LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 3
LG
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 10 septembre 2020
Cassation
M. CHAUVIN, président
Arrêt n° 532 F-D
Pourvoi n° R 19-11.590
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
_________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 10 SEPTEMBRE 2020
1°/ M. X... U...,
2°/ Mme T... P..., épouse U...,
domiciliés [...] ,
ont formé le pourvoi n° R 19-11.590 contre l'arrêt rendu le 16 octobre 2018 par la cour d'appel de Rennes (1re chambre civile), dans le litige les opposant à Mme W... G..., domiciliée [...] , défenderesse à la cassation.
Les demandeurs invoquent, à l'appui de leur pourvoi, le moyen unique de cassation annexé au présent arrêt.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Dagneaux, conseiller, les observations de Me Le Prado, avocat de M. et Mme U..., de la SCP Buk Lament-Robillot, avocat de Mme G..., après débats en l'audience publique du 3 juin 2020 où étaient présents M. Chauvin, président, Mme Dagneaux, conseiller rapporteur, M. Echappé, conseiller doyen, et Mme Berdeaux, greffier de chambre,
la troisième chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Rennes, 16 octobre 2018), M. et Mme U..., se prévalant d'une servitude conventionnelle de passage, ont assigné Mme G..., propriétaire du fonds servant, en rétablissement de la servitude, dont celle-ci avait déplacé l'assiette.
Examen du moyen
Sur le moyen unique, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
2. M. et Mme U... font grief à l'arrêt de rejeter leur demande, alors « que le propriétaire d'un fonds servant qui, sans l'accord du propriétaire d'un fonds dominant, modifie les lieux rendant ainsi impossible l'exercice d'une servitude conventionnelle ne peut invoquer a posteriori les dispositions de l'article 701, alinéa 3, du code civil relatives à la modification de l'assiette de la servitude ; qu'en faisant droit à la demande de Mme G... tendant à ce que l'assiette du passage soit modifiée sur le fondement de l'article 701, alinéa 3, du code civil, après avoir cependant constaté qu'elle avait fermé le portail par lequel s'exerçait le droit de passage conventionnel des époux U...-P... sans leur accord et sans en leur donner les clés permettant de l'ouvrir, et qu'elle avait ainsi modifié les lieux et rendu impossible l'exercice de cette servitude conventionnelle, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations en violation de l'article 701 du code civil. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 701, alinéa 3, du code civil :
3. Selon ce texte, si l'assignation primitive de la servitude était devenue plus onéreuse au propriétaire du fonds assujetti, ou si elle l'empêchait d'y faire des réparations avantageuses, il pourrait offrir au propriétaire de l'autre fonds un endroit aussi commode pour l'exercice de ses droits, et celui-ci ne pourrait pas le refuser.
4. Pour accueillir la demande de Mme G... en déplacement de l'assiette de la servitude, l'arrêt retient, d'une part, que l'état des lieux initial n'a nullement été modifié mais que seule fait défaut à M. et Mme U... la possession des clefs des portails qui leur permettrait d'exercer le droit de passage sur son assiette convenue, d'autre part, que l'assignation primitive de la servitude est devenue plus onéreuse pour Mme G... en raison d'une multiplication des passages et que la nouvelle assiette présente autant de commodités que l'ancienne.
5. En statuant ainsi, tout en constatant que Mme G..., en reprenant la possession exclusive des lieux, avait privé M. et Mme U..., sans leur accord préalable, de l'usage de la servitude établie en faveur de leur fonds, alors que le propriétaire d'un fonds servant qui modifie à son avantage l'état des lieux de la servitude ne peut invoquer l'article 701, alinéa 3, du code civil, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations, a violé le texte susvisé.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 16 octobre 2018, entre les parties, par la cour d'appel de Rennes ;
Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de la cour d'appel de Rennes autrement composée ;
Condamne Mme G... aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande de Mme G... et la condamne à payer à M. et Mme U... la somme globale de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, troisième chambre civile, signé par
M. Echappé, conseiller doyen, conformément aux dispositions des articles 456 et 1021 du code de procédure civile, en remplacement du conseiller empêché, et signé et prononcé par le président en son audience publique du dix septembre deux mille vingt.
MOYEN ANNEXE au présent arrêt :
Moyen produit par Me Le Prado, avocat aux Conseils, pour M. et Mme U...
