LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, a rendu l'arrêt suivant :
SOC.
CZ
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 11 septembre 2024
Cassation partielle
M. HUGLO, conseiller doyen
faisant fonction de président
Arrêt n° 872 F-D
Pourvoi n° D 23-15.390
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, DU 11 SEPTEMBRE 2024
M. [I] [V], domicilié [Adresse 1], a formé le pourvoi n° D 23-15.390 contre l'arrêt rendu le 8 mars 2023 par la cour d'appel de Versailles (19e chambre), dans le litige l'opposant à la société Thyssenkrupp Materials France, société par actions simplifiée unipersonnelle, dont le siège est [Adresse 2], défenderesse à la cassation.
Le demandeur invoque, à l'appui de son pourvoi, deux moyens de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Bérard, conseiller, les observations de la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet, avocat de M. [V], de la SCP Richard, avocat de la société Thyssenkrupp Materials France, et après débats en l'audience publique du 26 juin 2024 où étaient présents M. Huglo, conseiller doyen faisant fonction de président, Mme Bérard, conseiller rapporteur, Mme Ott, conseiller, et Mme Piquot, greffier de chambre,
la chambre sociale de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Versailles, 8 mars 2023), M. [V] a été engagé par la société Thyssenkrupp Materials France le 20 juin 2011 en qualité de directeur administratif et financier.
2. A compter du 22 janvier 2018, le salarié a fait l'objet d'arrêts de travail.
3. Soutenant subir un harcèlement moral, il a saisi, le 22 juillet 2019, la juridiction prud'homale d'une demande de dommages-intérêts à ce titre.
4. Dans le cadre d'une visite médicale de reprise, le 31 octobre 2019, le médecin du travail a rendu un avis d'inaptitude précisant que l'état de santé du salarié faisait obstacle à tout reclassement dans l'entreprise.
5. Le 10 janvier 2020, la société a licencié le salarié pour inaptitude et impossibilité de reclassement.
6. Le salarié a saisi la juridiction prud'homale le 4 mars 2020 aux fins de juger son licenciement nul, d'ordonner sa réintégration et de condamner la société à lui verser diverses sommes à titre de dommages-intérêts pour préjudice moral du fait de la violation de l'obligation de prévention du harcèlement moral, pour préjudice moral causé par un harcèlement moral, outre un rappel de salaire jusqu'à sa réintégration effective.
7. Les deux instances ont été jointes.
Examen des moyens
Sur le premier moyen, pris en sa quatrième branche
Enoncé du moyen
8. Le salarié fait grief à l'arrêt de le débouter de ses demandes de nullité du licenciement pour inaptitude, de réintégration et de dommages-intérêts en réparation du préjudice moral causé par un harcèlement moral, alors « que pour se prononcer sur l'existence d'un harcèlement moral, il appartient au juge d'examiner l'ensemble des éléments de fait présentés par le salarié, en prenant en compte les documents médicaux éventuellement produits, et d'apprécier si les faits matériellement établis, pris dans leur ensemble, permettent de présumer l'existence d'un harcèlement moral, à charge pour l'employeur, le cas échéant, de prouver que les agissements invoqués ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que ses décisions sont justifiées par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a retenu que "le salarié verse également aux débats des arrêts de travail du docteur [P] pour syndrome anxio-dépressif, le lien de causalité entre les conditions de travail du salarié et son état de santé n'étant pas établi" ; qu'en refusant de prendre en considération les arrêts de travail pour maladie professionnelle prescrits au salarié en raison de son épuisement physique et psychologique au motif que le salarié n'établissait pas le lien de causalité entre ses conditions de travail et son état de santé, quand elle se devait de vérifier si ces éléments médicaux associés à la mise à l'écart du salarié dans le cadre d'un projet de réaménagement des bureaux et de constitution d'un groupe de travail avec ses adjoints qu'elle avait jugé établie, ne laissaient pas présumer un harcèlement moral, la cour d'appel a violé les articles L. 1152-1 et L. 1154-1 du code du travail. »
Réponse de la Cour
Vu les articles L. 1152-1 et L. 1154-1 du code du travail :
9. Il résulte de ces dispositions que, pour se prononcer sur l'existence d'un harcèlement moral, il appartient au juge d'examiner l'ensemble des éléments invoqués par le salarié, en prenant en compte les documents médicaux éventuellement produits, et d'apprécier si les faits matériellement établis, pris dans leur ensemble, laissent supposer l'existence d'un harcèlement moral et que, dans l'affirmative, il revient au juge d'apprécier si l'employeur prouve que les agissements invoqués ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que ses décisions sont justifiées par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement. Sous réserve d'exercer son office dans les conditions qui précèdent, le juge apprécie souverainement si le salarié établit des faits qui laissent supposer l'existence d'un harcèlement et si l'employeur prouve que les agissements invoqués sont étrangers à tout harcèlement.
