LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 2
FD
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 9 mars 2023
Cassation partielle
M. PIREYRE, président
Arrêt n° 247 F-D
Pourvoi n° B 21-20.785
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 9 MARS 2023
Le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions, dont le siège est [Adresse 2], a formé le pourvoi n° B 21-20.785 contre l'arrêt rendu le 20 mai 2021 par la cour d'appel de Bordeaux (1re chambre civile), dans le litige l'opposant à Mme [R] [V], domiciliée [Adresse 1], défenderesse à la cassation.
Mme [V] a formé un pourvoi incident contre le même arrêt.
Le demandeur au pourvoi principal invoque, à l'appui de son recours, les deux moyens de cassation annexés au présent arrêt.
La demanderesse au pourvoi incident invoque, à l'appui de son recours, le moyen unique de cassation annexés au présent arrêt.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Chauve, conseiller, les observations de la SARL Boré, Salve de Bruneton et Mégret, avocat du Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions, de Me Occhipinti, avocat de Mme [V], et l'avis de M. Grignon Dumoulin, avocat général, après débats en l'audience publique du 24 janvier 2023 où étaient présents M. Pireyre, président, Mme Chauve, conseiller rapporteur, Mme Leroy-Gissinger, conseiller doyen, et M. Carrasco, greffier de chambre,
la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Bordeaux, 20 mai 2021), Mme [V], victime de faits de viol lors d'un séjour en Guinée-Bissau ayant entraîné une infection par le virus de l'immunodéficience (VIH) a saisi une commission d'indemnisation des victimes d'infractions (CIVI) aux fins d'indemnisation de ses préjudices.
Examen des moyens
Sur le moyen du pourvoi incident formé par Mme [V], ci-après annexé
2. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce moyen qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Sur le second moyen du pourvoi principal formé par le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions
Enoncé du moyen
3. Le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions (le FGTI) fait grief à l'arrêt d'allouer à Mme [V] la somme de
20 000 euros au titre du préjudice d'établissement alors « que le préjudice d'établissement consiste en la perte d'espoir et de chance de réaliser un projet de vie familiale en raison de la gravité du handicap ; qu'en jugeant que Mme [V] aurait subi un tel préjudice dès lors que « le syndrome anxio-dépressif dont souffre Mme [V] et sa grande difficulté à renouer une relation avec un homme, en raison tant des réminiscences des viols qu'elle a subi que de sa contamination par le VIH » cependant qu'il résultait de ses propres constatations que Mme [V] avait pu fonder une famille et avait eu plusieurs enfants, la cour d'appel a violé le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit. »
Réponse de la Cour
4. Après avoir rappelé que le préjudice d'établissement consiste en la perte d'espoir et de chance de réaliser un projet de vie familiale en raison de la gravité du handicap, la cour d'appel a constaté que le syndrome anxio-dépressif dont souffre Mme [V] et sa grande difficulté à renouer une relation avec un homme, en raison tant des réminiscences des viols qu'elle a subis que de sa contamination par le VIH lui causent un préjudice spécifique d'établissement.
5. Elle a ainsi, sans méconnaître le principe de réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime, souverainement mis en évidence l'existence de ce préjudice résultant de l'impossibilité de fonder une nouvelle vie de couple.
6. Le moyen n'est, dès lors, pas fondé.
Mais sur le premier moyen du pourvoi principal formé par le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions
Enoncé du moyen
7. Le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions (le FGTI) fait grief à l'arrêt d'allouer à Mme [V] la somme de 375 753,62 euros au titre de l'aide par tierce personne, alors « que le poste de préjudice lié à l'assistance d'une tierce personne indemnise la perte d'autonomie de la victime restant atteinte, à la suite du fait dommageable, d'un déficit fonctionnel permanent la mettant dans l'obligation de recourir à un tiers pour l'assister dans les actes de la vie quotidienne ; qu'en jugeant que Mme [V] nécessiterait l'assistance d'une tierce personne en raison de ce qu'elle aurait eu, jusqu'au 5 mars 2017, « besoin d'être accompagnée par un tiers dans des circonstances particulières pour elle angoissante et qui réactivaient son syndrome anxio-dépressif » et qu'elle ne pourrait en outre, depuis les faits et pour l'avenir, « plus conduire de véhicule automobile en raison de la prise de psychotropes », cependant qu'il résultait de ses propres constatations que « Mme [V] pouvait accomplir seule tous les actes de la vie courante réalisables à son domicile, où elle se sentait en sécurité, et qu'elle était aussi en mesure d'effectuer seule des sorties pour des courses, mais aussi des voyages lointains, puisqu'elle avait pu se rendre à la Réunion pour y voir son fils », ce dont se déduisait l'absence de nécessité de recourir à un tiers pour l'assister dans les actes de la vie quotidienne, la cour d'appel a violé le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 455 du code de procédure civile :
8. Selon ce texte, tout jugement doit être motivé. L'insuffisance de motifs équivaut à l'absence de motifs.
9. L'arrêt refuse d'abord d'écarter des débats le rapport de l'expert judiciaire qui ne retient pas de besoin en tierce personne après consolidation, et indique qu'il convient d'en apprécier la pertinence au regard des autres éléments médicaux produits.
10. Il rappelle ensuite les doléances de Mme [V] formulées dans un texte rédigé en vue de l'expertise. Il relève que le médecin psychiatre traitant Mme [V] depuis 2004 a établi deux certificats dans lesquels il indique qu'elle est vulnérable psychologiquement, qu'il lui est impossible de sortir seule de chez elle, uniquement pour ses besoins vitaux et que la prise de psychotropes rend la conduite automobile dangereuse. Il énonce ensuite que Mme [V] pouvait accomplir seule tous les actes de la vie courante réalisables à son domicile et qu'elle était aussi en mesure d'effectuer des sorties pour des courses, mais aussi des voyages lointains, puisqu'elle avait pu se rendre à la Réunion pour y voir son fils.
