LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, a rendu l'arrêt suivant :
COMM.
FM
COUR DE CASSATION
______________________
Audience publique du 2 octobre 2024
Cassation
M. VIGNEAU, président
Arrêt n° 527 F-D
Pourvoi n° S 23-13.401
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
_________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, FINANCIÈRE ET ÉCONOMIQUE, DU 2 OCTOBRE 2024
1°/ Mme [L] [V], épouse [D], domiciliée [Adresse 4], agissant tant pour elle-même qu'en sa qualité d'ayant-droit d'[G] [V], née [S], décédée le [Date décès 2] 2015,
2°/ Mme [F] [D], épouse [E], domiciliée [Adresse 1],
ont formé le pourvoi n° S 23-13.401 contre l'arrêt rendu le 12 janvier 2023 par la cour d'appel d'Amiens (1re chambre civile), dans le litige les opposant à la société Banque CIC Nord-Ouest, société anonyme, dont le siège est [Adresse 3], défenderesse à la cassation.
Les demanderesses invoquent, à l'appui de leur pourvoi, un moyen de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de M. Calloch, conseiller, les observations de la SARL Cabinet Rousseau et Tapie, avocat de Mmes [L] [D] et [F] [E], de la SARL Le Prado - Gilbert, avocat de la société Banque CIC Nord-Ouest, et l'avis de M. de Monteynard, avocat général, après débats en l'audience publique du 2 juillet 2024 où étaient présents M. Vigneau, président, M. Calloch, conseiller rapporteur, Mme Vaissette, conseiller doyen, et Mme Maréville, greffier de chambre,
la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Amiens, 12 janvier 2023), rendu sur renvoi après cassation (Com., 15 juin 2022, pourvoi n° 21-10.080), à la suite de la condamnation pénale de M. [C] pour avoir détourné des fonds en encaissant, sur ses comptes ouverts dans les livres de la société Banque CIC Nord-Ouest (la banque), de nombreux chèques tirés à son ordre par Mme [D], Mme [E] et [G] [V] en vue de leur placement, Mme [D], agissant tant en son nom personnel qu'en sa qualité d'ayant droit d'[G] [V], décédée, et Mme [E] ont assigné la banque en responsabilité.
2. Un arrêt de la cour d'appel de Douai du 7 mai 2020, devenu irrévocable sur ce point, a jugé que la banque avait engagé sa responsabilité délictuelle à leur égard par des manquements à son obligation de vigilance.
Sur le moyen, pris en ses trois premières branches
Enoncé du moyen
3. Mmes [D] et [E] font grief à l'arrêt de condamner la banque à payer, en réparation de leur préjudice de perte de chance, à Mme [E] la somme de 70 000 euros, à Mme [L] [D], agissant en sa qualité d'ayant droit d'[G] [V], la somme de 180 000 euros, et à Mme [D], agissant en son nom personnel, la somme de 50 000 euros, de condamner la banque à payer, en réparation de leur préjudice de perte de chance de rendement, à Mme [E] la somme de 37 000 euros, et à Mme [D] la somme de 7 500 euros, et de rejeter le surplus de leurs demandes indemnitaires alors :
« 1°/ que le banquier teneur de compte est tenu à un devoir de vigilance qui lui impose de refuser d'exécuter les opérations qui sont entachées d'une anomalie apparente ; que le préjudice subi par la victime de détournement de fonds, du fait du manquement du banquier teneur de compte à son devoir de vigilance, ne peut s'analyser en une perte de chance que lorsqu'il n'est pas certain que même si le banquier n'avait pas commis de faute, le préjudice tenant aux détournements aurait néanmoins pu se produire ; qu'en l'espèce, par arrêt devenu définitif du 7 mai 2020, la cour d'appel de Douai a jugé que la banque avait manqué à son devoir de vigilance faute d'avoir opéré une surveillance effective des trois comptes de M. [C] et respecté son devoir de vigilance (?) en procédant (?) à l'encaissement des chèques tirés par Mme [L] [D], Mme [E] et [G] [V] au profit de M. [C]" ; que pour dire que le préjudice subi par les exposantes du fait de ces détournements de fonds ne consistait qu'en une perte de chance, la cour d'appel a retenu que la faute commise par la banque n'était donc pas d'avoir encaissé les chèques et les virements mais d'avoir omis de faire toute recherche utile sur les anomalies intellectuelles apparentes (?) et d'opérer une surveillance effective des comptes de M. [C]", et considéré