10. Pour débouter le salarié de ses demandes au titre d'un harcèlement moral, l'arrêt retient que le salarié présente un fait isolé matériellement établi de mise à l'écart dans le cadre d'un projet de réaménagement des bureaux et de constitution d'un groupe de travail avec ses adjoints, qui à lui seul est insuffisant pour laisser supposer qu'il a subi des faits de harcèlement moral.
11. En statuant ainsi, alors qu'elle n'a pas apprécié si le fait matériellement établi, compte tenu des éléments médicaux produits par ailleurs par le salarié, laissait supposer l'existence d'un harcèlement, la cour d'appel a violé les textes susvisés.
Et sur le second moyen, pris en sa deuxième branche
Enoncé du moyen
12. Le salarié fait grief à l'arrêt de le débouter de sa demande de condamnation de la société à lui verser des dommages-intérêts en réparation du préjudice moral causé par la violation par l'employeur de son obligation de prévention des agissements de harcèlement moral, alors « que les juges du fond ne peuvent accueillir ou rejeter les demandes dont ils sont saisis sans examiner tous les éléments de preuve qui leur sont soumis par les parties au soutien de leurs prétentions ; qu'en l'espèce, pour débouter M. [V] de sa demande de dommages-intérêts en réparation du préjudice moral causé par la violation par l'employeur de son obligation de prévention des agissements de harcèlement moral, la cour d'appel a retenu que "le salarié ne démontre pas avoir alerté l'employeur d'une situation de harcèlement moral, avant le courrier de son conseil du 16 février 2018 postérieur à son arrêt de travail" ; qu'en statuant ainsi sans examiner le courriel que M. [V] avait adressé le 11 janvier 2018 au président de la société, soit antérieurement à son arrêt de travail, dénonçant expressément un harcèlement moral, ce qui aurait dû conduire l'employeur à prendre des mesures comme diligenter une enquête, la cour d'appel a violé l'article 455 du code de procédure civile. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 455 du code de procédure civile :
13. Selon ce texte, tout jugement doit être motivé. La contradiction entre les
motifs équivaut à un défaut de motifs.
14. Pour débouter le salarié de sa demande de dommages-intérêts, l'arrêt énonce que le salarié ne démontre pas avoir alerté l'employeur d'une situation de harcèlement moral, avant le courrier de son conseil du 16 février 2018 postérieur à son arrêt de travail.
15. En statuant ainsi, alors qu'elle avait constaté, dans l'examen des éléments laissant supposer un harcèlement moral, que, par courriel du 11 janvier 2018, le président de transition, en réponse au salarié, réfutait tout agissement de harcèlement moral, la cour d'appel, qui s'est contredite, n'a pas satisfait aux exigences du texte susvisé.
Portée et conséquences de la cassation
16. La cassation des chefs de dispositif déboutant le salarié de ses demandes de nullité du licenciement, de réintégration et de dommages-intérêts au titre d'un harcèlement moral, ainsi que de dommages-intérêts au titre d'un manquement de l'employeur à son obligation de prévention du harcèlement moral n'emporte pas celle des chefs de dispositif de l'arrêt ordonnant la rectification de l'attestation Pôle emploi par la société en y faisant figurer l'indemnité compensatrice de préavis à la ligne prévue à cet effet, non remise en cause, ainsi que les chefs de dispositif la condamnant aux dépens et au paiement d'une somme en application de l'article 700 du code de procédure civile, justifiés par d'autres condamnations prononcées à l'encontre de celle-ci.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu'il ordonne la rectification de l'attestation Pôle emploi par la société Thyssenkrupp Materials France en y faisant figurer l'indemnité compensatrice de préavis à la ligne prévue à cet effet et en ce qu'il la condamne aux dépens ainsi qu'au paiement d'une somme en application de l'article 700 du code de procédure civile, l'arrêt rendu le 8 mars 2023, entre les parties, par la cour d'appel de Versailles ;
Remet, sauf sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Versailles autrement composée ;
Condamne la société Thyssenkrupp Materials France aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la société Thyssenkrupp Materials France et la condamne à payer à M. [V] la somme de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, et prononcé par le président en son audience publique du onze septembre deux mille vingt-quatre.