LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 3
CH.B
COUR DE CASSATION
______________________
Audience publique du 12 novembre 2020
Cassation
M. CHAUVIN, président
Arrêt n° 841 FS-P+B+I
Pourvoi n° R 19-17.156
Aide juridictionnelle totale en défense
au profit de M. N....
Admission du bureau d'aide juridictionnelle
près la Cour de cassation
en date du 25 juillet 2019.
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
_________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 12 NOVEMBRE 2020
1°/ Mme Y... E..., épouse H..., domiciliée [...] ,
2°/ Mme K... H..., domiciliée [...] ,
3°/ Mme T... H..., épouse O..., domiciliée [...] ,
ont formé le pourvoi n° R 19-17.156 contre l'arrêt rendu le 28 mars 2019 par la cour d'appel de Bourges (chambre civile), dans le litige les opposant à M. P... N..., domicilié [...] , défendeur à la cassation.
Les demanderesses invoquent, à l'appui de leur pourvoi, le moyen unique de cassation annexé au présent arrêt.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Georget, conseiller référendaire, les observations de la SCP Rousseau et Tapie, avocat de Mme E..., épouse H..., de Mme K... H... et de Mme T... H..., épouse O..., de la SCP Gatineau, Fattaccini et Rebeyrol, avocat de M. N..., et l'avis de M. Brun, avocat général, après débats en l'audience publique du 29 septembre 2020 où étaient présents M. Chauvin, président, Mme Georget, conseiller référendaire rapporteur, M. Maunand, conseiller doyen, MM. Pronier, Nivôse, Mme Greff-Bohnert, MM. Jacques, Bech, Boyer, David, Mme Abgrall, conseillers, Mmes Renard, Djikpa, M. Zedda, Mme Aldigé, conseillers référendaires, M. Brun, avocat général, et Mme Berdeaux, greffier de chambre,
la troisième chambre civile de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt ;
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Bourges, 28 mars 2019), par acte du 4 juin 2010, Mmes E..., épouse H..., K... H... et T... H... (les consorts H...) ont assigné J... R..., aujourd'hui décédé, en paiement de diverses sommes dues en vertu de deux reconnaissances de dette.
2. Un arrêt du 23 mai 2013 a condamné J... R... à payer à Mme E... la somme de 70 100 euros avec intérêts au taux de 10 % à compter du 10 mars 2007 et à Mmes T... et K... H... la somme de 323 630 euros avec intérêts au taux de 10 % à compter du 1er mars 2007.
3. Le 18 juin 2010, J... R... a cédé à M. N... des parts de la société civile immobilière du Prieuré (la SCI).
4. Par acte du 18 octobre 2016, considérant que la cession de parts sociales avait été passée en fraude de leurs droits, les consorts H... ont assigné M. N... sur le fondement de l'action paulienne.
Examen du moyen
Sur le moyen unique, pris en ses première et deuxième branches
Enoncé du moyen
5. Les consorts H... font grief à l'arrêt de dire que l'action paulienne est irrecevable, alors :
« 1°/ que les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer ; qu'en l'espèce, pour déclarer prescrite l'action paulienne engagée le 18 octobre 2016 par les consorts H... à l'encontre de la cession de parts sociales de la SCI Le Prieuré réalisée par M. R... le 18 juin 2010 et publiée le 2 août 2010, la cour d'appel a retenu que les consorts H... étaient en mesure de connaître cet acte à compter de sa publication ; qu'en retenant néanmoins que M. R... avait tenté, tout au long de la procédure ayant donné lieu à sa condamnation par arrêt définitif du 23 mai 2013, de dissimuler sa véritable adresse située à Achères puis l'existence de biens appartenant à la SCI Le Prieuré, à une autre adresse au sein de cette même commune, ce dont il résultait que les faits frauduleux avaient perduré après la publication de la cession de parts sociales attaquée, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations, a méconnu l'article 2224 du code civil, ensemble le principe selon lequel la fraude corrompt tout ;
2°/ qu'en tout état de cause, en s'abstenant de rechercher à quelle date les consorts H... avait, en raison de la dissimulation de M. R..., eu effectivement connaissance de la fraude commise, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 2224 du code civil, ensemble le principe selon lequel la fraude corrompt tout. »
Réponse de la Cour
Vu les articles 1341-2 et 2224 du code civil, l'article 52 du décret n° 78-704 du 3 juillet 1978 et le principe selon lequel la fraude corrompt tout :
6. Il se déduit de ces textes et de ce principe que, lorsque la fraude du débiteur a empêché les créanciers d'exercer l'action paulienne à compter du dépôt d'un acte de cession de parts en annexe au registre du commerce et des sociétés, le point de départ de cette action est reporté au jour où les créanciers ont effectivement connu l'existence de l'acte.
