LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 1
CF
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 25 septembre 2024
Rejet
Mme CHAMPALAUNE, président
Arrêt n° 484 F-D
Pourvoi n° G 23-15.348
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, DU 25 SEPTEMBRE 2024
L'ordre des avocats du barreau de Paris, dont le siège est [Adresse 2], a formé le pourvoi n° G 23-15.348 contre l'arrêt rendu le 4 avril 2023 par la cour d'appel de Paris (pôle 4, chambre 13), dans le litige l'opposant :
1°/ à l'Agent judiciaire de l'Etat, domicilié [Adresse 3],
2°/ au procureur général près la cour d'appel de Paris, domicilié en son parquet général, [Adresse 1],
défendeurs à la cassation.
Le demandeur invoque, à l'appui de son pourvoi, un moyen unique de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de M. Jessel, conseiller, les observations de la SCP Piwnica et Molinié, avocat de l'ordre des avocats du barreau de Paris, de la SARL Meier-Bourdeau, Lécuyer et associés, avocat de l'Agent judiciaire de l'Etat, et l'avis de M. Chaumont, avocat général, après débats en l'audience publique du 25 juin 2024 où étaient présents Mme Champalaune, président, M. Jessel, conseiller rapporteur, Mme Duval-Arnould, conseiller doyen, et Mme Ben Belkacem, greffier de chambre,
la première chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Désistement partiel
1. Il est donné acte à l'ordre des avocats du barreau de Paris du désistement de son pourvoi en ce qu'il est dirigé contre le procureur général près la cour d'appel de Paris.
Faits et procédure
2. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 4 avril 2023), au cours d'une information judiciaire ouverte en avril 2013 des chefs, notamment, de corruption, trafic d'influence par des personnes exerçant une fonction publique et blanchiment, les juges d'instruction saisis ont ordonné, par commissions rogatoires, le placement sous surveillance des lignes téléphoniques utilisées par un avocat au barreau de Paris, le bâtonnier en étant avisé.
3. Les juges d'instruction ont communiqué deux rapports établis par le service d'enquête sur des faits non compris dans leur saisine au procureur national financier (le PNF) qui a ouvert, le 26 février 2014, une nouvelle information judiciaire pour des faits de violation du secret de l'instruction, trafic d'influence passif par une personne exerçant une fonction publique, trafic d'influence actif par un particulier sur une personne chargée d'une mission de service public, complicité et recel de ces infractions (dossier n° 872) et, le 4 mars 2014, une enquête préliminaire sur des faits de violation du secret professionnel (dossier n° 306), le service de police chargé des investigations étant autorisé par le parquet à prendre toute réquisition utile à la manifestation de la vérité en application des articles 60-1, 77-1,77-1-1 et 77-1-2, alinéa 1er, du code de procédure pénale. Cette enquête a été classée sans suite le 4 décembre 2019.
4. Les avocats assurant la défense des trois prévenus poursuivis devant le tribunal correctionnel dans la procédure n° 872 ont obtenu, le 8 janvier 2020, la communication de la procédure n° 306.
5. L'ordre des avocats du barreau de Paris a assigné l'agent judiciaire de l'Etat (l'AJE) en responsabilité et indemnisation sur le fondement de l'article L. 141-1 du code de l'organisation judiciaire, imputant notamment à un dysfonctionnement du service public de la justice le recours illégal à des réquisitions auprès des opérateurs de téléphonie mobile pour obtenir les données de connexion d'avocats parisiens par la communication de factures détaillées.
