LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, a rendu l'arrêt suivant :
SOC.
LG
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 15 juin 2022
Cassation partielle
Mme MARIETTE, conseiller doyen
faisant fonction de président
Arrêt n° 738 F-D
Pourvoi n° N 20-23.183
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
_________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, DU 15 JUIN 2022
La société Jacquet, société à responsabilité limitée, dont le siège est [Adresse 1], a formé le pourvoi n° N 20-23.183 contre l'arrêt rendu le 13 novembre 2020 par la cour d'appel de Bourges (chambre sociale), dans le litige l'opposant :
1°/ à M. [J] [B], domicilié [Adresse 3],
2°/ à Pôle emploi, dont le siège est [Adresse 2],
défendeurs à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, les deux moyens de cassation annexés au présent arrêt.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de M. Barincou, conseiller, les observations de la SCP Fabiani, Luc-Thaler et Pinatel, avocat de la société Jacquet, de la SCP Yves et Blaise Capron, avocat de M. [B], après débats en l'audience publique du 20 avril 2022 où étaient présents Mme Mariette, conseiller doyen faisant fonction de président, M. Barincou, conseiller rapporteur, Mme Grandemange, conseiller, et Mme Jouanneau, greffier de chambre,
la chambre sociale de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Bourges, 13 novembre 2020), M. [B] a été engagé, en 1973, par la société Jacquet dont il est devenu directeur et gérant à compter du 1er novembre 1999.
2. Le 31 mai 2016, le salarié a été mis à pied à titre conservatoire et convoqué à un entretien préalable à un éventuel licenciement. Il a été licencié pour faute grave par lettre du 14 juin 2016.
3. Contestant son licenciement, le salarié a saisi la juridiction prud'homale.
Examen des moyens
Sur le second moyen, ci-après annexé
4. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce moyen qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Sur le premier moyen, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
5. L'employeur fait grief à l'arrêt de dire que le licenciement du salarié n'était justifié ni par une faute grave ni par une cause réelle et sérieuse, alors « que si, aux termes de l'article L. 1332-4 du code du travail, aucun fait fautif ne peut donner lieu à lui seul à l'engagement de poursuites disciplinaires au-delà d'un délai de deux mois à compter du jour où l'employeur en a eu connaissance, ces dispositions ne feraient pas obstacle à la prise en considération d'un fait plus ancien dans la mesure où le comportement du salarié s'est poursuivi ou s'est réitéré dans ce délai ; qu'en l'espèce, pour dire que le licenciement n'était justifié ni par une faute grave, ni par une cause réelle et sérieuse et allouer diverses indemnités au salarié, la cour d'appel a notamment retenu que si, aux termes de la lettre de licenciement, l'employeur avait reproché au salarié des fautes remontant au 16 avril 2014, il n'est pas établi qu'il n'en ait eu connaissance qu'à partir du 21 avril 2016 de sorte qu'en cet état tous les faits antérieurs au 31 mars 2016 sont prescrits ; qu'en statuant ainsi, sans rechercher si, ainsi qu'il résultait de la lettre de licenciement, les faits antérieurs au 31 mars 2016 n'étaient pas de même nature que ceux portant sur la période postérieure, s'agissant notamment, sur la période du 26 septembre 2015 au 30 avril 2016, de l'usage réitéré de véhicules de l'entreprise à des fins personnelles, sur la période du 30 novembre 2015 au 18 mai 2016, de commandes de matériaux au seul profit personnel du salarié ou également, sur la période du 12 novembre 2015 au 7 avril 2016, d'absences injustifiées réitérées constitutives d'abandons de poste de sorte qu'en cet état, l'employeur était recevable à se prévaloir de faits commis plus de deux mois avant la mise en oeuvre de la procédure de licenciement disciplinaire, la cour d'appel a privé sa décision de toute base légale au regard du texte précité. »
Réponse de la Cour
Recevabilité du moyen
6. Le salarié conteste la recevabilité du moyen. Il soutient que, mélangé de droit et de fait, il est nouveau.
7. Cependant, dans ses conclusions d'appel, après avoir rappelé que « si la faute prescrite ne peut plus être sanctionnée de manière isolée, elle peut toujours être invoquée à l'occasion d'une nouvelle faute de même nature non couverte par la prescription », l'employeur avait soutenu que la prescription ne pouvait pas être acquise dès lors que le salarié avait commis des faits de même nature les 18 et 26 mai 2016.
8. Le moyen est donc recevable.
Bien-fondé du moyen
Vu l'article L. 1332-4 du code du travail :
9. Si aux termes de ce texte, aucun fait fautif ne peut donner lieu à lui seul à l'engagement de poursuites disciplinaires au-delà d'un délai de deux mois à compter du jour où l'employeur en a eu connaissance, ces dispositions ne font pas obstacle à la prise en considération de faits antérieurs à deux mois dès lors que le comportement du salarié s'est poursuivi ou s'est réitéré dans ce délai.
