LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 3
MF
COUR DE CASSATION
______________________
Audience publique du 20 avril 2023
Cassation partielle
Mme TEILLER, président
Arrêt n° 306 F-D
Pourvoi n° J 22-13.620
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
_________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 20 AVRIL 2023
1°/ M. [D] [P], domicilié [Adresse 4],
2°/ Mme [U] [P], épouse [V], domiciliée [Adresse 6],
3°/ Mme [J] [P], épouse [W], domiciliée [Adresse 3],
4°/ M. [I] [P], domicilié [Adresse 7],
tous quatre agissant en leur nom personnel qu'en leur qualité d'ayant droit de [B] [G], épouse [P], décédée,
ont formé le pourvoi n° J 22-13.620 contre l'arrêt rendu le 25 novembre 2021 par la cour d'appel de Bordeaux (2e chambre civile), dans le litige les opposant :
1°/ à M. [R] [P], domicilié [Adresse 1],
2°/ à M. [A] [P], domicilié [Adresse 5],
3°/ à la société des Vignobles [E] [P], société civile, dont le siège est [Adresse 9],
4°/ à [F] [P], ayant été domicilié [Adresse 8], décédé,
5°/ à Mme [H] [O], veuve [P], domiciliée [Adresse 8], prise tant en son nom personnel qu'en sa qualité d'héritière de [F] [P], décédé,
6°/ au groupement foncier agricole familial [E] [P], dont le siège est [Adresse 2],
7°/ à société civile [E] [P], dont le siège est [Adresse 2],
tous deux représentés par leur liquidateur amiable la société Philae,
défendeurs à la cassation.
Le groupement foncier agricole familial [E] [P] et la société civile [E] [P] représentée par son liquidateur la société Philae ont formé, par un mémoire déposé au greffe, un pourvoi incident contre le même arrêt ;
Les demandeurs au pourvoi principal invoquent, à l'appui de leur recours, deux moyens de cassation ;
Les demandeurs au pourvoi incident s'associent au pourvoi principal, à l'appui de leur recours ;
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Davoine, conseiller référendaire, les observations de la SCP Bauer-Violas, Feschotte-Desbois et Sebagh, avocat de M. [D] [P], Mmes [U] et [J] [P] et de M. [I] [P], de la SCP Fabiani, Luc-Thaler et Pinatel, avocat du groupement foncier agricole familial [E] [P] et de la société civile [E] [P], de la SCP Foussard et Froger, avocat de MM. [R] et [A] [P], de la société des Vignobles [E] [P] et de Mme [H] [O], après débats en l'audience publique du 14 mars 2023 où étaient présents Mme Teiller, président, Mme Davoine, conseiller référendaire rapporteur, Mme Andrich, conseiller, et Mme Besse, greffier de chambre,
la troisième chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Reprise d'instance
1. Il est donné acte à Mme [O], en sa qualité d'ayant droit de [F] [P], décédé le 27 août 2022, de sa reprise d'instance.
Faits et procédure
2. Selon l'arrêt attaqué (Bordeaux, 25 novembre 2021), la société civile d'exploitation agricole Vignobles [E] [P] et fils a exploité un domaine viticole appartenant, pour partie, à la Société civile [E] [P] (la société civile), pour une autre partie, au Groupement foncier agricole familial [E] [P] (le GFA) et, pour le surplus, à des indivisions constituées entre [E] [P], son épouse, [K] [C], et leurs deux fils, [F] [P] et M. [D] [P], ainsi qu'entre ceux-ci, leur épouse et enfants respectifs, à savoir, d'une part, Mme [O] et MM. [R] et [A] [P] (les consorts [F] [P]), d'autre part, [B] [G], Mmes [J] et [U] [P] et M. [I] [P] (les consorts [D] [P]).
3. Le 20 janvier 2006, un jugement, devenu irrévocable, a arrêté le plan de redressement par cession d'actifs de la société civile d'exploitation agricole Vignobles [E] [P] et fils et autorisé la cession de tous ses éléments corporels et incorporels à MM. [R] et [A] [P].
4. Cette cession ayant été réalisée par acte du 6 juin 2006, MM. [R] et [A] [P] ont, par acte du 23 décembre 2008, fait apport à la société civile d'exploitation agricole des Vignobles [E] [P] (la SCEA), constituée entre eux, des actifs ainsi acquis.
5. Le 8 octobre 2013, les consorts [D] [P] ont assigné les consorts [F] [P] et la SCEA en constatation de leur qualité d'occupant sans droit ni titre successif du domaine viticole, en expulsion et en indemnisation.
6. La société Malmezat-Prat, devenue la société Philae, est intervenue à l'instance, en qualité de liquidateur de la société civile et du GFA.
