LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, a rendu l'arrêt suivant :
N° Q 22-82.625 F-D
N° 01170
SL2
2 OCTOBRE 2024
CASSATION PARTIELLE
M. BONNAL président,
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
________________________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE,
DU 2 OCTOBRE 2024
M. [T] [Y] a formé un pourvoi contre l'arrêt de la cour d'appel de Nancy, chambre correctionnelle, en date du 27 janvier 2022, qui, pour abus de biens sociaux, entrave aux fonctions de commissaire aux comptes, fraude fiscale, banqueroute et escroquerie, l'a condamné à trente mois d'emprisonnement dont dix-huit mois avec sursis probatoire, 100 000 euros d'amende, quinze ans d'interdiction de gérer, une confiscation, et a prononcé sur les intérêts civils.
Des mémoires, en demande et en défense, ainsi que des observations complémentaires ont été produits.
Sur le rapport de Mme Bloch, conseiller référendaire, les observations de la SCP Célice, Texidor, Périer, avocat de M. [T] [Y], les observations de la SARL Cabinet Rousseau et Tapie, avocat de MM. [I] [E], [V] [L] et [R] [L], de la SCP Foussard et Froger, avocats de la direction générale des finances publiques et de la direction départementale des finances publiques de la Meurthe-et-Moselle,
et les conclusions de Mme Bellone, avocat général référendaire, après débats en l'audience publique du 4 septembre 2024 où étaient présents M. Bonnal, président, Mme Bloch, conseiller rapporteur, Mme de la Lance, conseiller de la chambre, et Mme Lavaud, greffier de chambre,
la chambre criminelle de la Cour de cassation, composée en application de l'article 567-1-1 du code de procédure pénale, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de procédure ce qui suit.
2. M. [T] [Y] a été poursuivi devant le tribunal correctionnel des chefs susvisés.
3. M. [Y] se voyait notamment reprocher des faits d'abus de biens sociaux au préjudice des sociétés [5], [4] et [2], de banqueroute par absence de comptabilité commis au préjudice de la société [1] et de banqueroute par comptabilité manifestement irrégulière commis au préjudice de la société [5], entre le 19 novembre 2015 et 5 décembre 2016.
4. Le tribunal a déclaré le prévenu coupable de ces faits.
5. M. [Y], puis le ministère public et les parties civiles ont interjeté appel de la décision.
Examen des moyens
Sur les premier, deuxième, sixième, neuvième à onzième moyens, et le treizième moyen
6. Ils ne sont pas de nature à permettre l'admission du pourvoi au sens de l'article 567-1-1 du code de procédure pénale.
Sur les septième et huitième moyens
Enoncé des moyens
7. Le septième moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a déclaré M. [Y] coupable des faits de banqueroute par défaut de comptabilité de la société [1] qui lui étaient reprochés, alors :
« 1°/ que les juges ne peuvent statuer que sur les faits dont ils sont saisis, lorsque le prévenu n'a pas expressément accepté d'être jugé pour des faits distincts de ceux visés à la prévention ; que l'exposant a été renvoyé devant la juridiction de jugement pour avoir, entre le 19 novembre 2015 et le 5 décembre 2016, en étant dirigeant de la société [1], faisant l'objet d'un redressement ou d'une liquidation judiciaire, commis le délit de banqueroute en s'abstenant de toute comptabilité alors que les textes applicables en faisaient l'obligation ; que la cour d'appel a déclaré l'exposant coupable de ce délit en retenant qu'aucune comptabilité n'avait été établie pour la société [1] depuis sa création (le 9 mars 2009), le comptable de la société ayant juste établi le grand livre des comptes généraux, de 2009 à 2010, et aucun bilan n'ayant été dressé (arrêt p. 23 dernier § et p. 24 § 1) ; qu'en se fondant ainsi sur des faits antérieurs à ceux visés à la prévention, sans constater expressément que l'exposant avait accepté d'être jugé pour ces faits, la cour d'appel a violé les articles 6 de la convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, L 654-2, 4° du code de commerce, préliminaire, 388, 591 et 593 du code de procédure pénale ;
