LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 3
JL
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 29 juin 2023
Rejet
Mme TEILLER, président
Arrêt n° 478 FS-B
Pourvoi n° G 22-16.034
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 29 JUIN 2023
La société SEAC, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 4], a formé le pourvoi n° G 22-16.034 contre l'arrêt rendu le 10 mars 2022 par la cour d'appel d'Orléans (chambre commerciale, économique et financière), dans le litige l'opposant :
1°/ à Mme [K] [C], domiciliée [Adresse 5],
2°/ à Mme [D] [C], domiciliée [Adresse 2],
3°/ à Mme [G] [C], domiciliée [Adresse 7],
4°/ à la société Ipsom, société à responsabilité limitée, dont le siège est [Adresse 3],
5°/ à M. [E] [B], notaire, domicilié [Adresse 1], membre de la société civile professionnelle [E] [B] et [J] [B]-Granger, notaires associés,
6°/ à la société Financière Perdis, société à responsabilité limitée, dont le siège est [Adresse 8],
défendeurs à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, deux moyens de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de M. David, conseiller, les observations de la SARL Ortscheidt, avocat de la société SEAC, de la SARL Boré, Salve de Bruneton et Mégret, avocat de M. [B], de la SCP Duhamel- Rameix-Gury-Maitre, avocat de la société Financière Perdis, de la SCP Fabiani, Luc-Thaler et Pinatel, avocat de la société Ipsom, de la SCP Zribi et Texier, avocat de Mmes [K], [D] et [G] [C], et l'avis de Mme Morel-Coujard, avocat général, après débats en l'audience publique du 23 mai 2023 où étaient présents Mme Teiller, président, M. David, conseiller rapporteur, M. Echappé, conseiller doyen, Mme Andrich, M. Jobert, Mmes Grandjean, Grall, M. Bosse-Platière, conseillers, M. Jariel, Mmes Schmitt, Aldigé, M. Baraké, Mmes Gallet, Davoine, M. Pons, conseillers référendaires, et Mme Letourneur, greffier de chambre,
la troisième chambre civile de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt ;
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Orléans, 10 mars 2022), le 2 janvier 1997, Mmes [G], [K] et [D] [C] (les consorts [C]), propriétaires indivises d'un ensemble immobilier, l'ont donné à bail commercial à la société TP Bat, aux droits de laquelle s'est trouvée la société SEAC (la locataire).
2. Par acte reçu le 31 août 2017 par M. [B] (le notaire), les consorts [C] ont, par l'intermédiaire de la société Ipsom, vendu les biens loués à la société Financière Perdis.
3. Invoquant une atteinte au droit de préférence dont elle bénéficiait, la locataire a, le 5 octobre 2017, assigné les consorts [C] et la société Financière Perdis en annulation de la vente et indemnisation de son préjudice.
4 Les consorts [C] ont appelé le notaire et la société Ipsom en garantie.
Examen des moyens
Sur le moyen d'annulation
5. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce moyen qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Sur le premier moyen
Enoncé du moyen
6. La locataire fait grief à l'arrêt de rejeter sa demande en nullité de la vente et en paiement d'une certaine somme à titre de dommages et intérêts, alors :
« 1°/ qu'en vertu des dispositions d'ordre public de l'article L. 145-46-1 du code de commerce, le locataire commercial bénéficie d'un droit de préemption lorsque le propriétaire envisage de vendre le local dans lequel il exerce une activité artisanale ou commerciale ; qu'exerce une activité commerciale le locataire qui accompli des actes de commerce à des fins spéculatives, telles que l'achat d'importantes quantités de matériaux pour les revendre après les avoir travaillés et mis en oeuvre ; qu'une telle activité ne devient industrielle qu'à partir du moment où, en raison de la mécanisation et de l'automatisation de la chaîne de production, le rôle des installations techniques, des matériels et outillages mis en oeuvre est prépondérant dans l'exploitation par rapport à l'activité humaine ; qu'en considérant, pour dire le droit de préemption du locataire inapplicable à la cause, qu'au vu de la définition du dictionnaire Larousse selon laquelle constituait un usage industriel « la production de biens matériels par la transformation et la mise en oeuvre de matières premières », l'activité de fabrication d'éléments de construction exercée par la société SEAC sur le site de Châteauneuf-sur-Loire avait, par nature, un caractère industriel, la cour d'appel a violé les articles L. 110-1, L. 145-1 et L. 145-46-1 du code de commerce ;
2°/ que, subsidiairement, la société SEAC faisait valoir, dans ses dernières conclusions, qu'aucune activité industrielle n'était exercée dans les locaux objet du bail commercial litigieux dès lors, d'une part, que son activité de fabrication était réalisée sur commande et non pas pour la vente en gros, d'autre part, que cette activité de fabrication était cantonnée à trois des treize produits vendus par son établissement de [Localité 6] et, enfin, que la mécanisation de la fabrication était réduite à une presse pour le moulage, la cure de béton étant affectée au seul séchage des éléments ; qu'en affirmant que l'activité de fabrication exercée par la société SEAC au sein des locaux loués était industrielle sans rechercher, comme il lui était demandé, si cette qualification juridique n'était pas exclue compte tenu de la fabrication sur commande des produits et du caractère limité des moyens techniques mis en oeuvre à cette fin, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 145-46-1 du code de commerce ;