7. Pour déclarer l'action des consorts H... prescrite, l'arrêt retient que, le dépôt de l'acte du 18 juin 2010 au greffe du tribunal de commerce ayant eu pour effet de porter à la connaissance des tiers et de leur rendre opposable la cession des parts sociales, les consorts H... étaient en mesure de connaître, à compter de cette publicité, l'acte qu'ils prétendent être intervenu en fraude de leurs droits, peu important que J... R... ait tenté, tout au long de la procédure ayant donné lieu à sa condamnation, de dissimuler sa véritable adresse située à Achères, puis l'existence de biens appartenant à la SCI, à une autre adresse au sein de cette même commune.
8. En se déterminant ainsi, sans rechercher, comme il le lui était demandé, si la dissimulation de son adresse par J... R... n'avait pas eu pour effet d'empêcher les consorts H... d'exercer l'action paulienne avant d'avoir effectivement connaissance de l'acte de cession de parts, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 28 mars 2019, entre les parties, par la cour d'appel de Bourges ;
Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel d'Orléans ;
Condamne M. N... aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par M. N... et le condamne à payer à Mmes E..., épouse H..., K... H... et T... H... la somme globale de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, troisième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du douze novembre deux mille vingt.
MOYEN ANNEXE au présent arrêt :
Moyen produit par la SCP Rousseau et Tapie, avocat aux Conseils, pour Mmes E..., épouse H... et Mmes K... H... et T... H..., épouse O....
Il est reproché à l'arrêt infirmatif attaqué d'avoir déclaré irrecevable l'action paulienne des consorts H... ;
Aux motifs que « M. J... R... a été condamné par un arrêt de la cour d'appel de Paris du 23 mai 2013 à payer à Mme Y... H... la somme de 70 100 euros avec intérêts au taux de 10 % à compter du 10 mars 2007 et à T... et K... H... la somme de 323 630 euros avec intérêts au taux de 10 % à compter du 1er mars 2007, outre une indemnité sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ; que M. R... est décédé sans rien avoir réglé et que le notaire en charge de sa succession a été informé que sa dette à l'égard des consorts H... s'élevait alors à la somme de 717 093,92 euros intérêts compris ; que ses deux légataires universels, MM. P... N... et L... X... ont renoncé à la succession ; que les consorts H... ont ensuite appris que, le 18 juin 2010, M. R... avait cédé à son compagnon M. P... N... les parts sociales 3001 à 6000 qu'il détenait conjointement avec lui au sein de la SCI du Prieuré ; que par acte en date du 18 octobre 2016, les consorts H... ont assigné M. P... N... devant le tribunal de grande instance de Bourges, sur le fondement de l'action paulienne, considérant que cette cession, dont le prix est fictif, a été passée en fraude de leurs droits » ;
Et que « l'article 1341-2 du code civil dispose que le créancier peut agir en son nom personnel pour faire déclarer inopposables à son égard les actes faits par son débiteur en fraude de ses droits, à charge d'établir, s'il s'agit d'un acte à titre onéreux, que le tiers cocontractant avait connaissance de la fraude ; que selon l'article 2224 du code civil, les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer ; qu'en l'espèce, alors que les consorts H..., par acte d'huissier du 4 juin 2010, l'avaient fait assigner devant le tribunal de grande instance de Paris en paiement de diverses sommes dues en vertu de deux reconnaissances de dette antérieures, M. J... R... a, suivant acte sous signatures privées du 18 juin 2010, enregistré le 8 juillet 2010 auprès du service des impôts, cédé à M. P... N... 3000 parts sociales qu'il détenait dans le capital de la SCI Le Prieuré, moyennant le prix de 120 000 euros ; que M. P... N... justifie, par un récépissé du tribunal de commerce de Bourges, de l'enregistrement à la date du 2 août 2010 du dépôt de l'acte sous signatures privées du 18 juin 2010 portant mise à jour de la modification relative aux personnes dirigeantes et non dirigeantes à compter du 18 juin 2010, avec la mention "nouveau : N... P... A..., associé société civile" ; que dès lors, l'enregistrement du dépôt de l'acte du 18 juin 2010 au greffe du tribunal de commerce ayant eu pour effet de porter à la connaissance des tiers et de leur rendre opposable la cession des parts sociales, les consorts H... étaient en mesure de connaître, à compter de cette publicité, l'acte qu'ils prétendent être intervenu en fraude de leurs droits, peu important que M. J... R... ait tenté, tout au long de la procédure ayant donné lieu à sa condamnation, de dissimuler sa véritable adresse située à Achères puis l'existence de biens appartenant à la SCI Le Prieuré, à une autre adresse au sein de cette même commune ; que les consorts H... soutiennent vainement que la prescription ne courait pas au motif que son point de départ serait postérieur à l'acte argué de fraude, alors que l'action paulienne est ouverte en présence d'un simple principe de créance au moment de cet acte et que les consorts H... ont agi à l'encontre de M. J... R... dès le 4 juin 2010 en se fondant sur des reconnaissances de dettes antérieures ; qu'ainsi, lorsqu'à défaut de pouvoir agir à l'encontre d'un ayant droit ayant accepté la succession de M. J... R..., les consorts H... ont assigné M. P... N... seul en inopposabilité de la cession des parts sociales, par acte d'huissier du 18 octobre 2016, la prescription était acquise ; qu'en conséquence, il y a lieu d'infirmer le jugement entrepris et de déclarer irrecevable l'action paulienne engagée par les consorts H... » ;