Examen du moyen
Enoncé du moyen
6. L'ordre des avocats du barreau de Paris fait grief à l'arrêt de rejeter ses demandes, alors :
« 1°/ que les mesures portant atteinte au secret professionnel de l'avocat ne peuvent être prises que sur décision ou sous le contrôle effectif d'un juge et sont subordonnées à des garanties appropriées dans le respect de la convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; que l'ordre des avocats faisait valoir que nonobstant les dispositions des articles 60-1 et 77-1-1 du code de procédure pénale qui, dans leur rédaction applicable en l'espèce, habilitaient le procureur de la République à requérir des investigations sans que puisse lui être opposée l'obligation au secret professionnel des entités requises, le parquet national financier ne pouvait, sans commettre une faute caractérisant l'inaptitude du service public de la justice à remplir la mission dont il est investi, décider de mener des investigations portant gravement atteinte au secret professionnel des avocats ; qu'il ajoutait qu'il n'existait aucun contrôle effectif de l'autorité judiciaire sur ces investigations menées secrètement pendant plusieurs années ; qu'en se bornant à affirmer que le parquet national financier avait agi dans le cadre prévu par la loi et qu'il convenait de considérer que les réquisitions litigieuses étaient assorties de garanties en ce qu'elles étaient susceptibles d'un contrôle judiciaire puisque la juridiction pénale ultérieurement saisie pouvait en contrôler la légalité, peu important qu'en l'espèce ce contrôle n'ait pas eu lieu en raison de la décision de classement sans suite qui avait été prise, la cour d'appel qui a ainsi constaté l'absence de tout contrôle d'une autorité judiciaire non seulement sur la décision de diligenter des mesures portant atteinte au secret professionnel des avocats, mais encore sur le déroulé de ces mesures, a statué par des motifs inopérants à établir leur légalité et violé les articles 6 et 8 de la Convention européenne des droits de l'homme ;
2°/ que l'article 77-1-1 du code de procédure pénale, dans sa rédaction applicable en l'espèce, disposait que le procureur de la République ou, sur autorisation de celui-ci, l'officier de police judiciaire, pouvait requérir de toute personne, de tout établissement ou organisme privé ou public ou de toute administration publique qui sont susceptibles de détenir des documents intéressant l'enquête, y compris ceux issus d'un système informatique ou d'un traitement de données nominatives, de lui remettre ces documents, notamment sous forme numérique, sans que puisse lui être opposée, sans motif légitime, l'obligation au secret professionnel ; que ce texte n'autorisait ainsi en aucune façon le procureur de la République à diligenter des investigations susceptibles de porter atteinte au secret professionnel des avocats, mais se bornait à interdire aux établissements et administrations requis d'opposer leur propre secret professionnel aux demandes qui pouvaient leur être faites ; qu'en énonçant, pour dire que l'ingérence dans le secret professionnel de l'avocat était prévue par la loi, que le secret professionnel ne pouvait être opposé aux réquisitions du ministère public, la cour d'appel a violé, par fausse application, l'article 77-1-1 du code de procédure pénale dans sa rédaction applicable en l'espèce ;
3°/ que les mesures d'investigation violant le secret professionnel de l'avocat doivent présenter un caractère de nécessité, être justifiées par la poursuite d'un but légitime, et être proportionnées à l'objectif poursuivi ; que l'ordre des avocats faisait valoir qu'en l'espèce, l'enquête préliminaire litigieuse n'avait été fondée que sur le présupposé purement arbitraire de l'existence d'une violation du secret de l'instruction, et qu'aucun élément ne permettait de penser que les avocats visés par les investigations en cause avaient commis une quelconque infraction ; que la procédure avait d'ailleurs finalement été classée sans suite, l'infraction n'étant pas suffisamment caractérisée ; qu'en se bornant à affirmer que les réquisitions poursuivaient le but légitime de la prévention d'infractions pénales en ce qu'elles avaient pour objet d'enquêter sur "des faits susceptibles de constituer une violation du secret professionnel" par une personne qui concourait à l'enquête ou à l'instruction, et que l'infraction ¿'suspectée¿' pouvait être qualifiée de grave s'agissant de la divulgation par un membre de l'institution judiciaire d'une information issue d'une enquête en cours, sans préciser quels étaient ¿'les faits¿' litigieux et les éléments concrets ayant permis de suspecter une éventuelle violation du secret de l'instruction et d'imputer cette supposée infraction aux avocats visés par les investigations ayant gravement violé le secret professionnel, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 141-1 du code de l'organisation judiciaire, ensemble les articles 6 et 8 de la Convention européenne des droits de l'homme ;