10. Pour dire prescrits certains faits qui ont fondé en partie le licenciement, l'arrêt retient que l'employeur n'apporte pas la preuve de ce qu'il n'en a eu connaissance, comme il le soutient, qu'à l'occasion d'une réunion tenue le 21 avril 2016, de sorte que les faits remontant à plus de deux mois avant l'engagement de la procédure de licenciement, intervenu le 31 mai 2016, doivent être déclarés prescrits.
11. En se déterminant ainsi, alors que la lettre de licenciement reprochait au salarié plusieurs faits fautifs tels que notamment, d'une part, l'utilisation du matériel de l'entreprise à des fins personnelles en septembre et novembre 2015, février et mars 2016 puis les 16 et 30 avril 2016, d'autre part, l'établissement de bons de commande de manière à détourner les procédures de contrôle internes en mars, avril, juin, novembre et décembre 2015 puis janvier, mars, avril et mai 2016 et, enfin, des absences injustifiées, sans rechercher comme il lui était demandé, si les faits postérieurs au 31 mars 2016 ne constituaient pas la réitération de faits de même nature, manifestant ainsi la persistance d'un comportement fautif, la cour d'appel a privé sa décision de base légale.
Portée et conséquences de la cassation
12. La cassation prononcée n'emporte pas cassation des chefs de dispositif de l'arrêt condamnant l'employeur aux dépens ainsi qu'au paiement d'une somme au titre de l'article 700 du code de procédure civile, justifiés par d'autres condamnations prononcées à l'encontre de celui-ci et non remises en cause.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il juge le licenciement sans cause réelle et sérieuse, condamne la société Jacquet à payer à M. [B] les sommes de 131 175 euros à titre d'indemnité de licenciement et 70 000 euros à titre de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, condamne la société Jacquet à rembourser à Pôle emploi tout ou partie des indemnités de chômage versées au salarié licencié, du jour de son licenciement au jour du jugement prononcé, dans la limite de six mois d'indemnités de chômage et lui ordonne de remettre à M. [B] les bulletins de salaire et l'attestation employeur rectifiés en conséquence, l'arrêt rendu le 13 novembre 2020, entre les parties, par la cour d'appel de Bourges ;
Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel d'Orléans ;
Condamne M. [B] aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, et prononcé par le président en son audience publique du quinze juin deux mille vingt-deux.
MOYENS ANNEXES au présent arrêt :
Moyens produits par la SCP Fabiani, Luc-Thaler et Pinatel, avocat aux Conseils, pour la société Jacquet
PREMIER MOYEN DE CASSATION :
La SARL JACQUET fait grief à l'arrêt infirmatif attaqué d'AVOIR dit que licenciement de M. [J] [B] n'était justifié ni par une faute grave ni par une cause réelle et sérieuse ;
1°/ Alors que si, aux termes de l'article L. 1332-4 du code du travail, aucun fait fautif ne peut donner lieu à lui seul à l'engagement de poursuites disciplinaires au-delà d'un délai de deux mois à compter du jour où l'employeur en a eu connaissance, ces dispositions ne font pas obstacle à la prise en considération d'un fait plus ancien dans la mesure où le comportement du salarié s'est poursuivi ou s'est réitéré dans ce délai ;
Qu'en l'espèce, pour dire que le licenciement n'était justifié ni par une faute grave, ni par une cause réelle et sérieuse, et allouer diverses indemnités au salarié, la cour d'appel a notamment retenu que si, aux termes de la lettre de licenciement, l'employeur a reproché à M. [B] des fautes remontant au 16 avril 2014, il n'est pas établi qu'il n'en ait eu connaissance qu'à partir du 21 avril 2016, de sorte qu'en cet état tous les faits antérieurs au 31 mars 2016 sont prescrits ;
Qu'en statuant ainsi, sans rechercher si, ainsi qu'il résultait de la lettre de licenciement, les faits antérieurs au 31 mars 2016 n'étaient pas de même nature que ceux portant sur la période postérieure, s'agissant notamment, sur la période du 26 septembre 2015 au 30 avril 2016, de l'usage réitéré de véhicules de l'entreprise à des fins personnelles, ou encore, sur la période du 30 novembre 2015 au 18 mai 2016, de commandes de matériaux au seul profit personnel du salarié, ou également, sur la période du 12 novembre 2015 au 7 avril 2016, d'absence injustifiées réitérées, constitutives d'abandons de poste, de sorte qu'en cet état, l'employeur était recevable à se prévaloir de faits commis plus de deux mois avant la mise en oeuvre de la procédure de licenciement disciplinaire, la cour d'appel a privé sa décision de toute base légale au regard du texte susvisé ;