3°/ que le locataire commercial bénéficie d'un droit de préemption dès lors que le local pris à bail, dont le propriétaire envisage la vente, est affecté à un usage artisanal ou commercial ; qu'en excluant la société SEAC du bénéfice du droit de préemption accordé par la loi au locataire exerçant une activité commerciale du seul fait que l'activité de négoce qu'elle exerçait à titre habituel, même si elle représentait plus du tiers de son chiffre d'affaires, n'était pas exclusive, la cour d'appel a violé, par adjonction d'une condition qu'il ne comporte pas, l'article L. 145-46-1 du code de commerce ;
4°/ que le locataire commercial bénéficie d'un droit de préemption dès lors que le local pris à bail, dont le propriétaire envisage la vente, est affecté à un usage artisanal ou commercial ; qu'en retenant, pour exclure tout droit de préemption de la société SEAC, qu'il n'était ni établi ni allégué que son activité de négoce correspondait à une activité de vente ou de réception de clients sur place, la cour d'appel a violé, par adjonction d'une condition qu'il ne comporte pas, l'article L. 145-46-1 du code de commerce. »
Réponse de la Cour
7. Selon l'article L. 145-1 du code de commerce, dans sa version applicable au litige, le statut des baux commerciaux s'applique aux baux des immeubles ou locaux dans lesquels un fonds est exploité, que ce fonds appartienne, soit à un commerçant ou à un industriel immatriculé au registre du commerce et des sociétés, soit à un chef d'une entreprise du secteur des métiers et de l'artisanat immatriculée au répertoire des métiers, accomplissant ou non des actes de commerce.
8. L'article L. 145-46-1 du même code, créé par la loi n° 2014-626 du 18 juin 2014, dispose que lorsque le propriétaire d'un local à usage commercial ou artisanal envisage de vendre celui-ci, il en informe le locataire par lettre recommandée avec demande d'avis de réception, ou remise en main propre contre récépissé ou émargement, cette notification valant offre de vente au preneur.
9. Les locaux à usage industriel se trouvant donc exclus du champ d'application de ce texte, le pourvoi pose la question de leur définition.
10. Ni le libellé de l'article L. 145-46-1 précité, ni aucune autre disposition du code de commerce, ne permettant de donner un sens certain à la notion de local à usage industriel, il convient de rechercher l'intention du législateur.
11. Il résulte des travaux parlementaires de la loi du 18 juin 2014 qu'alors que le projet de loi initial prévoyait au profit du locataire l'instauration d'un droit de préférence en cas de vente d'un local à usage commercial, industriel ou artisanal, deux amendements excluant les locaux industriels du champ d'application du droit susvisé ont été adoptés, sans qu'il soit possible de déterminer les motifs de cette exclusion.
12. La Cour de cassation n'a, à ce jour, pas rendu de décision relative à la notion de local à usage industriel.
13. Le Conseil d'Etat a quant à lui jugé que, au sens des articles 44 septies (CE, 28 février 2007, n° 283441), 244 quater B (CE, 13 juin 2016, n° 380490) et 1465 (CE, 3 juillet 2015, n° 369851) du code général des impôts, ont un caractère industriel les entreprises exerçant une activité qui concourt directement à la fabrication ou la transformation de biens corporels mobiliers et pour laquelle le rôle des installations techniques, matériels et outillages mis en oeuvre est prépondérant.
14. Si la définition donnée par le juge administratif relève de la matière fiscale, les critères dégagés sont opérants, au regard de l'objet de l'article L. 145-46-1 précité, pour délimiter la portée de l'exclusion des locaux à usage industriel du droit de préférence.
15. Dès lors, au sens de l'article L. 145-46-1 du code de commerce, doit être considéré comme à usage industriel tout local principalement affecté à l'exercice d'une activité qui concourt directement à la fabrication ou la transformation de biens corporels mobiliers et pour laquelle le rôle des installations techniques, matériels et outillages mis en oeuvre est prépondérant.
16. La cour d'appel a constaté que la locataire n'invoquait aucun usage artisanal, que les locaux loués étaient notamment destinés à un usage de fabrication d'agglomérés et que l'extrait du registre du commerce et des sociétés de la locataire mentionnait les activités de « pré-fabrication de tous éléments de construction à base de terre cuite plancher murs et autres » ainsi que de « fabrication de hourdis, blocs et pavés béton ».
