LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, a rendu l'arrêt suivant :
SOC.
ZB1
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 20 décembre 2023
Cassation partielle partiellement sans renvoi
Mme MARIETTE, conseiller doyen
faisant fonction de président
Arrêt n° 2206 F-D
Pourvoi n° H 22-15.297
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, DU 20 DÉCEMBRE 2023
M. [M] [K], domicilié [Adresse 2], a formé le pourvoi n° H 22-15.297 contre l'arrêt rendu le 6 janvier 2022 par la cour d'appel de Versailles (6e chambre), dans le litige l'opposant :
1°/ à la société Eurodécision, société anonyme, dont le siège est [Adresse 3],
2°/ au syndicat CGT Renault [Adresse 4], dont le siège est [Adresse 1],
3°/ au syndicat Sud Renault [Adresse 4], dont le siège est [Adresse 1],
défendeurs à la cassation.
Le demandeur invoque, à l'appui de son pourvoi, deux moyens de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de M. Barincou, conseiller, les observations de la SCP Lyon-Caen et Thiriez, avocat de M. [K], de Me Bouthors, avocat de la société Eurodécision, après débats en l'audience publique du 21 novembre 2023 où étaient présents Mme Mariette, conseiller doyen faisant fonction de président, M. Barincou, conseiller rapporteur, M. Pietton, conseiller, et Mme Piquot, greffier de chambre,
la chambre sociale de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Désistement partiel
1. Il est donné acte à M. [K] du désistement de son pourvoi en ce qu'il est dirigé contre les syndicats CGT Renault [Adresse 4] et Sud Renault [Adresse 4].
Faits et procédure
2. Selon l'arrêt attaqué (Versailles, 6 janvier 2022), statuant, en matière de référé, sur renvoi après cassation (Soc., 4 novembre 2020, pourvoi n° 18-15.669), et les productions, M. [K], engagé en qualité de consultant senior par la société Eurodécision, s'est vu confier une mission auprès d'un technocentre Renault.
3. Lors d'un entretien du 16 mars 2016, l'employeur a indiqué au salarié avoir été averti qu'il avait envoyé un courriel à divers syndicats du technocentre Renault, ou à leurs représentants, pour les encourager à poursuivre une manifestation contre la loi travail, fixée au 31 mars 2016, par une occupation des lieux et la diffusion du film « Merci patron ! » ainsi que cela était préconisé par un journal dont le salarié était l'un des bénévoles.
4. Le 18 mars 2016, le salarié a été mis à pied à titre conservatoire et convoqué à un entretien préalable à une sanction disciplinaire puis, le 31 mars 2016, l'employeur lui a notifié un avertissement pour ces faits.
5. Le 24 mars 2016, le salarié a été convoqué à un entretien préalable puis il a été licencié par lettre du 21 avril 2016, son employeur lui reprochant un manquement à ses obligations de loyauté et de bonne foi pour avoir procédé à l'enregistrement de leur entretien du 16 mars 2016 à son insu et pour avoir communiqué cet enregistrement à des tiers afin d'assurer sa diffusion le 21 mars 2016 sur le site Youtube.
6. L'enregistrement diffusé révélait qu'au cours de l'entretien du 16 mars 2016 l'employeur avait déclaré : « ... donc ils surveillent, et ils surveillent les mails. Et à ton avis les mails de qui ils surveillent en priorité ? Bah les mails des syndicalistes, bien évidemment ! Je suis convaincu que tu es de bonne foi. C'est pas la question. Le problème c'est que t'as fait une grosse bêtise. C'est une grosse bêtise ; t'es pas censé en tant qu'intervenant chez Renault, discuter avec les syndicats de Renault. Les syndicats de Renault, ils sont là pour les salariés de Renault... ».
7. Le salarié, faisant valoir que son licenciement était intervenu en violation de la protection des lanceurs d'alerte, a sollicité devant le juge des référés la cessation du trouble manifestement illicite résultant de la nullité de son licenciement et l'octroi de provisions à valoir sur la réparation de son préjudice. Les syndicats se sont joints à l'instance.