2°/ Alors qu'en retenant, pour dire le licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse, que la sanction de trois jours d'absence du 2 au 4 mai 2016 par un licenciement pour faute grave apparaît totalement disproportionnée, privant la décision de tout motif sérieux, quand la lettre de rupture ne reprochait pas seulement au salarié son absence injustifiée pendant trois jours, mais également le fait d'avoir menti sur le motif de cette absence, en prétextant un souci de santé qui, en réalité, était imaginaire, et d'avoir ainsi bénéficié de trois jours de congés qu'il n'avait pas déclarés comme tels, de sorte que l'intéressé avait trompé son employeur sur le motif de son absence, ce qui caractérisait nécessairement la mauvaise foi du salarié et, partant, justifiait son licenciement pour faute grave, la cour d'appel, qui a dénaturé le sens et la portée de la lettre de licenciement, a violé l'article 1134 ancien du code civil, devenu l'article 1192 du même code, et méconnu le principe selon lequel le juge ne peut dénaturer les éléments de la cause ;
3°/ Alors, subsidiairement, qu'en relevant, pour dire le licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse, que la sanction de trois jours d'absence du 2 au 4 mai 2016 par un licenciement pour faute grave apparaît totalement disproportionnée, privant la décision de tout motif sérieux, tout en énonçant par ailleurs qu'il n'est pas sérieusement contesté que le 3 mai 2016, M. [B] était au volant d'un engin de chantier sur une allée, alors qu'il avait prétexté avoir avisé sa secrétaire d'une difficulté d'ordre médical pour expliquer son absence, ce dont il résulte que le grief visé dans la lettre de licenciement ne se réduisait pas une simple absence de trois jours, ni même à un défaut de justification de cette absence, mais procédait d'un mensonge du salarié ayant trompé l'employeur sur la cause exacte de son absence, laquelle n'était nullement justifiée par un motif médical, de sorte qu'en cet état, le manquement du salarié était de nature à caractériser une faute grave, la cour d'appel a omis de tirer les conséquences légales de ses propres constatations et, partant, a violé l'article L. 1234-1 du code du travail.
SECOND MOYEN DE CASSATION :
La SARL JACQUET fait grief à l'arrêt attaqué d'AVOIR condamné l'employeur à payer à M. [B], salarié, la somme de 5 000 € à titre de dommages-intérêts pour rupture et circonstances vexatoires ;
1°/ Alors que le juge ne peut méconnaître les termes du litige, déterminés par les prétentions respectives des parties ;
Qu'en l'espèce, tout en sollicitant l'allocation de dommages-intérêts pour brusque rupture et circonstances vexatoires, le salarié s'est borné à faire état d'un préjudice consécutif à la perte de son emploi du fait d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse, en faisant valoir qu'il s'était "senti humilié et a été anéanti par le traitement qui lui a été accordé, alors qu'il était à un an de la retraite et qu'il avait consacré sa vie professionnelle à cette société", l'intéressé précisant que son licenciement lui aurait fait perdre sa confiance en lui (conclusions d'appel du salarié, page 23) ;
Que, dès lors, en relevant pour allouer au salarié une somme de 5 000 € à titre de dommages-intérêts pour licenciement vexatoire, que le licenciement de M. [B] est intervenu soudainement, sans qu'il ait fait l'objet de critiques préalables, alors qu'il donnait pleinement satisfaction à l'employeur en termes de résultats, se voyant récompensé un mois auparavant d'une prime exceptionnelle, la cour d'appel, qui a retenu l'existence d'un préjudice qui n'était pas allégué par le salarié, a méconnu les termes du litige et violé l'article 4 du code de procédure civile, ensemble l'article 16 du même code ;
2°/Alors que le caractère vexatoire d'un licenciement s'apprécie au regard des circonstances de la rupture, indépendamment de son bien-fondé, et suppose que soit caractérisée à la charge de l'employeur une faute dans les circonstances de la rupture, ayant entraîné un préjudice distinct de celui résultant de la perte de l'emploi ;
Qu'en l'espèce, pour allouer au salarié une somme de 5 000 € à titre de dommages-intérêts pour licenciement vexatoire, la cour d'appel a relevé que le licenciement de M. [B] est intervenu soudainement, sans qu'il ait fait l'objet de critiques préalables, alors qu'il donnait pleinement satisfaction à l'employeur en termes de résultats, se voyant récompensé un mois auparavant d'une prime exceptionnelle ;
Qu'en se déterminant ainsi, par des motifs impropres à caractériser des conditions vexatoires ni un préjudice distinct de celui résultant de la perte de l'emploi, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1147 ancien du code civil, devenu l'article 1217 du même code.