LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 1
CF
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 10 juillet 2024
Rejet
Mme CHAMPALAUNE, président
Arrêt n° 361 FS-B
Pourvoi n° Q 22-23.170
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, DU 10 JUILLET 2024
L'association Vegan impact, dont le siège est [Adresse 1], [Localité 4], a formé le pourvoi n° Q 22-23.170 contre l'arrêt rendu le 8 septembre 2022 par la cour d'appel de Versailles (14e chambre), dans le litige l'opposant à la société Le Poulailler d'[Localité 2], exploitation agricole à responsabilité limitée, dont le siège est [Adresse 3], [Localité 2], défenderesse à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, deux moyens de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Kass-Danno, conseiller référendaire, les observations de la SCP Piwnica et Molinié, avocat de l'association Vegan impact, de la SCP Spinosi, avocat de la société Le Poulailler d'[Localité 2], et l'avis de Mme Mallet-Bricout, avocat général, après débats en l'audience publique du 14 mai 2024 où étaient présents Mme Champalaune, président, Mme Kass-Danno, conseiller référendaire rapporteur, Mme Duval-Arnould, conseiller doyen, MM. Jessel, Mornet, Chevalier, Mmes Kerner-Menay, Bacache-Gibeili, conseillers, Mmes de Cabarrus, Feydeau-Thieffry, conseillers référendaires, Mme Mallet-Bricout, avocat général, et Mme Ben Belkacem, greffier de chambre,
la première chambre civile de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt ;
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Versailles, 8 septembre 2022), rendu en référé, les 11 avril et 26 mai 2021, l'association Vegan impact (l'association), qui a pour but la protection des animaux, a mis en ligne, sur son site internet et les réseaux sociaux, des images et des vidéos intitulées « Enquête : le calvaire de milliers de poules pondeuses de l'élevage plein air d'[Localité 2] » et « Nouveau scandale dans l'élevage de l'Oeuf de nos villages » tournées, sans autorisation, dans les locaux de la société Le Poulailler d'[Localité 2] (la société).
2. Le 29 juillet 2021, cette dernière a assigné en référé l'association afin d'obtenir le retrait des vidéos, l'interdiction de leur utilisation, la publication de la décision et une provision à valoir sur la réparation de son préjudice. L'association a opposé la nullité de cette assignation.
Examen des moyens
Sur le second moyen, pris en ses quatrième et sixième branches
3. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces griefs qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Sur le premier moyen
Enoncé du moyen
4. L'association fait grief à l'arrêt de rejeter l'exception de nullité de l'assignation, alors :
« 1°/ que les abus de la liberté d'expression prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881 ne peuvent être réparés sur un autre fondement ; qu'il appartient au juge de restituer leur exacte qualification aux faits litigieux sans s'arrêter à la qualification retenue par les parties ; que pour dire que l'action de la société Le Poulailler d'[Localité 2] ne constituait pas une action en diffamation, la cour d'appel a constaté que « l'assignation ne mentionne pas l'existence d'allégations ou d'imputations de faits de nature à porter atteinte à l'honneur ou à la considération d'une personne ou d'un corps et n'y fait pas référence de sorte qu'aucune interprétation de son contenu ou de son objet ne sont nécessaires » ; qu'en se considérant limitée par les termes de l'assignation, sans s'autoriser à restituer aux demandes, au-delà de la qualification retenue par la société Le Poulailler d'[Localité 2], leur véritable qualification, la cour d'appel a méconnu ses pouvoirs et a violé l'article 12 du code de procédure civile ensemble l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881 ;
2°/ que l'action de la société Le Poulailler d'[Localité 2] n'avait d'autre objet que le retrait de vidéos portant atteinte à son image, qui constituait sa seule demande ; qu'il en résultait que son action, quel que soit le fondement invoqué, s'analysait en une action en diffamation relevant de la loi du 29 juillet 1881 ; qu'en retenant le contraire, la cour d'appel a violé cette loi. »
Réponse de la Cour
5. Ayant constaté que l'action de la société était fondée sur un trouble manifestement illicite résultant de la violation de son droit de propriété, de la protection de son domicile et de la mise en péril de ses intérêts par l'atteinte aux règles sanitaires applicables à son élevage, que l'assignation ne mentionnait pas d'allégations ou d'imputations de nature à porter atteinte à l'honneur ou à la considération de la société et que, si un constat d'huissier, décrivant les vidéos et les pages web litigieuses, avait été annexé à l'assignation, il visait seulement à sauvegarder la preuve des éléments dont se prévalait la société, la cour d'appel en a déduit, à bon droit et sans méconnaître son office, que cette action ne relevait pas des dispositions de la loi du 29 juillet 1881.