Examen des moyens
Sur les premiers moyens, pris en leur cinquième à septième, neuvième et dixième branches, et les seconds moyens, pris en leur deuxième et troisième branches, du pourvoi principal et du pourvoi incident
7. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces griefs qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Sur les premiers moyens, pris en leurs autres branches, du pourvoi principal et du pourvoi incident, rédigés en termes identiques, réunis
Enoncé des moyens
8. Les consorts [D] [P] et la société Philae, ès qualités, font grief à l'arrêt de rejeter leurs demandes en constatation de la qualité d'occupant sans droit ni titre de MM. [R] et [A] [P] et de la SCEA et en expulsion des immeubles à usage agricole leur appartenant, alors :
« 1°/ que le statut des baux ruraux n'est pas applicable aux biens mis à la disposition d'une société par une personne qui participe effectivement à leur exploitation au sein de celle-ci ; qu'en retenant qu'à la date de cession de ses actifs à MM. [R] et [A] [P], la Scea Vignobles [E] et Fils était titulaire d'un droit au bail sur les terres litigieuses, sans rechercher, comme elle y était pourtant invitée, si lesdites terres, pour celles qui appartenaient aux indivisions existant entre les différents membres de la famille [P], n'avaient pas été mises à la disposition de la Scea par des personnes qui participaient effectivement à leur exploitation au sein de cette structure, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 411-2 du code rural et de la pêche maritime ;
2°/ que la cession d'un bail rural, à l'occasion d'une procédure collective, ne peut être réalisée que de manière expresse, dans les conditions spécifiques prévues par l'article L. 642-1 du code de commerce (ancien article L. 621-84) ; qu'en jugeant que les prétendus baux ruraux dont aurait été titulaire la Scea Vignobles [E] [P] et Fils avaient été cédés à MM. [R] et [A] [P] à l'occasion du jugement du 20 janvier 2006 et de l'acte notarié du 6 juin 2006 emportant cession à leur profit des actifs de cette Scea, sans rechercher, comme elle y était pourtant invitée par les consorts [D] [P] si le jugement du 20 janvier 2006 avait pu emporter telle cession, malgré l'absence d'attribution expresse desdits baux aux cessionnaires et le non-respect des conditions légales impératives en la matière, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'ancien article L. 621-84 du code de commerce, dans sa rédaction antérieure à la loi du n° 2005-845 du 26 juillet 2005 ;
3°/ qu'aucune disposition de la loi n° 2005-845 du 26 juillet 2005 de sauvegarde des entreprises ne donne le pouvoir au juge d'imposer au propriétaire de concéder un bail rural sur ses terres ; qu'en retenant que MM. [R] et [A] [P] disposaient « à la fois d'un titre (jugement et qualité d'indivisaires) et d'un droit d'occupation des immeubles viticoles indivis et sociaux (bail rural) anciennement exploités par la Scea [E] [P] et Fils » aux motifs qu' « il importe peu que le GFA n'ait pas eu la capacité à consentir un bail rural dès lors que les consorts [F] [P] tiennent leur titre et leur droit, non du GFA, mais du jugement du 20 janvier 2006 qui est définitif, emportant la reprise de tous les actifs corporels et incorporels de la société civile d'exploitation des Vignobles [E] [P] et Fils en l'état où ils se trouvaient au jour du jugement », sans rechercher, comme elle y était pourtant invitée par les consorts [D] [P], si le tribunal n'aurait pas, en statuant de la sorte, imposé la conclusion d'un bail rural au GFA, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'ancien article L. 621-84 du code de commerce ;
4°/ que le droit d'usage et de jouissance décrit à l'article 815-9 du code civil n'est accordé qu'à l'indivisaire ; qu'en énonçant que « les consorts [F] [P] disposaient incontestablement d'un titre d'occupation des terres et à tout le moins d'un droit en qualité d'indivisaires », sans rechercher, comme elle y était pourtant invitée par les consorts [D] [P] si MM. [R] et [A] [P] justifiaient de leur qualité de copropriétaires indivis sur l'ensemble des terres qu'ils avaient exploitées, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 815-9 du code civil ;
8°/ que la cession d'un bail rural, à l'occasion d'une procédure collective, ne peut être réalisée que de manière expresse, dans les conditions spécifiques prévues par l'article L. 642-1 du code de commerce (ancien article L. 621-84) ; qu'en retenant que la société civile des Vignobles [E] [P] ne pouvait être considérée comme occupante sans droit ni titre des terres litigieuses au motif que celle-ci tenait ses droits de MM. [R] et [A] [P], lesquels « disposaient d'un droit au bail régulièrement acquis », sans constater que les prétendus baux ruraux dont aurait été titulaire la Scea Vignobles [E] et Fils avaient été cédés à MM. [R] et [A] [P] dans les conditions prévues par l'ancien article L. 621-84 du code de commerce, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de ce texte. »
Réponse de la Cour
9. La cour d'appel a retenu qu'entre 2006 et 2008, MM. [R] et [A] [P] avaient personnellement occupé et exploité, moyennant une contrepartie onéreuse, les terres et bâtiments viticoles, propriétés des indivisions, de la société civile et du GFA, en vertu du jugement du 20 janvier 2006 ayant arrêté le plan de redressement de la société civile d'exploitation agricole Vignobles [E] [P] et fils et autorisé à leur profit la cession totale des éléments corporels et incorporels de celle-ci, et de l'acte de cession du 6 juin 2006 intégrant, parmi ces éléments, les « droits résultant des mises à disposition à titre onéreux portant sur des exploitations agricoles, biens ruraux, parcelles tant en nature de vignes qu'en nature de prés, bois, friches, terres, bâtiments d'exploitation, logements de fonction ou à destination du personnel ».