Il est fait grief à l'arrêt attaqué
D'AVOIR infirmé le jugement du 5 septembre 2016 en ce qu'il a ordonné à Madame W... G... de remettre en état l'accès à la propriété de Monsieur et Madame U...-P... tel qu'il résultait de l'acte de vente du 10 avril 1995 et en ce qu'il a ordonné à Madame G... de remettre à Monsieur et Madame U...-P... une clé des grilles du portail ouvrant et fermant l‘accès au passage et D'AVOIR dit en conséquence que l'arrêt à venir en ce qui concerne les modalités de la servitude de passage définie dans les actes du 26 mars 1982 et 10 avril 1995 sera publié au registre de la publicité foncière ;
AUX MOTIFS QUE « Sur le passage : Considérant que selon acte authentique du 23 février 1977, les époux J... cédaient à Mme P... épouse U... des parcelles sises à [...] cadastrées [...] , [...], [...], [...], [...] ; qu'il était constitué dans l'acte un droit de passage au profit du fonds de Mme U..., sur la parcelle [...] ( actuellement [...] et [...]) qui appartenait aux époux J... ; que selon acte du 26 mars 1982, Mme G... a acquis de M. J... des parcelles sises au même lieu, cadastrées [...] et [...] ; que cet acte mentionnait la servitude grevant la parcelle [...] , que selon acte du 10 avril 1995, Mme P... épouse U... vendait à Mme G... les parcelles cadastrées [...] , [...], [...] et [...]; que l'acte de vente comportait tout d'abord une " rectification de la constitution d'un droit de passage- restriction de son assiette" précisé par l'acte de 1977, en ce qu'à tort, il a été indiqué que l'assiette du droit de passage concédé portait uniquement sur la parcelle cadastrée [...] , en effet, cette servitude se prolonge sur la parcelle alors cadastrée section [...] ayant la même origine que les parcelles [...] , [...], [...], [...] et [...] devenue [...] aujourd'hui propriété de Mme G...", de sorte que " le tableau de correspondance .. inclus dans l'acte du 7 juillet 1987 doit alors être complété comme suit : même section n° [...] ( anciennement [...])" et que les requérants remettaient alors au notaire un plan annexé à l'acte du 23 février 1977 et un plan cadastral actuel ; que l'acte de vente prévoyait une "'réserve et constitution du droit de passage", convenant notamment in fin page 5 que " La propriété du vendeur serait privée de tout droit de passage sur celle de l'acquéreur dans le cas où ladite propriété viendrait à bénéficier d'un autre passage à tous usages, d'une largeur minimum de trois mètres et répondant aux exigences de la réglementation en matière d'urbanisme et de sécurité dont l‘aménagement serait à la charge exclusive de l'acquéreur. Dans ce cas les divers réseaux placés conformément aux conventions... demeureraient en l'état avec tout droit d'accès pour visite et contrôle" ; Considérant que Mme G... a acquis une bande de terrain sur lequel elle a établi un passage direct entre la voie publique et l'immeuble des époux U...-P... ; que le plan en est établi par M. R... M... C..., géomètre expert, en pièce n° 6 versée par les époux U...-P... ; Considérant que Mme G... en a informé les époux U...-P... qui, dans un courrier du 28 mai 2007, lui faisaient savoir : " ... Vous venez de créer un nouveau passage donnant accès à votre propriété et à notre maison afin que nous n 'utilisions plus l'accès par cette grande grille. Ce nouvel accès est terminé depuis plusieurs semaines. Nous n 'avons pas toujours pu l'utiliser afin de constater si cet accès offre les mêmes facilités que le nôtre actuellement. Par suite si c 'est positif il faudra prendre contact avec nos notaires pour les démarches.... C 'est pourquoi je ne compte pas participer aux frais de la grande entrée dont vous souhaiteriez que l'accès nous soit définitivement interdit..." ; que Mme G... a obtenu de la mairie un accès par le haut bourg et une dérogation au profit des riverains ; Considérant que les époux U...- P... n'acceptent pas ce nouveau passage ; Considérant que les parties discutent en invoquant, dans Tordre, les dispositions de l'article 701 alinéa 3 du Code civil et subsidiairement la clause contractuelle insérée dans l'acte de vente de 1995 ;
Sur l'application de l'alinéa 3 de l'article 701 du Code civil :
Sur la " voie de fait " invoquée par les consorts U...-P... :