que même si la banque avait interrogé M. [C] sur les anomalies intellectuelles, il n'est pas établi que les explications qu'il aurait fournies, le cas échéant, auraient permis de révéler les détournements et un tel questionnement aurait pu l'amener à ouvrir des comptes auprès d'autres établissements bancaires pour poursuivre son activité délinquante" ; qu'en statuant de la sorte, quand il incombait à la banque, en présence d'anomalies apparentes affectant le fonctionnement des comptes de son client, de refuser d'exécuter ces opérations et de s'assurer auprès de son client de leur sincérité et de leur justification économique, de sorte que le préjudice subi par les exposantes n'était affecté d'aucun aléa, la cour d'appel a violé l'article 1382, devenu 1240, du code civil ;
2°/ qu'en outre que le préjudice subi par la victime de détournement de fonds, du fait du manquement du banquier teneur de compte à son devoir de vigilance, ne peut s'analyser en une perte de chance que lorsqu'il n'est pas certain que même si le banquier n'avait pas commis de faute, le préjudice tenant aux détournements aurait néanmoins pu se produire ; qu'en se bornant à affirmer que même si la banque avait interrogé M. [C] sur les anomalies intellectuelles, il n'est pas établi que les explications qu'il aurait fournies, le cas échéant, auraient permis de révéler les détournements et un tel questionnement aurait pu l'amener à ouvrir des comptes auprès d'autres établissements bancaires pour poursuivre son activité délinquante", la cour d'appel, qui s'est fondée sur un motif hypothétique tenant à l'éventualité que M. [C] ait pu fournir des explications sur les opérations effectuées sur ses comptes, et sur un motif inopérant tenant au fait que M. [C] aurait pu ouvrir des comptes auprès d'autres établissements bancaires pour poursuivre son activité délinquante, impropres à établir que le préjudice subi par les exposantes était affecté d'un aléa, a derechef violé l'article 1382, devenu 1240, du code civil ;
3°/ que le juge procédant à l'évaluation d'un préjudice tenant à une perte de chance doit rechercher quelle aurait été la probabilité de survenance de l'événement favorable ou de non-survenance de l'événement défavorable si la faute source de responsabilité n'avait pas été commise ; qu'en se bornant à énoncer que la faute commise par la banque avait fait perdre à Mme [D], à Mme [V] et à Mme [E] une chance de ne pas voir leurs chèques encaissés, leurs virements effectués et de voir cesser les agissements de M. [C] à leur encontre" et que même si la banque avait interrogé M. [C] sur les anomalies intellectuelles, il n'est pas établi que les explications qu'il aurait fournies, le cas échéant, auraient permis de révéler les détournements et un tel questionnement aurait pu l'amener à ouvrir des comptes auprès d'autres établissements bancaires pour poursuivre son activité délinquante", pour évaluer les préjudices des exposantes au regard de l' aléa portant sur la réponse qu'aurait apporté M. [C] aux questions de la banque exerçant son devoir général de surveillance", sans fournir la moindre explication sur la consistance de la chance perdue par les exposantes et en particulier la probabilité de non-survenance des détournements si la banque s'était conformée à son devoir de vigilance, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382, devenu 1240, du code civil. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 1382, devenu 1240, du code civil :
4. Selon ce texte, tout fait de l'homme qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.
5. Pour déterminer le préjudice subi par Mme [D], [G] [V] et Mme [E], l'arrêt retient que la faute commise par la banque leur a fait perdre une chance de ne pas voir leurs chèques encaissés, leurs virements effectués et de voir cesser les agissements de M. [C] à leur encontre, il ajoute que même si cette banque avait interrogé M. [C] sur les anomalies intellectuelles affectant les chèques, il n'est pas établi que les explications fournies le cas échéant, auraient permis de révéler les détournements et qu'un tel questionnement aurait pu l'amener à ouvrir des comptes auprès d'autres établissements bancaires.