4°/ qu'il appartient au juge saisi d'une action fondée sur le fonctionnement défectueux du service public de la justice de rechercher lui-même si les mesures diligentées, dont il a constaté qu'elles étaient constitutives d'ingérences d'une exceptionnelle gravité dans le droit des avocats au respect de leur vie privée et de leur correspondance, dont fait partie le secret professionnel, étaient nécessaires dans une société démocratique, poursuivaient un but légitime et étaient proportionnées à l'objectif poursuivi ; que la cour d'appel s'est bornée à relever qu'il ressortait du rapport de l'Inspection générale de la justice que les différents intervenants s'étaient interrogés sur la nécessité des réquisitions judiciaires et leur proportionnalité, conscients qu'il s'agissait de mesures portant atteinte au secret professionnel d'avocats, et qu'ils avaient limité leurs investigations aux mesures strictement nécessaires et n'avaient exploité que ce qui était utile à la manifestation de la vérité ; qu'en se retranchant ainsi derrière le rapport de l'IGJ, sans apprécier elle-même la nécessité des réquisitions litigieuses ni leur proportionnalité, en ce qu'elles avaient porté une atteinte d'une extrême gravité au secret professionnel des nombreux avocats visés, sur le fondement de simples suspicions qui n'étaient étayées par aucun fait tangible, tandis que l'enquête préliminaire en cause avait duré de mars 2014 à décembre 2019 sans faire à aucun moment l'objet d'un contrôle de l'autorité judiciaire et avait abouti à un classement sans suite, faute que l'infraction suspectée soit suffisamment caractérisée, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 141-1 du code de l'organisation judiciaire, ensemble les articles 6 et 8 de la Convention européenne des droits de l'homme ;
5°/ que l'Etat est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice constitutif d'une faute lourde ou d'un déni de justice ; que constitue une faute lourde toute déficience caractérisée par un fait ou une série de faits traduisant l'inaptitude du service public de la justice à remplir la mission dont il est investi ; que la cour d'appel a constaté en l'espèce que les investigations réalisées dans la procédure n° 306 constituaient au sens de l'article 8 de la Convention des droits de l'homme une ingérence dans le droit des avocats au respect de leur vie privée et de leur correspondance dont le secret professionnel fait partie, et que le relevé des factures téléphoniques détaillées d'un avocat était une mesure d'une exceptionnelle gravité ; qu'elle a par ailleurs relevé le caractère "regrettable" du manque de rigueur et des erreurs affectant le traitement de la procédure, ainsi que l'absence d'investigations entre le 7 mars et le 6 octobre 2016 puis entre le 23 décembre 2016 et le 29 mars 2019 ¿ soit un total de deux ans et dix mois ; qu'en se bornant à affirmer que ces circonstances ne suffisaient pas à caractériser une faute lourde de nature à engager la responsabilité de l'Etat, quand de telles négligences, en ce qu'elles concernaient une procédure portant une atteinte d'une exceptionnelle gravité au secret professionnel des avocats, et qui aurait donc dû être menée avec la plus grande rigueur et la célérité nécessaires afin de limiter dans le temps de telles atteintes, caractérisaient une faute lourde du service public de la justice, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations et a violé l'article L. 141-1 du code de l'organisation judiciaire. »
Réponse de la Cour
7. Il résulte de l'article L. 141-1 du code de l'organisation judiciaire que l'Etat est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice, que sauf dispositions particulières, cette responsabilité n'est engagée que par une faute lourde ou par un déni de justice et que constitue une faute lourde toute déficience caractérisée par un fait ou une série de faits traduisant l'inaptitude du service public de la justice à remplir la mission dont il est investi.