11. Il ajoute que Mme [V] a besoin d'être accompagnée par un tiers dans des circonstances particulières angoissantes pour elle, qu'elle ne peut plus conduire de véhicule automobile en raison de la prise de psychotropes et que le maintien de son autonomie commandait l'assistance d'un tiers conducteur.
12. Il relève ensuite que Mme [V] ne produit pas de pièces médicales pour la période commençant le jour de la consolidation, excepté le certificat de son psychiatre mentionnant la prise d'un traitement psychotrope ce qui implique un besoin d'assistance pour la conduite automobile, pour les besoins de la vie courante et ceux des loisirs et des vacances et retient un besoin en tierce personne de deux heures par jour du 4 mars 2009 au 5 mars 2017 et d'une heure par jour après consolidation.
13. En statuant ainsi, par des motifs insuffisants à caractériser les besoins en tierce personne de Mme [V], la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE ET ANNULE mais seulement en ce qu'il alloue à Mme [V] la somme de 375 753,62 euros au titre de l'aide par tierce personne, l'arrêt rendu le 20 mai 2021, entre les parties, par la cour d'appel de Bordeaux ;
Remet sur ce point l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Toulouse ;
Laisse les dépens à la charge du Trésor public ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, deuxième chambre civile, et prononcé en l'audience publique du neuf mars deux mille vingt-trois par Mme Leroy-Gissinger, conseiller doyen, et signé par elle, en remplacement du président empêché, conformément aux dispositions des articles 452 et 456 du code de procédure civile.
MOYENS ANNEXES au présent arrêt :
Moyens produits au POURVOI PRINCIPAL par la SARL Boré, Salve de Bruneton et Mégret, avocat aux Conseils, pour le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions.
PREMIER MOYEN DE CASSATION :
Le FGTI fait grief à l'arrêt attaqué d'AVOIR alloué à Mme [V] la somme de 375 753,62 euros au titre de l'aide par tierce personne ;
ALORS QUE le poste de préjudice lié à l'assistance d'une tierce personne indemnise la perte d'autonomie de la victime restant atteinte, à la suite du fait dommageable, d'un déficit fonctionnel permanent la mettant dans l'obligation de recourir à un tiers pour l'assister dans les actes de la vie quotidienne ; qu'en jugeant que Mme [V] nécessiterait l'assistance d'une tierce personne en raison de ce qu'elle aurait eu, jusqu'au 5 mars 2017, « besoin d'être accompagnée par un tiers dans des circonstances particulières pour elle angoissante et qui réactivaient son syndrome anxio-dépressif » et qu'elle ne pourrait en outre, depuis les faits et pour l'avenir, « plus conduire de véhicule automobile en raison de la prise de psychotropes », cependant qu'il résultait de ses propres constatations que « Mme [V] pouvait accomplir seule tous les actes de la vie courante réalisables à son domicile, où elle se sentait en sécurité, et qu'elle était aussi en mesure d'effectuer seule des sorties pour des courses, mais aussi des voyages lointains, puisqu'elle avait pu se rendre à la Réunion pour y voir son fils » (arrêt, p. 6, in fine et p. 7, in limine), ce dont se déduisait l'absence de nécessité de recourir à un tiers pour l'assister dans les actes de la vie quotidienne, la cour d'appel a violé le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit.
DEUXIÈ
ME MOYEN DE CASSATION :
Le FGTI fait grief à l'arrêt attaqué d'AVOIR alloué à Mme [V] la somme de 20 000 euros au titre du préjudice d'établissement ;
ALORS QUE le préjudice d'établissement consiste en la perte d'espoir et de chance de réaliser un projet de vie familiale en raison de la gravité du handicap ; qu'en jugeant que Mme [V] aurait subi un tel préjudice dès lors que « le syndrome anxio-dépressif dont souffre Mme [V] et sa grande difficulté à renouer une relation avec un homme, en raison tant des réminiscences des viols qu'elle a subi que de sa contamination par le VIH » cependant qu'il résultait de ses propres constatations que Mme [V] avait pu fonder une famille et avait eu plusieurs enfants (arrêt, p. 6, § 4 et 6), la cour d'appel a violé le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit.
Moyen produit au POURVOI INCIDENT par Me Occhipinti, avocat aux Conseils, pour Mme [V].
Mme [V] reproche à l'arrêt attaqué d'AVOIR fixé son préjudice après avoir rejeté ses demandes au titre des pertes de gains professionnels actuels et futurs ;
ALORS QUE la perte de gains professionnels actuels ou futurs est constituée dès lors que la victime a perdu une chance de réaliser un gain ; que la cour d'appel a constaté que la société Era, créée par Mme [V], avait conclu un contrat de représentation commerciale quelques mois avant le viol dont cette dernière avait été victime, et que cette société avait également effectué des achats auprès d'un groupement d'agriculteurs de Guinée-Bissau ; qu'en refusant toute indemnisation de la perte de gains professionnels subie par Mme [V] car il n'était pas établi que le contrat pouvait générer une activité et car l'achat était une opération unique, quand l'existence d'une activité économique de la société Era et l'impossibilité pour Mme [V] de toute activité professionnelle après le viol qu'elle avait subi suffisaient à caractériser un préjudice indemnisable, fût-ce au titre de la perte de chance, la cour d'appel a violé le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime.