LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, a rendu l'arrêt suivant :
SOC.
CDS
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 28 septembre 2022
Cassation partielle
M. PION, conseiller le plus ancien
faisant fonction de président
Arrêt n° 1043 F-D
Pourvoi n° A 20-17.100
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
_________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, DU 28 SEPTEMBRE 2022
M. [B] [P], domicilié [Adresse 3] (Barbade), a formé le pourvoi n° A 20-17.100 contre l'arrêt rendu le 11 mars 2020 par la cour d'appel de Versailles (19e chambre), dans le litige l'opposant :
1°/ à la société Servier International, société à responsabilité limitée, dont le siège est [Adresse 1],
2°/ à la société Servier Caribbean Limited, dont le siège est [Adresse 2] (Barbade),
défenderesses à la cassation.
Le demandeur invoque, à l'appui de son pourvoi, les deux moyens de cassation annexés au présent arrêt.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de M. Pion, conseiller, les observations de la SCP Le Bret-Desaché, avocat de M. [P], de la SCP Célice, Texidor, Périer, avocat de la société Servier International, après débats en l'audience publique du 5 juillet 2022 où étaient présents M. Pion, conseiller le plus ancien faisant fonction de président et rapporteur, Mme Capitaine, conseiller, Mme Valéry, conseiller référendaire ayant voix délibérative, et Mme Pontonnier, greffier de chambre,
la chambre sociale de la Cour de cassation, composée, en application de l'article 431-3, alinéa 2, du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Désistement partiel
1. Il est donné acte à M. [P] du désistement de son pourvoi en ce qu'il est dirigé contre la société Servier Caribbean Limited.
Faits et procédure
2. Selon l'arrêt attaqué (Versailles, 11 mars 2020), M. [P], engagé par la société Servier international à compter du 1er avril 1997, exerçait en dernier lieu en qualité de directeur général de la filiale société Servier Caribbean Limited.
3. Le salarié a pris acte le 10 mars 2014 de la rupture de son contrat de travail aux torts de ses employeurs.
Examen des moyens
Sur le premier moyen
Enoncé du moyen
4. Le salarié fait grief à l'arrêt de le débouter de ses demandes relatives à la prise d'acte et ses conséquences et de rappels de salaires et congés payés afférents, alors :
« 1°/ que lorsqu'un salarié prend acte de la rupture de son contrat de travail en raison de manquements de l'employeur à ses obligations contractuelles, le juge qui constate la réalité de ces manquements doit, pour déterminer s'ils présentent un degré de gravité suffisant, les apprécier dans leur ensemble ; qu'en rejetant les demandes de M. [P] au titre de la rupture de son contrat de travail, après avoir notamment constaté que l'employeur n'avait pas respecté l'obligation de formation, ni l'obligation d'entretien, ni les dispositions conventionnelles relatives au délai de réflexion, à l'obligation d'une notification écrite, aux démarches d'accompagnement tant pour le logement que pour l'emploi du conjoint, sans examiner la gravité de l'ensemble des manquements invoqués à l'appui de la prise d'acte de rupture, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles L. 1231-1 du code du travail et 1184 du code civil dans sa rédaction applicable au litige ;
2°/ que les juges doivent se prononcer sur l'intégralité des griefs invoqués par le salarié au soutien de la prise d'acte de rupture ; qu'en l'espèce, M. [P] reprochait également à l'employeur de lui avoir fixés des objectifs qui n'étaient pas atteignables et d'avoir mis fin à son détachement sans que l'intérêt de l'entreprise n'ait été évoqué ni ne soit établi ; qu'en s'abstenant de se prononcer sur ces points, et en n'examinant pas l'intégralité des griefs invoqués par le salarié au titre de sa prise d'acte, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles L. 1231-1 du code du travail et 1184 du code civil dans sa rédaction applicable au litige ;
3°/ que la persistance des manquements d'un employeur rend impossible la poursuite du contrat de travail ; qu'en retenant que l'employeur n'avait pas respecté son obligation de formation, d'évaluation, tout en déboutant le salarié de sa demande de requalification de la prise d'acte en licenciement sans cause réelle et sérieuse au motif que ces faits n'étaient pas suffisamment graves dès lors qu'ils s'étaient prolongés durant plusieurs années, la cour d'appel a violé les articles L. 1231-1 du code du travail et 1184 du code civil dans sa rédaction applicable au litige ;
4°/ que seule la régularisation des manquements avant la prise d'acte doit être prise en compte pour apprécier leur gravité ; qu'en jugeant que les manquements de l'employeur au titre de l'exécution déloyale du contrat ne justifiaient pas la prise d'acte dès lors qu' ''à l'issue de sa prise d'acte, elle (la société) lui a encore fait des propositions, certes non précises, mais elle s'engageait à faire d'autres recherches'', la cour d'appel a derechef violé les articles L. 1231-1 du code du travail et 1184 du code civil dans sa rédaction applicable au litige ;
5°/ que seule la régularisation des manquements avant la prise d'acte doit être prise en compte pour apprécier leur gravité ; qu'en jugeant que la société n'avait pas respecté les dispositions conventionnelles dans le cadre de l'information de son salarié, du délai de réflexion nécessaire ainsi que des conséquences de son refus, mais qu'elle avait ''tenté à de nombreuses reprises de corriger ses erreurs'' en procédant à d'autres recherches de reclassement, ce dont il résultait que la société n'avait pas régularisé la situation du salarié s'agissant des violations des dispositions de la convention collective, la cour d'appel qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations a derechef violé les articles L. 1231-1 du code du travail et 1184 du code civil dans sa rédaction applicable au litige. »
Réponse de la Cour
5. Après avoir constaté que certains des griefs n'étaient pas matériellement établis, la cour d'appel a fait ressortir que l'absence de formation n'avait pas eu d'incidence sur la carrière du salarié, et relevé que les objectifs étaient similaires d'année en année, et connus du salarié qui avait bénéficié de la rémunération variable à laquelle il avait droit.
