequel celui-ci exerce ses activités professionnelles (voir, en ce sens, arrêt du 18 octobre 2016, Nikiforidis, C-135/15, point 48 et jurisprudence citée) » (point 27). Elle en déduit qu'ainsi que « M. l'avocat général l'a relevé au point 44 de ses conclusions, l'application correcte de l'article 8 du règlement Rome I implique en conséquence, dans un premier temps, que la juridiction nationale identifie la loi qui aurait été applicable en l'absence de choix et détermine, selon celle-ci, les règles auxquelles il ne peut être dérogé par accord et, dans un second temps, que cette juridiction compare le niveau de protection dont bénéficie le travailleur en vertu de ces règles avec celui qui est prévu par la loi choisie par les parties. Si le niveau prévu par lesdites règles assure une meilleure protection, il y a lieu d'appliquer ces mêmes règles » (point 27).
22. En réponse à la première question, les deux dernières portant sur la liberté de choix, la CJUE dit pour droit que : « L'article 8, paragraphe 1, du règlement (CE) n° 593/2008 du Parlement européen et du Conseil, du 17 juin 2008, sur la loi applicable aux obligations contractuelles (Rome I), doit être interprété en ce sens que, lorsque la loi régissant le contrat individuel de travail a été choisie par les parties à ce contrat, et que celle-ci est différente de celle applicable en vertu des paragraphes 2, 3 ou 4 de cet article, il y a lieu d'exclure l'application de cette dernière, à l'exception des "dispositions auxquelles il ne peut être dérogé par accord" en vertu de celle-ci, au sens de l'article 8, paragraphe 1, de ce règlement, dont peuvent, en principe, relever les règles relatives au salaire minimal. »
II - Le droit national
23. La Cour de cassation française, s'appropriant la jurisprudence de la Cour de justice, précise que le juge doit se référer nécessairement aux critères de rattachement définis à l'article 6, paragraphe 2, de la convention de Rome pour écarter la loi choisie par les parties.
24. Par un arrêt du 9 mai 2019 (Soc., 9 mai 2019, pourvoi n° 17-27.565), la Cour de cassation a rappelé que, suivant l'article 6, paragraphe 1, de la convention de Rome sur la loi applicable aux obligations contractuelles, dans le contrat de travail, le choix par les parties de la loi applicable ne peut avoir pour résultat de priver le travailleur de la protection que lui assurent les dispositions impératives de la loi qui serait applicable, à défaut de choix, en vertu du paragraphe 2 du présent article, que, pour effectuer cette vérification, il appartient au juge de procéder à la détermination de la loi applicable au contrat de travail en se référant aux critères de rattachement définis à l'article 6, paragraphe 2, premier membre de phrase, de la convention de Rome, et en particulier au critère du lieu d'accomplissement habituel du travail, visé à ce paragraphe 2, sous a), que, toutefois, en vertu du dernier membre de phrase de ce même paragraphe, lorsqu'un contrat est relié de façon plus étroite à un État autre que celui de l'accomplissement habituel du travail, il convient d'écarter la loi de l'État d'accomplissement du travail et d'appliquer celle de cet autre État. Elle a censuré en conséquence l'arrêt qui, pour appliquer la loi française aux contrats d'engagements conclus entre la société et le salarié, retient que les dispositions de ces contrats, qui soumettent à la loi locale la durée de travail hebdomadaire supérieure à celle de la loi française et permettent à l'employeur d'éluder les majorations au titre des heures supplémentaires, ne procèdent pas d'une liberté de choix de la part du salarié qui y est soumis mais sont édictées dans le seul intérêt de l'employeur, alors que le contrat de travail conclu par la société avec un salarié de nationalité française affecté dans un village exploité directement par elle, présente des liens étroits avec la loi française et qu'il en résulte que le salarié est bien fondé à solliciter l'application de la loi française relative au régime des heures supplémentaires, par application des dispositions de l'article 6, paragraphe 2, sous b) de la convention de Rome du 19 juin 1980. La Cour a jugé qu'en statuant ainsi, sans se référer aux critères de rattachement définis à l'article 6, paragraphe 2, alors même qu'elle constatait que le salarié avait accompli son travail en Grèce et en Turquie, ni autrement caractériser les circonstances lui permettant d'affirmer que les contrats de travail litigieux auraient présenté des liens plus étroits avec la France, la cour d'appel avait violé l'article 6, paragraphe 1, de la convention de Rome.