Considérant que si la voie de fait exclut le bénéfice des dispositions de l'article 701 alinéa 3 du Code civil pour le propriétaire du fonds servant, encore faut-il que celle-ci soit effective, que le propriétaire du fonds servant ait modifié les lieux sur lesquels s'exerçait la servitude conventionnelle et que la modification rende alors impossible son exercice par le propriétaire du fonds dominant ; que les époux U...-P... ne font pas cette preuve ; qu'il résulte en effet des documents versés aux débats que l'état des lieux initial n'a nullement été modifié ; que seule la possession des clefs des portails leur permettant d'exercer le droit de passage initial fait défaut aux époux U...-P...,
Sur l'applicabilité du texte selon l'origine de la servitude :
Considérant que sauf à rajouter au texte, les époux U...-P... ne peuvent soutenir que ce texte ne pourrait être invoqué lorsque la servitude est d'origine conventionnelle,
Sur la nécessité du consentement des époux U...-P... à la modification :
Considérant ensuite et également que sans rajouter au texte parfaitement explicite sur ce point, que les époux U...-P... ne peuvent non plus faire état de la nécessité pour eux d'y consentir dans la mesure où, si les conditions précisées par ce texte sont respectées, ils ne peuvent refuser la modification,
Sur les conditions au fond d'application de ce texte ( art 701 alinéa 3 du Code civil ) ; Considérant que Mme G... expose que l'assignation primitive est devenue plus onéreuse pour elle en raison des passages multiples sur sa propriété des locataires des époux U...-P... pendant la période estivale et le dérangement que lui causent ceux-ci qui n'hésitent pas à la solliciter régulièrement ; qu'elle en justifie par les pièces qu'elle verse aux débats, tout particulièrement par les attestations de personnes lui ayant rendu visite sur les lieux relatant les passages permanents, les dérangements (avoir fait office de gardiens, de concierges, d'office de tourisme) et par les captures d'écran des mises en ligne de location saisonnière de la maison des époux U...-P... ; que les propos ironiques et qui ne sont pas de mise que tiennent les époux U...-P... dans leurs conclusions (ils "n'inviteront pas des hooligans ou des délinquants susceptibles de nuire à leur propriété", ils "n'envisagent pas d'organiser un "racing"", "Mme G... dont le potager restera à l'abri de toute agression pourra faire pousser des fruits et légumes en toute quiétude dans la chaleur de l'été"), ne contredisent nullement les attestations produites ;
Considérant que Mme G... soutient que le passage offert est plus commode, ce que contestent les époux U...-P..., qui soutiennent que le passage peu large, pentu est d'un accès malaisé exigeant des manoeuvres compliquées, présentant des risques sérieux de sécurité contre les personnes ;
Considérant que les parties versent aux débats une abondance de documents ; qu'il peut être constaté :
-qu'on accédait au chemin ancien déterminé par la convention par un grand portail métallique aux éléments décoratifs ferronés avec deux battants, d'une largeur de 3,39 mètres ; que le chemin était sinueux, qu'il passait entre deux maisons de la propriété G... et présentait un virage juste après celles-ci,
-que le nouveau passage se trouve sur la parcelle [...] d'une contenance de 3a 60ca laquelle provient de la division de la parcelle [...] et sur la [...] d'une contenance de 4a 6Ica laquelle provient de la division de la parcelle [...] , ainsi qu'il résulte d'un document d'arpentage établi par M. Y... , géomètre expert à [...] en date du 16 mars 2007 sous le n° [...],
-que le passage nouveau a une largeur au plus étroit de 3,35 mètres entre les murs, -qu'il présente une certaine pente, mais le relevé topographique versé aux débats, établi par un auteur inconnu et pouvant se rapporter à n'importe quel endroit, ne saurait être d'aucune utilité en raison de son imprécision ; que par conséquent, rien ne permet de dire que la pente rend le passage d'un usage difficile pour les usagers,
-que si les diverses pièces tentent d'attester que le passage est d'accès mal aisé en raison de l'étroitesse de l'entrée, l'ouverture par le portail est d'une largeur de 3,75 mètres, et il résulte de diverses photographies qu'un véhicule léger peut parfaitement emprunter le passage, de sorte que le passage est de toute évidence accessible par un véhicule "normal" piloté par un conducteur d'habileté normale,
-que le portail en bois à deux battants avec un portillon intégré sur le battant gauche est manipulable sans difficulté spécifique, dès lors que le verrou est graissé et l'entretien assuré par les deux parties,
