LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 3
JL
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 21 janvier 2021
Cassation
M. CHAUVIN, président
Arrêt n° 75 F-D
Pourvoi n° W 19-21.209
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
_________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 21 JANVIER 2021
La Compagnie financière et immobilière Caraïbes (COFIC), société à responsabilité limitée, dont le siège est [...] , a formé le pourvoi n° W 19-21.209 contre l'arrêt rendu le 13 mai 2019 par la cour d'appel de Basse-Terre (1re chambre civile), dans le litige l'opposant :
1°/ à la commune du Lamentin, agissant par son maire en exercice, domicilié [...] ,
2°/ à l'Association foncière urbaine d'acajou (AFU), dont le siège est [...] ,
défenderesses à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, le moyen unique de cassation annexé au présent arrêt.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de M. Jessel, conseiller, les observations de la SCP Didier et Pinet, avocat de la Compagnie financière et immobilière Caraïbes, de la SCP Thouin-Palat et Boucard, avocat de la commune du Lamentin, après débats en l'audience publique du 24 novembre 2020 où étaient présents M. Chauvin, président, M. Jessel, conseiller rapporteur, M. Echappé, conseiller doyen, et Mme Besse, greffier de chambre,
la troisième chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Basse-Terre, 13 mai 2019), l'Association foncière urbaine Acajou (l'AFU) a réalisé une route sur les parcelles [...] , [...], [...] et [...] dont la société Compagnie financière et immobilière Caraïbes (la COFIC)
est devenue propriétaire à la suite de la fusion-absorption de la Société d'études et de gérance (la SAEG) qui les avait acquises par adjudication en 1995.
2. Soutenant que la construction de la route constituait une voie de fait, la COFIC a assigné en réparation l'AFU et la commune du Lamentin (la commune) pour le compte de laquelle les travaux ont été réalisés.
Examen du moyen
Sur le moyen unique, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
3. La COFIC fait grief à l'arrêt de rejeter sa demande, alors « que la voie de fait n'est subordonnée, ni à la démonstration de ce que l'atteinte invoquée est postérieure à l'acquisition du terrain sur lequel ont été édifiés les ouvrages réalisés par l'administration, ni à l'ignorance de la situation par l'acquéreur à cette date ; qu'en se fondant, pour juger que la voie de fait n'était pas prouvée, sur ce qu'il n'était pas démontré que les routes avaient été aménagées postérieurement au jugement d'adjudication et sur ce que l'acquéreur connaissait la situation le jour de l'acquisition, la cour d'appel a violé l'article 545 du code civil. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 545 du code civil :
4. Il résulte de ce texte que nul ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n'est pour cause d'utilité publique.
5. Pour rejeter la demande de la COFIC, l'arrêt retient que la voie de fait n'est pas établie, dès lors que la route traversant les parcelles existait antérieurement à l'adjudication, laquelle ne peut conférer à l'adjudicataire, qui doit prendre l'immeuble dans l'état dans lequel il se trouve au jour de la vente, plus de droits que n'en avait le saisi.
6. En statuant ainsi, alors que le propriétaire du terrain d'assiette d'un ouvrage public implanté irrégulièrement avant son acquisition peut obtenir réparation du préjudice causé par l'atteinte portée à son droit de propriété, la cour d'appel a violé le texte susvisé.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 13 mai 2019, entre les parties, par la cour d'appel de Basse-Terre ;
Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Fort-de-France ;
Condamne la commune du Lamentin aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la commune du Lamentin et la condamne à payer à la COFIC la somme de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, troisième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du vingt et un janvier deux mille vingt et un.