25. Il est de jurisprudence constante qu'en l'absence de choix de la loi applicable au contrat de travail, le juge doit tenir compte de l'ensemble des éléments de rattachement qui caractérisent la relation de travail et apprécier celui ou ceux qui sont les plus significatifs (Soc., 13 octobre 2016, pourvoi n° 15-16.872, Bull. 2016, V, n° 188 ; Soc., 25 janvier 2012, pourvoi n° 11-11.374, Bull. 2012, V, n° 19 ; Soc., 15 avril 2015, pourvoi n° 13-23.150). Il appartient à celui qui prétend écarter la loi du lieu d'accomplissement habituel du travail, afin que ne soient pas appliquées des dispositions impératives plus favorables, de rapporter la preuve que le contrat présente des liens plus étroits avec un autre pays (Soc., 29 septembre 2010, pourvoi n° 09-68.852 et autres ; Soc., 11 mars 2020, pourvoi n° 18-23.650). Enfin, les juges du fond qui font application de dispositions impératives de droit français doivent justifier du caractère plus protecteur de ces dispositions, en faisant une appréciation globale des dispositions de cette loi ayant le même objet ou se rapportant à la même cause (Soc., 9 juillet 2015, pourvoi n° 14-13.497, Bull. 2015, V, n° 152 ; Soc., 28 octobre 2015, pourvoi n° 14-16.269, Bull. 2015, V, n° 203 ; Soc., 1er février 2017, pourvoi n° 15-23.723).
26. Lorsque les parties ont fait le choix de la loi applicable au contrat de travail, la Cour de cassation a rappelé, dans un arrêt rendu le 23 juin 2021, au visa tant de la convention de Rome que du règlement Rome I au regard des dates de prise d'effet d'une succession de contrats de travail à durée déterminée liant les parties, qu'il appartient à la cour d'appel de rechercher, après avoir retenu, pour déterminer la loi qui aurait été applicable à défaut de choix, l'existence de liens plus étroits avec la France, si les dispositions impératives de la loi française relatives aux contrats à durée déterminée et au licenciement sont plus protectrices que celles des lois choisies par les parties dans les contrats de travail (Soc., 23 juin 2021, pourvoi n° 20-10.969).
27. En ce qui concerne plus précisément l'hypothèse faisant l'objet du présent pourvoi, dans laquelle l'employeur se prévaut, pour écarter l'application de la loi plus protectrice revendiquée par le salarié, de liens de rattachement plus étroits avec la loi choisie dans le contrat de travail, la Cour de cassation s'est prononcée, dans un arrêt du 29 septembre 2010, dans un litige opposant une société de droit suisse à des salariés dont les contrats de travail stipulaient l'application du droit suisse.
28. La Cour de cassation, après avoir rappelé que lorsqu'il s'agit de rechercher, par application de l'article 6 de la convention de Rome, la loi qui aurait été applicable à défaut de choix exercé en application de l'article 3, c'est à celui qui prétend écarter la loi du lieu d'accomplissement habituel du travail de rapporter la preuve que le contrat présente des liens plus étroits avec un autre pays, a jugé que c'est sans inverser la charge de la preuve ni violer les articles 3 et 6 de la convention de Rome que la cour d'appel retient qu'un employeur n'apporte pas d'élément de nature à caractériser un lien particulier avec la Suisse de contrats de travail exécutés sur le territoire français, les éléments caractérisant les relations entre les parties, mais résultant de l'application d'une loi choisie par elles, ne pouvant être retenus pour rattacher le contrat à une loi autre que celle de son lieu d'exécution. Dès lors, c'est après avoir écarté à bon droit ces éléments que la cour d'appel a pu retenir que les contrats de travail exécutés en France ne présentaient pas de liens étroits avec un autre pays de sorte que les salariés devaient bénéficier de la protection des dispositions impératives de la loi française (Soc., 29 septembre 2010, pourvoi n° 09-68.852 et autres, Bull. 2010, V, n° 200).