6. Le moyen n'est donc pas fondé.
Sur le second moyen, pris en ses première, deuxième et troisième branches
Enoncé du moyen
7. L'association fait grief à l'arrêt d'ordonner le retrait des vidéos et photographies, l'interdiction d'utilisation et de rediffusion des vidéos litigieuses et la publication du dispositif de l'arrêt ainsi que de la condamner au paiement d'une provision, alors :
« 1°/ qu'il incombe à celui qui demande qu'il soit mis fin à un trouble de justifier du caractère manifestement illicite de ce trouble ; qu'il appartient à celui qui se prétend victime d'une atteinte à son droit de propriété du fait d'une intrusion d'établir l'intrusion et qu'elle est le fait de celui contre lequel il dirige son action ; que la cour d'appel a retenu que les captations litigieuses avaient été réalisées au cours d'une intrusion dont l'auteur n'était pas identifié ; qu'en condamnant l'association Vegan impact sur le fondement d'une atteinte à la propriété, tout en admettant qu'il n'était pas établi qu'elle en soit l'auteur, la cour d'appel, qui n'a pas caractérisé un trouble manifestement illicite qui soit imputable à l'association Vegan impact, a violé l'article 835 du code de procédure civile, ensemble l'article 10 de la Convention des droits de l'homme ;
2°/ que, pour les mêmes raisons, la cour d'appel qui a condamné l'association Vegan impact au titre de la violation de règlements sanitaires dont il n'était pas établi qu'elle en l'auteur, a violé l'article 835 du code de procédure civile, ensemble l'article 3 de l'arrêté du 8 février 2016 ;
3°/ que, pour les mêmes raisons, la cour d'appel qui a condamné l'association Vegan impact pour atteinte à la vie privée du fait d'une intrusion dont il n'était pas établi qu'elle en soit l'auteur, a violé l'article 835 du code de procédure civile ensemble l'article 9 du code civil. »
Réponse de la Cour
8. Il résulte des articles 544 du code civil et 835 du code de procédure civile qu'un propriétaire peut s'opposer à la diffusion, par un tiers, d'une vidéo réalisée sur sa propriété, y compris par la voie d'une action en référé lorsque cette diffusion lui cause un trouble manifestement illicite.
9. Peut caractériser un tel trouble la diffusion d'une vidéo, tournée à l'intérieur de ses locaux sans son autorisation, peu important qu'elle l'ait été ou non au cours d'une intrusion et que son auteur soit ou non identifié.
8. Dès lors qu'elle a constaté que les vidéos diffusées avaient été réalisées à l'intérieur des locaux de la société, sans son autorisation, la cour d'appel a pu en déduire que cette société justifiait d'un trouble manifestement illicite.
9. Le moyen n'est donc pas fondé.
Et sur le second moyen, pris en sa cinquième branche
Enoncé du moyen
10. L'association fait le même grief à l'arrêt, alors « que pour apprécier l'illicéité manifeste du trouble résultant d'une atteinte à un droit conventionnellement garanti, le juge des référés est tenu de rechercher si cette atteinte n'est pas justifiée par l'exercice d'un droit fondamental de même valeur, et doit s'assurer que les mesures qu'il ordonne ne portent pas une atteinte disproportionnée à un tel droit ; que la liberté d'informer constitue un droit fondamental au même titre que le droit de propriété ; que la cour d'appel a retenu que les moyens choisis par l'association Vegan impact causaient une atteinte disproportionnée au droit de propriété de la société Le Poulailler d'[Localité 2] ; qu'en s'abstenant de préciser en quoi les moyens mis en oeuvre, dont il est constant qu'ils n'avaient causé aucune dégradation, étaient disproportionnés au regard du droit d'information des consommateurs, dont elle a reconnu qu'il constituait une cause d'intérêt public, et en quoi l'association Vegan impact n'avait pas agi de façon responsable, la cour d'appel a violé les articles 10 de la Convention des droits de l'homme. »
Réponse de la Cour
11. Selon l'article 835, alinéa 1, du code de procédure civile, le président du tribunal judiciaire, même en présence d'une contestation sérieuse, peut prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s'imposent pour faire cesser un trouble manifestement illicite.