MOYEN ANNEXE au présent arrêt :
Moyen produit par la SCP Didier et Pinet, avocat aux Conseils, pour la Compagnie financière et immobilière Caraïbes
Il est fait grief à l'arrêt infirmatif attaqué d'AVOIR dit non démontrée l'occupation des parcelles en vue de la construction de routes postérieurement au jugement d'adjudication du 31 octobre 1995 et débouté en conséquence la société Cofic de l'ensemble de ses demandes ;
AUX MOTIFS QUE sur la propriété des parcelles, par un jugement rendu le 30 mars 2004, devenu irrévocable, le tribunal de grande instance de Fort-de-France a ordonné la révocation de l'ordonnance de clôture, renvoyé l'affaire à la mise en état, faisant injonction à l'Afu Acajou de conclure sur sa responsabilité dans la commission de la voie de fait invoquée par la Cofic ; que, rectifiant ce jugement le 21 novembre 2006, le tribunal a ajouté au dispositif, dit la juridiction saisie compétente, rejette la demande de question préjudicielle, rejette l'exception de prescription ; qu'en conséquence, le jugement du 11 janvier 2011 doit être infirmé en ce qu'il constate que le jugement du 30 mars 2004 avait définitivement jugé que la Cofic était propriétaire des parcelles et qu'une route a été réalisée sur les parcelles [...] à [...] en conséquence d'une voie de fait de l'administration ; que le jugement rendu 31 octobre 1995 par le tribunal de grande instance de Fort-de-France a déclaré la SARL Société d'étude et de gérance, Saeg, adjudicataire pour un prix de 910 000 francs de parcelles situées au [...] cadastrées lieudit [...] section [...], [...], [...] et [...] d'une superficie totale de 1 ha 29 a 60 ca, saisies sur M. T... ; que la Saeg, à la suite d'une opération d'apport fusion décidée par l'assemblée générale extraordinaire du 31 décembre 1997, a apporté les parcelles à la Cofic ; que ce jugement ayant été publié à la conservation des hypothèques de Fort-de-France le 21 janvier 1997, volume 1997 P n° 379 (mention figurant en fin de la déclaration d'adjudication, pièce Cofic n° 2, la Cofic est l'unique propriétaire des parcelles, cette publication rendant opposable aux tiers la transmission de la propriété ; que, sur la voie de fait, sollicitant sa mise hors de cause, la commune fait plaider que l'Afu a été mise, conformément à ses statuts, en charge de la construction des voies de circulation entre les différentes parcelles de ses membres et que pour les réaliser, ces membres ont été tenus de délaisser à son profit les portions de terre nécessaires qu'elle devait leur racheter ; que c'est dans ce cadre que se sont opérées les emprises ; que l'expert a confirmé que toutes les parcelles objet de l'emprise ont été indemnisées ; que le fait qu'elle ait payé les emprises pour le compte de l'Afu ne permet de déduire qu'elles ont été faites pour son compte, l'emprise étant le fait de l'Afu, laquelle a reconnu devant le premier juge en être l'auteur ; qu'elle ajoute que l'adjudication purge les vices du bien adjugé, la déclaration d'adjudication mentionnant plusieurs accès aux parcelles adjugées ; que faisant plaider le caractère incontestable de la voie de fait, la Cofic prétend que depuis de nombreuses années, au nom de la politique suivie par l'Afu, la commune occupe sans droit ni titre les parcelles [...] à [...], le premier rapport d'expertise concluant que les assiettes des deux routes, le [...] au Sud et [...] au Nord ; que la preuve de l'indemnisation du précédent propriétaire n'est pas rapportée et lui serait inopposable, les emprises litigieuses occupant les parcelles à titre définitif, privant le propriétaire de ses droits, ne pouvant être régularisées que par un transfert de propriété ; qu'aucun acte de transfert n'a été publié, contrairement au jugement d'adjudication ; qu'il est certain que la Cofic est propriétaire des terrains litigieux à la suite d'un apport fait par la Saeg, laquelle les avait acquis par décision d'adjudication du tribunal de grande instance de Fort-de-France du 31 octobre 1995, sa déclaration d'adjudication étant de la même date ; que, cependant, l'adjudicataire, censé avoir visité le bien et pris connaissance du cahier des charges contenant l'état descriptif du bien avant de donner pouvoir d'enchérir à son avocat, prend le bien dans l'état où il se trouve au jour de l'adjudication ; qu'il lui appartient donc de prouver que depuis, sans son accord, un tiers a occupé sa propriété pour y faire passer des routes ; que, par jugement avant dire droit du 15 novembre 2005, faisant suite au jugement du 30 mars 2004, le tribunal a ordonné une expertise afin de préciser les parcelles sur lesquelles repose l'emprise de la route litigieuse, rechercher si son assiette repose sur les parcelles objet de l'adjudication du 31 octobre 1995, préciser la nature actuelle de la route litigieuse, son appartenance ou non à la voirie communale du Lamentin, préciser l'appartenance ou non des propriétaires des parcelles litigieuses à l'Afu, rechercher si aux différents stades des deux implantations de la route l'Afu a respecté la réglementation des Afu, rechercher le maître d'oeuvre des travaux et le donneur d'ordre, donner au tribunal tous les éléments de fait pour les bases d'une éventuelle indemnisation ; que, dans son rapport déposé le 20 mars 2007, l'expert U..., désigné par ordonnance du 10 janvier 2006 en remplacement de l'expert B..., a considéré que les deux routes reposent clairement sur des portions des parcelles [...] à [...] ; que les routes ont été réalisées sur des emprises