Motifs justifiant le renvoi préjudiciel
29. La Cour de cassation s'interroge, au regard des règles de conflits de lois prévues par les articles 3 et 6 de la convention de Rome, applicables au litige, quant à la réponse à apporter au deuxième moyen du pourvoi, qui porte sur l'articulation des critères de rattachement à la loi applicable à un contrat de travail individuel et l'office du juge national lorsque les parties ont fait le choix de la loi applicable, dite loi d'autonomie, et que le travailleur sollicite la protection de dispositions impératives, en l'espèce les exigences d'un entretien préalable au licenciement et de motivation de la lettre de licenciement, de la loi française qui serait applicable, selon lui, à défaut de choix.
30. Plus précisément, se pose la question de savoir si, pour faire application des dispositions impératives de la loi française, plus protectrices en l'espèce que celles de la loi suisse en ce que celle-ci ne prévoit ni entretien préalable à la rupture du contrat de travail ni obligation de motivation de la lettre de licenciement, la juridiction nationale qui, ayant retenu que la loi applicable au contrat de travail avait été expressément choisie par les parties et constaté que le salarié accomplissait habituellement son travail en France, est tenue de rechercher, au regard des dispositions de l'article 6, in fine, de la convention de Rome et de la jurisprudence de la CJUE, l'existence de liens plus étroits avec le pays de la loi d'autonomie, y compris ceux résultant, dans l'exécution du contrat de travail, du choix de la loi applicable par les parties, et, dans l'affirmative, d'écarter les dispositions de la loi française dont le salarié sollicite l'application, plus protectrices que celles de la loi choisie par les parties.
31. Au regard de la finalité assignée au mécanisme protecteur érigé par l'article 6 de la convention de Rome, repris par l'article 8 du règlement Rome I, la Cour de cassation s'interroge sur la pertinence de la recherche par le juge national, une fois vérifié le lieu d'accomplissement habituel du travail, de l'existence de liens plus étroits de rattachement avec la loi d'autonomie, alors même que les critères de rattachement prévus par ces dispositions que sont le lieu d'accomplissement habituel du travail, critère prioritaire, ou celui, non subsidiaire, des « liens plus étroits » avec un pays autre que celui de la loi d'autonomie, sont précisément destinés à permettre l'application de dispositions plus protectrices du travailleur.
32. L'avocat général de la Cour de justice, dans ses conclusions sous l'arrêt précité du 15 juillet 2021, explicite la logique protectrice de ce mécanisme qui doit permettre d'identifier, en cas de loi choisie par les parties, par un des critères de rattachement spécifiques aux contrats de travail, la loi qui aurait été applicable sans ce choix afin que le salarié bénéficie précisément des « dispositions auxquelles il ne peut être dérogé par accord » de cette loi « alternative » :
« 38. L'article 8 du règlement Rome I vise à protéger le travailleur, à savoir la partie « structurellement faible » de la relation contractuelle (16), au moyen d'un mécanisme de règles de conflit de loi (17). Ces règles s'appliquent lorsque, en exécution d'un contrat individuel, le travail est fourni dans un État (ou plus) autre que celui de la loi choisie.
39. La Cour s'est référée à ce mécanisme dans le cadre de l'article 6 de la convention de 1980, qui est le précurseur direct du règlement Rome I, en des termes qui peuvent être appliqués s'agissant de ce dernier (18).
40. Les règles de conflit visées à l'article 8 du règlement Rome I ont le caractère de lex specialis par rapport à celles des articles 3 et 4 de celui-ci (19). Elles visent à équilibrer les intérêts des employés et des employeurs (20), en déterminant que le choix de la loi par les parties est le point de rattachement à préférer (paragraphe 1). La loi ainsi choisie s'applique même si les travailleurs accomplissent leur travail dans un autre État membre, sous réserve de ce que je vais immédiatement exposer.
41. L'accord quant à la loi applicable à la suite de ce choix ne doit toutefois pas pénaliser le travailleur. A cette fin, même s'il ne restreint pas l'éventail des ordres juridiques pouvant être choisis (21), le règlement Rome I, en son article 8, paragraphe 1, seconde phrase, veille à ce que le travailleur ne soit pas privé de la protection prévue par les dispositions impératives (plus exactement les « dispositions auxquelles il ne peut être dérogé par accord ») de la loi qui aurait été applicable en l'absence d'un tel choix (22).
