LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 1
IJ
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 23 mai 2024
Rejet
M. SOULARD, premier président
Arrêt n° 286 FS-B
Pourvoi n° U 22-20.069
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, DU 23 MAI 2024
Mme [E] [D], domiciliée [Adresse 4], a formé le pourvoi n° U 22-20.069 contre l'arrêt rendu le 9 juin 2022 par la cour d'appel de Lyon (2e chambre B), dans le litige l'opposant :
1°/ à Mme [B] [W], domiciliée [Adresse 3],
2°/ au procureur général près la cour d'appel de Lyon, domicilié en son parquet général, [Adresse 1],
défendeurs à la cassation.
Intervenants volontaires en défense :
1°/ l'Association des parents et futurs parents Gays et Lesbiens (APGL), dont le siège est [Adresse 2],
2°/ l'Association les Enfants d'Arc en Ciel, l'asso ! (EAC) dont le siège est fixé à la [Adresse 5],
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, un moyen unique de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de M. Fulchiron, conseiller, les observations de la SARL Le Prado-Gilbert, avocat de Mme [D], de la SAS Boulloche, Colin, Stoclet et Associés, avocat de Mme [W], et l'avis de M. Sassoust, avocat général, après débats en l'audience publique du 26 mars 2024 où étaient présents M. Soulard, Premier président, Mme Champalaune, président de chambre, M. Fulchiron, conseiller rapporteur, Mme Auroy, conseiller doyen, Mmes Antoine, Dard, Beauvois, Agostini, conseillers, M. Duval, Mme Azar, M. Buat-Ménard, Mmes Lion, Daniel, conseillers référendaires, M. Sassoust, avocat général, et Mme Layemar, greffier de chambre,
la première chambre civile de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt ;
Intervention volontaire
1. Il est donné acte à l'Association des parents et futurs parents gays et lesbiens (APGL) et à l'association Les enfants d'arc en ciel, l'asso ! (EAC) de leur intervention volontaire.
Faits et procédure
2. Selon l'arrêt attaqué (Lyon, 9 juin 2022), Mme [D] et Mme [W] se sont mariées le 23 juin 2018. En couple depuis plusieurs années, elles poursuivaient un projet parental commun.
3. Le 4 octobre 2018, Mme [D] a donné naissance à [F], né d'une assistance médicale à la procréation pratiquée en Belgique avec un donneur anonyme.
4. Par acte notarié du 23 octobre 2019, elle a consenti à l'adoption plénière de l'enfant par Mme [W]. Ce consentement a été rétracté le 25 novembre suivant, après la séparation du couple.
5. Le 30 novembre 2020, Mme [W] a déposé une requête en adoption plénière de [F].
Examen du moyen
Sur le moyen, pris en sa première branche
6. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce grief qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Sur le moyen pris en ses deuxième, troisième, quatrième et cinquième branches
Enoncé du moyen
7. Mme [D] fait grief à l'arrêt de prononcer l'adoption plénière de [F] [D] par Mme [W] et, en conséquence, de dire qu'il portera les noms [D] [W], de transmettre l'arrêt en vue de sa transcription et mention sur les registres de l'état civil et de dire qu'il appartiendra au juge aux affaires familiales de statuer sur les modalités de l'autorité parentale, alors :
« 2°/ qu'à titre exceptionnel, le tribunal peut prononcer l'adoption forcée d'un enfant, sans le consentement du parent biologique, s'il relève, par une décision spécialement motivée, que le refus de la reconnaissance conjointe est contraire à l'intérêt de l'enfant et si la protection de ce dernier l'exige ; qu'en se bornant à relever les difficultés de Mme [W] après la séparation, les qualités de cette dernière et l'affection qu'elle portait à [F], sans rechercher, en se plaçant du côté de l'adopté, s'il était de l'intérêt de [F] que l'adoption plénière au profit de Mme [W] soit prononcée, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 9 de la loi n° 2022-219 du 21 février 2022 ;