10. Elle en a exactement déduit, sans être tenue de procéder aux recherches inopérantes visées par les première, deuxième, troisième et huitième branches ne tendant qu'à remettre en cause la décision du 20 janvier 2006, que MM. [R] et [A] [P] avaient bénéficié de baux soumis au statut du fermage et, a ainsi, abstraction faite des motifs surabondants critiqués par la quatrième branche, légalement justifié sa décision de ce chef.
Sur les seconds moyens, pris en leur première branche, du pourvoi principal et du pourvoi incident, rédigés en termes identiques, réunis
Enoncé du moyen
11. Les consorts [D] [P] et la société Philae, ès qualités, font grief à l'arrêt de limiter la condamnation de la SCEA au paiement de certaines sommes, alors « que pour déterminer le régime de prescription applicable à l'action intentée par les consorts [D] [P], écarter toute condamnation de MM. [R] et [A] [P] et évaluer le montant des sommes dues par la société civile des Vignobles [E] [P], la cour d'appel a retenu que l'occupation des terres litigieuses « justifie le paiement d'un fermage » ; que cependant, comme il a été démontré au premier moyen, ni MM. [R] et [A] [P], ni la SC des Vignobles [E] [P] ne pouvaient se prévaloir d'une quelconque bail rural ; qu'il s'ensuit que la cassation à intervenir du chef du premier moyen entraînera, par voie de conséquence, en vertu de l'article 624 du code de procédure civile, cassation de l'arrêt en ce qu'il a débouté les consorts [D] [P] de leurs demandes d'indemnisation à l'encontre de MM. [R] et [A] [P] et fixé à certaines sommes le montant dû par la société des Vignobles [E] [P] aux indivisions, au GFA Familial [E] [P] et à la société civile [E] [P]. »
Réponse de la Cour
12. La cassation n'étant pas prononcée sur les premiers moyens des pourvois principal et incident, le grief tiré d'une annulation par voie de conséquence est devenu sans portée.
Mais sur les seconds moyens, pris en leur quatrième branche, du pourvoi principal et du pourvoi incident, rédigés en termes identiques, réunis
Enoncé du moyen
13. Les consorts [D] [P] et la société Philae, ès qualités, font grief à l'arrêt de limiter la condamnation de la SCEA au paiement des fermages dus au titre des années 2009 à 2015 au GFA, alors « que le preneur est tenu au paiement des loyers ; que les juges du fond sont en outre tenus de motiver leur décision ; qu'en rejetant la demande des consorts [D] [P] tendant à ce qu'il soit fait droit aux demandes du GFA et de la société civile [E] [P] d'indemnisation de leurs préjudices pour les années postérieures à l'année 2015 sans fournir aucun motif au soutien de ce rejet, la cour d'appel a violé l'article 455 du code de procédure civile. »
Réponse de la Cour
Recevabilité du moyen en ce qu'il est formé par les consorts [D] [P].
14. Les consorts [F] [P] et la SCEA contestent la recevabilité du moyen du pourvoi principal. Ils soutiennent que les consorts [D] [P] sont sans intérêt à la cassation des dispositions de l'arrêt concernant la société civile et le GFA.
15. Les consorts [D] [P] n'ayant formé, en qualité d'indivisaires, aucune demande en paiement des fermages dus postérieurement à l'année 2015, ils sont sans intérêt à critiquer le rejet des demandes formées à ce titre par la société civile et le GFA, représentés par leur liquidateur.
16. Le moyen, en ce qu'il est formé par les consorts [D] [P], est donc irrecevable.
Bien-fondé du moyen
Vu l'article 455 du code de procédure civile :
17. Selon ce texte, tout jugement doit être motivé.
18. Pour rejeter les demandes en paiement des fermages dus pour les années postérieures à l'année 2015, l'arrêt se borne à énoncer que la SCEA doit à la société civile et au GFA les fermages au titre des années 2009 à 2015.
19. En statuant ainsi, sans donner aucun motif à sa décision, la cour d'appel n'a pas satisfait aux exigences du texte susvisé.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il rejette les demandes en paiement des fermages dus à compter de l'année 2016 formées par la Société civile [E] [P] et le Groupement foncier agricole familial [E] [P], représentés par leur liquidateur, l'arrêt rendu le 25 novembre 2021, entre les parties, par la cour d'appel de Bordeaux ;
Remet, sur ce point, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Bordeaux autrement composée ;
Condamne la société civile d'exploitation agricole des Vignobles [E] [P] aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, troisième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du vingt avril deux mille vingt-trois.