6. Elle a ensuite retenu que, si la société avait dans un premier temps commis des erreurs dans le traitement de la situation d'expatrié de l'intéressé, elle avait tenté par la suite de les corriger et d'apporter des solutions que le salarié avait refusées.
7. En l'état de ses constatations, la cour d'appel, qui a examiné l'ensemble des griefs, a pu décider que les manquements de l'employeur n'étaient pas suffisamment graves pour empêcher la poursuite du contrat de travail.
8. Le moyen, qui, en ses deux dernières branches, critique des motifs surabondants, n'est pas fondé pour le surplus.
Mais sur le second moyen, pris en sa seconde branche
Enoncé du moyen
9. Le salarié fait grief à l'arrêt de le débouter de ses demandes relatives à l'indemnité d'expatriation, alors « qu'une clause du contrat de travail ne peut valablement conférer à l'employeur le droit de modifier unilatéralement et discrétionnairement la rémunération ou les modalités de rémunération du salarié ; qu'en déboutant le salarié de ses prétentions au titre de l'indemnité d'expatriation au motif qu'il avait valablement donné son accord pour la modification voire la suppression de l'indemnité de détachement, la cour d'appel a violé l'article 1134 du code civil dans sa version applicable aux faits de l'espèce. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 1134 du code civil dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 :
10. Selon ce texte, les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites, elles ne peuvent être révoquées que de leur consentement mutuel, ou pour les causes que la loi autorise et doivent être exécutées de bonne foi.
11. Pour débouter le salarié de sa demande en rappel de l'indemnité d'expatriation et congés payés afférents, l'arrêt retient que le salarié a valablement donné son accord à ce dispositif, dont l'attribution et le montant relèvent du seul pouvoir d'appréciation de l'employeur dès lors qu'il ne s'agit pas d'un élément de rémunération à proprement parler mais d'une prime soumise à un aléa.
12. En statuant ainsi, alors que l'indemnité d'expatriation constituait un complément de rémunération qu'une clause du contrat de travail ne pouvait valablement conférer à l'employeur le droit de modifier unilatéralement et discrétionnairement, la cour d'appel a violé le texte susvisé.
Portée et conséquences de la cassation
13. La cassation sur le deuxième moyen emporte la cassation des chefs de dispositif relatifs à la condamnation de M. [P] au paiement d'une somme en application de l'article 700 du code de procédure civile et aux dépens de première instance et d'appel.
PAR CES MOTIFS, sans qu'il y ait lieu de statuer sur l'autre grief, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il déboute M. [P] de sa demande en paiement de la somme de 5 831 euros au titre de l'indemnité d'expatriation et les congés payés afférents et le condamne à payer à la société Servier International la somme de 1 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile pour les procédures de première instance et d'appel et aux dépens de la procédure de première instance et d'appel, l'arrêt rendu le 11 mars 2020, entre les parties, par la cour d'appel de Versailles ;
Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Versailles autrement composée ;
Condamne la société Servier International aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la société Servier International et la condamne à payer à M. [P] la somme de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, et prononcé par le président en son audience publique du vingt-huit septembre deux mille vingt-deux.
