LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, a rendu l'arrêt suivant :
SOC.
AF1
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 8 mars 2023
Cassation
M. SOMMER, président
Arrêt n° 230 FS-D
Pourvoi n° R 21-20.798
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, DU 8 MARS 2023
Le groupement d'intérêt économique Klesia ADP, venant aux droits de l'association de Moyens Klesia, dont le siège est [Adresse 1], a formé le pourvoi n° R 21-20.798 contre l'arrêt rendu le 16 juin 2021 par la cour d'appel de Paris (pôle 6, chambre 6), dans le litige l'opposant à M. [D] [Y], domicilié [Adresse 2], défendeur à la cassation.
Le demandeur invoque, à l'appui de son pourvoi, le moyen unique de cassation annexé au présent arrêt.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de M. Barincou, conseiller, les observations de la SCP Gatineau, Fattaccini et Rebeyrol, avocat du groupement d'intérêt économique Klesia ADP, de la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet, avocat de M. [Y], et l'avis de Mme Grivel, avocat général, après débats en l'audience publique du 17 janvier 2023 où étaient présents M. Sommer, président, M. Barincou, conseiller rapporteur, Mme Mariette, conseiller doyen, MM. Pietton, Seguy, Mmes Grandemange, Douxami, conseillers, M. Le Corre, Mmes Prieur, Marguerite, M. Carillon, conseillers référendaires, Mme Grivel, avocat général, et Mme Pontonnier, greffier de chambre,
la chambre sociale de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 16 juin 2021), M. [Y] a été engagé, à compter du 1er octobre 2009, en qualité de rédacteur juridique puis d'analyste métier par l'association DetO, laquelle a fusionné le 2 juillet 2012 avec plusieurs groupes de protection sociale pour devenir l'association Klesia, aux droits de laquelle vient le groupement d'intérêt économique Klesia ADP.
2. Il a été licencié, pour faute grave, le 5 septembre 2017.
3. Contestant son licenciement, il a saisi la juridiction prud'homale.
Examen du moyen, pris en sa seconde branche
Enoncé du moyen
4. L'employeur fait grief à l'arrêt de le condamner à verser au salarié diverses sommes à titre d'indemnité compensatrice de préavis, congés payés sur préavis, indemnité conventionnelle de licenciement, rappel de salaire sur mise à pied et de congés payés afférents, indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, alors « que l'illicéité d'un moyen de preuve, au regard des dispositions de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés, n'entraîne pas nécessairement son rejet des débats ; qu'en l'espèce, pour conclure que le licenciement du salarié était dépourvu de cause réelle et sérieuse, la cour d'appel s'est bornée à relever que le système de badgeage à l'entrée du bâtiment n'avait pas pour finalité déclarée de contrôler l'activité des salariés de sorte que ce mode de preuve était illicite et partant irrecevable ; qu'en statuant de la sorte sans rechercher si l'utilisation de cette preuve avait porté atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble et sans mettre en balance le droit au respect de la vie personnelle du salarié et le droit à la preuve, la cour d'appel a violé les articles 2, 6 et 22 de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 dans sa version alors en vigueur et les articles 6 et 8 de la convention de sauvegarde de droits de l'homme et des libertés fondamentales. »
Réponse de la Cour
Vu les articles 6 et 22 de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978, le premier dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance n° 2018-1125 du 12 décembre 2018 et le second dans sa rédaction antérieure à la loi n° 2018-493 du 20 juin 2018 relative à la protection des données personnelles, applicables au litige, l'article L. 1222-4 du code du travail et les articles 6 et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales :
5. D'une part, aux termes du premier de ces textes, un traitement ne peut porter que sur des données à caractère personnel qui satisfont aux conditions suivantes :
1°) les données sont collectées et traitées de manière loyale et licite,
2°) elles sont collectées pour des finalités déterminées, explicites et légitimes et ne sont pas traitées ultérieurement de manière incompatible avec ces finalités.
6. Il résulte du deuxième de ces textes que les traitements automatisés de données à caractère personnel font l'objet d'une déclaration auprès de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) ou, lorsque le responsable du traitement a désigné un correspondant à la protection des données à caractère personnel, sont inscrits sur la liste des traitements tenue par celui-ci.
7. Enfin, selon le troisième de ces textes, aucune information concernant personnellement un salarié ne peut être collectée par un dispositif qui n'a pas été porté préalablement à sa connaissance.
8. D'autre part, en application des articles 6 et 8 de la Convention de sauvegarde de droits de l'homme et des libertés fondamentales, l'illicéité d'un moyen de preuve, au regard des dispositions précitées, n'entraîne pas nécessairement son rejet des débats, le juge devant apprécier, lorsque cela lui est demandé, si l'utilisation de cette preuve a porté atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit au respect de la vie personnelle du salarié et le droit à la preuve, lequel peut justifier la production d'éléments portant atteinte à la vie personnelle du salarié à la condition que cette production soit indispensable à l'exercice de ce droit et que l'atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi.
9. Ainsi, lorsqu'il retient qu'un moyen de preuve est illicite, le juge doit d'abord s'interroger sur la légitimité du contrôle opéré par l'employeur et vérifier s'il existait des raisons concrètes qui justifiaient le recours à la surveillance et l'ampleur de celle-ci. Il doit ensuite rechercher si l'employeur ne pouvait pas atteindre un résultat identique en utilisant d'autres moyens plus respectueux de la vie personnelle du salarié. Enfin le juge doit apprécier le caractère proportionné de l'atteinte ainsi portée à la vie personnelle au regard du but poursuivi.
