LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, a rendu l'arrêt suivant :
SOC.
CH9
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 20 septembre 2023
Cassation partielle
M. SOMMER, président
Arrêt n° 900 FS-D
Pourvoi n° U 21-18.593
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, DU 20 SEPTEMBRE 2023
M. [J] [I], domicilié [Adresse 1], a formé le pourvoi n° U 21-18.593 contre l'arrêt rendu le 14 avril 2021 par la cour d'appel de Paris (pôle 6, chambre 9), dans le litige l'opposant :
1°/ à la société Associated Press Television News, ltd, société de droit étranger, dont le siège est [Adresse 3], ltd,
2°/ à l'établissement Associated Press Television News, ltd, établissement de droit étranger, dont le siège est [Adresse 2],
défendeurs à la cassation.
Le demandeur invoque, à l'appui de son pourvoi, un moyen de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de M. Barincou, conseiller, les observations de la SCP Waquet, Farge et Hazan, avocat de M. [I], de la SCP Fabiani, Luc-Thaler et Pinatel, avocat de la société Associated Press Television News, de l'établissement Associated Press Television News, et l'avis de Mme Grivel, avocat général, après débats en l'audience publique du 27 juin 2023 où étaient présents M. Sommer, président, M. Barincou, conseiller rapporteur, Mme Mariette, conseiller doyen, MM. Pietton, Seguy, Mmes Grandemange, Douxami, conseillers, M. Le Corre, Mme Prieur, M. Carillon, Mme Maitral, conseillers référendaires, Mme Grivel, avocat général, et Mme Pontonnier, greffier de chambre,
la chambre sociale de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 14 avril 2021), M. [I] a été engagé, en qualité de journaliste vidéo, le 15 juillet 2011, par la société Associated Press Television News (la société APTN), agence de presse audiovisuelle, filiale de la société Associated Press (AP).
2. Le 21 juillet 2014, le salarié a été mis à pied à titre conservatoire et convoqué à un entretien préalable. Il a été licencié, pour faute grave, par lettre du 21 août 2014.
3. Contestant ce licenciement, il a saisi la juridiction prud'homale.
Examen du moyen
Sur le moyen, pris en sa deuxième branche
Enoncé du moyen
4. Le salarié fait grief à l'arrêt de le débouter de sa demande de nullité du licenciement, de considérer que le licenciement reposait sur une faute grave et de le débouter de ses demandes, à titre principal, de réintégration et de condamnation de la société APTN à lui payer les salaires dus jusqu'à sa réintégration ainsi que de ses demandes, à titre subsidiaire, de condamnation de la société APTN à lui payer des sommes à titre de rappels de salaire et de congés payés afférents au titre de la période de mise à pied conservatoire, d'indemnité compensatrice de préavis et de congés payés afférents, d'indemnité de licenciement et d'indemnité pour licenciement nul, alors « qu'en se fondant sur le document interne ''lignes de conduite des réseaux sociaux pour les employés d'Associated Press'' pour considérer que le salarié était soumis à une obligation de neutralité et ne devait pas s'exprimer publiquement sur certaines questions d'actualité aux motifs que l'article 10 du contrat de travail qui édicte une obligation de loyauté, renvoyait au document précité sans examiner la valeur juridique de celui-ci, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 1221-1 du code du travail. »
Réponse de la Cour
Vu les articles L. 1221-1 et L. 1321-3, 2°, du code du travail :
5. Il résulte du premier de ces textes qu'un motif tiré de la vie personnelle du salarié ne peut justifier un licenciement disciplinaire que s'il constitue un manquement de l'intéressé à une obligation découlant de son contrat de travail.
6. Selon le second, le règlement intérieur ne peut contenir des dispositions apportant aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché.
7. Pour dire le licenciement fondé sur une faute grave, la cour d'appel a relevé qu'aux termes de l'article 10 de son contrat de travail, le salarié s'était engagé à exercer ses fonctions avec loyauté et dans le respect des lois applicables, des procédures, règlements internes à la société et au groupe et que le document intitulé « Lignes de conduite des réseaux sociaux pour les employés AP » rappelait que les membres d'AP ne devaient pas exprimer des opinions personnelles sur des problématiques controversées d'actualité, qu'ils devaient être avertis que les opinions qu'ils exprimaient pouvaient endommager la réputation d'AP en tant que source d'information impartiale et devaient se retenir d'exprimer leur perception d'un débat public controversé sur un forum public, et ne devaient pas prendre part à des actions organisées en support d'une cause ou d'un mouvement.
8. L'arrêt en déduit que le salarié était soumis à une obligation de neutralité et ne devait pas s'exprimer publiquement sur certaines questions d'actualité, obligation qu'il avait violée en intervenant de manière tranchée dans des discussions publiques sur les réseaux sociaux sur des sujets d'actualité controversés et en incitant les internautes à participer à des manifestations, les commentaires publics étant excessifs et injurieux et donc constitutifs d'un abus de sa liberté d'expression.