17. Elle a retenu que l'activité de négoce également exercée sur le site de [Localité 6], seul en litige, n'était qu'accessoire.
18. Sans être tenue de suivre les parties dans le détail de leur argumentation et abstraction faite de motifs surabondants, critiqués par la quatrième branche du moyen, elle a pu en déduire que le local donné à bail n'était pas à usage commercial ou artisanal au sens de l'article L. 145-46-1 du code de commerce.
19. Par conséquent, le moyen, inopérant en sa quatrième branche, n'est pas fondé pour le surplus.
Sur le second moyen
Enoncé du moyen
20. La locataire fait le même grief à l'arrêt, alors :
« 1°/ que le juge est tenu d'analyser, même sommairement, les éléments de preuve invoqués par les parties au soutien de leurs prétentions ; que la société SEAC faisait valoir, d'une part, que son bail commercial du 2 janvier 1997 portait sur "un terrain de 20 000 m² environ" comprenant "deux bâtiments" et, d'autre part, qu'il résultait clairement de la clause "Conditions de la location" stipulée à l'acte authentique du 31 août 2017 que l'immeuble objet de la vente litigieuse d'une superficie de "02 h 34 a 02 ca" était, dans son intégralité et sans réserve, couvert par son bail commercial ; qu'en affirmant qu'à partir du moment où l'acte authentique de vente portait sur "un ensemble immobilier composé de plusieurs bâtiments dont une maison en état d'insalubrité et terrains", il était établi que cette maison ne faisait "pas partie du local pris à bail par la société SEAC" sans analyser, même sommairement, le contrat du 2 janvier 1997 dont il résultait clairement que le bail commercial portait sur plusieurs bâtiments implantés sur un terrain d'une superficie comparable à celle de l'immeuble vendu, la cour d'appel a violé l'article 455 du code de procédure civile ;
2°/ que le droit de préemption est inapplicable en cas de vente globale d'un immeuble qui n'est que partiellement loué au locataire commercial ; qu'en se bornant à affirmer, après avoir constaté que l'acte authentique de vente du 31 août 2017 faisait état d'"une maison d'habitation en état d'insalubrité", que sa location à un tiers devait néanmoins être admise compte tenu de la demande de transmission d'un bail d'habitation y afférent faite par le notaire instrumentaire à la société SEAC postérieurement à la vente et du mandat de mise en location donné à cette fin par l'acquéreur à une agence immobilière, la cour d'appel, qui s'est fondée sur des éléments inopérants en ce qu'ils sont, d'une part, dépourvus de toute valeur contractuelle à l'égard de la société SEAC et, d'autre part, impropres à contredire la clause de l'acte authentique du 31 août 2017 selon laquelle l'immeuble vendu par les consorts [C] était loué à la société SEAC, a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 145-46-1, alinéa 6, du code de commerce ;
3°/ que c'est sur celui qui se prévaut d'une cause d'exclusion du droit de préemption du locataire commercial que pèse la charge et, par suite, le risque de la preuve ; qu'en retenant, pour juger que la vente litigieuse portait sur un immeuble qui n'était que partiellement loué au locataire commercial, que « la société SEAC n'allègue pas qu'elle consent elle-même une sous-location sur cette maison qui ferait partie des lieux qu'elle loue », quand c'est à la société financière Perdis, demanderesse à l'allégation, qu'il incombait d'établir que la maison d'habitation visée à l'acte de vente n'était pas comprise dans le bail commercial du 2 janvier 1997, la cour d'appel a inversé la charge de la preuve en violation des articles 1315, devenu 1353, du code civil et 9 du code de procédure civile. »
Réponse de la Cour
21. Ayant retenu par des motifs non utilement critiqués par le premier moyen que le local donné à bail à la locataire n'était pas à usage commercial ou artisanal au sens de l'article L. 145-46-1 du code de commerce, la cour d'appel a exactement déduit de ces seuls motifs que le droit de préférence du locataire prévu par ce texte n'était pas applicable.
22. Dès lors, les motifs relatifs aux autres causes d'exclusion du droit de préférence du locataire, critiqués par le second moyen, sont surabondants.
23. Le moyen est donc inopérant.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
REJETTE le pourvoi ;
Condamne la société SEAC aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la société SEAC et la condamne à payer à Mmes [K], [D] et [G] [C] la somme globale de 3 000 euros, à la société Financière Perdis la somme de 3 000 euros, à M. [B] la somme de 3 000 euros et à la société Ipsom la somme de 3 000 euros ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, troisième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du vingt-neuf juin deux mille vingt-trois.