2° / que l'exposant avait été placé sous contrôle judiciaire suivant ordonnance du 12 juin 2015 comportant l'obligation de ne pas se livrer à l'activité de gestion d'entreprises, obligation expressément maintenue par ordonnance du 4 avril 2018 et ce, jusqu'à la levée du contrôle judiciaire par arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 16 octobre 2019 ; qu'en déclarant l'exposant coupable du délit de banqueroute par défaut de comptabilité de la société [1] sur la période visée à la prévention du 19 novembre 2015 au 5 décembre 2016, quand la tenue de la comptabilité d'une entreprise constituait un acte de gestion qui lui était interdit à compter du 12 juin 2015 et durant la période de prévention, de sorte que les obligations du contrôle judiciaire auxquelles il était soumis faisaient obstacle à la réalisation de l'acte dont l'omission lui était reprochée, la cour d'appel a derechef violé l'article L. 654-2, 4° du code de commerce. »
8. Le huitième moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a déclaré M. [Y] coupable des faits de banqueroute par tenue d'une comptabilité manifestement irrégulière de la société [5] qui lui étaient reprochés, alors :
« 1°/ que les juges ne peuvent statuer que sur les faits dont ils sont saisis, lorsque le prévenu n'a pas expressément accepté d'être jugé pour des faits distincts de ceux visés à la prévention ; que l'exposant a été renvoyé devant la juridiction de jugement pour avoir, entre le 19 novembre 2015 et le 5 décembre 2016, en étant dirigeant de la société [5], faisant l'objet d'un redressement ou d'une liquidation judiciaire, commis le délit de banqueroute en tenant une comptabilité manifestement incomplète ou irrégulière au regard des dispositions légales ; que la cour d'appel a déclaré l'exposant coupable de ce délit en retenant que la comptabilité des exercices 2009 à 2012 de la société [5] n'était pas complète puisqu'elle ne mentionnait pas les versements effectués sur les comptes personnels de l'exposant, à savoir les chèques encaissés le 18 mai 2009 et entre mai et novembre 2012, et que le commissaire aux comptes avait reconnu avoir certifié les comptes de la société [5] sans avoir eu le bilan et les autres comptes sociaux de la société [1] (arrêt p. 24 §§ 6-9) ; qu'en se fondant ainsi sur des faits antérieurs à ceux visés à la prévention, sans constater expressément que l'exposant avait accepté d'être jugé pour ces faits, la cour d'appel a violé les articles 6 de la convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, L. 654-2, 5° du code de commerce, préliminaire, 388, 591 et 593 du code de procédure pénale ;
2°/ que l'exposant avait été placé sous contrôle judiciaire suivant ordonnance du 12 juin 2015 comportant l'obligation de ne pas se livrer à l'activité de gestion d'entreprises, obligation expressément maintenue par ordonnance du 4 avril 2018 et ce, jusqu'à la levée du contrôle judiciaire par arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 16 octobre 2019 ; qu'en déclarant l'exposant coupable du délit de banqueroute par tenue d'une comptabilité manifestement irrégulière de la société [5] sur la période visée à la prévention du 19 novembre 2015 au 5 décembre 2016, quand la tenue de la comptabilité d'une entreprise constituait un acte de gestion qui lui était interdit à compter du 12 juin 2015 et durant la période de prévention, de sorte que les obligations du contrôle judiciaire auxquelles il était soumis faisaient obstacle à la réalisation de l'acte dont l'omission lui était reprochée, la cour d'appel a derechef violé l'article L. 654-2, 5° du code de commerce. »
Réponse de la Cour
9. Les moyens sont réunis.
10. C'est à tort que la cour d'appel relève que la prévention ne vise pas seulement la période comprise entre le 19 novembre 2015 et le 5 décembre 2016, soit celle postérieure à la date de cessation des paiements fixée au 19 novembre 2015 par le tribunal de commerce, mais également la période antérieure, en ce qu'il est précisé à la prévention « et depuis temps non prescrit ».
11. Il résulte en effet de l'article 388 du code de procédure pénale que les juges ne peuvent statuer que sur les faits dont ils sont saisis, à moins que le prévenu n'accepte expressément d'être jugé sur des faits distincts de ceux visés à la prévention.
12. En conséquence, la mention « et depuis temps non prescrit » est sans emport sur l'étendue de la saisine de la juridiction de jugement, comme se limitant à signifier que l'action publique n'est pas prescrite.
13. Cependant, l'arrêt n'encourt pas la censure pour les motifs qui suivent.
14. D'une part, la cour d'appel a, dans son dispositif, confirmé le jugement qui lui-même avait expressément, dans son propre dispositif, déclaré le prévenu coupable des faits commis aux seules dates fixées dans la prévention.