3°/ qu'à titre exceptionnel, le tribunal peut prononcer l'adoption forcée d'un enfant, sans le consentement du parent biologique, s'il relève, par une décision spécialement motivée, que le refus de la reconnaissance conjointe est contraire à l'intérêt de l'enfant et si la protection de ce dernier l'exige ; qu'en relevant, d'une part, que seule Mme [D], la mère biologique, avait représenté une figure stable d'attachement pour [F], ce qui n'avait pas été le cas de Mme [W] dans les mois ayant suivi la séparation, d'autre part, que Mme [W] s'était désintéressée de [F] à deux reprises, au moment de la séparation et au moment de la pandémie de Covid, la cour d'appel ne pouvait retenir qu'il était de l'intérêt de [F] de faire l'objet d'une adoption plénière au profit de Mme [W] ; qu'en statuant ainsi, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations, a violé l'article 9 de la loi n° 2022-219 du 21 février 2022 ;
4°/ qu'à titre exceptionnel, le tribunal peut prononcer l'adoption forcée d'un enfant, sans le consentement du parent biologique, s'il relève, par une décision spécialement motivée, que le refus de la reconnaissance conjointe est contraire à l'intérêt de l'enfant et si la protection de ce dernier l'exige ; qu'en se bornant à affirmer qu'un « double lien de filiation constituait une protection pour l'enfant », sans s'expliquer sur la protection dont aurait bénéficié [F] par l'adoption plénière par rapport à sa situation actuelle, la cour d'appel, qui n'a pas spécialement motivé sa décision, a violé l'article 9 de la loi n° 2022-219 du 21 février 2022 ;
5°/ que le juge ne peut statuer pas des motifs hypothétiques ; qu'en affirmant que, si [F] était né après en vigueur de la loi n° 2021-1017 du 2 août 2021 relative à la bioéthique, il aurait bénéficié de ce double lien de filiation, cependant qu'aucun élément n'établissait que Mme [W] et Mme [D] auraient, à ce moment, souscrit la reconnaissance conjointe anticipée prévue par cette loi, les circonstances démontrant qu'au moment où elle pouvait adopter [F], Mme [W] avait choisi de quitter le domicile conjugal, la cour d'appel, qui a statué par des motifs hypothétiques, a méconnu l'article 455 du code de procédure civile. »
Réponse de la Cour
8. Selon l'article 6, IV, alinéa premier, de la loi nº 2021-1017 du 2 août 2021 relative à la bioéthique, « Lorsqu'un couple de femmes a eu recours à une assistance médicale à la procréation à l'étranger avant la publication de la présente loi, il peut faire, devant le notaire, une reconnaissance conjointe de l'enfant dont la filiation n'est établie qu'à l'égard de la femme qui a accouché. Cette reconnaissance établit la filiation à l'égard de l'autre femme ».
9. L'article 9 de la loi nº 2022-219 du 21 février 2022 visant à réformer l'adoption dispose :
« À titre exceptionnel, pour une durée de trois ans à compter de la promulgation de la présente loi lorsque, sans motif légitime, la mère inscrite dans l'acte de naissance de l'enfant refuse la reconnaissance conjointe prévue au IV de l'article 6 de la loi nº 2021-1017 du 2 août 2021 relative à la bioéthique, la femme qui n'a pas accouché peut demander à adopter l'enfant, sous réserve de rapporter la preuve du projet parental commun et de l'assistance médicale à la procréation réalisée à l'étranger avant la publication de la même loi, dans les conditions prévues par la loi étrangère, sans que puisse lui être opposée l'absence de lien conjugal ni la condition de durée d'accueil prévue au premier alinéa de l'article 345 du code civil. Le tribunal prononce l'adoption s'il estime que le refus de la reconnaissance conjointe est contraire à l'intérêt de l'enfant et si la protection de ce dernier l'exige. Il statue par une décision spécialement motivée. L'adoption entraîne les mêmes effets, droits et obligations qu'en matière d'adoption de l'enfant du conjoint, du partenaire d'un pacte civil de solidarité ou du concubin.»