privées sans que les actes de transfert de propriété aient été établis ; que des règlements ont été faits à l'ancien propriétaire, M. T... préalablement à l'acquisition faite par la Saeg, pour l'entière parcelle [...] et une partie de la parcelle [...], des bordereaux du 2 janvier 1990 indiquant que ces paiements ont été faits par la commune ; que, d'après les délibérations de l'Afu, le maître d'oeuvre était la Sodem, le donneur d'ordre, l'Afu ; que, le jugement du 11 janvier 2011 lui ayant demandé un complément d'expertise en lui demandant d'évaluer l'indemnisation de la société Cofic, en faisant abstraction des sommes que la commune aurait versées à M. T... , dans son rapport du 12 août 2011, il a précisé les superficies concernées, étant précisé que les références cadastrales, section [...], ont été modifiées : - pour la voie Sud, "Le [...]" : n° [...] : 1 a 01 ca (ex n° [...]), n° [...] : 5 a 81 ca (ex n° [...]), n° [...] : 1 a 08 ca (ex no [...]), n° [...] : 17 a 02 ca (ex n° [...]), (soit 24 a 92 ca en secteur UEa1,0), n° [...] : 5 a 98 ca (ex n° [...]) (en secteur UB 0,5) soit un total de 30 a 90 ca ; - pour la voie Nord, dite "[...]", en secteur UB 0,5 : n° [...] : O a 72 ca (ex n° [...]), n° [...] : O a 64 ca (ex n° [...]), n° [...] : O a 18 ca (ex n° [...]), n° [...] : 1 a 40 ca (ex n° [...]), n° [...] : 3 a 20 ca (ex n° [...]) soit un total de 37 a 04 ca ; que dans la déclaration d'adjudication, l'avocat de la Saeg, adjudicataire, rappelle la description des biens adjugés et précise que "selon procès-verbal de Me Y..., huissier de justice, en date du 24 juillet 1995, il s'agit d'un immeuble accessible d'abord par la RN1 (autoroute Fort-de-France/Lamentin) puis le CD 14 du Pont de la Gallérie vers Gondeau et enfin par le [...], vers le quartier [...] ; que ces parcelles bénéficient d'une servitude juste face à la résidence "[...]" – ce sont des terrains nus, pentus..." ; qu'il apparaît donc que les routes traversant les parcelles existaient antérieurement à l'adjudication, laquelle ne peut conférer à l'adjudicataire plus de droits que n'avait le saisi et doit prendre l'immeuble dans son état au jour de la vente ; que l'expertise n'ayant pas démontré que des routes avaient été édifiées postérieurement à l'adjudication, la voie de fait n'est pas prouvée et il convient de débouter la Cofic de l'ensemble de ses demandes ; que la procédure engagée par la Cofic, laquelle a obtenu plusieurs décisions de justice en sa faveur, ne peut sembler manifestement abusive et il y a lieu de débouter la commune de sa demande de dommages-intérêts ;
1°) ALORS QUE la voie de fait n'est subordonnée, ni à la démonstration de ce que l'atteinte invoquée est postérieure à l'acquisition du terrain sur lequel ont été édifiés les ouvrages réalisés par l'administration, ni à l'ignorance de la situation par l'acquéreur à cette date ; qu'en se fondant, pour juger que la voie de fait n'était pas prouvée, sur ce qu'il n'était pas démontré que les routes avaient été aménagées postérieurement au jugement d'adjudication et sur ce que l'acquéreur connaissait la situation le jour de l'acquisition, la cour d'appel a violé l'article 545 du code civil ;
2°) ALORS QUE l'acquéreur jouit de tous les droits et actions attachés à la chose qui appartenaient au vendeur, à l'exception de ceux auxquels ce dernier aurait expressément renoncé ; qu'en se fondant, pour écarter la voie de fait, sur ce que les routes existaient antérieurement à l'adjudication, laquelle n'avait pu conférer à l'adjudicataire plus de droits que n'en avait le saisi, sans rechercher si celui-ci avait, s'agissant à tout le moins d'une partie de la parcelle [...] et des parcelles n°s [...] et [...], expressément renoncé aux droits qu'il tirait de leur occupation irrégulière, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles 545 du code civil et 50 à 55 de la loi n° 91-650 du 9 juillet 1991 ;
3°) ALORS QUE la société Cofic soutenait (conclusions p. 16 et suivantes) que l'indemnisation qui aurait eu lieu entre les mains de l'ancien propriétaire des parcelles, et un éventuel transfert de propriété corrélatif au profit de l'administration, ne lui étaient pas opposables dès lors que la vente n'avait pas été publiée à la conservation des hypothèques antérieurement à la publication, à cette même conservation, du jugement d'adjudication ; qu'en ne répondant pas à ce moyen opérant, la cour d'appel, qui s'est bornée à mentionner des règlements faits à l'ancien propriétaire pour l'entière parcelle [...] et une partie de la parcelle [...], a violé l'article 455 du code de procédure civile ;
4°) ALORS QU'en se déterminant, pour retenir que les routes existaient antérieurement à l'adjudication, par des motifs impropres à l'établir, pris de ce que la déclaration d'adjudication rappelait qu'il s'agissait d'un « immeuble accessible d'abord par la RN1 (autoroute Fort-de-France/Lamentin) puis le CD 14 du Pont de la Gallérie vers Gondeau et enfin par le [...], vers le quartier [...] ; que ces parcelles bénéficient d'une servitude juste face à la résidence "[...]" – ce sont des terrains nus », la cour d'appel a violé l'article 545 du code civil ;
5°) ALORS QU'en se bornant à se référer à ces énonciations de la déclaration d'adjudication, qui ne mentionnaient que la présence du «[...] », sans comporter d'indication sur la préexistence de la voie nord dite « de [...] », qui empiétait également sur les parcelles litigieuses, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 545 du code civil.