Qu'il est établi au regard des pièces versées aux débats que le passage nouveau présente autant de commodités que l'ancien passage,
Considérant en définitive qu'il apparaît que la preuve est rapportée par Mme G... que sa demande remplit les conditions de forme et de fond nécessaires au succès de sa prétention, qu'il sera fait droit à sa demande, que l'assiette du nouveau passage se trouve désormais sur les parcelles [...] et [...] appartenant à Mme G..., Considérant qu'il n'y a pas lieu de statuer sur l'application de la convention » ;
ALORS QUE le propriétaire d'un fonds servant qui, sans l'accord du propriétaire d'un fonds dominant, modifie les lieux rendant ainsi impossible l'exercice d'une servitude conventionnelle ne peut invoquer a posteriori les dispositions de l'article 701 alinéa 3 du code civil relatives à la modification de l'assiette de la servitude ; qu'en faisant droit à la demande de Mme G... tendant à ce que l'assiette du passage soit modifiée sur le fondement de l'article 701 alinéa 3 du code civil, après avoir cependant constaté qu'elle avait fermé le portail par lequel s'exerçait le droit de passage conventionnel des époux U...-P... sans leur accord et sans en leur donner les clés permettant de l'ouvrir, et qu'elle avait ainsi modifié les lieux et rendu impossible l'exercice de cette servitude conventionnelle, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations en violation de l'article 701 du code civil ;
ALORS QUE, subsidiairement, seul un accord express et non équivoque du propriétaire du fond dominant permet au propriétaire du fond servant de modifier l'assiette de la servitude sans autorisation préalable du juge ; qu'en se bornant à reproduire les termes du courrier du 28 mai 2007 adressé par les époux U...-P... à Mme G... pour considérer qu'ils avaient accepté la modification du passage initial, quand ce courrier ne révélait pas une telle volonté, la cour d'appel a statué par des motifs impropres à caractériser leur volonté expresse et non équivoque, et privé ainsi sa décision de base légale au regard de l'article 701 du code civil ;
ET ALORS QUE, en énonçant, pour refuser d'ordonner le rétablissement du passage initial, que l'acte de vente prévoyait in fine page 5 « que la propriété du vendeur serait privé de tout droit de passage sur celle de l'acquéreur dans le cas où la dite propriété viendrait à bénéficier d'un autre passage à tous usages d'un longueur de trois mètres », en relevant dans le même temps que seuls les véhicules légers pouvaient emprunter le nouveau passage ce dont il résultait que ce passage qui n'était pas ouvert à tous les usages, ne respectait pas les termes de la clause précitée, la cour d'appel a violé l'article 1134 du code civil dans sa version applicable à l'espèce, devenu 1103 du même code ;
ET ALORS QUE, le propriétaire du fonds assujetti ne peut offrir au propriétaire de l'autre fonds un autre endroit pour l'exercice de ses droits que si ce dernier est aussi commode que l'assignation primitive et que cette dernière lui est devenue plus onéreuse, ou l'empêchait d'y faire des réparations avantageuses ; que l'acte authentique de vente du 10 avril 1995 prévoyait que la servitude de passage devait pouvoir être empruntée par toute sorte de véhicule ; qu'en énonçant, pour considérer que le nouveau passage présentait autant de commodité que l'ancien, qu'un véhicule léger pouvait parfaitement l'emprunter, quand il en résultait que les autres types de véhicules ne pouvaient y circuler, et que le nouveau passage était donc moins commode, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations au regard de l'article 701 alinéa 3 du code civil ;
ET ALORS QUE, le propriétaire du fonds assujetti ne peut offrir au propriétaire de l'autre fonds un autre endroit pour l'exercice de ses droits que si ce dernier est aussi commode que l'assignation primitive et que cette dernière lui est devenue plus onéreuse ou l'empêchait d'y faire des réparations avantageuses ; que pour retenir que l'assignation primitive était devenue plus onéreuse pour Mme G..., la cour d'appel a énoncé que celle-ci était dérangée par les nombreux passages, sur sa propriété, des locataires saisonniers des époux U...-P... ; qu'en statuant ainsi par des motifs impropres à caractériser l'aggravation pour Mme G..., des conditions d'exercice de la servitude conventionnelle, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 701 alinéa 3 du code civil.