6. En statuant ainsi, alors que le devoir de vigilance de la banque lui imposait de ne pas procéder à l'encaissement des chèques présentant des anomalies apparentes, de sorte que le préjudice représenté par la perte du montant de ces chèques n'était affecté d'aucun aléa, la cour d'appel a violé le texte susvisé.
Et sur le moyen, pris en sa quatrième branche
Enoncé du moyen
7. Mmes [D] et [E] font grief à l'arrêt de condamner la banque à payer, en réparation de leur préjudice de perte de chance, à Mme [E] la somme de 70 000 euros, à Mme [L] [D], agissant en sa qualité d'ayant droit d'[G] [V], la somme de 180 000 euros, et à Mme [D], agissant en son nom personnel, la somme de 50 000 euros, de condamner la banque à payer, en réparation de leur préjudice de perte de chance de rendement, à Mme [E] la somme de 37 000 euros, et à Mme [D] la somme de 7 500 euros, et de rejeter le surplus de leurs demandes indemnitaires alors :
« 4°/ que le préjudice tenant à une perte de chance doit être évalué à hauteur de la chance perdue du fait de la faute commise par le responsable ; qu'en l'espèce, Mme [F] [E] demandait à titre principal la condamnation de la banque à lui verser la somme de 336 841,28 euros au titre des sommes détournées, et la somme de 73 208,98 euros au titre de la perte en rendement, et Mme [L] [D] sollicitait la condamnation de la banque à lui verser les sommes de 161 895,18 euros au titre de son préjudice personnel, et de 605 602,54 euros au titre du préjudice subi par Mme [G] [V], s'agissant des sommes détournées, et la somme de 272 813,19 euros au titre de la perte en rendement ; qu'en condamnant la banque à payer à Mme [F] [E] les sommes de 70 000 euros au titre de la perte de chance et de 37 000 euros au titre de la perte de rendement, et à Mme [L] [D] les sommes de 180 000 euros (au titre de la perte de chance subie par Mme [V]) et de 50 000 euros (au titre de la perte de chance qu'elle avait personnellement subie), ainsi que la somme de 7 500 euros (au titre de la perte de rendement), soit des montants correspondant à des taux de perte de chances différents, sans s'expliquer sur ces divergences, la cour d'appel a violé l'article 455 du code de procédure civile. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 455 du code de procédure civile :
8. Selon ce texte, tout jugement doit être motivé.
9. Après avoir fixé le préjudice subi du fait du manquement par la banque à son devoir de vigilance par Mme [F] [E] à la somme de 70 000 euros et par Mme [L] [D] à la somme de 50 000 euros, l'arrêt évalue la perte de chance liée à la perte de rendement occasionnée par le détournement des sommes à la somme de 37 000 euros pour la première et 7 500 euros pour la seconde.
10. En statuant ainsi, sans donner aucun motif à sa décision d'appliquer un coefficient de probabilité différent entre les deux victimes, la cour d'appel n'a pas satisfait aux exigences du texte susvisé
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 12 janvier 2023, entre les parties, par la cour d'appel d'Amiens ;
Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Douai ;
Condamne la société Banque CIC Nord-Ouest aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la société Banque CIC Nord-Ouest et la condamne à payer à Mme [L] [D] et Mme [F] [E] la somme globale de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre commerciale, financière et économique, et prononcé par le président en son audience publique du deux octobre deux mille vingt-quatre.