LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
Attendu, selon l'arrêt attaqué, que, reconnue victime de faits de traite des êtres humains et de proxénétisme aggravé, par un jugement d'un tribunal correctionnel, Mme M... a saisi une commission d'indemnisation des victimes d'infractions aux fins d'indemnisation de ses préjudices ;
Attendu qu'il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur le second moyen annexé, qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation ;
Mais sur le premier moyen, pris en ses deux branches :
Vu le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime ;
Attendu que pour débouter Mme M... de sa demande d'indemnisation au titre du préjudice d'établissement, l'arrêt retient que s'il apparaît, à la lecture de ses dires, constatés par des expertises, que l'infraction dont elle a été victime a effectivement une incidence sur sa vie de famille, le préjudice d'établissement ne peut être retenu en raison du fait que Mme M... a d'ores et déjà fondé une famille puisqu'elle est mère de quatre enfants dont elle a pu assurer l'éducation ; qu'en conséquence, elle ne justifie pas d'un tel préjudice ;
Qu'en se déterminant ainsi, sans rechercher si Mme M... ne pouvait plus réaliser un nouveau projet de vie familiale, alors qu'elle constatait que son mari était décédé, et que le préjudice d'établissement recouvre, en cas de séparation ou de dissolution d'une précédente union, la perte de chance pour la victime handicapée de réaliser un tel projet de vie familiale, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision ;
PAR CES MOTIFS :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il déboute Mme M... de sa demande d'indemnisation au titre du préjudice d'établissement, l'arrêt rendu le 8 novembre 2017, entre les parties, par la cour d'appel de Rennes ; remet, en conséquence, sur ce point, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel de Caen ;
Laisse les dépens à la charge du Trésor public ;
Vu l'article 700 du code de procédure civile, condamne le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions à payer à la SCP Marlange-de La Burgade la somme de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, deuxième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du quatre juillet deux mille dix-neuf.
MOYENS ANNEXES au présent arrêt :
.Moyens produits par la SCP Marlange et de La Burgade, avocat aux Conseils, pour Mme M....
PREMIER MOYEN DE CASSATION :
Le moyen reproche à l'arrêt attaqué d'AVOIR débouté Mme M... de sa demande au titre d'un préjudice d'établissement ;
AUX MOTIFS QUE « (
) le préjudice d'établissement peut se définir comme un préjudice tellement important qu'il fait perdre l'espoir de réaliser tout projet personnel de vie, notamment fonder une famille, élever des enfants, en raison de la gravité du handicap ; ce préjudice concerne des personnes jeunes atteintes de traumatismes très importants ;
S'il apparaît, à la lecture des dires de Mme M..., constatés par les expertises des docteurs X... et Q..., que l'infraction dont elle a été victime a effectivement une incidence sur sa vie de famille, le préjudice d'établissement ne peut être retenu en raison du fait que Mme M... a d'ores et déjà fondé une famille puisqu'elle est mère de quatre enfants dont elle a pu assurer l'éducation ; qu'en conséquence, la décision de rejet de la commission d'indemnisation sera confirmée en ce que Mme M... ne justifie pas d'un préjudice d'établissement (
) » (arrêt attaqué, p. 6) ;
ALORS QUE 1°), le préjudice d'établissement consiste en la perte d'espoir et de chance de réaliser un projet de vie familiale ; que Mme M... faisait valoir qu'à cause des infractions dont elle avait été victime, elle n'avait pas la possibilité de retourner au Nigéria pour retrouver ses enfants (conclusions, p. 22 et s. ; arrêt, p. 6, § 2) ; qu'en la déboutant de sa demande au titre d'un préjudice d'établissement, aux seuls motifs qu'elle avait « d'ores et déjà fondé une famille puisqu'elle est mère de quatre enfants dont elle a pu assurer l'éducation » (arrêt, p. 6, § 4), sans rechercher, comme elle y était invitée, si Mme M... ne pouvait plus réaliser sa vie de famille avec ses enfants, du fait des infractions dont elle avait été victime, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard du principe de la réparation intégrale du préjudice et de l'article 706-3 du code de procédure pénale ;
ALORS QUE 2°), le préjudice d'établissement recouvre la perte de chance pour la victime de réaliser un nouveau projet de vie familiale ; que Mme M... faisait valoir qu'à cause des infractions dont elle avait été victime, elle ne pouvait plus avoir de vie de couple et ne pouvait donc plus fonder de nouvelle famille, alors qu'elle était veuve (conclusions, p. 22 et s. ; arrêt, p. 6, § 2) ; qu'en se bornant à affirmer, pour la débouter de sa demande au titre d'un préjudice d'établissement, qu'elle avait « d'ores et déjà fondé une famille puisqu'elle est mère de quatre enfants dont elle a pu assurer l'éducation » (arrêt, p. 6, § 4), sans rechercher, comme elle y était invitée, si Mme M..., qui était veuve, ne pouvait plus réaliser de nouveau projet de vie familiale, à cause des infractions dont elle avait été victime, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard du principe de la réparation intégrale du préjudice et de l'article 706-3 du code de procédure pénale.
SECOND MOYEN DE CASSATION :
Le moyen reproche à l'arrêt attaqué d'AVOIR débouté Mme M... de sa demande au titre d'un préjudice exceptionnel d'avilissement,
AUX MOTIFS QUE « (
) le Fonds de garantie considère que la demande à ce titre doit être rejetée comme menant à une double indemnisation alors que les souffrances endurées ont été indemnisées. Il fait valoir en ce sens qu'il ne s'agit pas d'un préjudice exceptionnel au sens de la nomenclature Dintilhac et que ses composantes ne se distinguent pas des souffrances objectivées par les experts, ni du déficit fonctionnel permanent, lequel prend en compte la nature, la durée et le contexte particulier de la situation ;
La victime considère qu'un tel préjudice constitue un préjudice hors norme ne se confondant pas avec les souffrances endurées pas plus qu'avec le déficit fonctionnel permanent mais correspondant à l'atteinte à sa dignité. Mme M... demande en conséquence l'allocation d'une indemnisation à hauteur de 15.000 €, contrairement à la décision de la commission lui ayant alloué la somme de 10.000 € ;
Il est manifeste que le préjudice moral lié à ces souffrances psychiques et aux troubles qui y sont associés est inclus dans le poste des souffrances endurées, et qui ont été considérées depuis le début des faits de prostitution forcée jusqu'à la date de consolidation, le déficit fonctionnel permanent évalué à 10 % prenant en compte les souffrances endurées depuis lors. En l'absence de préjudice distinct, la demande doit être rejetée afin de ne pas permettre une double indemnisation de la victime, qui a droit à une réparation intégrale des dommages subis mais sans perte ni profit.
La décision entreprise sera donc réformée de ce chef (
) » (arrêt attaqué, p. 4 et 5),
ALORS QUE doit faire l'objet d'une réparation spécifique le préjudice permanent exceptionnel résultant de l'atteinte à la dignité humaine, qui prend une résonance particulière pour la victime en raison de sa personne ou des circonstances et de la nature du fait dommageable ; qu'en rejetant la demande en réparation d'un préjudice exceptionnel permanent d'avilissement, sans se prononcer, comme elle y était invitée (conclusions de Mme M..., p. 24 et s., et p. 42), sur la résonance particulière qu'avait pris, pour la victime, l'atteinte grave, profonde et durable à sa dignité humaine résultant des faits de proxénétisme et de traite des êtres humains qu'elle avait subis, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard du principe de la réparation intégrale du préjudice et de l'article 706-3 du code de procédure pénale.