LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, a rendu l'arrêt suivant :
COMM.
DB
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 7 décembre 2022
Cassation partielle
M. VIGNEAU, président
Arrêt n° 738 F-D
Pourvoi n° S 21-21.167
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, FINANCIÈRE ET ÉCONOMIQUE, DU 7 DÉCEMBRE 2022
1°/ M. [M] [R], domicilié [Adresse 2],
2°/ la société Groupe Marjo 2, société à responsabilité limitée, dont le siège est [Adresse 2], venant aux droits de la société CMB Location,
ont formé le pourvoi n° S 21-21.167 contre l'arrêt rendu le 15 juin 2021 par la cour d'appel de Besançon (première chambre civile et commerciale), dans le litige les opposant :
1°/ à la société Etoile 25, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 3],
2°/ à la société Etoile 90 Holding, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 1],
défenderesses à la cassation.
Les demandeurs invoquent, à l'appui de leur pourvoi, les deux moyens de cassation annexés au présent arrêt.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Bellino, conseiller référendaire, les observations de la SCP Gatineau, Fattaccini et Rebeyrol, avocat de M. [R], et de la société Groupe Marjo 2, de la SCP Lyon-Caen et Thiriez, avocat des sociétés Etoile 25, Etoile 90 Holding, après débats en l'audience publique du 18 octobre 2022 où étaient présents M. Vigneau, président, Mme Bellino, conseiller référendaire rapporteur, Mme Darbois, conseiller doyen, et Mme Labat, greffier de chambre,
la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Besançon, 15 juin 2021), le 18 décembre 2010, M. [R] et les autres actionnaires de la société Groupe MC Finance ont vendu la totalité des actions du groupe à la société Etoile 90 Holding (la société Etoile 90). La société Groupe MC Finance possédait elle-même des actions dans plusieurs sociétés parmi lesquelles la société CMB, qui deviendra la société Etoile 25, ayant pour objet l'exploitation de garages, le commerce de véhicules, les réparations, le remorquage, le transport routier, la location de véhicules, et la société CMB Location, aux droits de laquelle vient la société Groupe Marjo 2 (la société CMB Location), ayant pour objet la location de véhicules de moins de 3,5 tonnes, la location de véhicules industriels, le commerce et la réparation de véhicules.
2. Le contrat de cession prévoyait la revente au cédant des parts de la société cédée CMB Location ainsi que le stock de véhicules détenu par cette société.
3. L'acte de cession était par ailleurs assorti d'une clause de non-concurrence, aux termes de laquelle M. [R] s'interdisait de faire concurrence aux sociétés Groupe MC Finance, CMB et CMB Location. Par dérogation à cette clause, certaines opérations de vente, de rachat et de location étaient autorisées, afin de permettre à M. [R] d'exploiter la société CMB Location qu'il s'était engagé à racheter.
4. Soutenant que M. [R] et la société CMB Location avaient violé la clause de non-concurrence stipulée dans l'acte de cession, les sociétés Etoile 25 et Etoile 90 les ont assignés en paiement de dommages et intérêts.
Examen des moyens
Sur le premier moyen, ci-après annexé
5. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce moyen qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Mais sur le second moyen, pris en sa troisième branche
Enoncé du moyen
6. M. [R] et la société CMB Location font grief à l'arrêt de condamner celui-ci à payer aux sociétés Etoile 25 et Etoile 90 les sommes de 334 902,90 euros hors taxe au titre de l'indemnisation du préjudice subi et de 15 000 euros au titre des frais irrépétibles de première instance et d'appel, alors « que le juge est tenu par les demandes des parties et ne peut statuer au-delà ; qu'en l'espèce, les sociétés Etoile 25 et Etoile 90 fixaient à la somme de 798 706 euros le profit réalisable à partir duquel devait être évalué leur préjudice, de sorte que le juge était tenu par cette demande ; qu'en fixant le profit réalisable à la somme de 1 116 343 euros, la cour d'appel a méconnu les prétentions des parties et violé l'article 4 du code de procédure civile. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 5 du code de procédure civile :