9. En se déterminant ainsi, alors qu'il résultait de ses constatations que l'engagement pris par le salarié au terme de son contrat de travail ne concernait que l'exercice de ses fonctions professionnelles, sans rechercher, comme il lui était demandé, la valeur juridique et la portée du document intitulé « Lignes de conduite des réseaux sociaux pour les employés AP », qui ne se présentait ni comme un règlement intérieur, ni comme une note de service, lesquels supposent pour être opposables aux salariés, le respect d'une procédure et d'une publicité particulières, la cour d'appel a privé sa décision de base légale.
Et sur le moyen, pris en ses troisième et quatrième branches
Enoncé du moyen
10. Le salarié fait le même grief à l'arrêt, alors :
« 3°/ que l'utilisation par le salarié de son compte personnel Facebook ouvert sous son pseudonyme, sans mention de l'entreprise dans laquelle il travaille, relève de sa seule vie personnelle et échappe au pouvoir disciplinaire de l'employeur ; qu'en considérant que les interventions du salarié sur le réseau social Facebook, sous son pseudonyme ''Soso Vitalic'', dans de rares discussions publiques sur des sujets d'actualité controversés comme le conflit israélo-palestinien, constituaient une violation répétée par le salarié de son obligation de neutralité rendant impossible la poursuite du contrat de travail, quand ces mêmes faits relevaient de sa vie personnelle, la cour d'appel a violé les articles L. 1232-1 et L. 1235-1 du code du travail ;
4°/ que ne constituent pas des injures publiques celles diffusées sur un compte de réseau social accessible aux seules personnes agréées, en nombre très restreint, par l'auteur des propos, et qui forment entre elles une communauté d'intérêts ; que le salarié a produit aux débats le paramétrage de son compte ''Facebook'' dont il ressort que le pseudonyme ''Soso Vitalic'' ne pouvait être rattaché à sa véritable identité que par ses amis ; qu'en retenant que « certaines publications litigieuses sont extraites de groupes publics suivis par des milliers d'abonnés ou de pages Facebook, qui sont par nature publiques puisqu'accessibles à tous les utilisateurs Facebook, la configuration ''privée'' du compte Facebook étant dès lors indifférente » quand cet élément était pourtant déterminant d'un accès restreint à la véritable identité du salarié et de son lien avec la société APTN, la cour d'appel a violé l'article 10, § 1, de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et l'article L. 1121-1 du code du travail. »
Réponse de la Cour
Vu l'article L. 1121-1 du code du travail et l'article 10, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales :
11. Il résulte de ces textes que sauf abus, le salarié jouit, dans l'entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d'expression, à laquelle seules des restrictions justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché peuvent être apportées.
12. Pour débouter le salarié de ses demandes au titre de la rupture du contrat de travail, l'arrêt retient que les captures d'écran produites par l'employeur démontrent que certaines des publications litigieuses sont extraites de groupes publics suivis par plusieurs milliers d'abonnés ou de pages Facebook, qui sont par nature publiques puisqu'accessibles à tous les utilisateurs Facebook, la configuration « privée » du compte Facebook de l'intéressé étant dès lors indifférente.
13. Il ajoute que le salarié, sous un pseudonyme pouvant facilement être rattaché à son identité réelle et donc à son employeur par l'intermédiaire de son profil Facebook, a « liké » ou « aimé » diverses pages et y a ajouté un commentaire.
14. Il en déduit que le salarié intervenait ainsi de manière tranchée dans des discussions publiques sur les réseaux sociaux sur des sujets d'actualité controversés et incitait les internautes à participer à des manifestations et que les commentaires publics retenus sont excessifs et injurieux et donc constitutifs d'un abus, par le salarié, de sa liberté d'expression.
15. En se déterminant ainsi, sans rechercher, comme il lui était demandé, si la configuration privée du compte personnel Facebook ouvert par le salarié sous un pseudonyme, ne conférait pas aux publications diffusées sur ce compte et aux commentaires qu'il avait publiés sous pseudonyme sur des groupes publics, le caractère d'une conversation de nature privée, seules les personnes qu'il avait agréées ayant pu accéder aux publications diffusées sur son compte et l'identifier sous le pseudonyme avec lequel il commentait ou « aimait » les publications diffusées sur des comptes ouverts au public, la cour d'appel a privé sa décision de base légale.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu'il déboute M. [I] de ses demandes de dommages-intérêts en raison des circonstances vexatoires ou brutales entourant la rupture, au titre du repos compensateur et d'indemnité forfaitaire pour travail dissimulé ainsi qu'en ce qu'il condamne la société Associated Press Television News à payer à M. [I] les sommes de 500 euros de dommages-intérêts pour atteinte à sa vie privée, 7 000 euros au titre des heures supplémentaires et 700 euros au titre des congés payés afférents, l'arrêt rendu le 14 avril 2021, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;
Remet, sauf sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris autrement composée ;
Condamne la société Associated Press Television News aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, condamne la société Associated Press Television News à payer à M. [I] la somme de 3 000 euros et rejette l'autre demande ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, et prononcé par le président en son audience publique du vingt septembre deux mille vingt-trois.