10. Pour condamner l'employeur à payer au salarié des sommes au titre du licenciement sans cause réelle et sérieuse, l'arrêt relève, d'une part, que le système de badgeage situé à l'entrée des bâtiments de l'entreprise avait pour seule finalité, déclarée par l'employeur auprès de la Commission nationale informatique et libertés et présentée au comité d'entreprise, le contrôle des accès aux locaux et aux parkings et qu'aucune autre finalité de contrôle individuel de l'activité des salariés n'avait été déclarée concernant ce dispositif de collecte de données personnelles, d'autre part, que l'employeur avait utilisé ce système de badgeage afin de recueillir des informations concernant personnellement les salariés puis avait rapproché ces données personnelles de celles issues du logiciel de contrôle du temps de travail afin de contrôler l'activité et les horaires de travail des intéressés, sans avoir procédé à une déclaration auprès du correspondant informatique et liberté au sein de l'entreprise ni informé préalablement les salariés et les institutions représentatives du personnel que les horaires d'entrée et de sortie des bâtiments étaient susceptibles d'être contrôlés, de sorte que le résultat de ce rapprochement constituait un moyen de preuve illicite.
11. L'arrêt retient ensuite que l'employeur invoque vainement une atteinte à son droit à la preuve dans la mesure où il lui aurait suffi de déclarer de manière simplifiée au correspondant CNIL la finalité de contrôle du temps de travail du système de badgeage lors de l'accès aux locaux et d'en informer les salariés ainsi que les institutions représentatives du personnel habilitées pour préserver son droit à la preuve.
12. Il conclut qu'en l'absence d'autres preuves établissant la fraude reprochée, le licenciement est dépourvu de cause réelle et sérieuse.
13. En statuant ainsi alors qu'il lui appartenait de vérifier si la preuve litigieuse n'était pas indispensable à l'exercice du droit à la preuve de l'employeur et si l'atteinte au respect de la vie personnelle de la salariée n'était pas strictement proportionnée au but poursuivi, la cour d'appel a violé les textes susvisés.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur l'autre grief, la Cour :
CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 16 juin 2021, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;
Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris autrement composée ;
Condamne M. [Y] aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, et prononcé par le président en son audience publique du huit mars deux mille vingt-trois.
MOYEN ANNEXE au présent arrêt :
Moyen produit par la SCP Gatineau, Fattaccini et Rebeyrol, avocat aux Conseils, pour le groupement d'intérêt économique Klésia ADP
Le GIE Klesia ADP FAIT GRIEF à l'arrêt attaqué de l'AVOIR condamnée à verser à M. [Y] les sommes de 11 596 euros à titre d'indemnité compensatrice de préavis, 1 159,60 euros à titre de congés payés sur préavis, 12 631,83 euros à titre d'indemnité conventionnelle de licenciement, 644,21 euros à titre de rappel de salaire sur mise à pied et celle de 64,42 euros de congés payés y afférents, 38 000 euros à titre d'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse ;
1°) ALORS QUE l'analyse de données issues d'un dispositif de badgeage mis en place dans le but de sécuriser l'accès aux locaux de l'entreprise n'équivaut pas à un système de contrôle de l'activité et des horaires de travail des salariés ; qu'en l'espèce, il était constant que les salariés disposaient d'un badge unique leur permettant, dans un premier temps, d'accéder aux locaux de l'entreprise (portique de sécurité), puis, dans un second temps et à l'intérieur des bâtiments, de pointer leurs heures de travail (badgeage physique), sauf à préférer enregistrer ces heures sur leurs postes informatiques (badgeage virtuel), outre que le système d'accès aux locaux avait été déclaré comme tendant à la sécurisation des bâtiments, tandis que le dispositif d'enregistrement des heures avait été déclaré comme visant à contrôler le temps d'activité des salariés ; qu'en affirmant que le recoupement manuel des données issues du système d'accès aux locaux et du dispositif de pointage des horaires, qui avait permis à l'employeur de mettre à jour une fraude par déclarations erronées du temps de travail, constituait un mode de preuve illicite faute pour le système d'accès aux locaux d'avoir été déclaré comme un dispositif de contrôle du temps de travail, la Cour d'appel, qui n'a pas caractérisé que ce système avait été utilisé à cette fin, a privé sa décision de base légale au regard des articles L. 1222-4 et L. 2312-38 du Code du Travail ;
2°) ALORS en tout état de cause QUE l'illicéité d'un moyen de preuve, au regard des dispositions de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés, n'entraîne pas nécessairement son rejet des débats ; qu'en l'espèce, pour conclure que le licenciement du salarié était dépourvu de cause réelle et sérieuse, la cour d'appel s'est bornée à relever que le système de badgeage à l'entrée du bâtiment n'avait pas pour finalité déclarée de contrôler l'activité des salariés de sorte que ce mode de preuve était illicite et partant irrecevable (arrêt p. 5 § 4) ; qu'en statuant de la sorte sans rechercher si l'utilisation de cette preuve avait porté atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble et sans mettre en balance le droit au respect de la vie personnelle du salarié et le droit à la preuve, la cour d'appel a violé les articles 2, 6 et 22 de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 dans sa version alors en vigueur et les articles 6 et 8 de la Convention de sauvegarde de droits de l'homme et des libertés fondamentales.