LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 3
MF
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 5 novembre 2020
Cassation partielle
M. CHAUVIN, président
Arrêt n° 781 F-D
Pourvoi n° T 19-22.724
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 5 NOVEMBRE 2020
La société Tournier père et fils, société par actions simplifiée unipersonnelle, dont le siège est [...] , a formé le pourvoi n° T 19-22.724 contre l'arrêt rendu le 2 juillet 2019 par la cour d'appel de Dijon (1re chambre civile), dans le litige l'opposant :
1°/ à la société GES Etudes structures, société anonyme, dont le siège est [...] ,
2°/ à la société QBE Insurance Europe Limited, dont le siège est [...] , aux droits de laquelle vient la société QBE Europe SA/NV, dont le siège est [...] ),
défenderesses à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, le moyen unique de cassation annexé au présent arrêt.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de M. Nivôse, conseiller, les observations de la SCP Didier et Pinet, avocat de la société Tournier père et fils, de Me Le Prado, avocat de la société GES Etudes structures et de la société QBE Europe, après débats en l'audience publique du 15 septembre 2020 où étaient présents M. Chauvin, président, M. Nivôse, conseiller rapporteur, M. Maunand, conseiller doyen, et Mme Berdeaux, greffier de chambre,
la troisième chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Dijon, 2 juillet 2019), la société Tournier père et fils (la société Tournier), chargée de la construction de trois bâtiments, a sous-traité à la société GES études structures (la société GES) le calcul des volumes d'acier utilisé pour l'établissement des devis au maître de l'ouvrage.
2. Estimant qu'une surconsommation d'acier résultait des erreurs de calcul de la société GES, la société Tournier l'a assignée en indemnisation, ainsi que son assureur, la société QBE insurance Europe limited, aux droits de laquelle vient la société QBE Europe SA/NV.
Examen du moyen
Enoncé du moyen
3. la société Tournier fait grief à l'arrêt de rejeter sa demande en paiement contre la société GES, alors « que le juge ne peut refuser d'indemniser un préjudice dont il a constaté l'existence en son principe en se fondant sur l'insuffisance des preuves qui lui sont fournies ; qu'en se fondant pour rejeter la demande de la société Tournier père et fils, sur les circonstances que le volume de surconsommation d'acier de près de 20 tonnes reconnu par la société GES études structures était imprécis et que le devis produit par l'exposante pour établir le prix des aciers n'était pas probant ni corroboré par aucune autre pièce, la cour d'appel a violé l'article 4 du code civil. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 4 du code civil :
4. Il résulte de ce texte que le juge ne peut pas refuser d'évaluer un dommage dont il a constaté l'existence en son principe.
5. Pour rejeter la demande de la société Tournier, l'arrêt retient qu'il appartient à la société Tournier de démontrer, non seulement le principe, mais aussi l'étendue exacte et le montant du préjudice dont elle réclame l'indemnisation, qu'elle ne justifie pas de la surconsommation d'acier qu'elle invoque, qu'elle ne produit pas l'étude faite sur cette question par un économiste de la construction, que la surconsommation estimée par la société GES dans une lettre du 21 février 2014 manque de précision et que le seul élément qu'elle produit pour justifier du montant réclamé est un devis qu'elle a elle-même établi et qui est dépourvu de valeur probante.
6. En statuant ainsi, alors qu'elle avait retenu que la société GES avait commis une faute dans l'évaluation des volumes d'acier, la cour d'appel, qui a refusé d'évaluer le dommage dont elle constatait l'existence en son principe, a violé le texte susvisé.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il rejette la demande en paiement formée par la société Tournier père et fils à l'encontre de la société GES études structures, l'arrêt rendu le 2 juillet 2019, entre les parties, par la cour d'appel de la cour d'appel de Dijon ;
Remet, sur ce point, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Dijon autrement composée ;
Condamne la société GES études structures aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la société GES études structures et la condamne à payer à la société Tournier père et fils la somme de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, troisième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du cinq novembre deux mille vingt.