15. D'autre part, pour déclarer le prévenu coupable de banqueroute par absence de comptabilité au préjudice de la société [1] et par comptabilité manifestement irrégulière au préjudice de la société [5], les juges ont relevé, concernant la première de ces sociétés, qu'aucune comptabilité n'avait été établie depuis sa création, et, s'agissant de la seconde, que la comptabilité n'avait pas été effectuée dans les délais après l'exercice 2012, ce dont il se déduit qu'ils se sont ainsi fondés sur des manquements intervenus pendant la période de prévention.
16. Ainsi les moyens, dont les secondes branches sont inopérantes en ce que l'interdiction de gérer, obligation prévue par le contrôle judiciaire auquel le prévenu était alors soumis, ne l'empêchait pas s'il gérait néanmoins son entreprise de commettre l'infraction reprochée, ne sont pas fondés.
Mais sur les troisième, quatrième et cinquième moyens
Enoncé des moyens
17. Le troisième moyen critique l'arrêt en ce qu'il a déclaré M. [Y] coupable des faits d'abus de biens sociaux qui lui étaient reprochés au préjudice de la société [5], alors « que dans ses conclusions régulièrement déposées devant la cour d'appel (p. 32), l'exposant faisait valoir que la société [5] avait été financée à hauteur de 815 500 euros, dont 814 100 euros avaient servis au financement de la société [1], donc conformément à son objet social, que le reliquat de 1 400 euros ne pouvait résulter que d'un apport en compte courant, que son compte-courant d'associé, sur la période en cause (du 18 mai 2009 au 13 novembre 2012), était créditeur à hauteur de 10 100 euros, qu'il avait été clos au 30 septembre 2012 et certifié par le commissaire aux comptes, de sorte qu'il n'avait détourné aucune somme au préjudice de la société [5] ; qu'il faisait observer au surplus que la somme de 1 500 euros, payée sur son ancien compte au [3], était analysée, dans la comptabilité de la société [5], comme des loyers versés en exécution du contrat de bail conclu entre elle et lui ; qu'en déclarant l'exposant coupable d'abus de biens sociaux au préjudice de cette dernière au motif qu'il aurait détourné à son profit la somme de 8 100 euros, dont celle de 1 500 euros encaissée sur son ancien compte au [3] (arrêt p. 17 § 6), sans répondre à ces chefs péremptoires de ses conclusions, la cour d'appel a violé l'article 593 du code de procédure pénale. »
18. Le quatrième moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a déclaré M. [Y] coupable des faits d'abus de biens sociaux qui lui étaient reprochés au préjudice de la société [4], alors « que dans ses conclusions régulièrement déposées devant la cour d'appel (p. 33), l'exposant faisait valoir qu'il avait une créance à l'égard de la société [4] d'un montant de 12 000 euros au titre des loyers dus par celle-ci en exécution du contrat de bail conclu entre eux, ainsi qu'une créance d'un montant de 7 500 euros au titre d'une avance de trésorerie qu'il lui avait faite et que la somme de 2 100 euros qu'elle lui avait versée correspondait à un remboursement partiel de ces deux créances ; qu'en déclarant l'exposant coupable d'abus de biens sociaux au préjudice de la société [4] au motif qu'il aurait détourné cette somme de 2 100 euros (arrêt p. 18 § 2), sans répondre à ce moyen péremptoire, la cour d'appel a violé l'article 593 du code de procédure pénale. »
19. Le cinquième moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a déclaré M. [Y] coupable des faits d'abus de biens sociaux qui lui étaient reprochés au préjudice de la société [2], alors « que dans ses conclusions régulièrement déposées devant la cour d'appel (p. 33-34), l'exposant faisait valoir que la somme de 38 500 euros que lui avait versée la société [2] correspondait, à hauteur de 15 705 euros, au remboursement du solde créditeur de son compte-courant et, à hauteur de 12 681,70 euros, au remboursement d'une partie des sommes qu'il avait payées pour le compte de cette société au titre des cotisations de sécurité sociale et qu'en l'absence d'éléments permettant d'affirmer qu'il aurait prélevé le reliquat à des fins personnelles, son renvoi des fins de la poursuite s'imposait ; qu'en déclarant l'exposant coupable d'abus de biens sociaux au préjudice de la société [2] pour avoir prétendument détourné la somme de 38 500 euros à son profit au motif qu'il ne justifiait pas qu'il s'agissait du remboursement de sommes avancées par lui dans le cadre de travaux ou de frais antérieurs de comptabilité (arrêt p. 21), sans répondre à ses conclusions précitées, la cour d'appel a violé l'article 593 du code de procédure pénale. »
Réponse de la Cour
20. Les moyens sont réunis.
Vu l'article 593 du code de procédure pénale :
21. Tout jugement ou arrêt doit comporter les motifs propres à justifier la décision et répondre aux chefs péremptoires des conclusions des parties. L'insuffisance ou la contradiction des motifs équivaut à leur absence.