Examen des moyens
Sur le premier moyen
Enoncé du moyen
8. Le salarié fait grief à l'arrêt de rejeter ses demandes indemnitaires formulées à titre provisionnel au titre d'un licenciement nul, alors « que la cour d'appel ne lui a pas reconnu le statut de lanceur d'alerte après avoir considéré qu'en facilitant la diffusion des "réserves" émises par le président directeur général de la société Eurodécision relatives à la libre communication du salarié avec les syndicats du Technocentre, il n'en avait pas dénoncé pour autant un délit d'entrave à la liberté syndicale ; qu'en présentant comme de simples "réserves" les reproches dont l'employeur s'était prévalu pour engager, à la suite de l'entretien du 16 mars 2016 au cours duquel il avait admonesté le salarié, une procédure disciplinaire accompagnée initialement d'une mesure de mise à pied conservatoire, la cour d'appel a procédé par voie de simple affirmation ; qu'elle a ainsi privé sa décision de toute base légale au regard des dispositions de l'article L. 1132-3-3 du code du travail. »
Réponse de la Cour
Vu l'article L. 1132-3-3 du code du travail, dans sa rédaction issue de la loi n° 2013-1117 du 6 décembre 2013 et les articles L. 2141-5, alinéa 1, et L. 2146-2 du code du travail :
9. Selon le premier de ces textes, aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l'objet d'une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, pour avoir relaté ou témoigné, de bonne foi, de faits constitutifs d'un délit ou d'un crime dont il aurait eu connaissance dans l'exercice de ses fonctions.
10. Selon les deux derniers, il est interdit à l'employeur de prendre en considération l'exercice d'une activité syndicale pour arrêter ses décisions en matière notamment de mesures de discipline et de rupture du contrat de travail, sous peine d'une amende délictuelle de 3 750 euros.
11.Tout salarié, même s'il n'est investi d'aucun mandat, doit bénéficier de la protection accordée à l'exercice de toute activité syndicale.
12. Pour rejeter les demandes du salarié fondées sur la nullité de son licenciement, l'arrêt retient d'abord qu'il ne peut se prévaloir du statut de lanceur d'alerte, aux motifs, d'une part, que par ses propos relatifs à la surveillance dont les courriels des syndicats de la société Renault feraient l'objet, l'employeur n'émet qu'un avis personnel dont la diffusion ne peut caractériser la dénonciation d'un délit d'entrave à la liberté syndicale, d'autre part, qu'en facilitant la diffusion des réserves émises par l'employeur relativement à la libre communication du salarié avec les syndicats du Technocentre, le salarié n'en a pas dénoncé pour autant un crime ou un délit.
13. Il relève ensuite que le salarié ne justifie pas de l'exercice d'un mandat ou d'une activité syndicale et de ce que son licenciement pourrait avoir un lien avec un tel exercice ou constituerait une discrimination à cet égard.
14. En statuant ainsi, alors qu'elle avait constaté, d'une part, que le salarié avait été sanctionné pour avoir échangé des messages avec les organisations syndicales du technocentre Renault et, d'autre part, qu'il avait été licencié pour avoir diffusé les propos de son employeur lui reprochant ces échanges, ce dont il résultait qu'il avait été licencié pour avoir relaté des agissements portant atteinte au libre exercice d'une activité syndicale, ce qui constitue le délit de discrimination syndicale, la cour d'appel qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations, a violé les textes susvisés.
Portée et conséquences de la cassation
15. Après avis donné aux parties, conformément à l'article 1015 du code de procédure civile, il est fait application des articles L. 411-3, alinéa 2, du code de l'organisation judiciaire et 627 du code de procédure civile.
16. L'intérêt d'une bonne administration de la justice justifie, en effet, que la
Cour de cassation statue au fond sur le principe de la nullité du licenciement.
17. Le salarié ayant été licencié pour avoir dénoncé un délit, ce licenciement est nul en application de l'article L. 1132-3-3 du code du travail.
18. La cassation du chef de dispositif rejetant les demandes du salarié fondées sur la nullité du licenciement n'emporte pas celle des chefs de dispositif de l'arrêt condamnant l'employeur aux dépens ainsi qu'au paiement d'une somme aux syndicats en application de l'article 700 du code de procédure civile, dispositions de l'arrêt non remises en cause.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il rejette les demandes de M. [K] fondées sur la nullité du licenciement et sur l'article 700 du code de procédure civile, l'arrêt rendu le 6 janvier 2022, entre les parties, par la cour d'appel de Versailles ;
Dit que le licenciement de M. [K] est nul ;
Remet, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt uniquement pour qu'il soit statué sur les conséquences de la nullité du licenciement et de l'article 700 du code de procédure civile et les renvoie devant la cour d'appel de Paris ;
Condamne la société Eurodécision aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la société Eurodécision et la condamne à payer à M. [K] la somme de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, et prononcé par le président en son audience publique du vingt décembre deux mille vingt-trois.