7. Aux termes de ce texte, le juge doit se prononcer sur tout ce qui est demandé et seulement sur ce qui est demandé.
8. Pour condamner M. [R] à payer aux sociétés Etoile 25 et Etoile 90, à titre de dommages et intérêts, la somme de 334 902,90 euros HT en réparation de leur préjudice, l'arrêt retient, s'agissant de la vente de 45 véhicules via la société CMB Location en 2013, qu'elle a causé un préjudice aux sociétés Etoile 25 et Etoile 90 en les privant du profit constitué par le prix de ces ventes, que l'expert a établi à 863 897 euros, mais que, celles-ci demandant une somme moindre et la cour ne pouvant donner plus qu'il n'est demandé, le profit perdu doit être évalué dans la limite de la demande à 570 206 euros. Il retient, s'agissant de la vente de 63 véhicules via la société CMB Location en 2014, que, pour les mêmes motifs, le profit réalisable par les sociétés Etoile 25 et Etoile 90 sur ces ventes correspond au prix qui en a été retiré, soit 365 827 euros selon l'expert, mais qu'il doit être limité au montant de la demande qui est de 228 500 euros. Il retient ensuite que, s'agissant de l'achat par la société CMB Location de 57 véhicules, les sociétés Etoile 25 et Etoile 90 auraient pu réaliser un profit de 130 715 euros, que ce profit est toutefois à diminuer du coût des réparations qu'elles auraient engagées sur ces véhicules, évalué à 40 000 euros, et que le profit réalisable au titre des 57 véhicules est donc fixé à 90 715 euros. Il retient enfin, s'agissant de la location de 110 véhicules au cours des années 2011 à 2014, que le profit réalisable par les sociétés Etoile 25 et Etoile 90 est constitué des loyers versés par les locataires, évalué par l'expert à 226 922 euros. Il en déduit que le profit réalisable par les sociétés Etoile 25 et Etoile 90, si elles avaient accompli elles-mêmes les opérations d'achat, de vente et de location intervenues en violation de la clause de non-concurrence, s'établit à 1 116 343 euros. L'arrêt ajoute que, ces sociétés ayant fortement réduit leur activité sur le marché des véhicules industriels et utilitaires d'occasion, au regard de la part d'activité résiduelle qu'elles avaient maintenue, elles n'avaient que 30 % de chance de réaliser elles-mêmes les opérations contrevenantes et d'en retirer le profit réalisable, de sorte que le préjudice effectivement subi est fixé à 334 902,90 euros.
9. En statuant ainsi, par des motifs la conduisant à retenir un profit manqué supérieur à la perte de marge invoquée par les sociétés Etoile 25 et Etoile 90 au titre seulement des 45 véhicules vendus en 2013 et des 63 véhicules vendus en 2014 et non au titre des 57 véhicules achetés par la société CMB Location et des 110 véhicules loués en violation de la clause de non-concurrence, de sorte que le montant alloué après application du pourcentage de chance pour les sociétés Etoile 25 et Etoile 90 de réaliser elles-mêmes les opérations contrevenantes excédait le montant de la demande, ramenée à une telle perte de chance, la cour d'appel a violé le texte susvisé.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il condamne M. [R] à payer aux sociétés Etoile 25 et Etoile 90, ensemble, à titre de dommages et intérêts, la somme de 334 902,90 euros HT en réparation de leur préjudice, l'arrêt rendu le 15 juin 2021, entre les parties, par la cour d'appel de Besançon ;
Remet, sur ce point, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Dijon ;
Condamne la société Etoile 25 et la société Etoile 90 Holding aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre commerciale, financière et économique, et prononcé par le président en son audience publique du sept décembre deux mille vingt-deux.
MOYENS ANNEXES au présent arrêt :
Moyens produits par la SCP Gatineau, Fattaccini et Rebeyrol, avocat aux Conseils, pour M. [R], la société Groupe Marjo 2, venant aux droits de la société CMB Location.
PREMIER MOYEN DE CASSATION :
M. [M] [R] fait grief à l'arrêt attaqué d'avoir déclaré que l'arrêt mixte rendu entre les parties le 19 décembre 2017 doit être interprété comme le déclarant responsable du préjudice causé aux sociétés Etoile 25 et Etoile 90 holding par la vente de 45 véhicules via la société CMB location en 2013, la vente de 63 véhicules via la société CMB location en 2014, l'achat par la société CMB location de 57 véhicules hors reprise de véhicules issus du stock cédé, la location de 110 véhicules ne provenant pas du stock cédé ni de buy back refusés au cours des années 2011 à 2014, dit n'y avoir lieu à expertise complémentaire ;
1) Alors que l'autorité de la chose jugée n'est conférée qu'au dispositif d'une décision de justice ; qu'en l'espèce, l'arrêt du 19 décembre 2017 n'avait confirmé le jugement du 1er mars 2017 qu'en ce qu'il avait constaté que M. [R] s'était rendu coupable de non-respect de la clause de non concurrence litigieuse et avait sursis à statuer concernant l'évaluation du préjudice subséquent, ordonnant une expertise pour identifier les véhicules concernés par la violation et fournir tous les éléments nécessaires à l'évaluation du préjudice par la cour, de sorte qu'il n'était pas définitivement statué sur le nombre de véhicules concernés par la violation de la clause de non concurrence ; qu'en considérant que le nombre de véhicules concernés par la violation litigieuse avait été définitivement tranché par l'arrêt du 19 décembre 2017, la cour d'appel a violé les articles 1355 du code civil et 480 du code de procédure civile.