MOYEN ANNEXE au présent arrêt :
Moyen produit par la SCP Didier et Pinet, avocat aux Conseils, pour la société Tournier père et fils
Il est fait grief à l'arrêt attaqué d'avoir rejeté la demande en paiement formée par la société Tournier père et fils à l'encontre de la société GES études structures ;
AUX MOTIFS QUE sur la demande de la société Tournier, il est constant que les études menées par la société GES études structures en application des contrats du 18 juin 2013 et du 6 janvier 2014 ont, en dépit de la clause insérée dans chacune de ces conventions, et tenant au respect du poids d'acier global de la pré-étude, abouti à la mise en oeuvre de quantités d'acier supérieures à celles prévues à la pré-étude, que l'appelante avait elle-même menée, et dont elle ne pouvait ignorer la teneur ; que d'ailleurs, par courrier adressé le 21 février 2014 à la société Tournier, la société GES a expressément indiqué « nous avons effectivement constaté une surconsommation des aciers HA et TS par rapport à notre prévision dans les sous-sols du bâtiment. Nous estimons aujourd'hui l'écart à près de 20 tonnes d'armatures. Nous mettons tout en oeuvre pour optimiser les calculs et revenir dans les prévisions données à l'avant-projet pour la suite du chantier. Si tel n'est pas le cas, nous ferons une déclaration auprès de notre assureur afin que votre entreprise ne soit pas lésée." ; que, curieusement, alors qu'en première instance, ainsi que dans ses premières écritures d'appel, la société GES études structures ne contestait pas l'existence d'une erreur dans le calcul de poids du métal des structures, elle soutient désormais, dans le dernier état de ses conclusions, n'avoir commis aucune faute ; qu'elle fait ainsi valoir que le différentiel du poids des aciers entre la pré-étude et l'étude s'explique par l'application d'une marge de sécurité des ratios par rapport à l'étude quantitative initiale, par une erreur de la société Tournier, qui n'a pris en compte que la quantité d'armatures chiffrée par l'économiste, en méconnaissant le fait que des aciers étaient également inclus dans d'autres postes, et par la nécessité de modifier les travaux en cours de chantier, en raison d'un dysfonctionnement découvert par un géotechnicien ayant imposé la mise en oeuvre de volumes d'acier plus importants que prévu ; qu'elle ajoute que, tout au long des travaux, elle avait optimisé les quantités d'acier, conformément à l'engagement qu'elle avait pris dans son courrier du 21 février 2014, de sorte que le surcoût finalement supporté par la société Tournier était très inférieur à ce qu'il aurait dû être ; que force est cependant de constater que ces contestations et allégations, outre qu'elles sont en contradiction formelle avec la position jusqu'alors défendue par la société GES études structures, ainsi qu'avec sa reconnaissance, dans le courrier susvisé de la commission d'une erreur susceptible d'engager sa responsabilité, ne reposent sur aucun élément de preuve concret de nature à en étayer le bien-fondé, la société GES ne produisant en effet aux débats strictement rien d'autre que les factures dont elle réclame le paiement du solde ; qu'il doit donc être retenu que l'appelante a bien commis une faute dans l'évaluation des volumes d'acier à mettre en oeuvre ; qu'il appartient néanmoins à la société Tournier de démontrer, non seulement le principe, mais aussi l'étendue exacte et le montant du préjudice dont elle réclame l'indemnisation ; qu'à cet égard, si elle met en compte une surconsommation de 21,7 tonnes d'acier, elle ne justifie nullement de ce volume précis, étant observé que si elle fait état, dans ses écritures, d'un nouveau calcul des volumes d'acier qui aurait été effectué à sa demande par un économiste de la construction, elle ne produit pas aux débats l'étude correspondante ; que, dès lors, seule la surconsommation estimée par la société GES études structures dans son courrier du 21 février 2014 peut être retenue, soit un volume de « près de 20 tonnes », qui manque à l'évidence de précision ; que surtout, le seul élément versé par l'intimée pour justifier du montant dont elle réclame paiement est un devis qu'elle a elle-même établi, et qui est dès lors dépourvu de valeur probante, étant relevé que les montants unitaires mis en compte sur ce devis ne sont corroborés par aucune autre pièce, même pas les documents contractuels ayant lié la société Tournier au maître de l'ouvrage, et qui auraient permis de connaître le prix auquel les aciers étaient facturés ; que dans de telles conditions de carence dans la charge de la preuve, et sans qu'il y ait lieu d'ordonner une expertise destinée à y pallier, la demande indemnitaire formée par la société Tournier ne peut qu'être rejetée.
ALORS QUE le juge ne peut refuser d'indemniser un préjudice dont il a constaté l'existence en son principe en se fondant sur l'insuffisance des preuves qui lui sont fournies ; qu'en se fondant pour rejeter la demande de la société Tournier père et fils, sur les circonstances que le volume de surconsommation d'acier de près de 20 tonnes reconnu par la société GES études structures était imprécis et que le devis produit par l'exposante pour établir le prix des aciers n'était pas probant ni corroboré par aucune autre pièce, la cour d'appel a violé l'article 4 du code civil.