MOYENS ANNEXES au présent arrêt :
Moyens produits par la SCP Le Bret-Desaché, avocat aux Conseils, pour M. [P]
PREMIER MOYEN DE CASSATION :
Monsieur [P] fait grief à l'arrêt confirmatif attaqué de l'AVOIR débouté de ses demandes relatives à la prise d'acte et ses conséquences et aux rappels de salaires et congés payés afférents ;
ALORS QUE D'UNE PART, lorsqu'un salarié prend acte de la rupture de son contrat de travail en raison de manquements de l'employeur à ses obligations contractuelles, le juge qui constate la réalité de ces manquements doit, pour déterminer s'ils présentent un degré de gravité suffisant, les apprécier dans leur ensemble ; qu'en rejetant les demandes de Monsieur [P] au titre de la rupture de son contrat de travail, après avoir notamment constaté que l'employeur n'avait pas respecté l'obligation de formation, ni l'obligation d'entretien, ni les dispositions conventionnelles relatives au délai de réflexion, à l'obligation d'une notification écrite, aux démarches d'accompagnement tant pour le logement que pour l'emploi du conjoint, sans examiner la gravité de l'ensemble des manquements invoqués à l'appui de la prise d'acte de rupture, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles L. 1231-1 du code du travail et 1184 du code civil dans sa rédaction applicable au litige ;
ALORS QUE D'AUTRE PART les juges doivent se prononcer sur l'intégralité des griefs invoqués par le salarié au soutien de la prise d'acte de rupture ; qu'en l'espèce, Monsieur [P] reprochait également à l'employeur de lui avoir fixés des objectifs qui n'étaient pas atteignables (conclusions p. 19 et suiv) et d'avoir mis fin à son détachement sans que l'intérêt de l'entreprise n'ait été évoqué ni ne soit établi (conclusions, p. 26 et suiv) ; qu'en s'abstenant de se prononcer sur ces points, et en n'examinant pas l'intégralité des griefs invoqués par le salarié au titre de sa prise d'acte, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles L. 1231-1 du code du travail et 1184 du code civil dans sa rédaction applicable au litige ;
ALORS QUE DE TROISIEME PART et en toute hypothèse, la persistance des manquements d'un employeur rend impossible la poursuite du contrat de travail ; qu'en retenant que l'employeur n'avait pas respecté son obligation de formation, d'évaluation, tout en déboutant le salarié de sa demande de requalification de la prise d'acte en licenciement sans cause réelle et sérieuse au motif que ces faits n'étaient pas suffisamment graves dès lors qu'ils s'étaient prolongés durant plusieurs années, la cour d'appel a violé les articles L. 1231-1 du code du travail et 1184 du code civil dans sa rédaction applicable au litige ;
ALORS QUE DE QUATRIEME PART, et en toute hypothèse, seule la régularisation des manquements avant la prise d'acte doit être prise en compte pour apprécier leur gravité ; qu'en jugeant que les manquements de l'employeur au titre de l'exécution déloyale du contrat ne justifiaient pas la prise d'acte dès lors qu'« à l'issue de sa prise d'acte, elle (la société) lui a encore fait des propositions, certes non précises, mais elle s'engageait à faire d'autres recherches » (arrêt, p. 10, § 2), la cour d'appel a derechef violé les articles L. 1231-1 du code du travail et 1184 du code civil dans sa rédaction applicable au litige ;
ALORS QU'ENFIN, et en toute hypothèse, seule la régularisation des manquements avant la prise d'acte doit être prise en compte pour apprécier leur gravité ; qu'en jugeant que la société n'avait pas respecté les dispositions conventionnelles dans le cadre de l'information de son salarié, du délai de réflexion nécessaire ainsi que des conséquences de son refus, mais qu'elle avait « tenté à de nombreuses reprises de corriger ses erreurs » en procédant à d'autres recherches de reclassement, ce dont il résultait que la société n'avait pas régularisé la situation du salarié s'agissant des violations des dispositions de la convention collective, la cour d'appel qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations a derechef violé les articles L. 1231-1 du code du travail et 1184 du code civil dans sa rédaction applicable au litige.
SECOND MOYEN DE CASSATION :
Monsieur [P] fait grief à l'arrêt attaqué de l'AVOIR débouté de ses demandes relatives à l'indemnité d'expatriation ;
ALORS QUE D'UNE PART constitue un élément obligatoire de la rémunération dont le montant ne peut être modifié sans l'accord du salarié, la prime présentant les caractères de généralité, constance et fixité ; qu'en déboutant le salarié de ses demandes relatives à l'indemnité d'expatriation au motif qu'il résultait de l'avenant signé par M. [P] que l'attribution et le montant de la prime relevait du seul pouvoir d'appréciation de l'employeur ce dont il résultait qu'il ne s'agissait pas d'un élément de rémunération, sans rechercher, ainsi qu'il lui était demandé, si l'indemnité ne devait pas s'analyser en un élément de la rémunération de nature contractuelle, dès lors qu'elle avait été versée mensuellement alors même que l'employeur n'était pas tenu de la verser, à un montant fixe, en raison de la qualité d'expatrié du salarié, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1134 du code civil dans sa version applicable aux faits de l'espèce ;
ALORS QUE D'AUTRE PART une clause du contrat de travail ne peut valablement conférer à l'employeur le droit de modifier unilatéralement et discrétionnairement la rémunération ou les modalités de rémunération du salarié ; qu'en déboutant le salarié de ses prétentions au titre de l'indemnité d'expatriation au motif qu'il avait valablement donné son accord pour la modification voire la suppression de l'indemnité de détachement, la cour d'appel a violé l'article 1134 du code civil dans sa version applicable aux faits de l'espèce.