10. Le pourvoi pose la question de savoir si le législateur, en prévoyant que « Le tribunal prononce l'adoption s'il estime que le refus de la reconnaissance conjointe est contraire à l'intérêt de l'enfant et si la protection de ce dernier l'exige », a entendu subordonner le prononcé de l'adoption à une condition autonome tenant à l'exigence de protection de l'enfant.
11. Ce dispositif transitoire a été créé pour régler la situation des couples de femmes ayant eu recours à une assistance médicale à la procréation à l'étranger avant la loi du 2 août 2021 et qui se sont séparées, de manière conflictuelle, depuis le projet parental commun.
12. Il ressort de l'exposé des motifs de l'amendement à l'origine de l'article 9 précité que celui-ci a pour objectif de ne pas priver l'enfant issu de ce projet parental de la protection qu'offre un second lien de filiation, du seul fait de la séparation conflictuelle de ses parents et du refus consécutif de la femme inscrite dans l'acte de naissance d'établir la reconnaissance conjointe prévue au IV de l'article 6 de la loi relative à la bioéthique. Selon ce même exposé, l'adoption ne sera prononcée que si ce refus n'est pas légitime et si elle est conforme à l'intérêt de l'enfant.
13. Admettre que le législateur ait posé une exigence supplémentaire supposant de démontrer concrètement que la mesure d'adoption est indispensable pour protéger l'enfant d'un danger, conduirait à limiter considérablement la possibilité d'adoption plénière alors même que le refus de reconnaissance conjointe serait injustifié. Une telle interprétation s'inscrirait ainsi en contradiction avec l'objectif recherché par le législateur.
14. Dès lors, il y a lieu de considérer qu'au regard du projet parental commun dont a procédé l'assistance médicale à la procréation réalisée, l'adoption de l'enfant peut être prononcée si, en dépit du refus, sans motif légitime, de la femme qui a accouché de procéder à la reconnaissante conjointe, elle est conforme à l'intérêt de l'enfant, souverainement apprécié par le juge en considération des exigences de sa protection.
15. La cour d'appel a relevé que la naissance de [F], sa grande fragilité et l'attention constante qui lui était nécessaire, avaient pu déstabiliser le couple que formaient depuis plusieurs années Mme [D] et Mme [W], laquelle avait préféré s'éloigner pour ne pas exposer l'enfant à des disputes incessantes, mais que Mme [D] n'en considérait pas moins Mme [W] comme l'autre parent de l'enfant auquel elle avait donné naissance.
16. Elle a retenu que le fait que Mme [W] ait refusé tout contact avec celui-ci au début de la crise sanitaire, au mois de mars 2020, ne traduisait pas un désintérêt de sa part mais la volonté de le protéger de tout risque de contamination, dès lors qu'elle exerçait la profession d'aide-soignante.
17. Elle a souligné que celle-ci portait un grand intérêt à [F] qu'elle considérait comme son fils, le recevait dans un cadre adapté à son bien-être, sans vouloir se l'approprier de façon exclusive, et était en capacité de repérer ses besoins et d'y répondre.
18. Elle a estimé que l'enfant, qui était né d'un projet parental commun, devait pouvoir être adopté par Mme [W], afin de s'inscrire dans deux familles qui le considéraient comme leur petit-fils.
19. De l'ensemble de ces constatations et appréciations, la cour d'appel a souverainement déduit que l'adoption plénière de [F] par Mme [W] était conforme à l'intérêt de l'enfant. Elle a, par ces seuls motifs, légalement justifié sa décision.
20. Le moyen, inopérant en sa cinquième branche, qui critique des motifs surabondants, et ne tend pour le surplus qu'à remettre en cause le pouvoir souverain d'appréciation des juges du fond, n'est donc pas fondé.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
REJETTE le pourvoi ;
Condamne Mme [D] aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du vingt-trois mai deux mille vingt-quatre.