12. En vertu de l'article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, toute personne, y compris une association, a droit à la liberté d'expression, comprenant notamment la liberté de communiquer des informations ou des idées, l'exercice de cette liberté comportant toutefois des devoirs et des responsabilités et pouvant être soumis à des restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires.
13. Suivant l'article 1er du protocole additionnel n° 1 de la Convention précitée, toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens.
14. Conformément à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, entre deux droits conventionnellement protégés, le juge national doit toujours procéder à une mise en balance des intérêts en présence afin de rechercher un équilibre entre les droits en concours et, le cas échéant, privilégier la solution la plus protectrice de l'intérêt le plus légitime (CEDH, arrêt du 5 janvier 2000, Beyeler c. Italie, n° 33202/96, point 107 ; CEDH, arrêt du 16 juillet 2014, Alisic et autres c. Bosnie-Herzégovine, Croatie, Serbie, Slovénie et l'ex-République yougoslave de Macédoine [GC], n° 60642/08, point 108).
15. Selon cette jurisprudence, les restrictions à la liberté d'expression doivent répondre à un besoin social impérieux, en particulier lorsqu'elles concernent un sujet d'intérêt général, tel que la protection des animaux (CEDH, arrêt du 30 juin 2009, Verein gegen Tierfabriken Schweiz c. Suisse [GC], n° 32772/02, point 92 ; CEDH, arrêt du 22 avril 2013, Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC] n° 48876/08, points 103 à 105).
16. En outre, une association qui entend se prévaloir de la liberté d'expression au soutien de la défense de la cause animale doit, comme les journalistes, observer un comportement responsable et, partant, respecter la loi. Mais, si la violation de la loi constitue un motif pertinent dans l'appréciation de la légitimité d'une restriction, elle ne suffit pas, en soi, à la justifier, le juge national devant toujours procéder à cette mise en balance des intérêts en présence (CEDH, arrêt du 10 décembre 2007, Atoll c. Suisse [GC] n°69698/01, point 112 ; CEDH, arrêt du 20 octobre 2015, Pentikäinen c. Finlande [GC], n° 11882/10, point 90).
17. Il résulte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme que, lorsqu'il s'agit d'évaluer la proportionnalité d'une ingérence dans l'exercice du droit à la liberté d'expression, il y a lieu de prendre en considération la contribution de la publication incriminée à un débat d'intérêt général, la notoriété de la personne visée, l'objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le contenu, la forme et les répercussions de ladite publication, le mode d'obtention des informations et leur véracité ainsi que la gravité de la sanction imposée (CEDH, arrêt du 10 novembre 2015, Couderc et Hachette Filipacchi associés c. France [GC], n° 40454/07, § 93, CEDH, Société éditrice de Mediapart et autres c. France, 14 janvier 2021, § 76).
18. La cour d'appel a retenu, d'abord, qu'il existait un débat public d'intérêt général sur la question du bien-être animal et que l'association disposait d'un droit d'informer le public sur le sujet des maltraitances animales et de choisir les moyens d'expression qui lui paraissaient les plus adaptés. Elle a relevé, ensuite, que le tournage des vidéos, sans autorisation, en violation du droit de propriété de la société, avait engendré un risque pour la santé des animaux et des consommateurs découlant de la méconnaissance des normes sanitaires très strictes en matière d'accès aux locaux et des mesures de biosécurité. Elle a considéré, enfin, que la divulgation des images présentées de manière particulièrement accrocheuse, destinée à susciter l'indignation de l'opinion publique, comportait un risque important de mise en péril de la jouissance paisible du propriétaire.
19. Ayant ainsi procédé à la mise en balance des droits en présence, elle en a justement déduit que les moyens choisis par l'association aux fins de parvenir à son objectif de sensibilisation à la cause animale avaient causé une atteinte disproportionnée aux droits de la société.
20. Le moyen n'est donc pas fondé.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
REJETTE le pourvoi ;
Condamne l'association Vegan impact aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par l'association Vegan impact et la condamne à payer à la société Le Poulailler d'[Localité 2] la somme de 1 500 euros ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du dix juillet deux mille vingt-quatre.