8.En premier lieu, la cour d'appel a exactement retenu que les investigations litigieuses étaient licites en l'état du droit en vigueur à la date des réquisitions pratiquées conformément à l'article 77-1-1 du code de procédure pénale qui ne comportait aucune restriction liée à l'exercice d'une profession soumise à un secret professionnel juridiquement protégé et pour l'application duquel la qualité d'autorité judiciaire n'avait pas encore été déniée au parquet (Crim., 1er septembre 2005, pourvoi n° 05-84.061, Bull. crim. 2005, n° 211 ; Crim., 19 mars 2014, pourvoi n° 13-88.616, 10-88.725, Bull. crim. 2014, n° 88), la conformité de ces textes au droit européen et à la Constitution, en l'absence de recours à une autorité distincte de celle assurant la direction de l'enquête et de garantie suffisante, n'ayant été remise en cause que postérieurement (CJUE, 2 mars 2021, H.K./Prokuratuur, C-746/18 ; C. cons., décision n° 2021-952 QPC du 3 décembre 2021).
9. En second lieu, après avoir constaté que les investigations réalisées dans la procédure n° 306 avaient constitué, au sens de l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, une ingérence dans le droit des avocats au respect de leur vie privée et de leur correspondance dont le secret professionnel faisait partie, la cour d'appel a, par motifs propres et adoptés, retenu que cette ingérence était prévue par la loi, que les réquisitions contestées poursuivaient un but légitime de prévention d'infractions pénales en ce qu'elles avaient pour objet d'enquêter sur des faits susceptibles de constituer une violation du secret professionnel par une personne qui concourait à l'enquête ou à l'instruction, l'infraction suspectée sur la base des rapports d'écoutes téléphoniques transmis par les juges d'instruction au PNF pouvant être qualifiée de grave, s'agissant de la possible divulgation, par un membre de l'institution judiciaire, à deux des personnes mises en cause dans la procédure n° 872, d'une information, issue d'une enquête en cours et de nature à perturber le déroulement de celle-ci, selon laquelle une ligne téléphonique que les intéressés utilisaient sous un nom d'emprunt faisait l'objet d'interceptions judiciaires autorisées au cours de l'information judiciaire initiale. Elle a ajouté que les investigations téléphoniques réalisées au cours de l'enquête préliminaire ne portaient que sur une courte période de vingt-cinq jours, que seules les données de connexion les plus pertinentes avaient été retranscrites et exploitées, la rédaction des procès-verbaux de réception et d'exploitation des données collectées attestant du souci des enquêteurs de ne pas exposer excessivement la vie privée ou le secret professionnel des titulaires des lignes téléphoniques concernées, qu'aucune écoute ni mesure coercitive ou privative de liberté n'avait été mise en oeuvre au cours de l'enquête préliminaire et que cette ingérence était donc nécessaire et proportionnée au but légitime poursuivi.
10. Ayant ainsi statué par des motifs suffisants et sans se borner à entériner les conclusions formulées par l'inspection générale de la justice (IGJ) dans un rapport du 15 septembre 2020, la cour d'appel a pu en déduire que, malgré un manque de rigueur dans le traitement de la procédure, d'erreurs relevées par l'IGJ et de l'absence d'investigations durant certaines périodes, ces seuls manquements, pris isolément ou ensemble, ne caractérisaient pas, à eux seuls, une faute lourde de nature à engager la responsabilité de l'Etat.
11. Le moyen n'est donc pas fondé.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
REJETTE le pourvoi ;
Condamne l'ordre des avocats du barreau de Paris aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par l'ordre des avocats du barreau de Paris et le condamne à payer à l'Agent judiciaire de l'Etat la somme de 2 600 euros ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du vingt-cinq septembre deux mille vingt-quatre.