42. Ainsi, la protection minimale offerte est celle prévue par l'ordre juridique qui aurait été applicable au contrat en l'absence de choix de la loi par les parties. Cet ordre juridique entre en jeu : - en tant que loi du pays dans lequel (ou, à défaut, à partir duquel) le travailleur, en exécution du contrat, accomplit habituellement son travail ; ou - en tant que loi du pays de l'établissement qui a embauché le travailleur, lorsque le droit applicable ne peut être déterminé au regard du critère précédent (23) ; ou - en tant que loi d'un pays qui, au vu des circonstances, présente des liens plus étroits que ceux désignés par les deux premiers critères (24).
43. Si les règles impératives (au sens susmentionné) de la loi qui serait applicable en l'absence de choix offrent au travailleur une meilleure protection que celles de la loi choisie, elles l'emportent sur celles de cette dernière. La loi choisie demeure applicable au reste de la relation contractuelle (25).
44. Le fonctionnement de ce mécanisme nécessite donc une opération en trois temps : a) identifier la loi qui aurait été applicable en l'absence de choix ; b) déterminer, selon celle-ci, les règles auxquelles il ne peut pas être dérogé par accord ; et c) comparer le niveau de protection dont bénéficie le travailleur avec celui qui est offert par la loi choisie par les parties (26). »
33. L'objectif assigné à ce mécanisme est explicité dans le point 43 des conclusions de l'avocat général, mais aussi dans sa note de bas de page n° 20 : la règle de conflit de lois, érigée par les articles 6 de la convention de Rome et 8 du règlement Rome I, « n'obéit pas seulement à l'idée de favoriser le travailleur. Elle instaure un mécanisme sophistiqué qui donne la priorité, en tant que point de rattachement, à l'accord des parties et, si cela s'avère nécessaire pour protéger une partie, corrige le résultat de ce choix à la lumière du droit le plus étroitement lié au contrat. »
34. Cependant, en dépit de cet éclairage des dispositions de la convention de Rome, puis du règlement Rome I, régissant les conflits de lois dans les contrats de travail individuels, la CJUE ne s'est pas prononcée sur la question précise de la prise en compte par le juge national, en application de l'article 6 in fine de la convention de Rome, des liens plus étroits qu'aurait le contrat de travail avec la loi du pays contractuellement choisie par les parties audit contrat pour écarter l'application des dispositions impératives, plus protectrices du travailleur.
35. Au regard de l'ensemble de ces éléments, un doute raisonnable subsiste quant à l'obligation à laquelle serait tenu, en application de l'article 6 in fine de la convention de Rome, le juge national d'analyser le critère des liens plus étroits que présenterait le contrat de travail avec la loi du pays choisie par les parties pour apprécier l'applicabilité au litige des dispositions impératives, plus protectrices, d'une autre loi, de sorte que la Cour de cassation estime nécessaire un renvoi préjudiciel sur ce point.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
Vu l'article 267 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;
RENVOIE à la Cour de justice de l'Union européenne les questions suivantes :
1° L'article 6 in fine de la convention de Rome sur la loi applicable aux obligations contractuelles, ouverte à la signature à Rome le 19 juin 1980, doit-il être interprété en ce sens que, dans l'hypothèse du choix par les parties de la loi régissant le contrat de travail, le juge national doit écarter, en application du dernier membre de phrase de ce texte, les dispositions impératives, plus protectrices que celles de la loi d'autonomie, de la loi dont le travailleur demande l'application et qui serait applicable à défaut de choix, en vertu du paragraphe 2 du présent article, lorsqu'il ressort de l'ensemble des circonstances qu'il existe un lien plus étroit entre ledit contrat et le pays dont la loi a été choisie par les parties pour régir le contrat de travail ?
2° Dans l'affirmative, le juge national est-il tenu de prendre en considération les liens plus étroits résultant, dans l'exécution du contrat de travail, du choix de la loi applicable par les parties ou doit-il les écarter pour déterminer si les dispositions impératives de la loi d'un autre pays, revendiquées par le travailleur, sont applicables, en vertu du paragraphe 2 de l'article 6 de la convention de Rome ?
SURSOIT à statuer sur le pourvoi jusqu'à la décision de la Cour de justice de l'Union européenne ;
Réserve les dépens ;
DIT qu'une expédition du présent arrêt ainsi que le dossier de l'affaire seront transmis par le directeur de greffe de la Cour de cassation au greffe de la Cour de justice de l'Union européenne.
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, et prononcé par le président en son audience publique du vingt-trois octobre deux mille vingt-quatre.