LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 3
MF
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 11 janvier 2024
Cassation
Mme TEILLER, président
Arrêt n° 1 FS-B
Pourvoi n° B 21-24.580
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 11 JANVIER 2024
La société [Adresse 8], société civile d'exploitation agricole, dont le siège est [Adresse 10], a formé le pourvoi n° B 21-24.580 contre l'arrêt rendu le 28 octobre 2021 par la cour d'appel d'Aix-en-Provence (chambre 1-5), dans le litige l'opposant :
1°/ à M. [R] [G] [T], domicilié [Adresse 9],
2°/ à M. [C] [V], domicilié [Adresse 1],
défendeurs à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, deux moyens de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de M. Bosse-Platière, conseiller, les observations de la SCP Waquet, Farge et Hazan, avocat de la société [Adresse 8], de la SCP Lesourd, avocat de M. [T], et l'avis de M. Sturlèse, avocat général, après débats en l'audience publique du 21 novembre 2023 où étaient présents Mme Teiller, président, M. Bosse-Platière, conseiller rapporteur, M. David, conseiller doyen, Mmes Grandjean, Grall, Proust, conseillers, Mmes Schmitt, Aldigé, M. Baraké, Mmes Gallet, Davoine, MM. Pons, Choquet, conseillers référendaires, M. Sturlèse, avocat général, et Mme Aubac, greffier de chambre,
la troisième chambre civile de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt ;
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Aix-en-Provence, 28 octobre 2021), le 15 mars 2005, M. [V] a donné à bail rural des parcelles situées sur la commune de [Localité 11] cadastrées section A [Cadastre 2], [Cadastre 3] et [Cadastre 4] à la société Castellamare, aux droits de laquelle est venue la société civile d'exploitation agricole [Adresse 8] (la SCEA).
2. Par acte du 26 août 2006, M. [T] a acquis un château et des parcelles appartenant à la mère de M. [V] et à ce dernier. L'acte stipulait un pacte de préférence au profit de M. [T] pour une durée de vingt-cinq ans notamment sur les parcelles environnant le château cadastrées section A [Cadastre 2], [Cadastre 3], [Cadastre 4], [Cadastre 5], [Cadastre 6] et [Cadastre 7].
3. Par acte du 1er janvier 2008, M. [V] a donné à bail rural à la SCEA les parcelles cadastrées section A [Cadastre 5] et [Cadastre 6].
4. Par acte du 29 août 2014, les parcelles cadastrées section A [Cadastre 2], [Cadastre 3], [Cadastre 4], [Cadastre 5], [Cadastre 6] et [Cadastre 7] ont été vendues à la SCEA.
5. Invoquant une fraude à ses droits, M. [T] a saisi un tribunal judiciaire en nullité de la vente des parcelles et en substitution à la SCEA.
Examen des moyens
Sur le premier moyen, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
6. La SCEA fait grief à l'arrêt d'annuler la vente intervenue le 29 août 2014 et de lui substituer M. [T], alors « que la vente d'un bien consentie au titulaire d'un droit de préemption est valable nonobstant l'existence d'un pacte de préférence conclu par le vendeur en faveur d'un tiers, dès lors que le droit de préemption prime sur le pacte de préférence ; qu'en l'espèce, en retenant que la vente consentie le 29 août 2014 à la SCEA [Adresse 8], en vertu du droit de préemption détenu par elle en sa qualité de preneur d'un bail rural, était viciée du fait de la fraude commise par M. [V] en procédant à une telle vente quand il s'était engagé, pour une durée de 25 ans, à ne pas céder à d'autres personnes que M. [T] les parcelles litigieuses, la cour d'appel, qui s'est déterminée par un motif impropre à établir la nullité de la vente, a violé les articles 1134 et 1147 du code civil dans leur rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance du 10 février 2016. »
Réponse de la Cour
Vu les articles L. 412-1, alinéa 1, et L. 412-4, alinéa 1, du code rural et de la pêche maritime et le principe selon lequel la fraude corrompt tout :
7. Selon le premier texte, le propriétaire bailleur d'un fonds de terre ou d'un bien rural qui décide ou est contraint de l'aliéner à titre onéreux, sauf le cas d'expropriation pour cause d'utilité publique, ne peut procéder à cette aliénation qu'en tenant compte du droit de préemption au bénéfice de l'exploitant preneur en place.
8. Selon le second, le droit de préemption s'exerce nonobstant toutes clauses contraires.
9. Il en résulte que le fermier est titulaire d'un droit de préemption légal et d'ordre public qui prime le droit de préférence conventionnel.
10. Sauf à porter atteinte au caractère d'ordre public de ce droit de préemption, le bénéficiaire d'un pacte de préférence, sans préjudice de son droit à réparation, ne peut obtenir l'annulation de la vente ou sa substitution au fermier titulaire d'un droit de préemption que s'il établit un concert frauduleux du vendeur et du fermier préempteur, ayant pour unique dessein de faire échec à son droit.
11. La simple connaissance par le fermier préempteur, lors de la vente, de l'existence du pacte et de la volonté du bénéficiaire de s'en prévaloir est insuffisante à caractériser ce concert frauduleux.
12. Pour accueillir la demande de nullité de la vente intervenue entre M. [V] et la SCEA et lui substituer M. [T], l'arrêt retient qu'avant de rechercher si l'acquéreur pouvait se prévaloir du droit de préemption, il y avait lieu de vérifier si M. [V] avait le droit d'offrir à un tiers d'acquérir les parcelles visées par le pacte de préférence, que M. [V] bénéficiait lui-même, à titre de réciprocité, d'un pacte de préférence accordé par l'acquéreur dans les mêmes conditions, que dans le cadre de l'acte du 26 août 2006, M. [V] s'était engagé à ne pas démembrer la propriété au profit de tiers, l'intention des parties étant manifestement, en cas de décision prise par l'une ou l'autre de revendre, de réunir le domaine entre les mains de l'acquéreur ou dans celle de la famille venderesse et que c'était la décision de M. [V] de procéder à la vente à un tiers, de biens qu'il s'était pourtant engagé, pour une durée de vingt-cinq ans, à ne pas céder à d'autres personnes que M. [T] qui constituait la fraude aux droits de celui-ci et qui viciait la vente passée le 29 août 2014.
13. En statuant ainsi, par des motifs impropres à justifier tant le prononcé de la nullité de la vente que la substitution de M. [T] à la SCEA, la cour d'appel a violé les textes susvisés.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 28 octobre 2021, entre les parties, par la cour d'appel d'Aix-en-Provence ;
Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Nîmes ;
Condamne M. [T] aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, troisième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du onze janvier deux mille vingt-quatre.