Alors 1°) que les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer ; qu'en l'espèce, pour déclarer prescrite l'action paulienne engagée le 18 octobre 2016 par les consorts H... à l'encontre de la cession de parts sociales de la SCI Le Prieuré réalisée par M. R... le 18 juin 2010 et publiée le 2 août 2010, la cour d'appel a retenu que les consorts H... étaient en mesure de connaître cet acte à compter de sa publication ; qu'en retenant néanmoins que M. R... avait tenté, tout au long de la procédure ayant donné lieu à sa condamnation par arrêt définitif du 23 mai 2013, de dissimuler sa véritable adresse située à Achères puis l'existence de biens appartenant à la SCI Le Prieuré, à une autre adresse au sein de cette même commune, ce dont il résultait que les faits frauduleux avaient perduré après la publication de la cession de parts sociales attaquée, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations, a méconnu l'article 2224 du code civil, ensemble le principe selon lequel la fraude corrompt tout ;
Alors 2°) qu'en tout état de cause, en s'abstenant de rechercher à quelle date les consorts H... avait, en raison de la dissimulation de M. R..., eu effectivement connaissance de la fraude commise, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 2224 du code civil, ensemble le principe selon lequel la fraude corrompt tout ;
Alors 3°) qu'en toute hypothèse, en constatant que les consorts H... avaient appris après le décès de M. R... le 25 avril 2014 que celui-ci avait, le 18 juin 2010, cédé à son compagnon M. P... N... les parts sociales 3001 à 6000 qu'il détenait conjointement avec lui au sien de la SCI du Prieuré, la cour d'appel, qui n'a pas déduit les conséquences légales de ses constatations, a méconnu l'article 2224 du code civil, ensemble le principe selon lequel la fraude corrompt tout ;
Alors 4°) qu'à titre subsidiaire, les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer ; que l'action paulienne étant subordonnée à la preuve, par celui qui l'engage, de l'existence d'un principe certain de créance, en cas de contestation judiciaire de l'existence de la créance, le point de départ de la prescription de cette action est reporté à la date à laquelle est judiciairement reconnue l'existence de la créance ; qu'en l'espèce, pour déclarer prescrite l'action paulienne engagée par les consorts H... à l'encontre de la cession de parts sociales réalisée par M. R... le 18 juin 2010 et publiée le 2 août 2010, la cour d'appel a estimé que l'action paulienne était ouverte en présence d'un simple principe de créance au moment de l'acte frauduleux qui existait déjà lorsque les consorts H... avaient agi à l'encontre de M. R... le 4 juin 2010, date de l'assignation devant le tribunal de grande instance de Paris ayant donné lieu à jugement en date du 6 septembre 2011 statuant sur l'existence de la créance des consorts H..., puis à un arrêt de la cour d'appel de Paris en date du 23 mai 2013 devenu définitif par ordonnance de déchéance du pourvoi en date du 13 février 2013 ; qu'en statuant ainsi, quand il résultait de ses propres constatations que la créance des consorts H... avait fait l'objet d'une contestation judiciaire, de telle sorte qu'elle ne pouvait être considérée comme certaine dans son principe avant la décision définitive statuant sur ce point, la cour d'appel a violé les articles 1167 devenu 1341-2 et 2224 du code civil ;
Alors 5°) qu'encore plus subsidiairement, la contestation judiciaire de la créance servant de fondement à l'action paulienne interrompt la prescription de cette dernière ; qu'en l'espèce, il était constant que, par actes d'huissier du 4 juin et du 18 juillet 2010, les consorts H... avaient fait assigner M. R... devant le tribunal de grande instance de Paris en paiement de diverses sommes dues en vertu de deux reconnaissances de dette antérieures, qui avaient été contestées et avaient donné lieu à jugement en date du 6 septembre 2011 statuant sur l'existence de la créance des consorts H..., puis à un arrêt de la cour d'appel de Paris en date du 23 mai 2013 devenu définitif par ordonnance de déchéance du pourvoi en date du 13 février 2013 ayant constaté l'existence de la créance des consorts H... et l'ayant condamné au paiement de diverses sommes ; qu'en se bornant à retenir que M. R... ayant cédé ses parts sociales par acte sous seing privé du 18 juin 2010 publié le 8 juillet 2010, les consorts H... étaient en mesure de connaître l'existence de cette cession à compter de sa publicité, sans rechercher si le délai de prescription de l'action paulienne, dont elle a fixé le point de départ à la date à laquelle la cession avait été publiée, n'avait pas été interrompu par la contestation judiciaire de la créance, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles 1167 devenu 1341-2, 2224 et 2241 du code civil.