22. Pour déclarer le prévenu coupable d'abus de biens sociaux au préjudice des sociétés [5], [4] et [2], l'arrêt attaqué retient que celui-ci a encaissé sur ses comptes bancaires plusieurs chèques émis par ces sociétés pour des montants respectifs de 8 100 euros, 2 100 euros et 38 500 euros.
23. En se déterminant ainsi, sans répondre aux moyens pris de ce que ces encaissements correspondaient, pour la société [5] au remboursement de sommes inscrites au crédit du compte-courant d'associé du prévenu, ainsi qu'au paiement de loyers dus par cette société à ce dernier, pour la société [4] au remboursement de sommes dues par cette société au prévenu au titre de loyers et d'une avance de trésorerie qu'il lui avait consentie, et pour la société [2] au remboursement de sommes inscrites au crédit du compte-courant d'associé du prévenu et d'une partie des sommes payées par celui-ci, pour le compte de cette société, au titre de cotisations de sécurité sociale, la cour d'appel n'a pas justifié sa décision.
24. La cassation est par conséquent encourue.
Et sur le douzième moyen
Enoncé du moyen
25. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a ordonné la confiscation des scellés, alors « qu'il incombe au juge qui décide de confisquer un bien, après s'être assuré de son caractère confiscable au regard des conditions légales, de préciser la nature et l'origine de ce bien ainsi que le fondement de la mesure et, le cas échéant, de s'expliquer sur la nécessité et la proportionnalité de l'atteinte portée au droit de propriété du prévenu ; qu'en ordonnant la confiscation des scellés (arrêt p. 29 dernier §), sans préciser la nature et l'origine des biens confisqués ainsi que le fondement de la mesure, la cour d'appel a méconnu les articles 1er du protocole additionnel n° 1 à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, 131-21 du code pénal et 593 du code de procédure pénale. »
Réponse de la Cour
Vu les articles 131-21 du code pénal et 593 du code de procédure pénale :
26. Selon le premier de ces textes, la peine complémentaire de confiscation est encourue dans les cas prévus par la loi ou le règlement. Elle porte sur les biens qui ont servi à commettre l'infraction ou qui étaient destinés à la commettre, et sur ceux qui sont l'objet ou le produit, direct ou indirect, de l'infraction et ne peuvent être restitués. Si la loi qui réprime le crime ou le délit le prévoit, la confiscation peut porter sur tout ou partie des biens appartenant au condamné. Il incombe au juge qui décide de confisquer un bien, après s'être assuré de son caractère confiscable en application des conditions légales, de préciser la nature de ce bien ainsi que le fondement de la mesure.
27. Selon le second, tout jugement ou arrêt doit contenir les motifs propres à justifier la décision. L'insuffisance ou la contradiction des motifs équivaut à leur absence.
28. L'arrêt attaqué, comme le jugement qu'il confirme, ordonne la confiscation des scellés, sans indiquer leur nature ni le fondement de la mesure.
29. En prononçant ainsi, la cour d'appel, qui n'a pas mis la Cour de cassation en mesure d'exercer son contrôle sur la légalité de la peine prononcée, n'a pas justifié sa décision.
30. La cassation est par conséquent de nouveau encourue.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE et ANNULE l'arrêt susvisé de la cour d'appel de Nancy, en date du 27 janvier 2022, mais en ses seules dispositions ayant déclaré M. [Y] coupable d'abus de biens sociaux au préjudice des sociétés [5], [4] et [2], relatives aux peines et relatives aux intérêts civils afférents à ces infractions, toutes autres dispositions étant expressément maintenues ;
Et pour qu'il soit à nouveau statué, conformément à la loi, dans les limites de la cassation ainsi prononcée,
RENVOIE la cause et les parties devant la cour d'appel de Metz, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil ;
DIT n'y avoir lieu à application de l'article 618-1 du code de procédure pénale ;
ORDONNE l'impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la cour d'appel de Nancy et sa mention en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement annulé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre criminelle, et prononcé par le président en son audience publique du deux octobre deux mille vingt-quatre.