2) Alors que dans les motifs de son arrêt du 19 décembre 2017, la cour d'appel avait seulement constaté que M. [R] ne fournissait aucune explication ni aucune justification de ce que les 275 véhicules litigieux auraient été commercialisés dans le respect de la clause de non concurrence ; que ni dans les motifs de sa décision, ni encore moins dans le dispositif de celle-ci la cour d'appel n'a affirmé qu'il été établi que les 275 véhicules avaient été commercialisés en contravention avec la clause de non concurrence ; que l'expertise ordonnée par la cour d'appel avait précisément pour objet de déterminer le nombre de véhicules en cause et le préjudice subi en conséquence par les sociétés Etoile 25 et Etoile 90 holding ; qu'en affirmant que l'arrêt de 2017 avait définitivement tranché que les véhicules litigieux avaient été commercialisés en méconnaissance de la clause de non-concurrence, la cour d'appel a dénaturé sa précédente décision du 19 décembre 2017 et violé le principe selon lequel il est interdit aux juges du fond de dénaturer les documents soumis à leur appréciation.
SECOND MOYEN DE CASSATION :
M. [M] [R] fait grief à l'arrêt attaqué de l'avoir condamné à payer aux sociétés Etoile 25 et Etoile 90 holding les sommes de 334 902,90 euros hors taxe au titre de l'indemnisation du préjudice subi et de 15 000 euros au titre des frais irrépétibles de première instance et d'appel ;
1) Alors qu'en application du principe de la réparation intégrale du préjudice, la victime de celui-ci doit être rétablie, autant que faire se peut dans la situation qui aurait été la sienne en l'absence du fait dommageable ; que lorsque la victime du fait dommageable subit une perte de chiffre d'affaires, le rétablissement de celle-ci dans sa situation antérieure conduit à rechercher le chiffre d'affaires dont elle a été privée sous déduction des charges qui n'ont pas été supportées du fait de la perte d'activité pour déterminer la marge perdue ; qu'en l'espèce les parties s'accordaient sur la nécessité de raisonner en termes de marge brute pour évaluer le préjudice de la victime en fonction du chiffre d'affaires perdu et des frais épargnés ; que la cour d'appel, contre la volonté des parties, n'a pas eu recours à la méthode de la marge brute, mais à celle du « profit » escompté par la victime ; qu'en modifiant la méthode d'évaluation voulue par les parties sans les inviter à s'expliquer sur cette autre méthode, la cour d'appel a méconnu le principe du contradictoire et violé les articles 16, 12 et 7 du code de procédure civile ;
2) Alors que la cession des véhicules à la société Cor, de nature purement comptable, n'avait pu priver les créanciers de l'obligation de non-concurrence du moindre profit dans la mesure où les véhicules étaient finalement restés dans le patrimoine de la société Cor, sans perte ni profit pour elle ; qu'en appliquant la méthode du profit, et en additionnant les chiffres d'affaires produits par les relations purement comptables avec la société Cor, la cour d'appel a créé un préjudice fictif au lieu de rechercher si la vente avait réellement généré un chiffre d'affaires dont le créancier de l'obligation de non-concurrence aurait été privé ; qu'en ne s'expliquant pas sur le moyen de M. [R] pris de ce qu'aucune privation de chiffres d'affaires ne pouvait résulter des opérations conclues avec la société Cor, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles 1149 devenu 1231-2 et 1151 devenu 1231-4 du code civil ;
3) Alors que le juge est tenu par les demandes des parties et ne peut statuer au-delà ; qu'en l'espèce, les sociétés Etoile 25 et Etoile 90 holding fixaient à la somme de 798 706 euros le profit réalisable à partir duquel devait être évalué leur préjudice, de sorte que le juge était tenu par cette demande ;
qu'en fixant le profit réalisable à la somme de 1 116 343 euros, la cour d'appel a méconnu les prétentions des parties et violé l'article 4 du code de procédure civile ;
4) Alors que l'indemnité accordée à la victime d'un préjudice vise à compenser le gain manqué ou la perte éprouvée ; que son caractère indemnitaire exclut qu'elle puisse être soumise à la moindre imposition ou la moindre cotisation sociale ; qu'en évaluant le préjudice de la victime à une somme calculée hors taxes et donc soumise à impôt (en l'occurrence la TVA) quand l'indemnité due à la victime s'entend nécessairement d'une somme nette (TTC), la cour d'appel a violé le principe indemnitaire de la réparation et violé l'article 1149 devenu 1231-2 du code civil.